Mlle Sophie Joissains. Ce n’est pas comparable !
M. Jacques Mézard. De quel droit le Parlement français s’investit-il d’une telle mission ? Certes pas de sa propre Constitution, ni de l’histoire de notre République !
Au-delà du droit, est-ce le moyen d’apaiser les relations entre l’Arménie, la Turquie et l’Azerbaïdjan ? Est-ce le moyen de favoriser le lien social en France, entre Français d’origine arménienne et Français d’origine turque ? Est-ce le moyen de dire au gouvernement turc et à son peuple que certaines évolutions actuelles nous inquiètent, voire que nous les déplorons ? N’est-ce pas plutôt le chemin pour le raidir davantage dans une approche nationaliste dure et d’accélérer le processus de prise de distance avec les principes du kémalisme ?
Mme Bariza Khiari. Très juste !
M. Jacques Mézard. Comment imaginer que ce dont nous débattons aujourd’hui, un siècle après les faits, ne sera pas ressenti par les Turcs, quatre générations ayant passé, comme une agression vexatoire et inutile ?
La Turquie est un grand pays, héritier de plusieurs histoires, trait d’union entre l’Orient et l’Occident. La France s’y vit reconnaître des siècles durant une place particulière. Nous n’avons aucun droit de leur infliger une quelconque repentance.
Mes chers collègues, l’adoption d’une telle proposition de loi ne peut grandir le Parlement. Elle ne peut que l’affaiblir. Loin de valoriser son rôle et son utilité par rapport à l’exécutif, le Parlement se fait l’exécuteur des œuvres dont l’exécutif répugne à assumer directement la paternité.
La France est grande quand elle montre au monde qu’elle ouvre le chemin des libertés par ses lois, sur son territoire. La nation des droits de l’homme issue du siècle des Lumières ne saurait se reconnaître dans de déplorables gesticulations législatives. Jean-Denis Bredin disait justement devant la mission Accoyer que « la loi, non plus que la justice, ne peut redresser l’histoire ».
L’humilité sied à la grandeur d’une nation.
Pour ceux qui nous entendent, qui nous regardent, qui attendent que nous soyons les premiers fidèles aux grands principes du droit fondateurs de notre idéal républicain, nous devons rejeter ce texte dans les oubliettes de l’histoire. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe écologiste, ainsi que sur de nombreuses travées du groupe socialiste et sur certaines travées du groupe CRC et de l’UCR.)
M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi.
M. Roger Karoutchi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis bientôt une heure de débat, bien des choses ont été dites. Cela prouve que nos groupes sont partagés entre les opinions parfois contradictoires de leurs membres.
M. Jean-Louis Carrère. Même le Gouvernement est partagé !
M. Roger Karoutchi. Sans faire preuve de juridisme excessif, je tiens à formuler quelques observations.
Faut-il des lois mémorielles ? Quel est le rôle des historiens, des politiques, du Parlement ? Pour avoir été, dans une vie antérieure, à Aix-en-Provence, le disciple de l’un des plus grands spécialistes de l’histoire turque, Robert Mantran – j’ai d’ailleurs beaucoup travaillé avec lui –, je peux vous dire que ces questions n’ouvrent qu’un faux débat.
Comment peut-on demander aux historiens de prendre la responsabilité de faire des choix politiques ? Les responsables politiques ont-ils peur de les faire eux-mêmes ?
M. Jean-Louis Carrère. Vous allez voir que ce n’est pas le cas !
M. Roger Karoutchi. Relisez les historiens français du XIXe siècle ou du XXe siècle. Ces derniers sont eux-mêmes très divisés dans leur manière d’appréhender la montée du nazisme, les réalités de la guerre de 14-18 ou de la Seconde Guerre mondiale.
Laissons les historiens travailler, analyser, réfléchir, approfondir et se livrer à leurs recherches. Mais ne les obligeons pas à prendre une responsabilité qui incombe aux États. Sinon, les différentes écoles historiques, qui s’opposent souvent – quoi de plus normal ? –, ne décideront jamais de rien ! Les historiens vous diront qu’ils apportent les faits et que c’est à nous, et non à eux, de les qualifier.
M. Jean-Louis Carrère. Les différentes écoles politiques sont meilleures…
M. Roger Karoutchi. Certainement pas, mais vous êtes là en tant que représentant du peuple, monsieur Carrère.
Toujours est-il qu’il appartient à l’évidence au Parlement de chaque État d’exprimer les choix qui sont les siens et de prendre des décisions en conséquence. (M. Gaëtan Gorce s’exclame.)
