M. François Bonhomme. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, ce fut évident pour nous tous, le Congrès de Versailles fut un moment solennel, un moment fort où le Président de la République annonça sa volonté de réviser notre Constitution, afin de l’adapter à la réalité nouvelle du péril et de la menace.
Comme vous l’avez dit, monsieur le Premier ministre, notre pays est en guerre. Jamais la France n’a été visée de la sorte. Aujourd’hui, beaucoup s’interrogent sur l’opportunité juridique de cette révision constitutionnelle, alors que les deux principaux articles du projet de loi constitutionnelle renvoient à des mesures déjà prévues et encadrées dans notre droit positif.
Depuis la loi de 1955, les différents textes relatifs à l’état d’urgence encadrent clairement les conditions de procédure de sa mise en œuvre. Au demeurant, le Conseil constitutionnel a admis l’existence de l’état d’urgence et a clairement déclaré celui-ci conforme à la Constitution.
Dès lors, pourquoi inscrire ce dispositif dans la Constitution ? Telle est la question lancinante.
Au-delà du symbole fort, cette inscription donnerait aux pouvoirs publics une légitimité renforcée. Au-delà de la garantie, de la légitimité et de l’encadrement constitutionnels dont bénéficierait alors ce mécanisme, elle permettrait de renvoyer à une loi organique le soin de prévoir le régime respectif de l’état de crise et de sa mise en œuvre.
Le nouvel article 36-1 de la Constitution adopté par l’Assemblée nationale renforce et aménage les conditions de déclenchement de l’état d’urgence et renvoie à un futur projet de loi d’application l’énoncé des mesures dérogatoires pouvant être prises durant l’application de celui-ci.
Le Sénat peut saluer – et il doit le faire ! – le travail de la commission des lois, particulièrement de son président et rapporteur, Philippe Bas, reprenant les principes énoncés le 16 novembre dernier à Versailles. Les amendements que défendra notre collègue sont les bienvenus en ce qu’ils visent à fixer des limites aux pouvoirs de police administrative, à accroître les prérogatives de contrôle du Parlement, du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État et de l’autorité judiciaire, et à limiter dans le temps le délai maximal de prorogation de l’état d’urgence.
Ce faisant, le Sénat est dans son rôle essentiel en assurant cette pondération.
Concernant la question de la déchéance de nationalité, le Conseil constitutionnel s’est prononcé à deux reprises sur la procédure et a déclaré conforme à la Constitution une telle déchéance, tout en précisant qu’il s’agissait bien là d’une sanction.
Par ailleurs, cette disposition n’a pas été considérée comme étant contraire à nos engagements internationaux.
La démarche du Gouvernement est donc inédite : elle s’inscrit davantage dans le registre de la prévention, en anticipant une éventuelle décision contraire du Conseil constitutionnel.
Ainsi en est-il de l’engagement pris par le Président de la République devant le Congrès qui prévoyait de compléter l’article 34 de notre Constitution pour habiliter expressément le législateur à fixer les conditions dans lesquelles un Français de naissance qui détient une autre nationalité peut être déchu de la nationalité française. Cette rédaction prévenait le risque d’apatridie. Mais le débat qui s’est ensuivi à l'Assemblée nationale s’est fait dans la confusion.
Pourquoi avoir accepté, monsieur le Premier ministre, que les députés prennent le contre-pied de la position annoncée par le Président de la République lors du Congrès ?
Il n’est plus question de Français de naissance, ni de condition de binationalité. Face à cette nouvelle rédaction, vous avez pris l’engagement devant les députés de ratifier la convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie et de prévoir, dans la loi ordinaire, que la déchéance de nationalité ne pourra être prononcée si elle a pour effet de rendre l’intéressé apatride.
Très franchement, vous nous donnez un peu le tournis ! Vous posez dans la Constitution un grand principe, que vous vous empressez ensuite de corriger par la voie d’une loi, qui plus est, ordinaire ! Tout cela manque de clarté. Là encore, inspirez-vous, monsieur le Premier ministre, de la position de la commission des lois qui est empreinte de responsabilité !
Malgré tous ces arguments, je n’aurais pas de scrupule, pour peu que vous l’entendiez et que vous l’acceptiez, à soutenir l’esprit des projets du Président de la République issus du Congrès de Versailles et les projets eux-mêmes. Ne nous enfermons pas dans le juridisme excessif, comme l’a souligné Roger Karoutchi !
