PRÉSIDENCE DE Mme Françoise Cartron
vice-présidente
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Alain Vidalies, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, chargé des transports, de la mer et de la pêche. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je remercie le groupe CRC d’avoir pris l’initiative d’organiser ce débat sur l’avenir industriel de la filière aéronautique et spatiale face à la concurrence.
Ce sujet pouvait entraîner certains à dépasser le terrain industriel pour évoquer la concurrence elle-même, un débat que nous avons déjà eu. Vous voudrez donc m’excuser de ne pas embrasser l’ensemble des questions qui sont venues à l’esprit des orateurs et de m’en tenir au cœur du sujet d’aujourd'hui.
La filière aéronautique et spatiale est stratégique pour notre pays. Elle est un vecteur de souveraineté pour la France, avec un poids économique et social majeur. Elle a suscité en 2013 un chiffre d’affaires de 38 milliards d'euros, en forte croissance, et un excédent commercial de 23 milliards d'euros.
Ce secteur représente quelque 180 000 emplois directs hautement qualifiés et autant d’emplois indirects liés à cette industrie. Son dynamisme est remarquable : de 2006 à 2013, près de 100 000 embauches ont été réalisées, dont 15 000 par an ces dernières années. Quelque 84 % des recrutements sont en contrat à durée indéterminée.
Plus de 20 % des recrutements ont concerné des jeunes diplômés. Par ailleurs, un effort particulier a été réalisé en matière de formation en alternance, avec plus de 5 000 jeunes employés en contrat d’apprentissage ou en contrat de professionnalisation.
Je réponds sur ce point à M. Bockel, qui a légitimement souligné qu’un grand groupe industriel a signalé l’absence de réponse à ses 2 000 offres d’emplois de techniciens. Une situation quelque peu étonnante dans un pays qui connaît un tel chômage ! Je pense que la question de la gestion prévisionnelle de l’emploi doit naturellement être posée. C’est ce que nous ferons le 22 mai prochain, au cours d’une réunion du GIFAS et du CSFA aéronautique, que je copréside avec Emmanuel Macron. Nous aborderons alors ce sujet de la formation, que vous avez eu raison d’évoquer.
S’agissant tout d’abord de la construction aéronautique civile, la dynamique globale de création nette d’emplois devrait se poursuivre. En effet, selon le consensus des analystes, la croissance du trafic aérien mondial va continuer.
M. Roland Courteau. C’est sûr !
M. Alain Vidalies, secrétaire d'État. De cette augmentation du trafic aérien découlera un accroissement de la flotte, évaluée à environ 30 000 appareils sur cette période, qui profitera très majoritairement au duopole Airbus-Boeing, au moins jusqu’en 2030, compte tenu de la faible maturité de la concurrence émergente.
Pour la France, disposer sur son territoire de l’un des deux seuls acteurs mondiaux du secteur est une véritable chance. Servir le marché mondial permet de capter de manière directe et durable les effets de la croissance économique des zones les plus dynamiques pour en faire bénéficier des implantations industrielles situées sur notre territoire national.
Au-delà de cette conjoncture durablement favorable, la France peut être fière d’être le seul pays au monde, avec les États-Unis, à disposer sur son territoire d’une filière aéronautique complète, riche de très grands constructeurs comme Airbus ou Dassault, bien sûr, mais également d’un ensemble d’équipementiers et grands groupes, comme Zodiac, Safran ou Thales, pour ne citer que ceux-ci, ainsi que d’entreprises de taille intermédiaire et de PME, qui maîtrisent l’ensemble des compétences nécessaires à la définition et à la construction d’un aéronef.
L’aéronautique reste une industrie essentiellement technologique. Dans un avion, le moindre élément structural et la moindre fixation sont poussés à la limite de la technologie. L’exigence d’innovation y est totale, comme celle de qualité et de fiabilité des productions. C’est cette exigence technologique qui est aujourd'hui le meilleur remède aux tentatives de délocalisation. La France propose à toute sa filière, et particulièrement aux PME, l’accompagnement adapté leur permettant de progresser.
S’il convient de rester extrêmement vigilant sur les transferts d’activité, il faut souligner que certains d’entre eux répondent à une véritable logique stratégique. L’exemple du partenariat qu’Airbus a bâti avec la Chine montre à cet égard que des schémas véritablement « gagnant-gagnant » peuvent être bâtis avec des pays majeurs, représentant les principaux marchés de demain.