Ainsi, le Parlement français a voté la reconnaissance de deux génocides : la Shoah, voilà plus de vingt ans, et le génocide arménien, voilà plus de dix ans. Mais la négation de ces deux génocides n’est pas sanctionnée de la même manière.
Alors qu’il est passible de condamnations pénales de contester de manière outrancière la Shoah,…
M. Jean-Claude Peyronnet. C’est quoi la manière « outrancière » ?
M. Roger Karoutchi. … la négation du génocide arménien ne fait l’objet d’aucune sanction. Où est l’équité ? (Protestations sur plusieurs travées du groupe socialiste et sur les travées du groupe écologiste.)
Dès lors que les deux génocides ont été reconnus, il faut les traiter de la même manière.
M. Jean-Claude Gaudin. Bien sûr !
M. Roger Karoutchi. À défaut, on créerait une hiérarchie entre les génocides, en autorisant la contestation de l’un et pas celle de l’autre. Aujourd'hui, il y a manifestement une anomalie. (Mlle Sophie Joissains applaudit. – Protestations sur plusieurs travées du groupe socialiste et sur les travées du groupe écologiste.)
Soit il ne fallait pas voter la reconnaissance des deux génocides, soit il faut sanctionner leur négation de la même manière.
M. Michel Berson. La différence, c’est que, dans un cas, il y a un tribunal international qui s’est prononcé !
M. Roger Karoutchi. À ceux qui s’interrogent sur le bien-fondé des lois mémorielles, je tiens à dire que, lorsque j’exerçais les fonctions d’inspecteur général de l’éducation nationale, j’étais le premier à affirmer que la responsabilité de qualifier les événements n’appartenait pas aux historiens. Or si elle n’appartient ni aux historiens ni aux acteurs politiques, à qui appartient-elle ? Aux victimes ?
Le texte dont nous sommes aujourd'hui saisis introduit la notion de contestation « outrancière », et c’est tout à fait cohérent.
J’entends ce qui se dit sur la Turquie. Alors, je le précise d’emblée : je suis un admirateur inconditionnel de l’histoire de l’Empire ottoman !
Je n’oublie pas – Mme Benbassa sera sans doute d'accord avec moi sur ce point – que la Sublime Porte recevait les parias à l’époque de l’Inquisition, que l’Empire turc accueillait les protestants chassés de France par la révocation de l’édit de Nantes et que ce pays s’est montré dans son histoire bien plus tolérant que nombre d’États d’Europe occidentale !
M. Jean-Louis Carrère. Si ! Vous l’oubliez un peu !
M. Roger Karoutchi. Mais, et je le dis au gouvernement turc, toute histoire, y compris l’histoire de France, ne peut malheureusement pas être seulement glorieuse. Il y a parfois des souillures qu’il faut reconnaître pour aller de l’avant.
À cet égard, la déclaration que Jacques Chirac a faite en 1995 est à l’honneur de l’ensemble des Français. Tout comme il est à l’honneur du gouvernement turc d’avoir rouvert le dossier et accepté de discuter avec les intellectuels voilà quelques années.
M. Jean-Claude Peyronnet. Vous allez faire arrêter le processus !
M. Roger Karoutchi. Pas du tout ! Nous rappelons simplement que la France a les mêmes devoirs de protection à l’égard des membres de la communauté arménienne que des membres de la communauté juive. Les massacres d’Adana ne valent-ils pas les autres massacres ?
Les massacres sont les massacres, les victimes sont les victimes et les descendants des victimes sont les descendants des victimes. Ils ont droit aux mêmes honneurs ! (Applaudissements sur plusieurs travées de l'UMP. – M. Hervé Marseille applaudit également.)
M. Jean-Louis Carrère. Ça, nous ne le contestons pas !
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est en pensant à la préceptrice arménienne qui m’apprit le français à Istanbul et à la famille Papazian, avec laquelle j’ai grandi dans le même immeuble, que j’ai rédigé cette intervention.
J’ai ressenti tôt, enfant, cette atmosphère lourde des maisons arméniennes, effet diffus et continu d’une souffrance intime, sans remède, méconnue.
Les Arméniens, contrairement aux Juifs, n’ont pas eu leur Nuremberg. Par la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, la France a un peu comblé ce manque. Mais c’est seulement lorsque la Turquie franchira elle-même ce pas que justice sera faite. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et sur certaines travées du groupe socialiste.) Cela, nul ne peut le faire à la place de la Turquie, lieu du crime !
