Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Ségolène Neuville, secrétaire d'État auprès de la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, chargée des personnes handicapées et de la lutte contre l'exclusion. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, monsieur Yannick Vaugrenard, mesdames, messieurs les sénateurs, l’entrée au Panthéon de quatre grandes figures de la Résistance, parmi lesquelles Geneviève de Gaulle-Anthonioz, ancienne présidente d’ATD Quart Monde, a été l’occasion, pour le Président de la République, de rappeler les valeurs qui font la France. Ces valeurs, celles d’humanité, de fraternité, d’égalité et de solidarité, nous rappellent chaque jour la force de notre République, mais aussi sa fragilité, et partant l’impérieuse nécessité de les cultiver, de les préciser, de les renforcer.
Nous sommes ici réunis pour examiner une proposition de loi déposée par les sénateurs du groupe socialiste et républicain. Ce texte vise à rendre illicite un nouveau type de discrimination qui se propage dans notre pays, une forme de mise à l’écart des plus fragiles, des plus vulnérables, de ceux qui, précisément, ont le plus besoin d’aide à un moment donné.
La réalité, c’est que nos vies ne sont pas rectilignes. Elles sont faites de va-et-vient successifs, de petits pas, de grands bonds en avant parfois, mais aussi de périodes difficiles, d’accidents de parcours, de séparations, de ruptures. Pour celles et ceux qui traversent ces moments difficiles, l’important, c’est de ne pas se sentir seul, c’est de ne pas se sentir isolé.
Geneviève de Gaulle n’a cessé de le dire tout au long de sa vie : la véritable force est dans la solidarité humaine, et il n’y a pas de courage s’il n’est pas partagé.
C’est la raison pour laquelle la lutte contre la pauvreté, ce n’est pas seulement l’affaire des familles précaires, des institutions chargées de l’action sociale ou des travailleurs sociaux, c’est bien l’affaire de toute la société française. En effet, prévenir l’exclusion, c’est un investissement, c’est ce qu’on appelle « l’investissement social ».
Le plan de lutte contre la pauvreté était un engagement de campagne du Président de la République, repris par le Premier ministre dans son discours de politique générale le 3 juillet 2012, et il a été officiellement adopté le 21 janvier 2013, lors d’un comité interministériel de lutte contre l’exclusion.
Ce plan comportait à l’origine plus de soixante mesures destinées à permettre à chacun d’accéder à une vie digne sur le plan matériel, mais aussi à l’emploi, à la formation, au logement, aux soins et aux services de santé. Il a été enrichi de cinquante nouvelles actions le 3 mars dernier par le Premier ministre.
Ces nouvelles actions ont pour objectif de répondre à de nouveaux besoins, identifiés par l’Inspection générale des affaires sociales, l’IGAS, lors de son évaluation du plan, mais aussi, et surtout, par les associations de lutte contre l’exclusion et par les personnes elles-mêmes en situation de pauvreté, représentées au sein du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, ou CNLE.
Ce plan est d’abord conçu comme une forme de « bouclier social », qui protège ceux qui font face à des difficultés plus ou moins temporaires. Il a également été conçu pour être un « tremplin social », afin de permettre aux personnes de rebondir.
Le principe d’accompagnement des personnes, qui a été réaffirmé par le Premier ministre, vise précisément à redonner confiance à ceux qui ont subi un accident de parcours, afin de leur donner les moyens d’agir par eux-mêmes et de retrouver la liberté de choix.
Le plan est bâti sur un principe essentiel, qui mérite d’être renforcé : l’objectivité, qui consiste à ne pas porter de jugement sur les situations de pauvreté et d’exclusion, mais à les regarder en face, telles qu’elles sont. Ces situations concernent désormais plus de 8 millions de nos concitoyens, jeunes et moins jeunes, adultes et enfants, chômeurs et salariés.
De ce principe fondamental d’objectivité découle un second principe dit de « non-stigmatisation », consistant à ne plus considérer la pauvreté comme un phénomène qui ne concernerait que quelques malchanceux, pour lesquels on ne pourrait rien faire, car ils seraient en partie, sinon pleinement, responsables de leur situation.
Rendre celles et ceux qui sont en difficulté coupables de leur situation, c’est avant tout se rendre coupable d’inhumanité, c’est aussi ignorer ou mépriser, volontairement, les valeurs républicaines.