M. Roger Karoutchi. En effet !
M. François Bonhomme. C’est pourquoi j’apporterai mon soutien au Gouvernement, y compris contre certaines organisations faisant profession de défendre les droits de l’homme, usant et abusant de leur droit de recours, et qui sont réduites aux slogans imbéciles crachés par les haut-parleurs des camions syndicaux tels que : « État d’urgence, État policier ! »
Mme Éliane Assassi. Respectez les organisations syndicales et salariées !
M. François Bonhomme. Oui, je soutiens aussi le Gouvernement contre certains collectifs autoproclamés gardiens de nos libertés, amalgamant ce projet de loi constitutionnelle au produit équivalent « aux périodes les plus sombres de notre histoire », syntagme funeste et ressassé jusqu’à l’indigestion.
On ne peut pas dire sérieusement qu’on « instrumentalise les peurs et nos émotions ». En l’espèce, je veux signaler à Mme Benbassa et à M. Laurent que la peur est bien légitime. Mme Benbassa, qui est cultivée, sait bien que la philosophie nous apprend que la peur est heuristique, c'est-à-dire qu’elle sert parfois à découvrir ce que l’on ne voyait pas avant que l’événement ne survienne.
Mme Éliane Assassi. Et alors ?
M. François Bonhomme. Face aux monomaniaques de l’État policier et à ceux qui abusent de parallèles douteux, on doit pouvoir dire que les libertés essentielles ne sont pas mises en cause.
Tous ces réflexes pavloviens finissent par manquer l’essentiel : la nécessité, face à l’irruption d’une telle violence sur notre territoire, de protéger la Nation.
Monsieur le Premier ministre, il y aurait sans doute beaucoup à dire sur les sinuosités, les contorsions, les incohérences à force de revirements contenus dans ce texte, …
M. Daniel Raoul. Il faut conclure !
M. François Bonhomme. … ponctué et illustré par la démission bruyante du précédent garde des sceaux, les dissensions de votre majorité et la réécriture de l’article 2. Mais, au bout du compte, tout cela est anecdotique, car l’unité nationale n’impose à personne de renoncer à ses convictions, mais appelle, je crois, comme cela a été souligné, à l’esprit de responsabilité.
Ce devoir d’unité nous incombe, c’est la meilleure garantie pour assurer la sécurité de notre pays. Ce faisant, il vous revient, monsieur le Premier ministre, de créer les conditions de nature à faire prévaloir ce pacte national, ce précisément parce que les principes constitutifs de la France ont été mis en cause. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Bariza Khiari.
Mme Bariza Khiari. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, le combat pour l’égalité des droits, contre les discriminations et la justice sociale est au cœur de mon parcours politique et de mon mandat.
La France souffre de ses inégalités sociales et de ses fractures de plus en plus criantes. Pour réduire ces inégalités-là, il est impératif de sacraliser l’égalité des droits. Toute faiblesse dans l’égalité formelle augmenterait le ressenti des inégalités qui sont bien réelles.
Le terrorisme, l’idéologie djihadiste s’engouffrent dans ces fractures pour nous tuer, nous affaiblir, nous déstabiliser et nous diviser encore plus.
Je me prononcerai sur ce projet de loi constitutionnelle non avec émotion, alors que je pourrais le faire pour différents motifs, mais avec raison, à l’aune de deux termes utilisés par le Gouvernement : efficacité et unité.
Je suis favorable à l’article 1er relatif à l’état d’urgence. Cet article rassemble une majorité au Parlement. Les amendements de Jean-Yves Leconte et d’Alain Duran visent à apporter des garanties aux libertés publiques, souci partagé par la commission des lois. Leur adoption confortera l’unité, sans rien retirer de leur efficacité.
En revanche, je suis hostile à la déchéance de nationalité, quelle que soit la version retenue. Il s’agit d’une mesure cannibale, néfaste et clivante. Elle nous épuise, elle nous dévore. Elle nous oblige à choisir entre loyauté et conviction, tout en renonçant, quel que soit le choix, et à l’efficacité et à l’unité.
Dans le temps qui m’est imparti, je n’avancerai que trois arguments.