L’utilisation des mots prête parfois à des débats, tantôt vains, tantôt indignes. Construit sur le grec genos, qui signifie « race », et le latin caedes, qui signifie « meurtre, massacre », le mot « génocide » a été créé en 1944 par Richard Lemkin, un avocat juif ayant perdu toute sa famille dans les années noires. C’est sa connaissance du génocide arménien de 1915 et des persécutions antijuives qui l’a conduit à définir le génocide comme « tout plan méthodiquement coordonné pour détruire la vie et la culture d’un peuple et menacer son unité biologique et spirituelle ».
Un génocide a bien été perpétré par les Jeunes-Turcs, aidés par des Kurdes dans l’exécution des massacres, même si certains de ces derniers refusèrent de collaborer et abritèrent des survivants. Aucun historien sérieux ayant travaillé sur les minorités pendant la période ottomane ne peut nier ce fait.
Si la Turquie tarde tant à reconnaître le génocide, c’est parce qu’elle n’a jamais été dans la position de l’Allemagne vaincue de 1945, qui ne put qu’admettre ses crimes. C’est aussi parce que la nation turque moderne s’est de fait construite sur l’éradication de la présence non musulmane en Anatolie, où bat son cœur.
Certes, l’histoire des relations de l’Empire ottoman et de la Turquie avec ses minorités non musulmanes ne se résume pas à ce génocide, ni aux pogroms et déportations de la République nationaliste. Elle est tout autant l’histoire de l’accueil de ces minorités et d’une pluriséculaire tolérance à leur endroit. Reste que la Turquie se doit d’écrire aussi les pages noires de son passé.
Or la société civile turque bouge dans ce sens depuis un moment, en contournant l’État. (Mme Bariza Khiari acquiesce.) L’appel d’intellectuels turcs de 2008 demandant pardon aux Arméniens en témoigne. Seul moyen de contrer un double processus : négation du génocide arménien, d’un côté, véritable industrie nationale en Turquie, turcophobie des Arméniens de la diaspora, en l’occurrence en France, de l’autre, alimentant le mythe du Turc barbare, qui sert d’alibi aux adversaires de l’entrée de ce pays musulman dans l’Union européenne.
Cette loi bricolée à la hâte, maquillée pour passer en force, ne contribuera ni à la reconnaissance turque du génocide ni au rapprochement arméno-turc. Au contraire ! (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et sur quelques travées du groupe socialiste. – Mme Nathalie Goulet et M. Jean-Jacques Pignard applaudissent également.)
De la loi Gayssot, le grand historien Pierre Vidal-Naquet, qui avait perdu les siens dans les camps de la mort, disait ceci : « On peut comprendre une telle loi en Allemagne, mais en France elle est inutile. » Je dirai la même chose de la loi dont nous débattons : on peut comprendre une telle loi en Turquie, mais pas en France. D’autant que la France elle-même a encore beaucoup de travail à faire dans l’écriture des pages sombres de sa propre histoire, exactions coloniales comprises. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et sur plusieurs travées du groupe socialiste.)
J’ai tendance à penser que l’arrivée de cette proposition de loi en pleine période électorale ne facilite pas le jugement du législateur, écartelé entre sa conscience et la discipline de parti. L’histoire ne saurait s’écrire au Parlement, et moins encore avec de telles arrière-pensées. Outre qu’elle musèle la liberté d’expression et la liberté intellectuelle, une telle proposition de loi encourage enfin une compétition des mémoires et un communautarisme préjudiciables à la cohésion nationale.
Pour toutes ces raisons, je suis favorable à la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité qui a été proposée par notre commission des lois. Le groupe écologiste votera donc pour les motions de procédure et, si celles-ci ne sont pas adoptées, pour les amendements de suppression. À défaut de l’adoption de ces amendements, notre groupe votera évidemment contre cette proposition de loi.
Pour terminer, je voudrais rendre hommage au président de la commission des lois pour son discours humaniste. Je salue aussi l’ensemble des membres de la commission des lois. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et sur de nombreuses travées du groupe socialiste. – Mme Nathalie Goulet et M. Robert Hue applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Hervé Marseille.
M. Hervé Marseille. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, peu de textes soumis à la Haute Assemblée ont soulevé autant de passion, de débats et de controverses que cette proposition de loi.
Ce texte a un titre, qui vise non pas à reconnaître un génocide, mais à « réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi ».
