Mme la présidente. La parole est à Mme Virginie Klès.
Mme Virginie Klès. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, au risque de surprendre, je veux battre en brèche l’opposition souvent avancée entre protection de la vie privée et des libertés publiques et sécurité.
La protection de la vie privée est, me semble-t-il, la première des sécurités à laquelle ont droit 60 millions de Français. La lutte contre la délinquance, que l’on nous présente souvent comme un argument phare pour mettre à mal certaines libertés publiques, ne concerne finalement que quelques dizaines, voire une centaine de milliers de Français.
La liberté d’aller et venir dans le respect de l’anonymat est primordiale. C’est pourquoi je m’élève avec force contre une assertion faussement rassurante : peu importe d’être fiché ou filmé si on ne fait rien de répréhensible ! Si les médecins, les avocats et de nombreuses autres professions sont soumises de façon aussi stricte au secret professionnel, c’est bien parce que l’on estime que certaines choses ne regardent que nous. Et ne parlons même pas du secret de la confession où certaines actions pourtant pénalement répréhensibles peuvent être confiées sous le sceau du secret !
Le respect de la vie privée – je souscris d’ailleurs pleinement à ce qui a été dit jusqu’à présent – est de plus en plus souvent bafoué par la société de consommation et de l’immédiateté, par la prédominance de l’argent et de la finance, par l’envie de gagner toujours plus. Je vais prendre quelques exemples tirés de la vie de tous les jours de M. ou de Mme Tout-le-monde.
J’évoquerai la publicité.
Ce n’est pas seulement internet qui nous inonde de publicités : nos boîtes aux lettres sont remplies de prospectus et les opérateurs de téléphonie multiplient les offres en tous genres et à tout moment de la journée. La plupart d’entre nous savent résister à ces offres permanentes de consommation, mais les plus vulnérables – les personnes âgées ou les jeunes – cèdent aux sirènes de la consommation, du toujours plus. Nous devons les protéger !
Vous connaissez tous sans doute l’autocollant « stop pub ». Quand vous le collez sur votre boîte aux lettres – vous voyez bien que je ne fais pas seulement le procès d’internet –, en général, vous ne recevez plus le journal municipal, le journal de l’intercommunalité ou le journal du département. C’est inacceptable !
Le législateur devrait faire en sorte, Mme Escoffier l’a évoqué, que l’on donne son consentement exprès pour recevoir de la publicité, être démarché par téléphone ou pour que les moteurs de recherche sur internet puissent cerner notre profil. Or, aujourd’hui, en France, c’est le contraire : il faut expressément refuser cette intrusion permanente dans notre vie privée si l’on veut être protégé. Ce n’est pas admissible !
On peut se dire : je ne fais rien de mal, peu m’importe d’être fliqué, fiché, surveillé ou filmé. Or, on peut tout savoir à tout moment. Même si nos actions, nos démarches, nos engagements, nos goûts ne sont pas répréhensibles, on n’a pas forcément envie qu’ils soient connus. Les raisons peuvent être multiples : on peut être fonctionnaire ou militaire et soumis à un devoir de réserve ; on peut exercer une profession médiatiquement exposée ; on peut tout simplement être salarié d’un employeur peu scrupuleux, et il y en a comme l’actualité récente nous l’a montré. On n’a pas toujours envie que notre entourage familial ou professionnel sache que l’on est homosexuel, que l’on a recours à la prostitution – on en pense ce que l’on veut sur le plan moral, mais ce n’est pas encore un délit que je sache ! –, que l’on a telle ou telle maladie. Il est en effet extrêmement difficile quand on est atteint de certaines maladies, même si le diagnostic vital n’est pas en jeu, d’obtenir un crédit auprès d’une banque.
Aujourd’hui, la technologie permet de géolocaliser les personnes, même avec un simple téléphone. Si vous prenez une photo d’une feuille ou d’une fleur, par exemple, on sait à quel endroit vous étiez et à quelle heure. Bien sûr, cela peut parfois être utile, mais sous couvert de cette utilité pour repérer un enfant ou une personne atteinte d’Alzheimer, faut-il établir un principe général ? Faut-il là encore faire une exception au principe du consentement exprès ? Non !
