M. le président. La parole est à M. Joël Guerriau.
M. Joël Guerriau. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, cela fait trois ans que le Sénat, à l’instar de nombreuses autres chambres parlementaires européennes, s’est emparé de la problématique du processus de négociation des traités de libre-échange avec les États-Unis et le Canada.
Notre débat de ce jour témoigne de l’attention que le Sénat porte à ce sujet important et, surtout, de notre volonté collective de le mettre à la portée de nos concitoyens. À ce titre, je tiens, au nom du groupe UDI-UC, à remercier nos collègues du groupe CRC de nous permettre de revenir une fois encore sur cette question.
En tout premier lieu, nous devons nous efforcer de découpler la question de l’accord avec le Canada de la polémique qui entoure les modalités de négociation du TAFTA avec les États-Unis. À cet égard, de nombreux collègues ont pu regretter que les documents de négociation ne soient consultables qu’en version papier, en anglais, sans qu’il soit possible de prendre des notes. Il est effectivement regrettable que ce qui devrait être un bel exercice démocratique s’apparente à une recherche dans les archives du Vatican… (Sourires.)
Pour autant, concernant l’accord avec le Canada, nous avons dépassé ce stade depuis près de deux ans et la ratification de ce dernier.
Sur le fond, la France exporte près de 5,5 milliards d’euros de biens et services vers le Canada chaque année. Classé au troisième rang par l’OCDE en matière qualité de vie, le Canada est également la onzième puissance économique mondiale. Il bénéficie d’immenses ressources naturelles, d’une main-d’œuvre qualifiée, d’un développement technologique excellent et d’un environnement politico-économique stable. L’enjeu économique attaché à la mise en application de cet accord est ainsi crucial pour notre économie.
L’apport essentiel de l’accord de 2014 est la suppression réciproque des barrières douanières pour la quasi-totalité des biens échangés. Jusqu’à maintenant, les droits de douane étaient très variés. Leur suppression représente un avantage considérable. Cette avancée ouvre, selon la Commission européenne, la perspective d’une hausse de 23 % des échanges entre l’Europe et le Canada et de 0,08 % du PIB européen.
Cet accord offre des opportunités nouvelles à nos fleurons nationaux et à une myriade d’entreprises. Le secteur pharmaceutique représente 13 % des exportations et l’aéronautique 11,5 %. L’industrie agroalimentaire française trouvera des débouchés certains, en particulier le secteur des vins et spiritueux, qui assure 66 % de nos exportations agroalimentaires. En tant que sénateur d’un département viticole, je crois bon de rappeler que le vin représente, pour notre commerce extérieur, le second secteur excédentaire, après l’aéronautique et devant la chimie-parfumerie. Comme on le dit chez moi, au pays du muscadet, « bois le vin et sois bon comme lui » ! (Sourires.)
Par ailleurs, cet accord favorisera l’ensemble du secteur de la pêche, fortement contraint ces dernières années par la mise en place des quotas. Mes collègues bretons, normands et ultramarins savent combien nos pêcheurs ont souffert de la politique commune. Ces quotas sont particulièrement contraignants pour la sole, le bar ou le cabillaud, ce qui a considérablement ralenti le développement de notre industrie agroalimentaire.
De plus, les produits pour lesquels l’ouverture à la concurrence étrangère était source de tensions ne sont pas concernés par cet accord. Je pense, en particulier, à certains produits agricoles comme les volailles, les œufs, les produits laitiers ou encore les viandes bovine et porcine. Pour tous ces produits, le système du prix d’entrée défini dans le cadre de la politique agricole commune continuera de s’appliquer. Ainsi, un poulet canadien ne pourra être vendu à un prix inférieur à un poulet français. On ne peut donc parler de concurrence déloyale, mais plutôt d’approvisionnement complémentaire et d’échanges.