Premier argument, la déchéance existe dans notre droit depuis deux siècles, comme cela a été rappelé. Elle est aujourd’hui prévue par plusieurs articles du code civil, avec un champ d’application limité. Le Conseil d’État a reconnu que l’extension de la déchéance aux terroristes nés français présentait un risque d’inconstitutionnalité.
Quand une mesure n’est pas constitutionnelle, cela n’implique pas pour autant qu’il faille modifier la Constitution au forceps, avec, comme choix impossible, l’apatridie ou la discrimination envers les binationaux. Ce choix n’est pas acceptable pour un constituant, dès lors qu’il est établi par les promoteurs mêmes du texte que la déchéance ne serait que symbolique. Il s’agirait ici de sacrifier l’égalité sur l’autel d’un symbole ni efficace ni unitaire.
Mon deuxième argument vient de l’incertitude totale concernant le périmètre du dispositif et les conséquences relatives à l’apatridie, sans même entrer dans les problèmes d’application pratique et diplomatique.
Enfin, le troisième argument tient à l’ajout des délits. Rien, à ce stade, ne nous prémunit à l’avenir contre une modification des délits éligibles à la déchéance.
Nous sommes bel et bien empêtrés dans un labyrinthe où les impasses sont autant juridiques que politiques : juridiques avec la rupture d’égalité entre les Français, ceux qui sont nés français, et politiques, avec le retrait de la binationalité dans un texte en trompe-l’œil pour calmer un camp et le rajout des délits pour en satisfaire un autre.
Mais, mes chers collègues, ce n’est pas avec cette mesure que nous allons combattre le terrorisme. Bien au contraire ! C’est en nous appuyant sur notre socle de valeurs républicaines qui fonde la primauté de la citoyenneté sur l’identité et sur l’égalité, qui reste le seul combat qui vaille, que nous y parviendrons.
Malgré un examen de ce texte sous toutes ses coutures, il y aura bel et bien une rupture d’égalité entre ceux qui sont nés français.
Enfin, adopter l’article 2 revient à donner une belle victoire à ceux qui attaquent notre art de vivre et nos valeurs. C’est aussi donner des arguments supplémentaires à ceux qui disent à des jeunes qu’ils veulent embrigader : « Voyez, nous vous l’avions bien dit, vous êtes français, mais pas trop ! » Personnellement, je me refuse à leur donner cette victoire.
L’unique sortie raisonnable serait, mes chers collègues, de renoncer à cette disposition, que nous avions dénoncée fortement quand elle avait été proposée par d’autres, certes, pour être honnête jusqu’au bout, dans un autre contexte.
Telles sont les raisons de mon opposition de principe à l’inscription de la déchéance de nationalité dans la Constitution. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Grand.
M. Jean-Pierre Grand. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, il convient de rappeler à cette tribune que la Constitution n’est pas une loi ordinaire, que l’on peut modifier au gré des circonstances. Or c’est malheureusement ce que vous nous proposez, monsieur le Premier ministre, une révision constitutionnelle de circonstance, à la fois dangereuse et inutile.
Vous l’estimez politiquement motivée après les attentats commis en France par des organisations terroristes islamistes internationales, dont nous connaissons la stratégie. C’est une erreur. Leur stratégie consiste à déstabiliser politiquement les nations les plus fortes et à conquérir par les armes les plus faibles.
Cette réforme constitutionnelle permettra immanquablement aux stratèges de l’horreur de véhiculer un message de victoire politique pour avoir contraint la France à ouvrir un débat qui divise le Parlement et affaiblit le Gouvernement.
Trouvez-vous normal, mes chers collègues, que la France, quatrième puissance mondiale, placée aujourd’hui en état d’urgence, se sente contrainte de réviser à la hâte sa Constitution pour lutter contre le terrorisme, ce que ne fait aucune autre nation occidentale agressée ?
Voilà pourquoi j’estime cette réforme dangereuse. Malheureusement, elle est en plus inutile et inefficace, et elle ouvre des débats malsains.
L’état d’urgence, reconnu par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, est encadré par le Parlement, qui en contrôle sa durée et son application. Son inscription dans la Constitution ne présentera pas plus d’intérêt que d’inconvénient, mais ne saurait justifier à elle seule une convocation du Congrès à Versailles.