Celles et ceux qui connaissent des difficultés sociales sont encore aujourd’hui trop souvent perçus comme responsables de leur situation. Trop souvent, il est considéré qu’ils pourraient s’en sortir s’ils le voulaient vraiment. Je vous le dis de façon directe : ces accusations sont scandaleuses !
Il est scandaleux de stigmatiser celles et ceux que l’on qualifie d’« assistés », comme pour se prémunir soi-même du risque d’en être, comme si pointer du doigt permettait de se distinguer et d’éloigner le danger.
Il est temps d’affirmer que si ces personnes sont dans ces situations, c’est précisément parce que, très souvent, elles n’osent même plus faire valoir leurs droits ou y renoncent de peur d’avoir à essuyer un refus, synonyme de honte, de peur d’avoir à affronter un système devenu tellement complexe qu’il semble que l’on ait volontairement érigé des barrières pour les mettre à l’écart.
C’est pour cette raison que Marisol Touraine, ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, et moi-même agissons chaque jour pour simplifier les démarches et pour faciliter l’accès aux aides et aux prestations sociales. C’est pour cela que nous avons mis en place, avec la caisse d’allocations familiales, les rendez-vous des droits. C’est pour cela que nous mettons en place le simulateur en ligne des droits sociaux, qui va permettre à chacun de connaître en quelques clics l’ensemble de ses droits. C’est pour cela que nous simplifions l’ensemble des procédures et les mots employés dans les courriers de toutes les institutions.
Malgré cela, la peur du stigmate continue d’alimenter le non-recours aux droits et le renoncement aux aides : ces personnes qui abandonnent, qui renoncent à croire que l’on veut réellement les aider ; ces personnes qui ne souhaitent plus qu’une chose, se faire oublier pour qu’on ne leur renvoie plus leur propre image ; ces personnes qui, bien sûr, ne votent même plus, qui ne croient plus en la capacité de l’État et de la société à les protéger et à les aider. Eh bien, ces personnes sont nos concitoyens et ils ont les mêmes droits que chacun et chacune d’entre nous, et nous avons le devoir de leur garantir le droit à la citoyenneté et le droit à la dignité.
Face à ce constat, mesdames, messieurs les sénateurs, je crois qu’il est temps d’aller plus loin.
Depuis le début du quinquennat, le Gouvernement a agi dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Nous avons ainsi introduit dans le code pénal, dans le code du travail, ainsi que dans la loi de 2008 sur les discriminations, un vingtième critère relatif au lieu de résidence, afin que le fait de vivre dans un quartier défavorisé, qui est déjà souvent synonyme de situations de précarité, ne s’accompagne pas de phénomènes supplémentaires d’exclusion.
Avant d’entrer au Gouvernement, j’avais moi-même participé, en tant que parlementaire, à faire ajouter dans la loi sur le harcèlement sexuel une circonstance aggravante en cas de vulnérabilité économique de la personne victime de harcèlement, afin que l’abus de faiblesse soit puni plus sévèrement dans ce domaine.
Aujourd’hui, il apparaît nécessaire d’aller plus loin. Le texte de loi que vous proposez poursuit un objectif louable à double titre : il vise tout à la fois à lutter contre la stigmatisation des personnes en situation précaire et à renforcer leurs possibilités d’accéder à leurs droits, en rendant illégales les pratiques discriminatoires fondées sur la situation économique réelle ou supposée de ces personnes.
Ce texte, en réalité, vise à agir sur les stéréotypes, en établissant une nouvelle norme permettant de faire évoluer les représentations et donc les pratiques discriminatoires. Elle vise à faire prendre conscience à chacun que la pauvreté n’est pas une fatalité et qu’une situation n’est jamais irréversible.
Avant toute chose, elle vise à redonner confiance aux personnes qui ont perdu espoir, afin qu’elles sachent que, désormais, le droit est avec elles, et qu’il est donc possible de postuler pour un logement, un emploi ou une place en crèche sans craindre de se voir renvoyer à sa situation, comme s’il n’était pas permis d’espérer en sortir. Les attitudes que ces personnes subissent étaient contraires à nos valeurs, elles seront désormais contraires à nos lois !
Mme Evelyne Yonnet. Très bien !
