M. le président. La parole est à M. Éric Bocquet, sur l'article.
M. Éric Bocquet. La « triangulation », cette attitude politique qui consiste à utiliser les thématiques de l’autre camp pour les détourner de leur objet « naturel » et à s’en servir pour renforcer son propre camp, trouve quelque illustration avec cet article 34, qui concerne l’épargne salariale.
Le Gouvernement nous propose de revisiter de fond en comble l’ensemble des problématiques de l’épargne salariale, de la détention du capital de l’entreprise par les salariés, de l’intéressement, de la participation et de l’épargne-retraite.
Nous attendions, entre autres, une démarche volontariste en direction du secteur bancaire, qui n’est pas toujours convaincu du bien-fondé de soutenir l’effort d’investissement des sociétés dites « non financières », mais qui est toujours aussi attentif à la « tenue de marché » et au rendement de produits dérivés, de plus en plus tentants dans un marché obligataire quelque peu souffreteux ces temps-ci.
Nombre de mesures sont destinées à assurer le financement de l’économie, non par mobilisation du secteur bancaire, pourtant favorisé par les récentes initiatives de la Banque centrale européenne, mais par sollicitation et détournement des gains de productivité du travail sous forme d’instruments financiers les plus divers. Le contenu de l’article en témoigne.
Il s’agit clairement ici de substituer à la légitime revalorisation des rémunérations, qui est éventuellement liée au développement de l’entreprise, une politique de distribution d’actions gratuites, qui sont représentatives d’une sorte de hausse des salaires potentielle et se traduisent en plus-values latentes, donc, de fait, en niches fiscales et sociales.
Bien entendu, les actionnaires recherchent la rentabilité financière de l’investissement de départ.
Les entreprises concernées sont les entreprises dites « de la nouvelle économie », les « incubateurs d’entreprise », où l’espace des bureaux est largement ouvert, dans une proximité qui encourage évidemment à la promiscuité, ces sociétés en devenir, où il vous arrive de rester à votre poste de travail jusqu’à vingt-deux heures, voire bientôt le dimanche si nous en décidons ainsi !
Dans ces entreprises, le développement est l’affaire de tous. Tout le monde est sur le même bateau. Le problème, et nous l’avons constaté à plusieurs reprises, c’est que les entreprises de cette « nouvelle économie » sont parfois positionnées sur des créneaux tellement étroits que leur chute est aussi rapide que ne l’avait été leur ascension.
De fait, la question de la distribution des actions gratuites et de leur « potentiel » de rémunération est clairement posée sur la durée. Il suffit ainsi d’observer l’évolution du marché du renseignement téléphonique entre son ouverture à la concurrence et aujourd’hui.
Une action gratuite valant 100 euros et revendue 12 euros quatre ou cinq ans après n’est pas d’un grand intérêt pour le salarié sur la durée !
Vous le savez, nous sommes très réservés et lucides sur le mythe d’un système partagé, où des intérêts contradictoires se fondraient dans une espèce d’« eldorado » commun.
M. le président. La parole est à M. Patrick Abate, sur l'article.
Mme Nicole Bricq. Il peut le faire !
M. Patrick Abate. Certes, c’est un exercice dans lequel vous êtes plutôt brillant, à défaut d’être convaincant à nos yeux ! (Exclamations sur les travées de l'UMP.)
Mais il vous faudra beaucoup de talent pour arriver à démontrer à notre Haute Assemblée que les dispositions prévues à l’article 34 du projet de loi ne sont pas un gros cadeau à destination de ceux qui n’en ont pas forcément le plus besoin !
Vous proposez d’accentuer l’attractivité des actions gratuites. Ce dispositif, mis en place par le gouvernement de M. Raffarin en loi de finances pour 2004, permet aux dirigeants d’entreprise de décider la distribution d’actions gratuites dans le cadre d’une nouvelle attribution de capital social de l’entreprise. La mesure était déjà tout à fait favorable aux nouveaux détenteurs, notamment en matière de cessions de plus-values.
Avec l’adoption du présent projet de loi, ce qui était déjà un joli bonus pour les dirigeants les plus importants de l’entreprise – les actions gratuites leur étaient, pour l’essentiel, attribuées – va devenir un véritable cadeau, prélevé sur la collectivité publique !