Grâce à sa coopération avec la Chine, notamment grâce à l’installation d’une chaîne d’assemblage d’A-320 à Tianjin, en 2008, la part de marché d’Airbus en Chine est rapidement passée de 25 % à 50 %, ce qui veut dire que 70 % des avions vendus en Chine ces dernières années ont été des Airbus. Airbus réalise désormais en Chine plus de 20 % de ses ventes totales – quelque 133 avions ont été livrés en 2013 en Chine, sur un total de 626 au niveau mondial.
L’industrie spatiale française, quant à elle, est au meilleur niveau européen et mondial grâce aux efforts consentis par l’État depuis les années soixante, ce soutien ne s’étant jamais démenti depuis lors. Notre industrie spatiale est forte des trois grands groupes que sont Airbus Defence and Space, Thales Alenia Space et Safran, auxquels s’ajoute un tissu de PME et d’entreprises de taille intermédiaire.
La viabilité financière de l’ensemble repose sur un équilibre. La moitié de l’activité de l’industrie spatiale européenne provient des contrats avec des sociétés privées et de l’export.
Au contraire des États-Unis, le marché institutionnel national ou européen ne peut à lui seul assurer à la fois les développements nécessaires, le maintien des compétences clefs et les cadences de production indispensables au maintien des coûts et de la qualité. C’est vrai pour les lanceurs comme pour les systèmes orbitaux.
Dans l’ensemble de la filière aéronautique et spatiale, la décennie en cours doit voir le renouvellement de produits absolument stratégiques pour chacune des gammes des industriels français.
Ces programmes constitueront le moteur de l’activité de toute la filière aéronautique : Airbus A-350, Airbus A-320neo remotorisé, hélicoptères X4 et X6 pour Airbus Helicopters, moteur LEAP-X pour Snecma, évolution de la gamme Falcon de Dassault Aviation. Ces programmes jouent le rôle de locomotives, qui entraînent in fine la majeure partie de l’activité de la filière.
Concernant le spatial, les marchés à l’export sont indispensables à l’équilibre de l’ensemble du secteur européen, tant pour les lanceurs que pour les systèmes orbitaux.
La compétitivité de notre industrie sur la scène internationale est donc un enjeu central, à la fois pour l’existence même de cette industrie et pour la souveraineté de l’Europe dans ce domaine. Or la concurrence internationale a amorcé ces dernières années une très forte évolution, avec l’arrivée de nouveaux acteurs et de nouveaux modèles économiques.
Ces nouveaux acteurs, issus de l’économie numérique, sont SpaceX et des sociétés comme Google et Apple, qui disposent de capacités massives d’investissement du fait de niveaux de capitalisation et de trésorerie exceptionnels, très supérieurs au reste de l’industrie, ainsi que d’une culture de rupture dans les technologies et dans les modèles économiques.
Ils commencent aujourd'hui à investir dans les services de lancement, de communication internet par satellite, d’observation de la Terre avec des projets qui se démarquent fortement par rapport à l’existant – simplification radicale du lanceur pour SpaceX, constellation d’un millier de petits satellites pour Google-SpaceX et OneWeb-Virgin. Ils ont le soutien de la NASA et de la défense américaine.
Face à cette forte rupture contextuelle, le maintien du statu quo dans le modèle national conduirait rapidement notre industrie à s’étioler, puis à disparaître.
M. Roland Courteau. C’est sûr !
M. Alain Vidalies, secrétaire d'État. Nous devons rester à la pointe de l’innovation dans les satellites. Dans le domaine des télécoms, le PIA a permis de développer très rapidement de nouvelles plateformes de satellites à propulsion électrique, qui remportent déjà des succès à l’export.
En observation de la Terre à haute et très haute résolution, les développements entrepris depuis des années, grâce aux financements de la défense et du CNES, ont permis à notre industrie d’emporter des marchés très compétitifs aux Émirats Arabes Unis, par exemple.
S’agissant des lanceurs, il est nécessaire de faire évoluer la fusée Ariane elle-même pour l’adapter au marché et la rendre plus compétitive, mais aussi le modèle industriel et de gouvernance, afin de diminuer les coûts de production et gagner en réactivité.
Ariane 5 est un lanceur d’une fiabilité inégalée, mais d’une grande complexité technologique et limité au lancement double. L’enjeu est donc de le simplifier et d’augmenter sa flexibilité.
