M. Le président. La parole est à M. le ministre.
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je remercie l’ensemble des orateurs de leurs contributions à ce débat sur la prorogation de l’état d’urgence ; j’apporterai dans un instant les précisions qui manquaient à mon propos liminaire, notamment sur les raisons de cette demande du Gouvernement.
Je tiens tout particulièrement à remercier Bruno Retailleau des questions, toutes excellentes, comme toujours, qu’il a posées avec brio et finesse et auxquelles je tiens à répondre avec minutie ; mesdames, messieurs les sénateurs de l’opposition, ne vous inquiétez pas : en disant cela, je ne veux pas le compromettre… (Exclamations amusées sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Roger Karoutchi. Cela se discute !
M. Bruno Retailleau. C’est presque fait ! (Sourires.)
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Nous avons suffisamment de sujets d’opposition pour que vous n’ayez aucune crainte concernant sa tranquillité politique et intellectuelle !
Sur la question de l’Europe, un sujet absolument déterminant, comme vous le savez, un conseil JAI s’est tenu à Amsterdam voilà quelques jours, à l’occasion duquel nous avons présenté un agenda extrêmement précis. Quel est le sujet de préoccupation au regard de la menace terroriste ?
Nous avons obtenu le 15 décembre 2015 une modification de l’article 7-2 du code frontières Schengen, dont la mise en œuvre rapide devra permettre de procéder à des contrôles systématiques de nos ressortissants qui reviennent notamment du théâtre des opérations terroristes, au moment du franchissement des frontières extérieures de l’Union européenne, quel que soit le lieu de ce franchissement. C’est la première proposition.
Si nous voulons être efficaces dans la lutte contre le terrorisme, ce contrôle systématique doit être assorti d’un certain nombre d’éléments qui, aujourd’hui, ne sont pas possibles ou n’existent pas. Je pense tout d’abord à l’interrogation systématique du fichier du système d’information Schengen, le SIS. C’est la deuxième proposition.
Certes, un certain nombre d’États versent aujourd'hui dans ce fichier des informations concernant l’activité terroriste de ceux qu’ils ont dans leur radar, mais il faut que cela concerne tous les pays, ce qui n’est pas le cas. C’est la troisième proposition. Cela permettra, au moment du franchissement des frontières de l’Union européenne, d’identifier les individus qui peuvent poser problème, ce qui n’est pas le cas aujourd'hui, comme les événements du 13 novembre dernier l’ont d’ailleurs prouvé concernant un certain nombre de ceux qui nous ont frappés.
Il est absolument indispensable de connecter le SIS aux autres fichiers de police dont nous disposons, de manière à ce que le croisement des informations permette de réduire le risque de trous dans la raquette. C’est la quatrième proposition. Je pense à la base de données SLTD, Stolen and Lost Travel Documents, c’est-à-dire le fichier des documents volés, et à d’autres fichiers concernant la grande criminalité.
Par ailleurs, et c’est une autre proposition très importante, il faut qu’Eurodac, qui est une banque de prise des empreintes digitales, puisse être utilisé à des fins de sécurité. Il n’en est pas ainsi aujourd’hui. Cela implique donc une modification de son règlement par l’Union européenne.
Si nous ne mettons pas toutes ces mesures en œuvre et si nous n’y ajoutons pas une dernière mesure, qui est une task force européenne de lutte contre les faux documents, nous aurons des terroristes qui ont fait prendre leurs empreintes sous de fausses identités et qui, si nous ne savons pas les identifier au moment du franchissement des frontières, nous frapperont sans qu’on ait pu les détecter dans les fichiers. En effet, une grande partie de ceux qui rentrent aujourd’hui du théâtre des opérations terroristes et qui veulent frapper dispose de faux documents fournis par Daech, qui a récupéré des milliers de passeports vierges en Irak et en Syrie et qui est une véritable usine de faux documents.