Sauf erreur de notre part, l’article 34 allège fortement l’impôt dû par les contribuables sur les plus-values ainsi opérées.
Or, je le répète, les personnes concernées n’appartiennent pas aux catégories les plus modestes de la population. Avant la réforme, un contribuable dont les revenus relèvent pour partie de la tranche à 45 % de l’impôt sur le revenu était exposé à un taux d’imposition de 64,5 % sur ces actions. Avec cette réforme, le taux d’imposition pourra descendre jusqu’à 31,8 % en cas de détention d’actes de plus de huit ans. Vous proposez donc très discrètement un avantage fiscal considérable : une réduction de plus de la moitié de l’imposition pour les plus aisés.
Les personnes dont une partie des revenus relève de la tranche à 30 % de l’impôt sur le revenu – ils sont un peu moins riches, mais ils ne sont quand même pas trop malheureux – verront leur taux d’imposition sur ces actions passer de 46,5 % à 25,5 %. Est-ce cela que vous appelez « l’égalité des chances économiques » ?
La commission spéciale du Sénat n’est pas trop désagréable avec cet article 34. Elle ne fait que regretter l’absence d’étude d’impact permettant de chiffrer l’incidence budgétaire de la réforme sur l’impôt sur le revenu.
Il est rappelé dans les premières lignes du rapport que le régime fiscal coûte aujourd'hui 33 millions d’euros à la collectivité. Ce n’est que six pages plus loin que l’on apprend que le coût annuel de la suppression de la cotisation sociale est estimé à 25 millions d’euros et que le coût annuel de la réduction de la contribution sociale prévue par l’article 34 est estimé à 100 millions d’euros. Cependant, contrairement à leurs homologues de l’Assemblée nationale, les corapporteurs du Sénat ne précisent pas que, selon l’étude d’impact, le coût total de la mesure était estimé à 75 millions d’euros pour 2015 et à 191 millions d’euros sur l’année 2016.
En réalité, il est proposé de porter à 200 millions d’euros, voire plus, si je comprends bien l’évaluation chiffrée du rapport sénatorial, le coût pour l’ensemble des contribuables d’une mesure qui, chacun le sait, concerne essentiellement les plus hauts dirigeants d’entreprises du CAC 40 !
Comme Mme Karine Berger l’a d'ailleurs indiqué devant la commission spéciale de l’Assemblée nationale, « l’article 34 ne propose pas autre chose qu’une baisse de l’impôt et des prélèvements sociaux pour les plus gros détenteurs d’actions ». D'ailleurs, notre collègue députée a souligné à plusieurs reprises que cet article est fortement inspiré de la « révolte des pigeons », ce mouvement patronal qui s’était dressé contre toute éventuelle volonté de François Hollande de tenir ses promesses électorales.
À notre sens, l’article 34 ne permet en rien à dynamiser la croissance. Monsieur le ministre, les arguments dont vous usez sur ce point relèvent plutôt du leurre : le seul objectif est de répondre à l’attente de l’actionnariat le plus puissant.
Par conséquent, le groupe CRC s’opposera sans ambiguïté à une telle disposition.
M. le président. Je suis saisi de deux amendements identiques.
L'amendement n° 29 est présenté par Mme Assassi, M. Bocquet, Mme Beaufils, M. Foucaud et les membres du groupe communiste républicain et citoyen.
L'amendement n° 156 rectifié est présenté par Mmes Lienemann et Jourda.
Ces deux amendements sont ainsi libellés :
Supprimer cet article.
La parole est à M. Dominique Watrin, pour présenter l’amendement n° 29.
M. Dominique Watrin. L’article 34 a des conséquences graves. Il remet en cause notre système de fiscalité et de cotisations sociales, qui est fondé sur des objectifs de solidarité nationale et d’intérêt général.
Aujourd’hui, les actions gratuites sont soumises à l’impôt sur le revenu selon les règles de droit applicables aux traitements et aux salaires. L’article 34 vise à revenir sur ce système, en prévoyant de simplifier et, surtout, d’alléger les modalités d’acquisition de ces titres.
Ce dispositif, qui est présenté comme un « coup de pouce » aux PME, aux entreprises de taille intermédiaire, les ETI, et aux start-ups, ressemble plutôt à un cadeau aux grandes entreprises. Les actions gratuites sont, pour l’essentiel, prisées par les entreprises du CAC 40, qui en ont distribué à leurs actionnaires pour 6,4 milliards d’euros en 2014, soit, selon les révélations du journal Le Canard enchaîné, 90 % des actions gratuites.