Après concertation entre les acteurs, le choix d’une nouvelle configuration pour Ariane 6, validé lors de la réunion ministérielle de Luxembourg, s’est porté sur un concept flexible comprenant deux versions à deux ou quatre boosters. Cette configuration répond aux besoins de lancement et permet une diminution du coût de production, tout en préservant l’essentiel des acquis industriels en France, en Italie et en Allemagne.
Le modèle industriel et la gouvernance d’Ariane sont aujourd’hui handicapés par un éclatement des sites de production et par une très longue chaîne d’approvisionnement et d’intégration. De plus, la forte imbrication des centres de décision et des responsabilités entre acteurs étatiques – ESA et CNES –, industriels de production et Arianespace ajoute de la lourdeur au processus.
L’évolution de la filière doit donc être double : tout d’abord, la création de la joint-venture Airbus Safran Launchers, ASL, annoncée en juin 2014, supprimera de nombreuses interfaces et permettra des synergies industrielles. Ensuite, la clarification des relations entre acteurs institutionnels et industrie pour le développement d’Ariane 6, avec les agences clairement positionnées en maîtrise d’ouvrage et les industriels en maîtrise d’œuvre, doit assurer une plus grande réactivité dans les développements. Elle permet aussi un meilleur levier sur la capacité d’investissement privé : ASL investira dans le développement d’Ariane 6, à l’inverse de ce qui s’est passé pour les précédents lanceurs.
Cette évolution des relations entre acteurs de la filière est une décision de l’ensemble des États membres de l’ESA, qui ont adopté une résolution en ce sens en décembre 2014.
C’est une évolution réelle, mais il ne s’agit ni d’un désengagement des États – ceux-ci investissent ensemble quelque 4 milliards d'euros pour ce nouveau lanceur – ni d’un affaiblissement du rôle des agences ou du contrôle des fonds publics : l’ESA, en s’appuyant sur le CNES, assurera la maîtrise d’ouvrage et le contrôle du programme.
Les paiements se feront par ailleurs à livraison et non plus sur développement, comme c’était le cas jusqu’à présent. Il ne s’agit pas non plus d’une remise en cause de l’importance d’Arianespace pour assurer la commercialisation d’Ariane et l’équité de traitement entre ses différents clients – c’est un rôle que nul, ni l’État ni ASL, n’a intérêt à minimiser.
Nous devons nous appuyer sur nos atouts pour être plus réactifs et plus forts encore demain : l’enjeu est majeur pour l’avenir de la filière, compte tenu des prix pratiqués par son concurrent, SpaceX. Bien sûr, ce dernier bénéficie d’aides massives du gouvernement américain. Toutefois, cette société a aussi su innover en faisant porter son effort sur la réduction des coûts de production, et elle continue de le faire en tentant de réutiliser les premiers étages des engins.
En ce qui concerne les lanceurs réutilisables, la réflexion est en cours au CNES, à l’ESA et dans l’industrie spatiale en France et en Europe.
Dans le passé, aucun lanceur réutilisable n’a été un succès technique et économique : la navette en est un exemple. Il apparaît, d’ores et déjà, que la piste d’un système de lancement totalement réutilisable n’est pas la bonne. En revanche, la question reste ouverte pour le premier étage.
Les efforts actuels de SpaceX sont suivis de près, et des études sont menées au CNES et chez Airbus Defence and Space sur un concept original de premier étage réutilisable.
J’en viens aux dirigeables. L’étude d’applications nouvelles pour les dirigeables fait l’objet, comme d’ailleurs les drones, d’un projet dans le cadre de la Nouvelle France industrielle. Ce plan est conduit par le pôle de compétitivité Pégase en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Deux projets sont engagés : le premier pour transporter des charges lourdes, jusqu’à soixante tonnes, le second pour développer un dirigeable stratosphérique dans le cadre de missions civiles et militaires de télécommunications et d’observation, en complément des satellites.
S’agissant de l’hélium, utilisé pour pressuriser les étages des lanceurs, on peut convenir qu’il est un gaz rare, certes, mais pas encore au point de constituer un problème d’approvisionnement pour la filière Ariane à court ou moyen terme.
Économiquement, l’hélium est un produit annexe de l’extraction du gaz naturel. À titre d’exemple, il existe au Qatar une usine qui produit 10 tonnes d’hélium par jour. Un lanceur Ariane en consomme 145 kilogrammes. Autrement dit, l’ordre de grandeur de la consommation annuelle est la tonne, soit 10 % de la production quotidienne de l’usine qatarie.