Je vous rappelle que deux des kamikazes qui ont frappé en France le 13 novembre dernier s’étaient vu prendre leurs empreintes digitales à Leros sous de fausses identités, en bénéficiant de faux passeports.
M. Bruno Sido. Oh là là !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Monsieur Retailleau, selon vous, il faut une initiative européenne forte pour maîtriser notre espace européen commun. Les propositions que nous avons formulées correspondent à un agenda extrêmement précis et sont de nature à permettre de sauver cet espace que nous avons en commun.
À tout cela s’ajoute la question migratoire. Sur ce sujet aussi, les choses sont extrêmement claires dans notre esprit. Nous devons impérativement tarir le flux. Il est faux de penser que l’Europe peut accueillir sur son territoire l’ensemble des réfugiés. Ce n’est pas possible. Par conséquent, nous devons aider les pays qui ont des camps à y maintenir un haut niveau de soutien humanitaire ; c’est d’ailleurs ce qui préside aux discussions entre la France, l’Allemagne et la Turquie.
Je me suis rendu en Grèce avec mon homologue allemand, pour que les propositions qui ont été formulées par la France au conseil JAI soient très vite transformées en propositions franco-allemandes. Je me suis en effet rendu au conseil des ministres allemand pour présenter ces propositions et faire en sorte qu’elles soient partagées par nous tous. Monsieur Retailleau, vous avez eu raison de souligner que c’était extrêmement important.
Mesdames, messieurs les sénateurs, plusieurs d’entre vous ont évoqué la question de l’autorité de l’État. Sur ce sujet, il faut faire preuve d’une extrême fermeté, tout en étant extrêmement prudent face aux conséquences que peut avoir, dans un pays fragilisé, une instrumentalisation politique systématique de la question de l’autorité de l’État.
Je prendrai des exemples très concrets. Après des événements comme ceux qui se sont déroulés à Roye – j’ai d’ailleurs été interrogé sur ce point au Sénat –, on demande immédiatement que justice soit rendue. Pour qu’il en soit ainsi, il faut respecter le temps judiciaire – nous en sommes tous d’accord ici –, le temps des investigations, le temps de la police scientifique et technique. Vous avez pu constater que, la semaine dernière, une grande partie de ceux qui ont été à l’origine de ces troubles à l’ordre public avait été condamnée. Il en a été de même à Moirans, où des interpellations ont eu lieu.
J’ai entendu des déclarations immédiatement après les événements inacceptables de Corse, qui m’ont conduit à me rendre sur place. Des interpellations ont eu lieu aussi la semaine dernière.
M. Bruno Sido. C’est bien !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Lorsque l’on constate des intrusions de migrants sur le port de Calais – migrants instrumentalisés par des No Borders, qui sont des activistes, qui exposent les migrants à des risques pour eux-mêmes, avec un cynisme absolu –, les forces de l’ordre, sous mon autorité, interviennent et les comparutions sont immédiates.
Lorsque j’ai empêché dimanche dernier une manifestation en raison de ces troubles et d’autres rassemblements qui étaient susceptibles de se produire et que des individus ont bravé cette interdiction, se revendiquant de l’uniforme qu’ils avaient porté, alors que celui-ci incarnait le respect du droit, l’attachement aux décisions et aux lois votées par le souverain, j’ai fait la même chose ! L’autorité de l’État, l’attachement à l’ordre public et le respect du droit, c’est pour tout le monde ! (M. David Rachline s’exclame.)
M. Didier Guillaume. Très bien !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. On ne comprend pas qu’un général en retraite puisse s’ériger au-dessus des lois de la République et enfreindre celles-ci en toute impunité, en raison de ce qu’il pense être bon. Cela rappelle de très mauvais souvenirs à la République… Aussi longtemps que je serai ministre de l’intérieur, cela ne sera pas. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe écologiste et du RDSE, ainsi que sur quelques travées du groupe Les Républicains. – Mme Éliane Assassi applaudit également.)