D’ailleurs, cette mesure ne pourrait qu’encourager les grandes entreprises à transformer les gros salaires en actions gratuites. (Mme Nicole Bricq s’exclame.)
En réalité, le recours à la distribution d’actions gratuites, qui est encouragé fiscalement et socialement, crée un dangereux précédent à l’encontre des modes collectifs et normaux de rémunération du travail.
Comme le précisait d’ailleurs le député Nicolas Sansu, les traders pourraient être les grands bénéficiaires de votre proposition d’allégement. En vertu d’une réglementation européenne, ils doivent toucher en actions la moitié de leur bonus.
Une telle mesure affaiblirait aussi et surtout les rentrées fiscales de l’État, à hauteur, selon l’étude d’impact, de 191 millions d’euros. Peut-être démentirez-vous ce chiffre, monsieur le ministre ?
Soyons clairs ! Vous nous proposez de défiscaliser une partie de la rémunération des hauts dirigeants du CAC 40 et des traders. Comment pouvons-nous l’accepter alors que les actionnaires du CAC 40 ont déjà accumulé 56 milliards d’euros de profits l’année dernière ? Avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, ou CICE, et le crédit d’impôt recherche, ou CIR, vous avez déjà offert plusieurs dizaines de milliards d’euros à des entreprises, dont certaines – je pense à Sanofi – ne se privent pourtant pas de licencier tout en accumulant des profits. Comment justifier un énième cadeau fiscal à la finance alors que les ménages et les salariés souffrent ?
Il n’est pas acceptable de rendre légales de nouvelles mesures d’optimisation fiscale pour ces grandes entreprises. Selon nous, elles doivent, comme chaque ménage et chaque entreprise, contribuer à l’effort de solidarité nationale.
Pour toutes ces raisons, il nous semble que la majorité de gauche de cette assemblée devrait jouer pleinement son rôle, c’est-à-dire défendre le travail, en ne votant pas cet article.
C’est pourquoi nous appelons à la suppression de l’article 34.
M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann, pour présenter l’amendement n° 156 rectifié.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Avec ma collègue Gisèle Jourda, nous avons également déposé un amendement de suppression de l’article 34.
Cet article comprend plusieurs dispositions qui ne répondent pas du tout aux priorités économiques du moment. En plus, elles seront coûteuses pour les finances publiques et risquent d’accroître les inégalités dans notre pays.
Tout d’abord, la baisse des prélèvements sociaux patronaux et des prélèvements sur les salaires, ainsi que l’alignement de la fiscalité des actions gratuites sur les mécanismes de plus-values immobilières ne se justifient ni budgétairement ni socialement.
En outre, la baisse de l’incitation à détenir des parts de société à moyen terme ne va pas dans le sens de l’investissement salarié pour soutenir l’entreprise sur le long terme.
Mais je veux insister sur le mécanisme des actions gratuites. C’est ce qui me paraît le plus révélateur.
Vous nous proposez de rompre avec une logique. L’engagement présidentiel avait consisté à taxer les revenus du capital comme ceux du travail ; le Gouvernement issu des urnes en 2012 avait décidé de taxer ces fameuses actions gratuites de la même manière que les revenus salariés. Vous affirmez maintenant que le mécanisme n’est pas incitatif et qu’il faut aligner le régime des actions gratuites sur celui des plus-values mobilières.
L’engagement du Président de la République était essentiel ! Nous le savons, le capital est mieux rémunéré que le travail, et de plus en plus. C’est l’une des raisons des crises structurelles de nos sociétés dans le monde contemporain.
De surcroît, le cadeau que vous faites est extrêmement important du point de vue financier ! Nous n’en avons pas d’évaluation précise, mais il s’établirait autour de 200 millions d’euros. Cela peut vous paraître peu, mais c’est la moitié des aides à la pierre ! Hier, nous parlions du financement des HLM. Sachez que 200 millions d’euros, c’est la moitié de la subvention versée pour la construction de 150 000 logements sociaux ! La construction de 75 000 logements sociaux ne serait-elle pas plus créatrice d’emplois ? Ne serait-ce pas préférable pour la croissance ? (Marques d’approbation sur les travées du groupe CRC.)