Mme Ségolène Neuville, secrétaire d'État. Malgré l’arsenal juridique dont nous disposons déjà, nos lois ne suffisent plus à couvrir toutes les situations dont nous parlons aujourd’hui. Quelles sont précisément ces situations ? C’est la difficulté principale que vous deviez résoudre afin de respecter le principe de légalité des peines, sans lequel la justice ne peut rien.
Il s’agissait d’abord d’être concret et de partir de situations objectives bien définies. C’est ce travail que vous avez fait, mesdames, messieurs les sénateurs, qui a permis d’aboutir à ce texte.
Mais la difficulté était également de trouver une formulation de ce critère qui ne soit pas elle-même stigmatisante, comme l’aurait été, par exemple, le fait de bénéficier de prestations sociales, auxquelles certaines personnes renoncent, précisément pour ne pas être stigmatisées : il s’agissait en effet d’éviter que le dispositif ne se retourne contre les personnes visées.
Je salue en ce sens le travail de la commission des lois du Sénat, qui a su proposer une formulation équilibrée. Le chemin était étroit, entre un critère parfaitement objectif mais par trop restrictif, et un critère extensif qui risquait la censure constitutionnelle.
Nous sommes, selon moi, à un moment capital pour notre pays. Cette proposition de loi souligne l’importance, sinon la nécessité absolue, de protéger et de renforcer nos valeurs de solidarité, de fraternité, et d’unité face aux divisions qui nous menacent, face au risque du repli sur soi et de haine de l’autre.
Cette loi ne doit donc pas seulement constituer un simple étendard que l’on brandirait pour se donner bonne conscience. Il s’agit bel et bien de nous doter d’un nouvel arsenal juridique qui devra donner lieu à des peines, afin qu’il puisse pleinement jouer son rôle de sanction, mais aussi de dissuasion des comportements qui s’écarteraient de la norme.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit en définitive : ériger un point de repère, une norme permettant à chacun de prendre conscience que notre société ne peut plus se permettre de considérer la pauvreté et l’exclusion sociale comme une fatalité contre laquelle il est inutile de se battre. Il s’agit de prendre conscience collectivement que nous participons à créer et à renforcer l’exclusion sociale et que nous en sommes donc en quelque sorte tous responsables.
C’est bien de cela qu’il s’agit : faire évoluer et élever notre conscience collective afin d’éviter que l’individualisme ne prenne le pas sur le sens du collectif. Car la solidarité, le Président de la République lui-même l’a rappelé à plusieurs reprises, ce n’est pas un supplément d’âme, mais ce lien invisible qui nous protège collectivement. C’est en réalité ce que nous avons de plus précieux, ce qui nous fait nous sentir plus forts, ce qui nous donne confiance dans l’avenir et ce qui fait notre capacité collective à rester unis.
C’est pourquoi, vous l’aurez compris, le Gouvernement est favorable à cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – Mme Esther Benbassa et M. François Bonhomme applaudissent également.)
Mme la présidente. Mes chers collègues, je vous incite à respecter le temps de parole imparti afin que nous puissions achever l’examen de cette proposition de loi à treize heures trente au plus tard.
La parole est à M. Didier Mandelli.
M. Didier Mandelli. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, depuis 2008, la situation de pauvreté en France s’est aggravée. Selon le délégué général de la Fondation Abbé Pierre, nous assistons à une massification de la pauvreté. La France compte 3,5 millions de chômeurs – en prenant en compte les chômeurs ayant une activité réduite, on dépasse les 5 millions –, 3,5 millions de mal-logés et 8,5 millions de ménages pauvres. Ces chiffres sont inquiétants. D’après le dernier rapport de l’UNICEF en date du 9 juin 2015, 3 millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté, soit un sur cinq.
La pauvreté touche les enfants, les familles monoparentales, les jeunes, les personnes âgées... Elle nous indigne, nous choque, nous déstabilise, nous révolte.
Dans son rapport de février 2014 intitulé Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité ! mon collègue et voisin Yannick Vaugrenard et la délégation à la prospective soulignent qu’« en dépit […] d’une multitude de propositions formulées, d’une protection sociale considérée comme l’une des meilleures au monde, de toutes les mesures qui ont déjà été mises en place, il faut se rendre à l’évidence : le système tel qu’il est actuellement conçu ne protège plus contre l’exclusion ».
Ce rapport très éclairant, qui s’inscrit dans une démarche prospective sur le thème de la pauvreté, nourrit notre réflexion pour changer les mentalités en profondeur.