Monsieur Retailleau, vous avez évoqué la question des services de renseignement. À ce sujet, je veux appeler votre attention sur un constat que je dresse à chaque fois : à peine un attentat se produit-il que les micros sont tendus et qu’est posée la question « quelle est la faille des services de renseignement ? », sans même savoir s’il y a eu faille.
Je rappelle tout de même qu’une grande partie de ceux qui ont commandité les attentats du 13 novembre vivait en dehors du territoire national, comme les Belgo-Marocains qui les ont préparés, et qu’ils n’étaient donc pas suivis par nos services. Quant à ceux qui l’étaient et qui se trouvaient sur les théâtres d’opérations en Syrie, ils sont revenus en France après avoir franchi les frontières de plusieurs pays de l’Union européenne, en ayant vraisemblablement utilisé – l’enquête le dira – les mêmes procédés de dissimulation.
Je tiens à attirer l’attention de chaque parlementaire sur le fait que la Direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, le Service du renseignement territorial, mais aussi la Direction générale de la sécurité extérieure, la DGSE, sont confrontés à des risques et à des menaces inédites, émanant d’individus situés à l’extérieur de notre pays et utilisant tous les moyens de dissimulation, notamment de faux documents, pour revenir sur le territoire national et nous frapper. Je tiens à défendre ces personnels placés sous ma responsabilité, car je sais à quel point ces services sont engagés et travaillent à flux tendus.
On parle beaucoup de l’attentat qui vient de se produire, mais jamais de ceux qui ont été déjoués. Or je rappelle que, en douze mois, les services de renseignement ont démantelé dix-huit filières d’acheminement de terroristes vers les théâtres d’opérations et déjoué onze attentats.
J’indique à tous ceux qui théorisent sur l’inefficacité de l’état d’urgence et des services de renseignement que, depuis le début du mois de janvier, la Sous-direction antiterroriste, la SDAT, et la DGSI, ont procédé à l’interpellation de quarante personnes en un mois. Si vous rapportez ce nombre, que je n’avais pas encore donné, à celui des arrestations intervenues chaque mois depuis le début de la crise syrienne, cela représente une augmentation très significative. Quarante personnes en un mois ! La moitié d’entre elles ont été placées sous contrôle judiciaire ou en détention ; les autres font l’objet d’un suivi particulier.
Je me dois devant vous de dire la vérité sur le niveau du risque, sur l’activité des services, mais aussi de rendre un hommage appuyé, car personne ne le fait spontanément, aux policiers et aux gendarmes pour le travail qu’ils font, car ils le méritent. Présents devant les synagogues, les mosquées et les institutions, ils assurent, dans leurs uniformes, la protection des Français et veillent au respect des valeurs républicaines auxquelles nous tenons tous, comme la laïcité, qui est le droit de croire ou de ne pas croire, puis, dès lors que l’on a fait le choix de sa croyance, de l’exercer librement.
Aux théoriciens récurrents et pavloviens des violences policières, je rappelle toutes les violences que subit la police lorsqu’elle assure la protection des Français et veille au respect des principes républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du RDSE, de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. Didier Guillaume. Très bien !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. On n’évoque jamais ce point, et je le regrette beaucoup, car le respect des valeurs et des principes de la République, c’est aussi la reconnaissance que l’on doit à ceux qui, au péril de leur vie, assurent la protection de tous les Français dans un contexte de menace élevée.
Les policiers et les gendarmes vivent douloureusement ces procès en France, compte tenu de la lourdeur de leur tâche, de l’engagement qui est le leur pour l’accomplir et de la contrainte inhérente à leurs responsabilités. Il me semble donc que l’on pourrait, au moins de temps en temps, leur adresser un minimum de remerciements plutôt que de stigmatiser l’État policier, les violences policières et le reste. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE.)