Monsieur le ministre, j’en prends le pari, vous n’arriverez pas à m’expliquer que ces cadeaux à des salariés de haut niveau permettront plus de soutenir la croissance et l’emploi que l’aide à la pierre !
Mme Catherine Procaccia. La confiance règne !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Je vois une autre raison de m’inquiéter. Aucune distinction n’est faite entre les entreprises des nouvelles technologies émergentes, dont nous savons bien qu’elles ne peuvent pas immédiatement rémunérer correctement leurs dirigeants de haut niveau, et les autres.
M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue.
Mme Nicole Bricq. On ne l’arrêtera pas ! (Sourires.)
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Aujourd’hui, 98 % des dépenses bénéficient aux cadres du CAC 40.
Monsieur le ministre, je ne peux pas accepter l’argumentaire, que vous avez développé à l’Assemblée nationale, selon lequel les entreprises du CAC 40 doivent bien rémunérer les hauts cadres pour pouvoir continuer à recruter les meilleurs ! Je ne crois pas à cette société de l’argent !
M. le président. Veuillez conclure, madame Lienemann !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Je reprendrai la parole pour explication de vote. (Exclamations sur les travées de l'UMP.)
On ne peut pas expliquer que la République, c’est l’égalité, proclamer que nous sommes tous « Charlie » et, dans le même temps, prendre des décisions qui ne feront qu’accroître les inégalités entre salariés et entre citoyens ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.)
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Catherine Deroche, corapporteur de la commission spéciale. La commission spéciale a émis un avis défavorable sur tous les amendements visant à supprimer ou à détricoter l’article 34.
L’actionnariat salarié permet d’associer les salariés à la performance et à la gouvernance de leur société. Pour l’entreprise, c’est un moyen de fidéliser et de motiver le personnel salarié.
Surtout, le dispositif des actions gratuites présente l’intérêt évident de permettre aux PME et aux ETI d’attirer des compétences fortes et des dirigeants expérimentés, qu’elles ne peuvent pas encore rémunérer à leur juste valeur.
Cet article vise à revenir sur les différentes hausses d’impôts adoptées ces dernières années par le Gouvernement. Celles-ci ont conduit à un taux marginal d’imposition sur le gain d’acquisition très élevé, jusqu’à 64,5 %, qui décourage les entreprises.
Je tiens à le rappeler, même en cas d’adoption de l’article 34, le taux marginal d’imposition sur le gain d’acquisition resterait élevé. Pour une durée de détention de sept ans, un contribuable actuellement imposé à 64,5 % sur le gain d’acquisition le serait encore à 39 % !
À titre de comparaison, en Allemagne ou au Royaume-Uni, les actions gratuites peuvent être totalement exonérées d’impôt sur le revenu et de cotisations sociales, sous certaines conditions. C’est précisément ce différentiel qui explique la volonté de ne pas limiter l’allégement du cadre fiscal et social aux seules ETI et PME, afin de limiter les risques de fuite des centres de décision des grands groupes. Toutefois, un dispositif plus incitatif est prévu pour les PME.
Par conséquent, la commission émet un avis défavorable sur ces deux amendements identiques.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Emmanuel Macron, ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, avec votre permission, je m’exprimerai de manière détaillée sur l’article 34 avant de donner l’avis du Gouvernement sur les amendements.
De grâce, madame Lienemann, ne mêlez pas les événements du début de l’année à ce débat ! (Marque d’approbations sur plusieurs travées du groupe socialiste et sur quelques travées de l'UMP.)
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Ce n’est pas ce que j’ai fait !
M. Emmanuel Macron, ministre. Ce n’est pas à la hauteur ! Ce que ces événements nous rappellent, c’est que nous avons une responsabilité collective ! Nous pouvons avoir des désaccords, par exemple sur la fiscalité, mais nous avons un devoir moral et politique de ne pas recourir à ce type d’arguments !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. J’ai parlé d’égalité, monsieur le ministre !
M. Emmanuel Macron, ministre. Je vous répondrai sur l’égalité. Mais, encore une fois, ne faites pas ce hors-sujet : c’est une faute ! (MM. Francis Delattre et Gérard Longuet applaudissent.)