Comment lutter contre la pauvreté ? La proposition de loi qui nous est soumise aujourd’hui, issue des travaux de la délégation à la prospective du Sénat, prévoit d’ajouter la « précarité sociale » comme un vingt et unième critère de discrimination, à la liste des discriminations invocables comme préjudice au regard de l’article 225–1 du code pénal et de l’article L. 1132–1 du code du travail.
Une discrimination est une inégalité de traitement fondée sur un critère interdit par la loi – sexe, âge, état de santé, etc. – et dans un domaine cité par la loi – accès à un service, embauche… Actuellement, vingt critères de discrimination – « critères prohibés » – sont fixés par la loi.
Ainsi, défavoriser une personne en raison de ses origines, de son sexe, de son âge, de ses opinions est formellement interdit par la loi comme par les conventions internationales approuvées par la France.
Les discriminations pour précarité sociale sont une réalité. Une enquête de l’IFOP réalisée en 2013 pour le Défenseur des droits révélait que 37 % des chômeurs se déclaraient victimes d’une discrimination à l’embauche.
À titre d’exemple, les candidats à un emploi qui résident en centre d’hébergement et de réinsertion sociale ou sont passés par une entreprise d’insertion ont moins de chance que d’autres d’obtenir un emploi.
De nombreux organismes, comme ATD Quart Monde ou la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la CNCDH, travaillent depuis quelques années à faire reconnaître cette discrimination dans notre droit pénal.
Faut-il cependant modifier le dispositif législatif contre les discriminations ? Nous nous interrogeons.
En effet, des personnalités auditionnées par le rapporteur ont émis des réserves sur la pertinence et la portée normative de l’introduction de ce nouveau critère.
C’est le cas de Jérôme Vignon, président de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, qui considère que les discriminations sont souvent fondées sur une multiplicité de critères et que l’ensemble des situations discriminatoires est aujourd’hui appréhendé par le droit en vigueur.
Par ailleurs, l’actuel Défenseur des droits, Jacques Toubon, relève dans un avis du 9 juin 2015 que « la précarité sociale est une situation, temporaire ou chronique, […] mais n’est pas une caractéristique pérenne de la personnalité ».
Par conséquent, la question se pose : quelle est l’utilité d’introduire ce critère de discrimination, au-delà de la valeur symbolique ?
Alors que le Gouvernement prône le choc de simplification, créer un nouveau critère de discrimination dans notre droit pénal et dans notre droit du travail aura pour effet de contribuer à l’inflation normative tant décriée par tous. Cette proposition de loi n’a pas été assortie d’une étude d’impact évaluant les conséquences de l’introduction de ce nouveau type de discrimination.
Alors que les tribunaux sont engorgés par les contentieux et ont déjà du mal à faire face, on peut s’interroger sur les conséquences de ce texte quant à l’activité de nos juridictions, auxquelles nous confions toujours plus de travail sans toujours leur accorder les moyens nécessaires.
Interdire la discrimination à l’égard des pauvres n’aboutira pas à éradiquer la pauvreté, nous le savons bien. Si c’était le cas, nous aurions dû voter un tel texte beaucoup plus tôt.
La valeur symbolique de la proposition de loi est importante, nous en convenons, mais est-elle suffisante ? Je répondrai par la négative pour deux raisons.
Tout d’abord, pour lutter contre la discrimination liée à la précarité sociale, nous devons faire évoluer les mentalités et éviter la stigmatisation. À cette fin, nous devons intensifier les actions de sensibilisation auprès du grand public et des organismes publics.
Ensuite, mener une réflexion globale sur l’origine des discriminations, leurs manifestations et leurs traitements paraît plus judicieux que d’accumuler les critères de discrimination pénalement répréhensibles.
Voilà pourquoi le groupe Les Républicains s’abstiendra sur cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, être pauvre n’est pas uniquement un problème économique, c’est aussi un phénomène multidimensionnel qui englobe le manque de revenus et l’inexistence des capacités de base nécessaires pour vivre dans la dignité.
La discrimination et l’exclusion sont parmi les principales causes et conséquences de la pauvreté. Les femmes, les enfants, les personnes âgées, les personnes handicapées, les migrants, les réfugiés, les demandeurs d’asile et les personnes vivant avec le VIH sont les catégories les plus exposées à l’extrême pauvreté et aux discriminations qui en découlent. Celles-ci contribuent à aggraver leur situation et à accroître leur exclusion sociale.