Sachez cependant que, en tant que ministre de l’intérieur, je serais d’une intransigeance totale si des manquements étaient commis par ceux qui, sous ma responsabilité, sont chargés de faire respecter l’ordre républicain.
Monsieur Zocchetto, vous vous êtes interrogé sur la durée de la prolongation de l’état d’urgence et sur la pénalisation de la fréquentation des sites faisant l’apologie d’actes terroristes. Comme Michel Mercier, vous vous demandez comment sortir de l’état d’urgence.
Je prépare bien entendu la sortie de l’état d’urgence tous les jours en prenant des mesures. À titre d’exemple, un certain nombre des personnes qui ont été assignées à résidence et qui présentent un danger ne sont pas de nationalité française. Il serait légitime de les expulser vers leur pays au terme de l’état d’urgence. Nous devons manifester notre détermination et faire preuve de fermeté à l’égard d’individus qui vivent en France, mais qui ne sont pas de nationalité française et qui enfreignent la loi.
Des mesures de droit commun pourront prendre le relais de l’état d’urgence, lorsque celui-ci aura cessé, pour assurer la sécurité des Français, comme les interdictions de sortie du territoire, lesquelles relèvent de la loi du 13 novembre 2014.
Le projet de loi pénale, dont vous aurez à débattre, et la proposition de loi que vous avez vous-même portée sont autant de textes préparant la sortie de l’état d’urgence par des mesures de droit commun. Il s’agit d’assurer, dans le respect rigoureux des principes constitutionnels et des libertés publiques, la sécurité des Français.
La pénalisation de la consultation des sites faisant l’apologie d’actes terroristes a été envisagée, monsieur Zocchetto, lors de l’examen de la loi visant la pédopornographie, mais le Conseil d’État a considéré qu’une telle mesure n’était pas constitutionnelle. Cette disposition n’a donc pas été retenue. Votre proposition présente donc un intérêt, en même temps qu’elle pose un problème de constitutionnalité, qu’il faudra examiner de près.
Monsieur Richard, vous avait repris dans votre intervention l’ensemble des interrogations que j’avais moi-même exprimées sur la dimension internationale et les risques qui s’y attachent. Je partage bien entendu vos propos.
Le président Mézard a posé des questions extrêmement justes, avec l’esprit de nuance et la sagesse qui le caractérisent toujours, sur le nécessaire équilibre entre la sécurité, que nous devons assurer, et l’état d’urgence, que nous ne pouvons pas prolonger indéfiniment. Au-delà de la période de trois mois, nous souhaitons pouvoir prendre des mesures, soit de police administrative, soit de droit commun, inscrites dans la loi pénale, pour prendre le relais de l’état d’urgence.
Enfin, madame Benbassa, madame Assassi, je n’ai pas eu le sentiment que vous adhériez à ce que nous proposions. Vous avez exprimé avec sincérité, et parfois avec beaucoup de passion, votre opposition à l’état d’urgence.
Très sincèrement, nous faisons face à une menace inédite, qui ne ressemble en rien, madame Benbassa, à ce que nous avons eu à affronter jusqu’à présent. Je rappelle que près de 2 000 ressortissants français sont concernés, de près ou de loin, par les activités terroristes de groupes situés en Irak et en Syrie, une partie d’entre eux vivant sur le territoire national. Le défi auquel nous sommes confrontés n’est donc pas du tout le même que celui que nous avons dû relever au milieu des années quatre-vingt-dix, face, par exemple, au GIA, le Groupe islamiste armé. Il est d’une tout autre nature.
Par conséquent, face à l’ampleur de ce phénomène, nous ne pouvons pas raisonner comme nous l’avons fait il y a de cela vingt ou trente ans. Face à ce niveau de menace élevé, et alors que le nombre d’interpellations intervenues depuis le début du mois de janvier dernier est extrêmement élevé – j’ai rappelé les chiffres –, le raisonnement qui est le vôtre, que je peux comprendre et que je respecte, est le suivant : « Le danger, c’est la manière dont l’État s’arme pour faire face à la menace et le risque que cela fait peser sur nos libertés ».