Dans votre intervention, vous avez mélangé le dispositif proposé, la dynamique actionnariale française et les dividendes versés en cours d’année… Ce n’est pas la même chose ! La mesure que nous proposons vise à permettre de verser aux salariés des actions, comme un élément de rémunération. On peut regretter la politique de dividendes des entreprises françaises, mais, vous en conviendrez, ce n’est pas le sujet.
Regardons ensemble avec lucidité quelle est la situation de l’économie française. À défaut, ce débat n’a pas de sens.
Ces dernières décennies, nous n’avons pas été en mesure de développer une base actionnariale « domestique », c’est-à-dire française. Notre tissu économique est composé de très grands groupes. Je ne m’associe pas à leur stigmatisation. Ils font partie de la vitalité de l’économie française et ils tirent les filières ; nous en avons besoin.
Mme Élisabeth Lamure. Très bien !
M. Emmanuel Macron, ministre. Ils sont le fruit de notre histoire industrielle !
Aujourd’hui, la majorité du capital est détenue par des actionnaires étrangers, notamment anglo-saxons.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. À cause des privatisations !
M. Emmanuel Macron, ministre. Cela n’a rien à voir, madame la sénatrice ! À moins qu’il ne faille, selon vous, mobiliser tout le capital public français dans les entreprises…
En France, contrairement à d’autres pays, nous avons été incapables de développer un capital privé domestique ! Il faudrait peut-être s’interroger sur la cohérence de l’ensemble de nos politiques, y fiscales, à cet égard. Si les Allemands ont des grands champions, c’est parce qu’il y a du capital privé allemand !
Notre fiscalité n’est pas étrangère à l’absence de capital privé français. C’est un fait. Si l’on ne regarde pas cette vérité en face, on ne peut avoir de discours cohérent sur le sujet ! (Mme Sophie Primas applaudit.)
Aujourd’hui, nos entreprises sont majoritairement détenues par des capitaux étrangers. Je souscris à votre constat selon lequel la politique de dividendes des grandes entreprises françaises est excessive. Mais on ne peut pas légiférer au-delà de ce qui a déjà été fait.
Grâce à cette majorité, une différenciation de l’impôt sur les sociétés en matière de dividendes a, pour la première fois, été instaurée. C’était l’objet de la taxe sur les dividendes. Nous débattrons dans quelques instants du suramortissement sur l’investissement productif. Notre dispositif permet de moduler la fiscalité selon que les entreprises investissent ou distribuent des dividendes. Le taux normal de l’impôt sur les sociétés, l’IS, est de 33,33 % ; pour la clarté des débats, je mets la surtaxe pour les très grandes entreprises à part. Nous avons ajouté 3 points de fiscalité pour les entreprises qui distribuent des dividendes. Une entreprise qui distribue 100 euros de dividendes payera 36,33 % de fiscalité. Le suramortissement que, j’espère, vous adopterez tout à l’heure permet un avantage fiscal de 13,33 points d’IS, ainsi ramené à 20 %. En clair, l’entreprise qui réinvestit 100 % paiera 20 % d’IS ; celle qui verse des dividendes paiera 36,33 % d’IS. Voilà, me semble-t-il, une politique qui va dans le sens que vous appelez de vos vœux !
Mais, pour aller au bout de la logique, nous devons reconstituer une base actionnariale française, publique et privée. Nous nous sommes dotés de la Banque publique d’investissement pour qu’elle investisse ! Or elle investit aussi en se dégageant d’autres actifs publics où elle est moins importante !
Nous devons collectivement œuvrer pour que cette politique actionnariale se relâche. Il y a aujourd’hui une pression très forte des marchés pour que les dividendes versés soient élevés. Je le déplore avec vous. Je pense qu’il faut mener la bataille, non seulement sur le plan fiscal, mais aussi en montant au capital de certaines entreprises et en incitant nos entreprises à réinvestir dans leur capital productif. Une entreprise qui verse des dividendes, c’est une entreprise qui ne réinvestit pas dans le capital productif. C’est la réalité de la situation actuelle. Considérons l’historique des entreprises françaises : durant la période de reconquête industrielle, elles distribuaient très peu de dividendes ! De même, depuis sa création, le groupe Amazon, dont on parle beaucoup ces jours-ci, ne distribue pas non plus de dividendes. Quand on a des projets d’entreprise, on ne verse pas de dividendes.