Monsieur le Premier ministre, je ne puis tout de même passer sous silence l’article 89 de la Constitution, aux termes duquel « aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire. »
Le Président de la République et le Gouvernement – vous-même l’avez aussi fait précédemment, dans cet hémicycle, monsieur le Premier ministre – ont parlé de « guerre » et pris acte ainsi d’une atteinte à l’intégrité de notre territoire. Je ne souhaite pas pour autant ouvrir ce débat, mais il faut rappeler cette disposition constitutionnelle.
À l’article 2 du présent projet de loi constitutionnelle, vous inscrivez la déchéance de nationalité pour les auteurs de crimes et délits terroristes. Pensez-vous vraiment, monsieur le Premier ministre, que menacer les terroristes de perdre leur nationalité française soit de nature à les dissuader de commettre des attentats en France ? La réalité, la vraie, la seule, c’est qu’il n’y a pour des terroristes que quatre cas de figure : soit ils se donnent la mort, soit ils sont abattus, soit ils sont en cavale, soit ils sont capturés. Dans ce dernier cas, l’efficacité passe non pas par la déchéance de nationalité, mais par une peine ne leur permettant plus de récidiver. C’est une peine de réclusion criminelle à perpétuité réelle qu’attendent les Françaises et les Français, au premier rang desquels les victimes du terrorisme.
Ce débat, nous l’avons déjà eu dans cet hémicycle lors de l’examen de la proposition de loi présentée par le président de la commission des lois, et nous le poursuivrons dans quelques jours avec celui du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale. J’aurai alors l’occasion de rappeler mon attachement à la mise en place d’une peine à perpétuité incompressible réelle.
Dans votre projet de loi constitutionnelle, monsieur le Premier ministre, un autre sujet divise profondément le Parlement et l’opinion publique, quelle que soit, vous l’avez compris, l’évolution sémantique, juridique, technique et politique de la rédaction de l’article 2. Pour ma part, j’estime que le droit du sol est toujours remis en cause.
Le processus de réforme constitutionnelle est engagé devant nos assemblées pour aboutir à Versailles par un vote solennel du Parlement réuni en Congrès. Aujourd'hui, la Haute Assemblée et la commission des lois proposent une amélioration substantielle du texte. Aussi, malgré toutes les réserves que j’ai exprimées, j’accepterai cette étape, qui honore le Sénat de la République. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur quelques travées de l'UDI-UC. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Alain Anziani.
M. Alain Anziani. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, à l’issue de la discussion générale, il me semble que nous sommes d’accord sur beaucoup de points.
D’abord, nous nous rejoignons pour saluer la fermeté du Gouvernement face à la barbarie. C’est à l’unanimité que nous lui avons rendu ici hommage.
Ensuite, nous nous accordons à admettre qu’il appartient au Gouvernement de rechercher toutes les solutions possibles pour lutter contre le terrorisme, parmi lesquelles une au moins suscite débat, je veux parler de la déchéance de nationalité.
La déchéance de nationalité n’est pas une invention récente, comme cela a été rappelé. Elle a même été souvent soutenue par l’ancienne majorité, qui, en 2010, avait voulu l’étendre, dans le cadre d’un texte relatif à l’immigration, à d’autres personnes que celles qui sont aujourd'hui concernées.
Par ailleurs, nous convenons également tous que le droit actuel permet de régler cette question. L’article 25 du code civil prévoit la déchéance de la nationalité pour les binationaux. On oublie toujours l’article 23-7 du même code, aux termes duquel la déchéance de la nationalité est également prévue sous certaines conditions pour ceux qui sont nés en France. Nous disposons donc de l’arsenal juridique nécessaire, même s’il faudrait sans doute, comme l’a souligné Robert Badinter, actualiser ces dispositions.
En outre, nous sommes même peut-être d’accord – j’en suis moins certain, mais, à vous écouter les uns les autres, il me semble que c’est le cas ! – pour reconnaître que, au fond, la déchéance de nationalité ne fera pas reculer le terrorisme, car peu de terroristes trembleront à l’idée de perdre la nationalité française.
Sur quels sujets avons-nous donc des divergences ? Sur deux points : un point juridique et un autre plus politique.
Le premier point juridique est simple : le code civil suffit-il à permettre la déchéance de nationalité ?
On le sait, le Conseil d’État a notamment indiqué qu’il était nécessaire de constitutionnaliser la déchéance de nationalité.