Des enfants interdits de cantine parce que leurs parents sont chômeurs, des médecins qui n’accordent pas de rendez-vous à des malades parce qu’ils sont bénéficiaires de la CMU, des CV ignorés parce que le postulant vit dans un centre d’hébergement : voilà ce qu’est être discriminé parce qu’on est pauvre !
Le traitement défavorable et inégalitaire que subissent parfois les personnes pauvres découle de la perception négative dont elles sont l’objet. Aussi nous est-il proposé d’ajouter, à l’article 225-1 du code pénal, un vingt et unième critère de discrimination : celui de la précarité sociale.
Dans le rapport intitulé La lutte contre les discriminations : de l’incantation à l’action, que j’ai rédigé, au nom de la commission des lois, avec mon estimé ancien collègue Jean-René Lecerf, la proposition n° 2, parmi les onze principales propositions que nous y formulions, recommandait d’ajouter la précarité sociale à la liste des critères de discrimination figurant à l’article 225-1 du code pénal afin d’harmoniser la législation et son application jurisprudentielle. Tel est l’objectif visé par le texte qui nous réunit aujourd’hui, ce dont je me félicite.
Je veux saluer ici l’initiative de notre collègue Yannick Vaugrenard et le travail de notre rapporteur Philippe Kaltenbach, qui s’est attaché, afin que la proposition de loi ne soit pas qu’une déclaration de principe, à définir un critère juridique opérant et répondant aux exigences du droit pénal. Reste encore à trouver un mot pour désigner cette discrimination, similaire au terme anglais « povertyism ». Cette absence de dénomination dénote encore plus fortement le déni dont elle est l’objet.
La proposition de loi constitue un message fort, qui dit aux victimes de discriminations que leur préjudice est reconnu et à leurs auteurs que leur comportement et leurs discours ne sauraient être tolérés dans un État de droit. Pour toutes ces raisons, le groupe écologiste la soutient avec conviction. Encore faut-il, après les symboles, passer aux actes pour combattre la pauvreté, parfois extrême, qui touche un nombre croissant de nos concitoyens en ces temps de crise économique. Il y a urgence ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe CRC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Cécile Cukierman.
Mme Cécile Cukierman. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, dès 2012, la commission d’experts de l’Organisation internationale du travail a demandé au gouvernement français, dans le cadre de la convention n° 111, de « fournir des informations sur toute mesure prise aux fins d’introduire “l’origine sociale” dans la liste des motifs de discrimination interdits par le code du travail ». En 2013, un avis adopté par la Commission nationale consultative des droits de l’homme recommandait d’ajouter la précarité sociale aux critères de discrimination existants.
Issue de ces recommandations, la proposition de loi qui nous est présentée s’inscrit dans le prolongement de la conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale de décembre 2012. Il s’agit d’alerter sur la recrudescence de situations discriminantes à l’encontre de personnes les plus pauvres et, pour citer l’avis de la CNCDH, de « l’image négative et culpabilisante dont [elles] pâtissent [et qui] pèse dans les démarches qu’elles entreprennent pour l’accès à la santé, au logement, à l’emploi, à la formation, à la justice, à l’éducation, à la vie familiale, à l’exercice de la citoyenneté ou encore dans leur relation aux services publics ». Des personnes qui se voient refuser un logement à celles qui se voient refuser l’accès à certains soins parce qu’elles sont bénéficiaires de la couverture maladie universelle, de nombreux exemples ont été cités ; je n’en ajouterai pas.
Ces discriminations, bien souvent, vont de pair avec d’autres, comme notre collègue Esther Benbassa vient de le rappeler. Elles contribuent ainsi à aggraver la situation de ces personnes dans le besoin et à accroître leur exclusion sociale. Pour faire prendre conscience à la société tout entière de la gravité de certains comportements discriminatoires qui stigmatisent les personnes pauvres, ce critère de discrimination doit être inscrit dans la loi.
L’association ATD Quart Monde fait également depuis de nombreuses années avec force une telle recommandation. L’objectif est de garantir l’accès des plus pauvres à l’exercice de leurs droits et d’avancer, de fait, vers l’éradication de l’extrême pauvreté.