C’est un vrai débat politique et industriel ! Mais cela ne relève pas de l’article 34 du projet de loi.
L’enjeu de l’actionnariat salarial, c’est notre capacité à retenir ou à attirer les talents dans l’entreprise. Le sujet, ce n’est pas la politique de dividendes. Nous parlons de la capacité des entreprises à verser des actions à leurs salariés, à hauteur de 10 %. Vous l’avez vu, le dispositif envisagé concerne la totalité des salariés. (Mme Nicole Bricq acquiesce.)
Mme Annie David. C’est de la théorie !
M. Gérard Longuet. Non ! C’est de la pratique !
M. Emmanuel Macron, ministre. Ce n’est pas de la théorie, madame David ! Regardez la Société Générale ou le groupe Eiffage ! Regardez qui a des actions dans ces entreprises ! Regardez qui les sauve quand elles se font attaquer par des groupes extérieurs !
M. Gérard Longuet. Ce sont les salariés actionnaires !
M. Emmanuel Macron, ministre. Madame Lienemann, nous avons un profond désaccord. Notre pays est dans une économie ouverte, où les talents bougent. On peut le regretter, mais c’est en ainsi ! Et, de ce point de vue, votre discours est incohérent.
Madame Assassi, je vous entendais hier déplorer ce qui se passe chez Alcatel. Je vais prendre cet exemple pour vous expliquer dans quel monde nous vivons !
Mme Éliane Assassi. Je le sais sûrement mieux que vous !
M. Emmanuel Macron, ministre. Regardons la situation ouvertement !
Alcatel est une grande entreprise française. Voilà encore deux, elle avait un patron, M. Verwaayen, qui n’était pas français ! Et il n’y a pas un Français parmi les numéros deux du groupe ! À ce jour, il y a plus de Français au comité exécutif de Nokia qu’à celui d’Alcatel ! Pourquoi ? Tout simplement parce que nous sommes incapables de les garder en France ! Nous en sommes incapables ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
Tous les collaborateurs des comités exécutifs de nos grands groupes partent ! Comparons avec l’Allemagne ou l’Angleterre ! Nous pouvons toujours plastronner la main sur le cœur qu’Alcatel est une grande entreprise française ; les cadres sont partis ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
Mme Marie-Noëlle Lienemann. C’est l’UMP qui vous applaudit maintenant !
M. Emmanuel Macron, ministre. Madame la sénatrice, je me moque de savoir qui m’applaudit ; je vous parle de la situation de notre pays !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Vous fragilisez les faibles !
M. Emmanuel Macron, ministre. Arrêtez de caricaturer !
Madame la sénatrice, si ne nous sommes pas capables de garder les talents en France, ils continueront à partir ! Et ils entraîneront d’autres avec eux ! Des salariés moins qualifiés qui veulent travailler en France seront privés d’emploi ! Un cadre supérieur qui part, c’est, en moyenne, cinq postes moins qualifiés qui sont détruits ! On peut continuer à se bander les yeux et à trouver cela injuste, mais c’est la réalité !
Regardez les chiffres ! Aujourd’hui, pour verser 100 euros à un salarié sous forme d’actions de performance, il faut en débourser 320 euros. Cela vous semble raisonnable ? Le résultat, c’est que ces actions ne sont plus distribuées !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Supprimer les stock-options !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. François Hollande avait dit qu’il les supprimerait !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. C’est très proche !
M. Emmanuel Macron, ministre. Si l’on s’invective sans cesse, on n’avancera pas beaucoup !
Vous pouvez déplorer le mécanisme des stock-options ! Vous pouvez aussi décider d’avoir un régime soviétique dans un seul pays ; l’Histoire a montré que cela ne marchait pas ! (Protestations sur les travées du groupe CRC. – Rires sur les travées de l'UMP. – Brouhaha.)
Je ne suis pas en train de vous parler de Singapour ou des États-Unis ! Je vous parle de ce qui se passe à quelques centaines kilomètres de chez nous ! En Allemagne, pour verser 100 euros à un salarié, il ne faut verser que 190 euros. En France, il faut verser 320 euros. Résultat, nos comités exécutifs se délocalisent ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
Vous pouvez déplorer le rapprochement entre Lafarge et Holcim. La réalité, c’est que tous les centres productifs et les centres de recherche et de développement restent en France, parce que nous avons le CIR et que nous sommes compétitifs.