Pour ma part, j’entends ce que dit le Conseil d’État. Mais j’entends aussi les analyses d’un éminent ancien président du Conseil constitutionnel qui a toute ma confiance et qui, je le crois, a toute la vôtre, mes chers collègues : selon Robert Badinter, il n’est pas nécessaire de constitutionnaliser la déchéance de la nationalité. Je m’en remets à son opinion.
Notre seconde divergence, la plus importante, est politique. Chacun reconnaît l’inutilité juridique et l’inefficacité face au terrorisme de la constitutionnalisation de la déchéance de la nationalité. Mais ce serait, nous dit-on, un « symbole » ; au cours de ce débat, il a été abondamment question de symboles. M. Retailleau en a ainsi vanté les vertus dans une intervention par ailleurs remarquable, expliquant que la communauté n’existerait pas sans eux. Certes. Mais la communauté a plusieurs symboles ! Et c’est bien là que réside la difficulté !
Un symbole peut en chasser un autre. En l’occurrence, le symbole de la déchéance de la nationalité peut très bien chasser celui de l’unité des Français, qui est beaucoup plus important.
Mes chers collègues, je vous invite à refuser une machinerie diabolique qui nous obligera un jour ou l’autre à choisir entre la séparation des Français en deux catégories, ceux qui sont nés en France et ceux qui ont acquis la nationalité française, ou l’acceptation de l’apatridie. Je ne veux pas de cette machinerie diabolique qui nous placera nécessairement face à une telle alternative !
Ne l’oublions pas, en 2010, le Sénat a fait preuve d’une grande sagesse en refusant l’extension de la déchéance de la nationalité, mesure qui avait ensuite été abandonnée. Je crois que nous pourrions, nous aussi, refuser aujourd’hui l’inscription de la déchéance de la nationalité dans la Constitution ! (Applaudissements sur quelques travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe CRC.)
(M. Gérard Larcher remplace Mme Jacqueline Gourault au fauteuil de la présidence.)
PRÉSIDENCE DE M. Gérard Larcher
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Manuel Valls, Premier ministre. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je salue la qualité des interventions des différents orateurs – mais ce n’est pas étonnant de la part du Sénat, ni d'ailleurs de l’Assemblée nationale – et le niveau auquel chacun a voulu situer son propos.
Je n’ai aucun doute sur la volonté de l’ensemble des membres de la Haute Assemblée et de toutes les formations politiques de notre pays de faire face au terrorisme ; du reste, il n’y a eu presque aucun propos en sens contraire.
Au cours des dernières décennies, la France a déjà connu des moments particulièrement graves. Pour la plupart d’entre nous, nous ne les avons pas vécus. Le moment, sans doute, de basculement s’est produit à la sortie de la guerre d’Algérie. Plus tard, d’autres tensions ont pu sembler mettre en cause le destin du régime politique, comme en 1968. Nous avons aussi déjà été confrontés au terrorisme, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, sous les présidences de François Mitterrand et Jacques Chirac ; on l’oublie parfois, mais ces périodes furent particulièrement éprouvantes
Mais la situation actuelle est, je le crois, d’une autre nature – en ce sens, elle nous oblige à une réflexion toute particulière –, du fait même du terrorisme auquel nous devons faire face.
Au mois de novembre 2012, lors de la présentation du projet de loi relatif à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, j’avais évoqué ici un ennemi « intérieur et extérieur », non pas pour désigner telle ou telle catégorie de nos concitoyens, mais pour décrire une réalité, avec les mots que l’on utilise dans d’autres pays.
De fait, la menace terroriste vient de l’extérieur, sous une forme organisée et planifiée – nous l’avons malheureusement subie – depuis la Syrie, ce qui a justifié l’intervention de la France au Levant. Mais le terrorisme se nourrit aussi de la radicalisation, qui concerne non pas quelques individus, mais des centaines, voire des milliers.
Madame Assassi, je n’ai jamais refusé d’expliquer les causes ; nous les connaissons. Comme vous, je suis un élu de territoire populaire de la banlieue parisienne. Mais de tels phénomènes ne sont pas dus uniquement à la situation économique et sociale ou au sentiment d’exclusion. Les racines sont beaucoup plus profondes. Elles touchent au cœur même de notre nation, à ce que nous sommes ; M. Retailleau l’a également dit.
Il ne s’agit pas d’un terrorisme venu de l’extérieur avec des motifs éminemment politiques, comme, chez nous, celui d’Action directe et, ailleurs, celui de la bande à Baader ou des Brigades rouges.