L’État est pleinement conscient que l’industrie aéronautique et spatiale réalise des investissements considérables dans le domaine de la recherche et développement. L’effort réalisé dépasse 15 % du chiffre d’affaires pour les entreprises aéronautiques, ce qui est extrêmement élevé. Il est fait, par ailleurs, sur des cycles très longs, car le point de rentabilité financière de certains programmes peut n’intervenir que vingt à vingt-cinq ans après les premiers investissements.
Ce contexte spécifique de l’innovation rend absolument nécessaire l’intervention publique pour compléter l’investissement industriel.
C’est d’autant plus indispensable que, dans le même temps, la concurrence se renforce. L’octroi récent à Boeing par l’État de Washington de la plus large exemption fiscale de l’histoire des États-Unis montre toute la volonté de ce pays d’aider massivement son industrie. La Chine, la Russie et, à un degré moindre, le Canada et le Brésil, pays émergents dans le domaine des avions de plus de cent places, subventionnent leur industrie de manière similaire.
Le système de soutien français repose en premier lieu sur des aides sectorielles à la recherche et développement. La filière aéronautique, particulièrement structurée, dispose, pour construire son dialogue avec les pouvoirs publics et bâtir ses projets, du Conseil pour la recherche aéronautique civile, le CORAC, que je préside personnellement.
Un comité de concertation État-Industrie pour le spatial, le COSPACE, a aussi été mis en place à la fin de 2013 par la ministre chargée de l’espace, Mme Fioraso, avec les ministres de la défense et de l’industrie. À l’instar du CORAC, ce comité rassemble les acteurs publics et privés du secteur pour partager une vision commune sur les grands enjeux. La création du COSPACE était d’ailleurs une recommandation du rapport de Mme Procaccia et de M. Sido.
En maintenant depuis 2012 en valeur, malgré le contexte de maîtrise budgétaire, la capacité d’intervention financière propre de la DGAC, la Direction générale de l'aviation civile, et en mettant en place des actions dédiées à l’aéronautique dans les deux programmes d’investissement d’avenir, ou PIA, le Gouvernement a décidé d’augmenter le soutien global au secteur. L’action aéronautique des PIA a été dotée d’un total de 2,9 milliards d’euros depuis 2010.
Cet effort permet un soutien déterminant aux projets de recherche du CORAC : très concrètement, le lancement du long courrier A-350 d’Airbus ou des hélicoptères X4 et X6 d’Airbus Helicopters. Il s’agit aussi, à plus long terme, de concevoir les aéronefs des futures générations, plus silencieux et plus économes en carburant, de développer de nouvelles méthodes de production et d’assemblage dans les usines et d’inventer de nouveaux systèmes de pilotage, qui permettront, à terme, aux compagnies aériennes d’accroître les capacités opérationnelles de leurs avions.
Je précise, puisque M. Courteau m’a posé la question pour le compte de M. Labazée, que l’installation d’Hydro-Québec sur le site de Lacq n’est pas directement liée à l’imposition forfaitaire annuelle, l’IFA, mais celle-ci crée les conditions d’un partenariat. C’est en tout cas ainsi qu’elle est reçue par les industriels.
L’État, au travers des subventions qui transitent par le CNES, l’ESA et la DGA, consacre aussi des sommes importantes à la recherche spatiale, au développement et à la production de nouveaux produits à vocation commerciale, scientifique ou de défense, ou encore au soutien à l’exploitation.
C’est ainsi que sont nés les lanceurs de la famille Ariane, les satellites de télécommunications modernisés – notamment ceux à propulsion électrique, grâce à l’un des 34 plans de la Nouvelle France industrielle, doté de 50 millions d’euros – et les satellites d’observation de la terre, qui remportent aussi de nombreux succès à l’export et sont indispensables à notre défense.
Cet effort de l’État dans le domaine spatial avoisine les 2 milliards d’euros chaque année et n’a pas faibli malgré nos contraintes financières.
Le soutien du Gouvernement, tant financier que politique, prend d’autres formes, notamment au travers des pôles de compétitivité, dont l’action est essentielle pour le transfert des recherches du secteur public à la filière industrielle et à ses petites et moyennes entreprises. La France dispose également d’incitations fiscales à l’innovation, au premier rang desquels figure le crédit d’impôt recherche, le CIR.
Avant de conclure, je tiens à retourner à M. Dassault les remerciements qu’il a adressés au Gouvernement, et que je transmettrai aux ministres concernés, MM. Fabius et Le Drian. Je le remercie, également de son invitation collective au Salon du Bourget ! (Sourires.)