On trouve sans aucun problème sur internet des sociétés – je l’ai fait, et je ne suis pas une spécialiste de l’internet –, qui, sur la base d’un simple SMS envoyé d’un téléphone portable, géolocalisent l’appareil sans vérifier l’origine du SMS. Il faut donc impérativement se référer au principe du consentement exprès, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
On trouve également très facilement sur internet des balises, des micros ou des émetteurs. Cela paraît relever du roman d’espionnage, mais, avec un stylo ou une prise multiple, vous pouvez espionner votre voisin ou votre ennemi intime. Ce n’est pas normal !
On parle beaucoup de fadettes et d’écoutes, y compris de la part de personnes dépositaires de l’autorité publique qui se sont un peu affranchies de la loi. Mais savez-vous qu’il n’est pas nécessaire d’appartenir à la police pour accéder aux fadettes ou à la liste des communications de quelqu’un ? Il vous suffit de connaître le numéro de téléphone portable de votre voisin, son mois et son année de naissance : c’est le code par défaut pour accéder au suivi des consommations. Ce n’est pas normal !
On devrait contraindre les opérateurs de téléphonie mobile à beaucoup plus de confidentialité et de sécurité. D’ailleurs, sur internet, tous ces dispositifs qui sont censés préserver la confidentialité de vos données, autrement dit protéger votre vie privée, s’appellent la sécurité…
Monsieur le ministre, vous seriez sans doute déçu si je n’évoquais pas le fichier à lien fort qui est en cours de création.
Mme Virginie Klès. Que l’on soit fiché ne me pose pas de problème dogmatique. Ce qui me pose un problème, c’est ce fichier recensant les 60 millions de Français, pouvant être identifiés de façon univoque à partir de leurs seules empreintes digitales. (M. le garde des sceaux fait un signe de dénégation.)
J’étais hier aux rencontres parlementaires sur la sécurité. Je peux vous dire que les hackers se feront une joie de décortiquer ces fichiers en quelques semaines. Je le répète, ce fichier central à lien fort recensant tous les Français est un réel danger, une véritable bombe atomique, et je ne veux pas y participer.
Pour conclure, je veux redire qu’il faut protéger les personnes vulnérables. Nous vivons dans une société où la technologie avance. Sachons l’utiliser ! Ne méprisons pas l’outil que nous offre aujourd’hui internet. Pour autant, un sécateur est un outil utile, mais on ne le met pas dans les mains d’un enfant. Une tronçonneuse est un outil utile, mais on ne s’en sert pas sans équipement de sécurité. Une voiture est indispensable, mais on ne la conduit pas sans ceinture de sécurité.
Le rôle du législateur est de veiller à ce que tous ces équipements de sécurité soient en place. Malheureusement, aujourd’hui, en France, ils ne le sont pas. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Yves Détraigne applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Éliane Assassi.
Mme Éliane Assassi. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la question orale avec débat de notre collègue Anne-Marie Escoffier nous offre la possibilité de débattre d’un thème que nous considérons fondamental : comment concilier le développement des nouvelles technologies, qui favorisent la communication des particuliers et la diffusion de l’information, avec le formidable potentiel démocratique que cela recèle et le respect de la vie privée et de la protection des libertés individuelles ?
Avec le développement des technologies de l’information et de la communication et les nouveaux usages qui en sont faits, les possibilités de collecter des données personnelles concernant des millions d’hommes et de femmes se sont véritablement accrues ces dernières années, et ce sans que ces derniers en soient forcément conscients.
Parallèlement, les occasions de fichage se sont multipliées, que les fichiers soient publics, c’est-à-dire liés à la sécurité et au développement de l’administration électronique, ou à vocation commerciale. Ainsi, au quotidien, très peu d’aspects de notre vie privée échappent aux opportunités de fichage.