Ce terrorisme-là s’est ancré dans une relation, ou dans une non-relation avec ce que nous sommes, au nom d’un islam totalement dévoyé. L’objectif n’est pas de mettre en cause l’État, de changer le régime ou d’exprimer une revendication territoriale, contrairement à ce que nous avons connu en Irlande ou au Pays basque espagnol.
Il s’agit de détruire ce que nous, Français, sommes – la France est un pays, non pas différent des autres, mais dont l’histoire singulière a suscité un sentiment d’appartenance à la Nation qui remonte très loin, au-delà même de la République –, avec une volonté d’attaquer nos valeurs, qui sont universelles.
Ces groupes terroristes s’attaquent donc aussi à des pays qui, avec beaucoup de courage, empruntent ou ont décidé d’emprunter le chemin de la démocratie, de la liberté et de la laïcité. Je pense à la Tunisie et à plusieurs autres pays d’Afrique dont les situations sont parfois très difficiles, comme le Mali, le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire, qui a réussi un processus de réconciliation, même s’il est fragile.
Voilà le terrorisme auquel nous devons faire face ! C’est celui d’un pseudo-état, un proto-État, installé en Syrie et en Irak : l’État islamique.
Cela nous oblige à nous demander comment répondre à ce terrorisme qui s’attaque à ce que nous sommes. Bien sûr qu’il faut répondre avec les moyens de l’État ! Nous le faisons en permanence. Sans doute même n’avons-nous jamais autant légiféré et donné de moyens à nos forces de sécurité et à nos armées que depuis 2012, en raison de la nature de la menace extérieure et intérieure. Il faut aussi mobiliser la société.
Toutefois, parce que l’on s’attaque au cœur même de ce que nous sommes, il faut une réponse à la hauteur. Aucun d’entre nous n’a prétendu que la déchéance de la nationalité ferait renoncer un terroriste ! D’ailleurs, ni la peine de mort, qui n’existe plus dans notre pays, ni la prison à vie, ni n’importe quel article du code pénal n’empêchent les terroristes d’agir, puisqu’ils veulent mourir en tuant des Français.
Il s’agit bien d’un acte symbolique, mais qui a aussi son efficacité. Parce que nous sommes Français, nous connaissons la force des symboles !
M. Didier Guillaume. Eh oui !
M. Manuel Valls, Premier ministre. On ne peut pas nier cette évidence : nous avons besoin de ces symboles ! Utilisons-les !
Nous avons presque tous salué la réponse des Français aux attentats de janvier 2015, notamment lors de la manifestation du 11 janvier, lorsqu’ils ont brandi le drapeau tricolore, se sont réapproprié la devise de la République et ont chanté La Marseillaise. Nous avons aussi vu leur réaction aux attentats du 13 novembre dernier. Nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas besoin des symboles et de leur force !
D’ailleurs, la déchéance de la nationalité, qui, contrairement à certaines affirmations, est bien dans notre tradition républicaine, a déjà été utilisée pendant la Première Guerre mondiale, au lendemain de celle-ci et lors de périodes où notre pays faisait face à certaines menaces.
Mesdames, messieurs les sénateurs, comme Alain Richard l’a rappelé, ce débat concerne seulement des terroristes. (Mme Nicole Bricq acquiesce.) D’ailleurs, j’ai une véritable incompréhension intellectuelle. Je le dis à mes amis politiques : en menant une telle bataille au nom de grands principes, c’est vous qui confondez binationaux et terroristes ! C’est vous qui commettez cette confusion mentale et intellectuelle particulièrement dangereuse ! Seuls les terroristes sont concernés ! (Applaudissements sur quelques travées du groupe socialiste et républicain et sur plusieurs travées de l’UDI-UC et du groupe Les Républicains. – Exclamations sur de nombreuses travées du groupe socialiste et républicain. – Vives protestations sur les travées du groupe CRC.)
Mme Éliane Assassi. Voilà qui n’est pas très rassembleur !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Laissez-moi m’exprimer avec les convictions et les passions qui sont les miennes, celles d’un républicain, comme chacun d’entre vous ! Essayez plutôt d’argumenter !