Pour ma part, je considère, et là se situe le désaccord de fond que j’ai avec vous, que si la République ne se dote pas, dans le respect des principes constitutionnels et du droit, des moyens de faire face à la menace qui se présente à elle et qui a l’acuité que je viens d’indiquer, alors les libertés publiques s’en trouveront très fortement vulnérabilisées et remises en cause. Un État qui, avec toute la rigueur et tous les scrupules que je viens d’indiquer, se prépare à affronter, avec lucidité, une telle menace, en prenant toutes les précautions en droit pour éviter toute dérive, ne remet pas en cause les libertés publiques, il les protège.
C’est parce que j’ai la conviction profonde que nous ne pouvons pas ne pas réagir face à une telle violence à l’égard de ce que nous sommes et de ce que sont nos valeurs que je présente aujourd'hui le projet de loi prolongeant l’état d’urgence, non pas avec la conscience tranquille – lorsque l’on est confronté à une telle menace, on interroge à chaque instant sa conscience pour savoir si l’on fait bien et si l’on prend les bonnes mesures –, mais avec la sincérité d’un Républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE, ainsi que sur certaines travées de l'UDI-UC.)
Mme Éliane Assassi. Moi aussi !
M. le président. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
projet de loi prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence
Article unique
I. – L’état d’urgence déclaré par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et le décret n° 2015-1493 du 18 novembre 2015 portant application outre-mer de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, prorogé par la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions, est prorogé pour une durée de trois mois à compter du 26 février 2016.
II. – Il emporte, pour sa durée, application du I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.
III. – Il peut y être mis fin par décret en conseil des ministres avant l'expiration de ce délai. En ce cas, il en est rendu compte au Parlement.
M. le président. La parole est à M. Gaëtan Gorce, sur l'article.
M. Gaëtan Gorce. Monsieur le ministre, je connais suffisamment votre sens de l’État pour ne pas avoir de doute sur le fait que les mesures que vous nous proposez sont indispensables à la sécurité des Français. Je m’interroge en revanche sur le climat dans lequel ce débat s’inscrit et se poursuit.
Dans le contexte particulièrement difficile dans lequel nous nous trouvons, la façon dont nous nous adressons aux Français, la façon dont l’exécutif s’adresse aux Français, est évidemment décisive.
La France est un superbe et grand pays, dont l’énergie et la vigueur ont parfois besoin d’être stimulées. Notre pays a, aux tréfonds de lui-même, foi dans ses valeurs, mais il ne les mobilise avec enthousiasme que s’il les sent partagées.
C’est à cette France-là, celle qui croit que, au fond, elle peut venir à bout de tous ses adversaires sans jamais remettre en question ses valeurs et ses principes, qu’il faut s’adresser. Il y a au fin fond de notre pays, liée à notre histoire, une force qui nous permet chaque fois qu’elle est mobilisée d’écarter les trahisons, les reniements, les menaces, les petitesses et les mesquineries qui accompagnent parfois le débat public. Oui, c’est à cette France-là qu’il faut s’adresser.
En disant cela, je n’ai pas le sentiment d’exprimer une conviction personnelle. Je pense qu’elle est partagée dans cet hémicycle et qu’elle est le fruit de notre histoire, cette histoire qui nous dit que la France de 1914 n’est pas celle de 1940, celle que ses dirigeants surent mobiliser grâce à une foi républicaine et patriotique, celle qui sut emporter la victoire, dans des circonstances douloureuses, quand celle de 1940 s’effondra, avec des dirigeants qui, au fond, ne surent être à la hauteur ni de l’événement ni de la France qu’ils étaient censés diriger.