En effet, tout individu est susceptible d’être fiché, y compris à son insu, tout au long de sa vie, par la simple mise en œuvre de moyens techniques lors de ses déplacements, de ses connexions, de ses consultations d’informations ou de ses transactions : en tant qu’assuré social avec la carte Vitale, en tant qu’usager des transports avec le passe Navigo, en tant que consommateur avec les paiements en ligne, ou encore par le biais des réseaux sociaux virtuels, qui se développent, par l’usage des téléphones portables et l’envoi de SMS. Toutes ces techniques laissent des traces souvent indélébiles.
Les fichiers informatiques et les traitements automatisés de données à caractère personnel qui y sont associés sont devenus des outils de gestion de la société. Nous sommes ainsi de plus en plus surveillés, contrôlés, fichés.
La lutte contre l’insécurité, le terrorisme et l’immigration est devenue, depuis une dizaine d’années, un élément de justification commode des fichages en tout genre, et ce au mépris des libertés individuelles et publiques, dont le respect est pourtant au cœur de la démocratie. Ainsi, tout un arsenal de fichage policier de la population aux finalités pour le moins opaques et à l’efficacité plus que douteuse au regard des objectifs affichés s’est peu à peu mis en place.
M. Jean-Louis Carrère. C’est une question de civilisation, dirait M. Guéant !
Mme Éliane Assassi. Il en est ainsi du STIC, le système de traitement des infractions constatées, qui contient des données bien souvent erronées concernant des millions de personnes, y compris les victimes elles-mêmes, du FNAEG, le fichier national automatisé des empreintes génétiques, d’Europol, du SIS, le système d’information Schengen, et j’en passe.
Par ailleurs, certaines tentatives de fichage n’ont fort heureusement pas abouti grâce à la mobilisation d’une grande partie de la population, qui s’y est vivement opposée en raison de la teneur des informations devant y figurer ; je pense notamment aux fichiers ELOI et EDVIGE.
La mise en œuvre de fichiers concerne tous les domaines de notre société ; j’en veux pour preuve le fichier « base élèves » dans l’éducation nationale ou encore le DMP, le dossier médical personnel, en matière de santé.
La tentative est grande également d’introduire un numéro unique – le NIR, le numéro d’inscription au répertoire – dans des fichiers comme identifiant commun à plusieurs domaines, au mépris des principes de la loi du 6 janvier 1978. Il y a là un risque réel de voir son usage se généraliser, y compris à des fins éloignées de celles qui étaient initialement prévues, ce qui pourrait conduire aux mêmes dérives que celles qui ont été pointées avec le système SAFARI des années soixante-dix, qui fut à l’origine de la loi précitée.
Mais le tableau ne serait pas complet si je n’évoquais pas le développement accru de la vidéosurveillance, qui, sous couvert de lutter contre la délinquance, ce qui reste encore à prouver, constitue une atteinte aux libertés individuelles et publiques pour un coût exorbitant.
Quant à la biométrie, qui est un identifiant très intrusif, elle sert, elle aussi, au fichage. En effet, déjà utilisée pour l’établissement des passeports, dont la création a été autorisée par décret pour mieux contourner le Conseil d’État, elle est sur le point de l’être aussi pour les cartes nationales d’identité, qui contiendraient dorénavant un volet biométrique.
Le texte en cours d’examen qui prévoit cette mesure, et auquel nous sommes fermement opposés, représente une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales. Sous couvert de lutter contre l’usurpation d’identité et de sécuriser le e-commerce, il va permettre de créer un fichier supplémentaire intégrant cette fois-ci des données biométriques, c'est-à-dire très personnelles, à des fins peu avouables, puisqu’il pourrait être consulté dans le cadre d’enquêtes de police.