La France a un partenariat ancien et profond avec son industrie aéronautique et spatiale. Elle dispose d’une batterie complète d’outils publics et d’actions politiques pour développer ce partenariat et conforter son rang de deuxième puissance aéronautique et spatiale mondiale et de premier État aéronautique européen. (Applaudissements.)
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec le débat sur l’avenir industriel de la filière aéronautique et spatiale face à la concurrence.
8
Candidatures à des commissions
Mme la présidente. J’informe le Sénat que le groupe UDI-UC a fait connaître à la présidence le nom des candidats qu’il propose pour siéger à la commission des finances et à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale.
Ces candidatures ont été publiées et les nominations auront lieu conformément à l’article 8 du règlement.
9
Risques inhérents à l’exploitation de l’huître triploïde
Discussion d’une question orale avec débat
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion de la question orale avec débat n° 10 de M. Joël Labbé à Mme la ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie sur les risques inhérents à l’exploitation de l’huître triploïde.
La parole est à M. Joël Labbé, auteur de la question.
M. Joël Labbé. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, au nom du groupe écologiste, j’ai souhaité la tenue au sein de notre assemblée de ce débat concernant la crise de notre secteur ostréicole et les mutations de cette filière au cours des vingt dernières années, notamment du fait de l’arrivée des biotechnologies.
Je suis vraiment heureux que ce débat puisse avoir lieu aujourd’hui sur ce sujet très sensible du point de vue tant socio-économique qu’environnemental.
La crise de ce secteur n’est pas nouvelle, et il est aujourd’hui grand temps que l’on y apporte des réponses politiques. Rappelons que la production ostréicole française constitue de loin la première production communautaire – plus de 90 % de ladite production – et la quatrième au niveau mondial.
Nous avons eu, le 11 septembre 2013, un premier débat en séance lors de l’examen du projet de loi relatif à la consommation, à la suite d’un amendement que j’avais déposé au nom du groupe écologiste et qui visait à étiqueter les huîtres en fonction de leur origine, qu’elles soient naturelles, nées en mer ou triploïdes. Les échanges avaient duré près d’une heure, bien après minuit !
Cet amendement n’avait pas été adopté, au motif du respect de la réglementation européenne en vigueur, mais il avait permis l’amorce d’un premier vrai débat sur la question. Je vous avais alors annoncé que je « remettrai le couvert » dès que possible. Depuis lors, la situation s’est encore dégradée, au point de devenir très préoccupante pour l’ensemble de la profession, mais aussi pour le milieu naturel.
L’huître, être vivant mystérieux et fermé, constitue un véritable mets d’exception apprécié par l’homme depuis des milliers d’années.
M. Roland Courteau. C’est vrai !
M. Joël Labbé. Elle a même l’extraordinaire faculté, dans les mers chaudes, de produire des pierres, ces précieuses perles de nacre que les Grecs appelaient « les larmes d’Aphrodite ». (Exclamations admiratives.)
Au fil des siècles, la culture de l’huître n’a cessé de s’améliorer, grâce au savoir-faire et au sens de l’observation de générations d’ostréiculteurs, véritables paysans de la mer. Diverses techniques ont été éprouvées au fil des temps : élevage sur table, en poches, à plat sur le sol de l’estran, ou en eau profonde.
Coquillage filtreur, microphage et omnivore, l’huître joue un rôle essentiel sur le littoral. Elle pompe l’eau de mer afin d’en capter les particules nécessaires à son alimentation et l’oxygène pour sa respiration. Elle se nourrit de microalgues, d’organismes microscopiques et aussi de débris divers : un milieu sain et équilibré lui est nécessaire.
Véritable miroir de la biodiversité, sentinelle de l’environnement littoral, l’huître reflète l’état des écosystèmes marins.
La saison de reproduction s’étend de juin à septembre. Pendant cette période, les huîtres sont « laiteuses ». Cet aspect laiteux de l’huître naturelle lui confère un goût particulier et une texture différente de celle qui est la sienne durant les autres périodes de l’année. Les consommateurs avertis privilégient ainsi les fameux mois « en r » pour leur dégustation.
Depuis toujours, l’huître naît en mer et, par une opération de captage, les ostréiculteurs récupèrent le naissain constitué de larves issues de la reproduction des huîtres adultes dans le milieu naturel, afin d’en assurer la culture.