Mme Éliane Assassi. Et vous de rassembler !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Depuis le début, je cherche le rassemblement ! Depuis que j’ai soumis cette proposition au Président de la République, comme la Constitution m’y invitait, ma mission est de mettre en œuvre ce qu’il a décidé en son âme et conscience et qu’il a annoncé le 16 novembre dernier, deux jours après les attentats.
M. Karoutchi a eu raison de le souligner, ce projet de révision constitutionnelle n’a rien à voir avec une révision constitutionnelle préparée par un comité, comme celle de 2008, qui est intervenue dans des conditions très différentes. Cette fois, il s’est agi de répondre deux jours après !
Comme je l’ai rappelé dans mon intervention liminaire, le Président de la République a considéré qu’il fallait créer les conditions de l’unité et du rassemblement, alors que nous étions en état de choc. Nombre d’entre vous ont participé le dimanche aux réunions à l’Élysée avec le Président de la République. Chacun était en état de choc. Personne ne savait très bien de quelle manière les choses pouvaient basculer ; la division pouvait l’emporter. Or, j’en ai la conviction, le discours prononcé par le Président de la République devant le Congrès a créé les conditions de l’unité, que les Français ont imposée.
Lorsque, le mardi, au cours d’une séance de questions au Gouvernement à l’Assemblée nationale, de vieilles pratiques ont réapparu, les Français qui suivaient la retransmission sur France 3 les ont immédiatement condamnées. Cela a suffi pour que l’unité s’impose à l’Assemblée nationale dès le lendemain et au Sénat le surlendemain. Cette unité était indispensable, d’autant que l’assaut contre le groupe des terroristes qui avaient organisé les attentats et qui se préparaient sans aucun doute à en commettre d’autres avait lieu au même moment à Saint-Denis.
Depuis ces premiers jours, je cherche à réaliser l’unité, ce qui n’est jamais une tâche aisée. Mais je crois à la force des symboles. J’ai essayé de vous le dire avec le plus de conviction possible.
Je comprends tous les débats qui peuvent surgir. D’ailleurs, depuis le début de cette discussion, qui a commencé au mois de décembre dernier, nous nous trouvons face à une difficulté et à une contradiction. Comme ne pas cibler uniquement des binationaux ? J’ai entendu cette question, même si je considère qu’il s’agit non des « binationaux » dans leur ensemble, mais de terroristes ayant une autre nationalité. Et comment éviter de créer des apatrides ? C’est tout le débat.
Mesdames, messieurs les sénateurs de la majorité sénatoriale, je souhaite que nous trouvions un chemin au cours de cette discussion, comme dans la discussion qu’il y aura nécessairement ensuite entre le Sénat, l’Assemblée nationale et le Gouvernement.
Je rejoins M. Guillaume. Contrairement à ce qui s’est passé à l’Assemblée nationale, je n’ai pas eu le sentiment au Sénat d’une vraie discussion entre majorité et opposition. Je n’ai jamais demandé au Sénat de s’aligner. (Si ! sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains.) Mais non ! Essayons d’avoir un débat qui ne soit pas convenu ! C’est ce à quoi je m’efforce !
À l’Assemblée nationale, nous avons essayé de trouver un chemin. Oui, il y avait un débat, et même une fracture chez les socialistes sur la déchéance de la nationalité ; cela n’a échappé à personne. Cela étant, un débat, d’une autre nature certes, mais d’une intensité équivalente, agitait aussi les députés Les Républicains. Je suis évidemment convaincu qu’il portait sur le fond des enjeux, et qu’il n’y avait pas forcément d’éléments extérieurs… Nous avons cheminé ensemble pour réunir non seulement une majorité dans les deux camps politiques, mais aussi une majorité des trois cinquièmes de l’Assemblée nationale !
Le Sénat est libre, indépendant. Aucun d’entre nous n’a imaginé un seul instant qu’il voterait le projet de loi constitutionnelle dans les mêmes termes que l’Assemblée nationale. Avec les présidents Bartolone et Larcher, nous avons toujours prévu qu’il y aurait nécessairement des rendez-vous. Seulement, comme je vous l’ai indiqué tout à l’heure – je pense que mon propos était suffisamment clair –, si la rédaction du Sénat s’éloigne trop de celle des députés, notamment sur la binationalité, je ne vois pas comment nous pourrons trouver les voies d’un accord avec l’Assemblée nationale.
M. Didier Guillaume. C’est évident !