Ces derniers jours, les prises de position de nombreuses personnalités et le contenu des débats ont, involontairement ou à dessein, créé une confusion et une ambiguïté en mélangeant le rôle du Parlement et les lois dites mémorielles, la constitutionnalité du texte voté ou encore la persévérance dans la négation par certains du génocide des Arméniens perpétré dès 1915.
Le texte à l’étude, rappelons-le, est strictement de nature pénale. Il ne s’agit en aucun cas de réécrire l’histoire. En effet, depuis le 29 janvier 2001 – cela a été abondamment souligné depuis le début de la discussion –, la France, comme la Russie, le Canada, l’Argentine, l’Italie ou l’Allemagne, a reconnu l’existence du génocide arménien. D’ailleurs, le vote au Parlement avait été très consensuel.
Une nation – et singulièrement son Parlement – a, me semble-t-il, le droit de se forger une idée de son passé pour fonder son projet d’avenir.
Le présent texte vise seulement à compléter la portée normative dont il était originairement privé, comme cela a été fait en Suisse et en Slovaquie.
Depuis la reconnaissance par la France du génocide arménien, onze années se sont écoulées. Il nous appartient à nous, législateur, de servir la devise de la République et de veiller à l’égalité de traitement des citoyens devant la loi. Notre collègue Roger Karoutchi l’a souligné.
Est-il admissible qu’il puisse exister une différence entre les génocides que nous avons reconnus ?
Imaginez la situation dans laquelle un individu aurait tenu des propos négationnistes à la fois à l’encontre de la Shoah et du génocide arménien. Comment justifier qu’on ne puisse pas exercer de recours pénal dans un cas tout en le poursuivant dans l’autre sur le fondement de la loi Gayssot ?
La France a reconnu deux génocides. Est-il normal que la contestation du génocide arménien ne puisse pas être aussi réprimée que la contestation du génocide des Juifs ? C’est dans cet esprit, mes chers collègues, que cette proposition de loi nous offre une occasion de nous prémunir contre les attaques négationnistes.
Certes, ce texte ne couvre pas l’intégralité du problème que je viens de soulever, mais il a au moins le mérite d’en apurer l’un des aspects les plus douloureux.
En effet, il est indéniable, et chacun l’a reconnu ici, qu’il y a eu génocide en Arménie : les rapports et études produits dans le cadre des travaux préparatoires de la loi de 2001 le démontrent. Pour autant, à aucun moment ce texte ne souhaite graver l’histoire dans le marbre : la recherche scientifique historique doit pouvoir continuer. Je dis bien « scientifique ».
C’est d’ailleurs ce que le tribunal de grande instance de Paris a exprimé dans l’affaire Lewis, cet historien négationniste, le 21 juin 1995, de la manière suivante : « Attendu que même s’il n’est nullement établi qu’il ait poursuivi un but étranger à sa mission d’historien, et s’il n’est pas contestable qu’il puisse soutenir sur cette question une opinion différente de celles des associations demanderesses, il demeure que c’est en occultant les éléments contraires à sa thèse, que le défendeur a pu affirmer qu’il n’y avait pas de “preuve sérieuse” du génocide arménien ; qu’il a ainsi manqué à ses devoirs d’objectivité et de prudence, en s’exprimant sans nuance, sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs et justifient une indemnisation ».
Il me semble, chers collègues, que les rédacteurs du texte que nous examinons aujourd’hui ont tenu compte des préoccupations de l’autorité judiciaire puisqu’ils ont considéré qu’il était possible de discuter de l’existence même des génocides, à condition que cela se fasse avec rigueur et sans excès, comme l’a rappelé le président de la commission des lois. C’est pourquoi j’approuve pleinement la rédaction de l’article 24 ter de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui vise les contestations outrancières.
Une littérature abondante affirme que la loi de 2001, comme le texte qui vient d’être voté par l’Assemblée nationale pour pénaliser la contestation de l’existence des génocides, serait inconstitutionnelle, car elle ne respecterait pas l’article 34 de la Constitution, qui énumère, non limitativement, les principaux domaines de la loi. Or celui-ci a été largement étendu par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La reconnaissance du génocide arménien relève à mes yeux de la loi, qui a consacré un acte, une volonté politique.
La menace d’une question prioritaire de constitutionnalité a d’autant moins de sens que la proposition de loi, voulue par le Président de la République, est destinée à protéger les libertés publiques.
La loi de 2001 n’est assortie d’aucune contrainte : elle est purement déclarative. La liberté d’expression n’est pas en cause, car la proposition de loi qui nous est soumise vise le négationnisme outrancier. Le juge, monsieur le président de la commission des lois, et lui seul, peut sur le fondement de l’article 211-1 du code pénal qualifier juridiquement les faits.