Sur le plan international, le fichage est aussi de rigueur. Je pense notamment à la volonté de mettre en place un fichier via le PNR – Passenger Name Record – s’agissant des vols en direction des États-Unis. Supposé lutter contre le terrorisme, ce fichier constitue en réalité une atteinte aux libertés fondamentales.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le dénoncer à plusieurs reprises, on assiste à la mise en œuvre d’une surveillance policière doublée d’un contrôle social généralisé de la population, singulièrement la plus fragilisée, ce qui est source d’inégalités ; je veux parler des pauvres, des malades, des allocataires, des mauvais payeurs, des étrangers, etc.
Notons au passage que, s’agissant des gains boursiers, des ventes d’objets d’art, d’obligations, de flux de capitaux ou encore de l’évasion fiscale, point de contrôle ni de fichiers ! Face à ces dérives sécuritaires et au développement des technologies qui offrent des possibilités illimitées de fichage, comment protéger nos libertés et droits fondamentaux comme celui de la protection de la vie privée ?
Il faut renforcer les droits des internautes pour répondre aux atteintes à la vie privée auxquelles internet peut donner lieu. Cela passe, par exemple, par le droit à l’oubli effectif, par la limitation de la durée de conservation des données ou encore par le recueil du consentement préalable des utilisateurs.
Afin d’encadrer strictement les fichiers dans le respect de nos principes constitutionnels, il est indispensable de revisiter la loi de 1978 concernant notamment le rôle et les pouvoirs de la CNIL, ses moyens juridiques en matière d’investigation et de pouvoirs de sanctions administratives et pécuniaires, ainsi que ses moyens humains, matériels et financiers. Trop de fichiers échappent encore au contrôle de celle-ci.
Pour permettre à cette institution d’exercer un contrôle réellement efficace au regard des objectifs que lui fixe la loi, il faut augmenter son budget annuel et ses effectifs, afin de mettre en place des délégués régionaux.
Il convient également de redonner à la CNIL le pouvoir qu’elle avait avant la loi du 6 août 2004 concernant les fichiers de l’État. Cette réforme a en effet permis que les fichiers dits de souveraineté, qui intéressent notamment la sûreté de l’État, la défense, la sécurité publique, la répression pénale, soient autorisés après un avis simple de la CNIL, alors qu’auparavant était exigé un avis conforme. Cette mesure a constitué un recul pour les libertés individuelles des citoyens et a affaibli le pouvoir de cette dernière.
S’agissant de la création de fichiers nationaux de police, j’estime que la compétence exclusive doit être réservée au législateur. La multiplication des fichiers informatiques, l’augmentation de la durée de conservation des données qui y sont consignées, l’élargissement du champ des personnes habilitées à consulter les fichiers, la multiplication des interconnexions de fichiers, la présence de nombreuses erreurs – non corrigées – dans certains fichiers constituent autant d’atteintes aux libertés individuelles et publiques auxquelles il convient de mettre un terme. C’est pourquoi il faut prévoir un moratoire en l’espèce.
Il serait également utile de dresser un bilan de tous les fichiers existants, des interconnexions possibles, des destinataires des informations stockées, etc.
Telles sont les observations et les pistes de réflexion que je tenais à formuler, au nom de mon groupe, non seulement à l’occasion de ce débat, mais aussi dans la perspective de la révision de la directive européenne de 1995 sur la protection des données personnelles.
Enfin, je ne saurais clore mon intervention sans remercier notre collègue Anne-Marie Escoffier de la ténacité et de la rigueur dont elle a fait preuve pour faire inscrire cette question orale à l’ordre du jour des travaux de notre assemblée. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Mézard.
M. Jacques Mézard. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je tiens à mon tour à saluer l’initiative d’Anne-Marie Escoffier. Le groupe du RDSE la soutient unanimement. Le travail de notre collègue, qui s’inscrit dans la droite ligne de celui qu’elle avait réalisé avec Yves Détraigne, est d’une particulière importance. Selon nous, sa contribution répond à une urgence qui n’échappe à personne.
Comme la fiction de Jules Verne fut vite dépassée par les réalisations techniques, tout un pan de la fiction de George Orwell dans son œuvre intitulée 1984 a été largement dépassé par la révolution numérique. Notre planète a bien été entièrement recouverte d’une toile dont les fils se reproduisent et se développent sans le concours de la matrice.