Cependant, l’introduction de ce vingt et unième critère de discrimination laisse entière la question de sa mise en œuvre effective. En effet, comme cela a été rappelé, les personnes en situation de précarité sont souvent celles qui vont le moins réclamer l’application de leurs droits. Tout comme la CNCDH, nous sommes donc inquiets de la diminution du budget de l’accès au droit et à la justice qu’entraînera la démodulation prévue de l’indemnité allouée aux avocats dans le cadre de l’aide juridictionnelle.
L’examen de ce texte nous invite aussi à mettre en lumière les questions sous-jacentes qu’il ne résout pas. Certes, la notion de « précarité sociale » peut être inscrite dans la liste des motifs de discrimination punis par la loi, mais ne faudrait-il pas plutôt déterminer l’origine de cette précarité sociale et ce qui la favorise ? En tout cas, ces questions laissent poindre toute l’ironie que renferme ce texte : alors même que le Gouvernement met en œuvre des mesures d’austérité, vous nous proposez d’adopter, mesdames, messieurs les sénateurs socialistes, une loi pour lutter contre l’exclusion des plus précaires. Il serait pourtant facile de faire la liste de toutes les lois, qu’elles soient votées ou en cours d’examen au Parlement, qui étendent la précarité, voire l’aggravent. Mais l’heure est trop grave, je ne le ferai donc pas.
Nous soutiendrons cette proposition de loi, car elle est plus que jamais nécessaire, même si elle ne pourra suffire. En effet, nous ne devons pas seulement renforcer la lutte contre les discriminations ; il nous faut sortir des postures moralisatrices et nous attaquer à la racine du mal.
Sur le fond du texte, je souhaiterais mettre en exergue deux interrogations.
Premièrement, il nous est proposé d’inscrire la « précarité sociale » dans la liste des critères de discriminations. Or les critères existants, hormis la grossesse et l’état de santé, sont des caractéristiques permanentes. Une fois ancrée dans la liste des discriminations, on peut craindre que la précarité sociale ou la « vulnérabilité résultant de la situation économique » devienne également une caractéristique propre à certaines personnes, qui relèverait d’un état permanent, voire insoluble. On ne peut pas limiter notre combat politique à accepter le pauvre ; il s’agit de combattre la pauvreté !
Deuxièmement, en creux, une disposition ajoutée par M. le rapporteur nous interpelle. Il s’agit de l’introduction d’un nouvel article dans le code du travail, qui dispose : « Les mesures prises en faveur des personnes vulnérables en raison de leur situation économique et visant à favoriser l’égalité de traitement ne constituent pas une discrimination. » Cette disposition a pour objet de permettre des mesures d’action positive en faveur des personnes vulnérables en raison de leur situation économique. Autrement dit, il est question de mettre en œuvre une discrimination positive à l’égard des plus pauvres au travail. Il est donc plus facile d’accorder une discrimination positive que de mettre un terme aux discriminations.
Pour conclure, je dirai que, une fois sortie de son contexte, cette proposition de loi n’est pas contestable. Comme l’indique son auteur, il s’agit d’adresser un message de vraie considération et de fraternité à l’égard de celles et ceux qui se sentent mis de côté dans notre pays à raison de leur précarité sociale. C’est pourquoi, malgré les réserves que nous avons émises, les sénateurs et sénatrices du groupe communiste républicain et citoyen la voteront. Nous combattons la précarité et, comme plus de quarante associations et syndicats qui se sont exprimés le 10 juin dernier, nous ne pouvons accepter que les victimes de cette précarité et, plus généralement, de la pauvreté soient également les victimes stigmatisées d’une exclusion sociale. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et républicain et du groupe écologiste.)
Mme la présidente. La parole est à M. François Fortassin.
M. François Fortassin. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, comme on nous a appelés à réduire la longueur de nos interventions, je serai particulièrement bref.
La lutte contre la précarité constitue un devoir moral de tout élu, quelle que soit sa sensibilité. C’est aussi un devoir légal. Lorsque j’étais président de conseil général, j’ai dû me coltiner ces problèmes, qui sont toujours extrêmement délicats.
Beaucoup de choses ont déjà été dites. Je ne pourrais que les répéter, peut-être plus mal. Je vous dirai simplement que le groupe du Rassemblement démocratique et social européen a la passion de la fraternité et de la solidarité. C’est pourquoi nous voterons le texte. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et du groupe écologiste.)