Dès lors, rien ne s’oppose à cette proposition de loi et rien ne justifie, non plus, le dépôt d’une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. Ce texte devrait donc recueillir tout le soutien qu’il mérite au sein de la Haute Assemblée.
Enfin, rejeter les motions et adopter cette proposition de loi permettrait de montrer que la France, pays des droits de l’homme, ne fléchit pas devant les menaces proférées par ceux qui refusent tout discours en dehors de la doctrine officielle d’État. Cela permettrait aussi de faire entendre haut et fort la voix du Parlement français, qui condamne les actes racistes, xénophobes, antisémites ou négationnistes.
C’est le moment d’affirmer notre lutte sans distinction, sans hiérarchisation, contre tous les crimes contre l’humanité – et non contre les crimes de guerre ; j’ai entendu Mme Benbassa, à l’instant, faire état de la position de la France lors de certains conflits : certes les crimes de guerre existent, mais en l’occurrence il est question de génocides ; c’est le moment d’affirmer notre lutte contre tous ceux qui permettent à ces actes barbares de perdurer et d’atteindre des hommes, des femmes et des enfants qui portent en eux une douleur déjà lourde.
C’est également le moment de poursuivre sur le chemin deux fois millénaire liant la France et l’Arménie.
Comme l’a parfaitement exprimé le Président de la République lors de son déplacement à Erevan en octobre dernier, « c’est dans les terribles épreuves du siècle passé qu’a fini de se nouer l’amitié indéfectible entre l’Arménie et la France. Au lendemain de la première entreprise d’extermination de l’histoire moderne, des dizaines de milliers d’Arméniens ont cherché et trouvé refuge en France. Ils ont trouvé dans la France une seconde patrie, sans jamais oublier l’Arménie ».
Notre pays, terre d’asile pour beaucoup d’Arméniens au début du siècle dernier, a le devoir, comme nouvelle patrie, de protéger tous ses enfants, y compris les fils de ses enfants adoptés.
Pour toutes ces raisons, mes chers collègues, je voterai contre la motion proposée par la commission des lois, le groupe UCR ayant une opinion partagée sur ce texte, comme d’ailleurs la plupart des groupes du Sénat. (Applaudissements sur certaines travées de l'UCR et de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Philippe Kaltenbach.
M. Philippe Kaltenbach. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis mon élection, c’est la première fois que je monte à cette tribune. Je suis particulièrement ému et fier de le faire pour expliquer pourquoi le groupe socialiste apporte son soutien…
M. Gaëtan Gorce. Une partie du groupe socialiste !
M. Philippe Kaltenbach. … à ce texte, qui tend à sanctionner la négation des génocides reconnus par la loi, et donc celui des Arméniens de 1915.
Je suis ému car, depuis de longues années, je suis engagé aux côtés de mes amis Arméniens de Clamart, d’ailleurs pour que ce génocide soit reconnu et respecté. J’espère que nous allons clore aujourd’hui le volet législatif de ce combat.
Je suis fier, car en adoptant cette loi le Parlement montrera qu’il ne renie pas ses valeurs sous la pression d’un État étranger, si puissant soit-il. Ce sont la vérité, la justice et l’amitié qui doivent nous guider.
La vérité, car ce qui s’est passé en Turquie ottomane en 1915 est bien un génocide. Aujourd’hui, tous les historiens sérieux qui ont travaillé sur ce sujet le reconnaissent. Les preuves sont aussi nombreuses qu’accablantes.
La justice, car la loi de 2001 n’avait pas prévu de dispositif de sanctions contre celles et ceux qui la violeraient. Malheureusement, le négationnisme s’est développé et est devenu de plus en plus virulent. Nos concitoyens d’origine arménienne ont le droit d’être protégés contre ces propos et ces actes négationnistes, qui sont autant de coups de poignards dans leurs cœurs.
Comme l’a écrit Elie Wiesel, « tolérer le négationnisme, c’est tuer une seconde fois les victimes ». La Shoah bénéficie de la loi Gayssot. Il était alors naturel que la négation du génocide des Arméniens soit aussi sanctionnée. Pourquoi y aurait-il deux poids deux mesures ?