Cette toile est un moyen extraordinaire de communication et de lien entre les hommes. Elle crée un développement technologique et économique considérable à l’échelle de la planète, de nouveaux secteurs de recherche pluridisciplinaire, mais aussi de nouveaux besoins en énergie, ainsi que l’impérieuse nécessité de protéger chaque individu et sa liberté.
Au-delà des nouveaux phénomènes de délinquance découlant de l’explosion du numérique, la question du respect de la vie privée de chaque citoyen est devenue un enjeu majeur. En effet, l’accumulation de données concernant tous les domaines et toutes les étapes de la vie d’une personne entraîne inéluctablement des conséquences d’une gravité extrême. Il est même étudié la possibilité de « liquider une identité » pour permettre, dans certains cas, à des personnes de « repartir à neuf », si j’ose employer cette expression.
Nous savons tous – on peut saluer le travail d’information de la CNIL en la matière – qu’il existe des sociétés commerciales dont l’activité est de recenser l’ensemble des données personnelles relatives à chaque citoyen.
Le numérique et internet, outils extraordinaires de liberté d’expression, ne doivent pas devenir l’inverse de ce pour quoi ils ont été créés, c’est-à-dire un instrument de contrôle des individus, un instrument d’asservissement.
De la même manière, si les nouvelles technologies apportent de nouveaux moyens de préservation de la sécurité du citoyen et d’élucidation en matière d’infraction, elles ne sauraient en aucun cas permettre le développement des dérives sécuritaires ni les justifier ici, dans la patrie des droits de l’homme, encore moins qu’ailleurs. Il convient de garder un œil attentif sur l’augmentation exponentielle des fichiers d’antécédents divers et variés aux données difficilement effaçables, sur le développement tous azimuts de la vidéosurveillance et le traçage informatique des personnes grâce à la géolocalisation. Songez que la moindre compagnie de taxis peut maintenant localiser l’endroit précis d’où vous appelez.
Les États-Unis viennent de connaître un débat important sur un projet de loi anti-piratage, finalement ajourné, qui a mis en exergue le fait que la neutralité d’internet est une question cruciale : l’équilibre entre l’exercice des libertés et la protection légitime de l’ordre public est délicat à atteindre. Trop souvent encore, les intérêts commerciaux prennent le pas sur ce qui devrait faire consensus, la liberté comme règle et la restriction de celle-ci l’exception. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les plus grands soutiens au projet SOPA soient les majors du disque et de la production cinématographique hollywoodienne, qui ont fait passer leurs intérêts économiques avant tout.
C’est bien pour cette raison – faire passer les droits des individus avant ceux du marché – que ce débat sur la protection de la vie privée est fondamental. Ainsi que notre collègue Anne-Marie Escoffier l’a souligné, Facebook ou Google sont, à cet égard, révélateurs : leur modèle économique est presque entièrement fondé sur les données personnelles de leurs utilisateurs, transformées en bases de données pour être revendues pour une publicité ciblée.
On peut penser aussi à l’émergence de procédés de harcèlement, grâce aux réseaux sociaux, qu’il s’agisse de Facebook ou d’autres, qui touchent prioritairement les jeunes âgés de douze à seize ans, car ils sont pris dans la nasse sociale du conformisme et du consumérisme. C’est parce que les plus jeunes n’hésitent pas à livrer des pans entiers de leur vie privée que ces phénomènes s’amplifient constamment.
Nous le savons, le temps est à la « publicisation » de la vie privée, que de nombreuses émissions de télévision fondées sur le dévoilement de tous les aspects de l’intimité n’ont fait qu’encourager.
Comme l’a rappelé à juste titre notre collègue Anne-Marie Escoffier, la France a l’une des législations les plus protectrices de la vie privée, avec l’article 9 du code civil. Le Conseil constitutionnel a même érigé cet article en principe à valeur constitutionnelle en 1999. Mais cette législation, avant-gardiste lorsqu’elle fut promulguée, peine aujourd'hui à s’adapter à une réalité en mutation permanente.