J’invite donc à la responsabilité toutes celles et tous ceux qui remettent en cause chaque année le CIR ! (Mme Marie-Noëlle Lienemann s’exclame.) Moi aussi, je peux m’énerver ! C’est de notre économie qu’il s’agit ! Le groupe Lafarge, de manière très pragmatique et cynique, a considéré que son comité exécutif serait mieux en Suisse ! Regarder les grands groupes financiers ou industriels : le comité exécutif d’Alcatel est parti ! Nous pouvons continuer à nous voiler la face, mais nous n’aurons plus une entreprise du CAC 40 ! (Mme Nicole Bricq acquiesce.)
On peut faire de la démagogie et accuser le Gouvernement de protéger les plus forts au détriment des faibles. Mais il faut regarder la réalité économique en face !
D’ailleurs, ce débat n’est pas nouveau. Le PCF et la CGT n’ont pas toujours tenu les mêmes positions que vous, mesdames, messieurs les sénateurs du groupe CRC ! Beaucoup sont productivistes. Le productivisme se fait dans la réalité, et non dans les belles idées ! Comme l’a dit Hegel voilà bien longtemps, les belles idées, ce sont des âmes qui errent ! Et elles ne vont pas bien loin…
Si vous croyez au productivisme, si vous croyez que notre pays a besoin d’un projet industriel, si vous croyez qu’il faut embaucher, vous avez besoin de cadres supérieurs, de managers de talent ! Nous devons attirer les meilleurs ! Nous ne pouvons pas avoir un système fiscalo-social deux fois plus lourd qu’en Allemagne et quatre à cinq fois plus lourd que dans certains autres pays. Cela ne fonctionne pas ! La meilleure étude d’impact, elle est dans le réel !
Je suis exigeant à l’égard de nos grandes entreprises lorsqu’elles ne se comportent pas bien ; je crois l’avoir démontré la semaine dernière. Je continuerai à le faire. Mais ne leur donnons pas de prétextes rationnels pour partir ou pour délocaliser les comités exécutifs !
Ce sont des entreprises ouvertes. Aujourd’hui, les talents sont de toutes nationalités. Pour qu’une entreprise réussisse sur tous ses marchés, elle doit garder et attirer les meilleurs. C’est vrai pour les petites entreprises comme pour les plus grandes !
L’amendement du Gouvernement, dont vous serez saisis tout à l’heure, vise à restaurer le dispositif dans toutes ses composantes. Si l’on croit dans l’économie de notre pays, si l’on a une ambition industrielle et productive, il est important de considérer que nous sommes dans une économie où le marché des talents est ouvert. Aujourd’hui, l’économie, elle est faite par les meilleurs. C’est cruel, mais c’est ainsi !
Nous devons être exigeants à l’intérieur. Nous devons avoir une politique de filières exigeante et faire de la justice fiscale. Mais, pour nos entreprises, les petites comme les grandes, il faut au moins restaurer l’égalité de traitement avec nos voisins allemands. Pour qu’un salarié ait 100, il faut que ça coûte 190 à l’entreprise. Je ne vois d’ailleurs pas en quoi ce serait un « cadeau » ; pour l’entreprise, cela coûte quasiment le double ! Nous ne contrevenons à aucune promesse.
La reconquête industrielle et le redressement du pays ne se feront pas sans les grandes entreprises ; ils ne se feront pas sans les meilleurs ! Nous devons être exigeants avec eux. Mais il faut admettre que nous sommes dans un monde ouvert, un monde ouvert qui impose, certes, de la redistribution, mais aussi de lucidité : il faut regarder la réalité en face !
J’assume donc avec conviction ces actions de performance pour les petites, pour les moyennes et pour les grandes entreprises. La France, sans le CAC 40, c’est l’Espagne ! C’est la réalité macroéconomique !
Madame la sénatrice, si l’on vit mieux chez nous, c’est aussi grâce à nos grandes entreprises ! La réussite industrielle ne se fera pas sans les talents, ceux-là mêmes qui font travailler les ouvriers les moins qualifiés et qui tirent les entreprises vers le haut ! (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et du RDSE, ainsi que sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP.)