L’amitié, enfin, car nous avons des liens anciens avec l’Arménie, liens que ce génocide a indéfectiblement renforcés. Ce n’est pas un hasard si des dizaines de milliers de rescapés ont trouvé refuge en France. Ils se sont parfaitement intégrés et ont payé le prix du sang ; je pense à Missak Manouchian et à bien d’autres. Ils ont aussi, par leur travail, contribué au développement économique de notre pays. Et que dire des nombreux artistes qui participent au rayonnement de la France ?
En définitive, ils ont trouvé une seconde patrie, leurs enfants, leurs descendants sont Français, mais tous ont conservé un morceau d’Arménie au fond du cœur et cette plaie mal refermée du génocide sur laquelle les négationnistes jettent du sel par poignées.
Certes, je suis un modeste maire de banlieue parisienne, mais je puis vous dire que l’enjeu du vivre ensemble dans des territoires qui accueillent des populations diverses est fondamental.
M. Roland Courteau. Très bien !
M. Philippe Kaltenbach. Ce vivre ensemble n’est possible que si chacun se sent reconnu, respecté et protégé.
Notre République doit protéger tous ses enfants, quels que soient leurs histoires et leur parcours. Si ces femmes et ces hommes ont décidé de lier leur avenir à celui de la France, la République doit être soucieuse de leur permettre d’honorer sereinement la mémoire de leurs ancêtres. Personne, sur notre territoire, ne doit pouvoir leur nier ce droit.
C’est cette volonté qui anime les socialistes depuis plus de dix ans.
Le 29 janvier 2001, nous avons soutenu la loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Cette reconnaissance officielle est partagée par plus d’une trentaine d’États et d’institutions régionales et internationales.
Devant la recrudescence sur notre sol d’actes négationnistes, les socialistes ont été à l’initiative de l’adoption par l’Assemblée nationale de la proposition de loi du 12 octobre 2006 tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien. Ce texte a été présenté au Sénat le 4 mai 2011 dans le cadre de la « niche » parlementaire du groupe socialiste, mais a également reçu, à l’époque, l’avis défavorable de la commission des lois et été rejeté par l’ancienne majorité de la Haute Assemblée au motif d’une prétendue irrecevabilité. (Mme Nathalie Goulet proteste.)
Les socialistes veulent conduire à son terme…
M. Gaëtan Gorce. Une partie des socialistes !
M. Philippe Kaltenbach. … une démarche entamée il y a maintenant dix ans, comme Martine Aubry, au nom du parti socialiste, l’a rappelé au printemps dernier et comme notre candidat François Hollande en a pris l’engagement en septembre.
M. Jean-Claude Gaudin. Oh, alors !
M. Philippe Kaltenbach. Dès mon élection, j’avais d’ailleurs redéposé une proposition de loi en ce sens avec une douzaine de mes collègues.
La proposition de loi qui nous est soumise aujourd’hui a été déposée à initiative de l’UMP. Nous la voterons toutefois car, sur ce sujet, les clivages partisans doivent être dépassés. Pour nous, seul le résultat compte.
Nous soutenons de longue date la cause arménienne, nous sommes fidèles à nos engagements.
Nous avons su nous adapter à un calendrier serré. Nous l’avons fait de manière sérieuse. Luc Carvounas et moi, pour le groupe socialiste, avons organisé des auditions afin d’éclairer l’avis de nos collègues. Qu’il me soit permis, d’ailleurs, de regretter que la commission des lois n’en ait pas tenu compte. Quinze personnes, dont les ambassadeurs d’Arménie et de Turquie, ont répondu à notre invitation et ont pu témoigner devant les sénateurs. Des historiens, des journalistes, des écrivains, des intellectuels, des responsables associatifs d’origine turque et arménienne, des juristes ont exprimé des opinions très différentes sur la question. Je les remercie de nouveau de leur précieux concours.
Légiférer, c’est écouter, débattre et décider. À l’issue de ces échanges, je suis encore plus convaincu de la nécessité de sanctionner le négationnisme. En le faisant, le législateur est bien dans le rôle que lui confère la Constitution.
Ces dernières semaines, les détracteurs de la loi ont utilisé de nombreux arguments. Je souhaite y répondre pour éclairer le débat et ne laisser aucune amertume au sujet de cette loi, qui est du petit-lait pour les défenseurs de la vérité et de la justice.
Tout d’abord, des voix se sont élevées pour dénoncer une prétendue volonté du législateur d’écrire l’Histoire. Je tiens à rappeler que les parlementaires socialistes ont toujours soutenu les lois dites « mémorielles », qui leur semblent conformes aux valeurs humanistes de la République quand la réalité des faits n’est pas contestée par les historiens.