Le droit international et le droit communautaire ont également pris acte de cet impératif. Ainsi, la directive européenne de 1995, inspirée de la loi française de 1978, est en voie d’être révisée. Certains ont rappelé les travaux qui ont été réalisés hier à l'Assemblée nationale en la matière.
Le cadre juridique est aujourd’hui clairement inadapté. La CNIL, dont le travail doit être salué, a, à nos yeux, un rôle fondamental à jouer comme fer de lance de la régulation d’internet.
Les enjeux dépassent le seul cadre national, voire européen ; nous le savons tous aussi. De récents exemples aux États-Unis nous montrent que beaucoup d’efforts restent encore à faire !
Nous considérons – c’est l’objet de cette question orale – que la proposition de loi cosignée par Anne-Marie Escoffier et Yves Détraigne est une tentative importante et nécessaire pour renforcer les outils de la CNIL et, plus largement, pour réguler les mémoires numériques. Malheureusement – cela a été dit aussi –, ce texte n’a toujours pas été inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Concomitamment, on peut effectivement s’inquiéter, s’agissant de la proposition de loi relative à la protection de l’identité, que n’ait toujours pas été tranchée la question de l’accès à certains fichiers à d’autres fins que la finalité du fichier. Nous considérons que le droit à l’oubli numérique doit impérativement devenir une réalité. Je suis sûr qu’un jour viendra – beaucoup plus proche qu’on ne le croit ! – où le respect de ce droit sera revendiqué comme une urgence.
N’attendons pas qu’éclatent de grands scandales. Essayons d’agir vite. Notre responsabilité est d’alerter en amont. Notre devoir de législateur est d’anticiper et non de subir ! (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste.)
Mme la présidente. La parole est à M. Christophe-André Frassa.
M. Christophe-André Frassa. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la question soulevée par notre collègue Anne-Marie Escoffier n’est pas d’une importance moindre.
Si le droit à la vie privée nous paraît être un droit acquis et une évidence à toute épreuve, les évolutions récentes de notre société nécessitent que nous débattions de cette question.
Nos concitoyens ont un véritable droit à la protection de leur vie privée, prévu par l’article 9 du code civil et renforcé par des dispositifs internationaux et européens dont la portée est plus que symbolique.
Clairement, la protection de la vie privée de chacun est inhérente à toute société démocratique, et nous ne saurions, en aucun cas, laisser une brèche se créer dans ce principe. La lutte contre l’insécurité ou le terrorisme ne saurait constituer un prétexte pour porter atteinte aux libertés fondamentales des individus. Ce n’est en rien la volonté du Gouvernement ni celle des Français.
Les juridictions nationales veillent pour défendre les intérêts des justiciables qui estimeraient leurs droits lésés. Elles sont les garde-fous de nos libertés, tout comme le législateur en amont de celles-ci.
Plus encore, la question de la protection de la vie privée ne s’inscrit pas que dans un contexte national. Nous sommes entrés dans l’ère des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Comme il a été précisé, nous vivons dans l’ère de la globalisation numérique, avec ce qu’elle comporte de positif et de négatif.
L’Union européenne comme le Conseil de l’Europe sont impliqués dans ces questions. N’oublions pas que la France est signataire de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dont l’article 8 protège le droit à la vie privée. Elle renforce la liberté de chacun de s’informer, de communiquer et de s’exprimer.
Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs consacré le rôle d’internet dans sa décision du 10 juin 2009, en estimant « qu’en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services ; ».
La protection constitutionnelle de la liberté de communication et d’expression s’applique donc à internet, compte tenu du rôle croissant que joue ce média dans l’accès du citoyen à l’information. Mais le fonctionnement complexe et global de la société numérique pose des problèmes de gouvernance qui ont notamment fait l’objet de l’e-G8, dont le Président de la République a pris l’initiative l’été dernier. En effet, si internet participe à la croissance et favorise l’essor économique de nombre d’entreprises, certains problèmes persistent.