Comment expliquer que la France de 1959 ait su se redresser, alors que celle de 1958 apparaissait au bord du précipice ? Sans doute est-ce parce que le général de Gaulle a su parler à la France de toujours (Marques d’approbation sur les travées du groupe Les Républicains.), alors que ceux qui la dirigeaient auparavant, Pierre Pflimlin ou Guy Mollet (Exclamations sur les mêmes travées.), ne surent pas parler à la France du moment.
Si nous ne cessons d’évoquer les menaces, d’expliquer à notre jeunesse qu’elle doit apprendre à vivre avec la terreur, de rappeler qu’il y aura toujours au-dessus de nos têtes la menace immanente du terrorisme, alors nous installons un climat et nous mobilisons une France du repli et de la peur. Et de cette France-là, il n’y a rien à attendre de bon !
M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue !
M. Gaëtan Gorce. Je souhaite donc, monsieur le ministre, que le Président de la République, le Gouvernement et nous tous ici dans cet hémicycle sachions trouver le ton pour nous adresser aux Français.
Il faut dire à nos compatriotes que, en croyant à nos valeurs, en partageant cette foi républicaine, nous ne céderons rien. Il faut leur dire que nous n’avons pas peur, que nous ne devons pas revenir en arrière sur ce qui nous caractérise et que, par conséquent, chaque fois que nous voterons une loi, chaque fois que nous nous mobiliserons sur un texte, nous le ferons au nom de ces valeurs, sans céder au repli, à la frilosité et à la peur, mais en ayant foi dans le destin de notre pays. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Jean-Pierre Raffarin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, sur l'article.
M. Pierre-Yves Collombat. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai voté l’instauration de l’État d’urgence à la suite des attentats du mois de novembre dernier, j’ai voté sa prolongation pour trois mois, mais je ne voterai pas cette nouvelle prorogation, parce le principal intérêt de l’état d’urgence réside dans l’effet de surprise des interventions des premières semaines, et elles furent nombreuses. Or nous n’en sommes plus là.
Selon la commission de contrôle de l’Assemblée nationale, alors présidée par Jean-Jacques Urvoas, devenu depuis lors notre garde des sceaux : « L’essentiel de l’intérêt de ce que l’on pouvait attendre de ces mesures [d’urgence] semble, à présent, derrière nous. Partout où nous nous sommes déplacés, nous avons entendu que les principales cibles et les objectifs avaient été traités. De fait, l’effet de surprise s’est largement estompé, et les personnes concernées se sont pleinement préparées elles aussi à faire face à d’éventuelles mesures administratives. »
En outre, l’argument de la persistance d’un danger fort et permanent invoqué par le Gouvernement en appui de sa demande, mais aussi par d’autres, peut se retourner. La permanence du danger est précisément le signe que son traitement relève de bien autre chose que de la prolongation de l’état d’urgence.
« Réagir efficacement à un attentat terroriste en donnant à l’État les moyens proportionnés à l’ampleur de la menace imminente était une chose, nous dit encore la commission Urvoas, combattre sur la profondeur le terrorisme en est une autre ».
Personnellement, je déplore le peu d’attention porté par le Gouvernement, en tout cas à ma connaissance, aux dimensions autres que policières – quelle que soit l’importance de ces dernières – de la lutte contre le terrorisme, et tout particulièrement à leur dimension idéologique. Neutraliser les tueurs actifs ou potentiels, c’est l’urgence ; stériliser le terreau idéologique qui les nourrit, l’obligation permanente. Je crains que le souci quasi exclusif de l’urgence ne l’ait fait oublier.
Les Français ne comprendraient pas la levée de l’état d’urgence si un nouvel attentat survenait, nous dit-on. Un an après les attentats de janvier 2015, état d’urgence ou pas, ces Français comprendraient-ils mieux si une nouvelle tuerie intervenait ? Je ne le pense pas. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, sur l'article.