Entre la naissance d’une huître naturelle et le moment où elle peut être consommée, il s’écoule au moins trois ans, trois années de culture et de soins apportés par les ostréiculteurs, qui lui donneront sa chair épaisse et son goût particulier en fonction du terroir.
Organisme vivant particulièrement fragile, l’huître a connu des épizooties régulières. En 1920 et 1921, l’huître plate a été décimée. En 1972 et 1973, ce fut le tour de l’huître creuse, dite « portugaise », remplacée par l’huître creuse « japonaise », la crassostrea gigas, cultivée encore aujourd’hui en France et partout dans le monde.
En termes de génétique, l’huître est naturellement diploïde : elle possède dix lots de deux chromosomes, tout comme les humains et la plupart des êtres vivants.
Depuis le début des années deux mille, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer, l’IFREMER, a mis au point et développé la production d’huîtres dites « triploïdes », dans l’intention de rendre la production plus intensive. La particularité de ces huîtres tient à une modification en laboratoire de leur nombre de chromosomes, lequel est passé de dix lots de deux chromosomes à dix lots de trois chromosomes.
Pour l’IFREMER, cette innovation est passée par le rachat d’un brevet américain en 2004, le brevet Rutgers, puis par le dépôt d’un nouveau brevet en nom propre en 2008. Différentes méthodes furent alors expérimentées au fil des années, fondées sur des chocs chimiques et thermiques permettant d’obtenir une huître censée être stérile, donc non laiteuse.
Le procédé retenu par l’IFREMER depuis 2008, et qui prédomine aujourd’hui, consiste à développer des « super-géniteurs », des tétraploïdes, dotés de dix lots de quatre chromosomes, dont les services sont vendus aux écloseries, lesquelles les croisent avec des huîtres diploïdes, afin d’obtenir cette fameuse huître triploïde.
Au-delà de cette différence chromosomique par rapport aux huîtres nées en mer, les huîtres triploïdes sont donc exclusivement produites en écloserie.
D’emblée, ces innovations avaient de quoi séduire la profession. En évitant à l’huître son cycle de reproduction, on empêche sa période de laitance, pendant laquelle elle est moins attractive pour le consommateur. Cela permet de commercialiser un produit standardisé toute l’année, notamment lors de la saison touristique.
Rapidement nommée « huître des quatre saisons » pour séduire le consommateur, l’huître triploïde a envahi les étals. Les professionnels y ont vu un moyen d’augmenter leurs débouchés et de lisser les coûts par l’étalement des ventes sur l’année.
L’huître triploïde présente également l’avantage de grossir plus vite, puisqu’elle ne perd pas son énergie à se reproduire. Sa période de production est donc réduite de trois à deux ans – ce n’est pas rien ! –, ce qui la rend très concurrentielle par rapport à l’huître née en mer.
Le scénario industriel était idéal : une huître qui pousse en deux ans au lieu de trois, qui peut être consommée toute l’année... La profession, dans sa grande majorité, s’y est engouffrée. Croissance et compétitivité étaient au rendez-vous avec ce pur produit de la recherche biotechnologique et de l’innovation.
Aujourd’hui, l’heure est plutôt au désenchantement. La filière conchylicole traverse une crise majeure qui perdure depuis plusieurs années et qui menace la survie de nombreuses entreprises ostréicoles.
Depuis 2008, des surmortalités du naissain et des huîtres juvéniles affectent les stocks d’huîtres creuses de l’ensemble des bassins de production en France. Elles ont déjà provoqué une baisse de plus de 40 % du tonnage français.
Ces mortalités continuent de sévir et ne sont pas circonscrites. Cette hécatombe est largement imputable à un variant de l’herpès virus de l’huître, appelé OsHV-1, qui n’a cessé de se développer. Elle coïncide, comme le font remarquer certains scientifiques, avec l’introduction massive des triploïdes dans le milieu...
Les huîtres adultes sont elles aussi touchées par une bactérie au nom barbare – vibrio aestuarianus –, identifiée par les scientifiques. Les mortalités ont un impact sur les stocks marchands, en particulier ceux d’huîtres triploïdes. Celles-ci, extrêmement fragiles, supportent mal les opérations d’élevage ou d’expédition et sont particulièrement vulnérables aux agressions bactériennes.
Un comble : les « huîtres des quatre saisons » meurent au moment où le marché estival les attend. Le taux de mortalité est passé de 10 % au départ à 25 % en 2012, pour atteindre jusqu’à 80 % selon les bassins en 2013.