Les pouvoirs publics doivent donc innover afin d’assurer notre adaptation « à la révolution numérique », comme ce fut le cas avec la création de l’e-signature et du contrat électronique qui protègent les échanges commerciaux.
Mais les enjeux sécuritaires et économiques ne sauraient mettre à mal nos droits les plus fondamentaux.
Plusieurs aspects sont soulevés dans votre question, madame Escoffier : ceux de la collecte des données personnelles ou encore du droit à l’oubli. Il est en effet important que ces problématiques ne soient pas laissées inertes et que les pouvoirs publics s’en saisissent, tout en permettant la libération du potentiel numérique de la France.
La question de la protection de la vie privée à l’ère numérique est complexe, puisqu’elle intègre des acteurs globaux et multinationaux. Elle ne répond pas à une législation unique.
L’année dernière, nous avons adopté la loi portant diverses dispositions d’adaptation de la législation au droit de l’Union européenne en matière de santé, de travail et de communications électroniques, qui transpose le « paquet télécom » en renforçant les dispositions existantes en matière de vie privée et de communication électronique. Il existe donc une réglementation en matière de protection des données personnelles à l’échelle de l’Union européenne.
Au passage, je salue le travail des membres de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, qui ont adopté hier la proposition de résolution européenne de notre collègue député Philippe Gosselin.
J’en reviens aux normes. Elles prévoient le droit d’accès pour les citoyens aux données à caractère personnel, gratuitement et sans contrainte, dans un délai de trois mois. Il existe aussi un droit de rectification des données à caractère personnel erronées ou incomplètes. Nos concitoyens peuvent donc se prévaloir d’un droit de verrouillage du traitement des données dans certaines circonstances et même d’un droit d’effacement des données traitées illégalement. Enfin, nous pouvons nous opposer à une opération de traitement pour motifs impérieux. Je tiens donc à saluer les actuelles initiatives européennes, qui, à mon sens, sont encourageantes.
Dans son discours du 16 mars 2011, la commissaire Viviane Reding avait fait part de son souhait de renforcer le contrôle des pratiques des services en ligne et des réseaux sociaux concernant le traitement des données personnelles. Elle proposait de fonder la protection des données personnelles des internautes sur quatre points : le premier est le fameux droit à l’oubli, qui se définit pour les internautes comme la possibilité de rétracter leur consentement et, pour les entreprises, comme l’obligation de prouver la nécessité de conserver les données privées ; le deuxième est la transparence et l’information des internautes ; le troisième est la régulation des réglages par défaut ; le quatrième, enfin, est l’application des normes des pays de présence des utilisateurs dans le traitement de leurs données, afin d’imposer aux entreprises le respect des législations en vigueur.
En tant qu’élus, nous sommes conscients de l’impact de ces nouvelles technologies sur la vie quotidienne de nos concitoyens. Dès lors, internet doit être au service des droits de l’individu, et le droit à une protection dans l’univers numérique doit être renforcé.
Bien évidemment, le débat est ouvert sur la forme de gouvernance à adopter en vue de favoriser « l’effectivité » de ces droits. Pouvez-vous, monsieur le garde des sceaux, nous éclairer sur ce point ?
Je conclurai en disant que la protection des données à caractère personnel et, plus largement, de la vie privée fait partie intégrante des libertés et droits fondamentaux reconnus à chaque citoyen. Notre objectif est de pallier les lacunes du droit en émettant un maximum de propositions pragmatiques et efficaces. Le droit à l’oubli et la garantie de protection lors du transfert des données hors Union européenne doivent faire partie de nos priorités. Je vous invite aussi à reconnaître la valeur d’internet dans la promotion des droits de l’homme et la protection des droits des internautes. (Applaudissements sur les travées de l'UMP. – Mme Anne-Marie Escoffier et M. Yves Détraigne applaudissent également.)