M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, beaucoup de choses ont été dites. Je voudrais tout d'abord revenir, comme l’a souligné M. Pierre-Yves Collombat, sur le fait que quelque 95 % des assignations à résidence et des perquisitions ont été décidées dans les six premières semaines après la proclamation de l’état d’urgence.
Finalement, le principal enjeu aujourd'hui, de ce point de vue, c’est la gestion des 339 assignations à résidence, qui pourraient être annulées si l’état d’urgence n’était pas prolongé, ce qui pourrait provoquer des difficultés. Pour cela, il est vrai, l’état d’urgence et sa prorogation sont indispensables, mais le sont-ils dans les mêmes conditions que pendant les trois premiers mois ? Je me pose vraiment la question.
Ensuite, nous examinons le 9 février en séance publique un projet de loi présenté en conseil des ministres le 2 février et examiné par la commission des lois le 3 février. Pourquoi une telle rapidité, pour ne pas dire une telle précipitation ? Ne pouvait-on pas un peu mieux prévoir ? En cette période, face aux urgences, notre pays a également besoin de sérénité.
Enfin, la menace est mondiale. Tous les pays qui sont des symboles de diversité, de pluralité et de tolérance sont visés. La réaction de la France, face à cette menace, doit rester un exemple. Pour mobiliser la communauté internationale et nos partenaires qui n’ont pas la même perception de la menace que nous, nos arguments doivent pouvoir être compris. Sinon, nous n’y parviendrons pas, alors que la mobilisation de l’ensemble de nos partenaires européens et mondiaux est absolument nécessaire.
Vous nous dites, monsieur le ministre, que l’état d’urgence reste aujourd'hui indispensable pour gérer la menace, et nous serons nombreux ici à vous faire confiance sur ce point. Toutefois, comme d’autres l’ont dit, la sécurité n’est jamais une politique suffisante en soi : c’est une condition indispensable pour se projeter dans l’avenir avec confiance, et c’est ce dont le pays a besoin aujourd'hui.
M. le président. L'amendement n° 1, présenté par Mmes Assassi et Cukierman, M. Favier et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, est ainsi libellé :
Alinéa 3
Compléter cet alinéa par une phrase ainsi rédigée :
Il peut également y être mis fin par le Parlement qui apprécie, au terme d’un délai de trente jours, si les conditions fixées à l’article 1er de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence demeurent réunies.
La parole est à Mme Éliane Assassi.
Mme Éliane Assassi. Lors de la première prorogation de l’état d’urgence a été mis en avant l’ajout positif dans la loi de 1955 de l’information au Parlement, qui s’est d'ailleurs concrétisé les jours suivants par la mise en place d’un comité de suivi au sein de la commission des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat, aux travaux duquel j’ai participé.
Or le contrôle parlementaire a été inscrit hier soir à l’Assemblée nationale dans le projet de révision constitutionnelle. « Les règlements des assemblées prévoient les conditions dans lesquelles le Parlement contrôle la mise en œuvre des mesures de l’état d’urgence », lit-on dans l’amendement adopté par les députés, sur l’initiative du rapporteur, Dominique Raimbourg, au nom de la commission des lois, sur lequel le Gouvernement a émis un avis favorable. « Si le Parlement, dans sa sagesse, décide d’élever ces éléments au rang constitutionnel, le Gouvernement respecte la volonté du Parlement », a indiqué, pour sa part, le garde des sceaux, M. Urvoas.
Vous le savez, nous sommes absolument défavorables à la constitutionnalisation de l’état d’urgence, considérant qu’il n’y a rien de plus dangereux que de faire vaciller le socle des droits fondamentaux en période troublée. Toutefois, nous aurons le temps d’en discuter dans les semaines à venir…
Pour l’heure, mes chers collègues, nous vous proposons d’intégrer dans la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence un contrôle effectif du Parlement, en lui conférant le pouvoir d’interrompre l’état d’urgence au-delà de trente jours si les conditions fixées à l’article 1er de la loi précitée ne sont plus réunies.