Un autre apport considérable de cet accord tient à ce que nos entreprises pourront désormais investir les marchés publics canadiens, ce qui représente plus de 15 milliards d’euros. Aucun accord international n’autorise un tel niveau d’accès, pas même l’accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Les entreprises européennes seront en meilleure position que les entreprises américaines pour répondre aux appels d’offres lancés par les provinces canadiennes et conquérir de nouveaux marchés. C’est un marché prometteur, tant les besoins du Canada seront importants, dans les années à venir, pour assurer l’exploitation de ses ressources naturelles.
L’accord prévoit enfin des garanties importantes en matière de protection de la propriété intellectuelle, ce qui permettra d’éviter de nombreux conflits. Désormais, pour les brevets portant sur des produits manufacturés, les marques ou les médicaments, mais aussi dans le domaine du droit d’auteur, l’accord renvoie aux législations européennes.
Nous pouvons cependant regretter que les exportations canadiennes de produits OGM et de gaz de schiste demeurent un sujet de discorde. Il appartiendra aux importateurs européens de s’y opposer.
Concernant le sujet des arbitrages privés, notre groupe avait émis des réserves quant à la possibilité, pour des tribunaux arbitraux, de régler des différends entre sociétés privées et États. Cela n’était pas acceptable. Les efforts entrepris ont porté leurs fruits, puisque la position française est devenue le consensus européen. Sur ce point, l’accord conclu avec le Canada est, ni plus ni moins, un « anti-TAFTA ».
Désormais, les conflits commerciaux opposant les entreprises des deux zones ne seront plus tranchés par des arbitres privés, mais réglés par des tribunaux composés de quinze juges nommés pour un mandat de cinq ou dix ans. Dans un souci de transparence, les parties pourront demander la récusation de certains juges en cas de conflit d’intérêts. C’en est donc fini de l’arbitrage privé, et nous en sommes heureux.
Ainsi, il apparaît, à la lecture de l’intégralité du texte publié, que les efforts consentis à la fois par la Commission et les autorités canadiennes marquent une évolution positive, favorable à la présence de nos entreprises sur un marché de 36 millions de consommateurs.
Il faudra veiller à ce que les avancées de l’accord respectent l’équilibre des échanges. La publication dans les différentes langues de l’Europe reste la dernière condition à la bonne application de cet accord par les entreprises européennes. Celles qui commercent déjà actuellement avec le Canada seront les premières favorisées ; cette dynamique entraînera l’ouverture de nouveaux débouchés.
Je suis convaincu, monsieur le secrétaire d’État, que vous veillerez personnellement à donner à nos concitoyens et à nos entreprises les moyens de se saisir de cet accord et, au-delà, des opportunités qu’il offre à notre économie. (MM. Daniel Raoul et Jean-Claude Requier applaudissent.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Bosino.
M. Jean-Pierre Bosino. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, comme Bernard Vera, je pense que l’accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada doit être un accord mixte et que la question de son application provisoire pose clairement celle du rôle des Parlements nationaux.
Nous ne pouvons pas faire de différence, au regard de cette mise en œuvre provisoire, entre les compétences exclusives de l’Union européenne et celles des États. Il faut tout simplement rejeter toute forme d’application provisoire, afin de préserver le droit, pour les États, de se prononcer librement.
J’évoquerai quelques éléments confirmant, selon nous, que cet accord ne peut être que mixte et qu’une application provisoire engendrerait de graves conséquences.
Cet accord vise à élargir le champ des engagements pris dans le cadre de l’accord général sur le commerce des services, ou AGCS, de l’Organisation mondiale du commerce, via la concession de préférences pour les secteurs stratégiques respectifs des deux parties, à cette différence près que l’AGCS, malgré tous ses défauts, est conçu selon un système de liste positive. Autrement dit, les parties listent explicitement les secteurs et sous-secteurs qu’elles souhaitent ouvrir à la concurrence, en spécifiant les modalités exactes de cette ouverture.
Pour l’accord avec le Canada, c’est tout le contraire : il est fondé sur le principe d’une liste négative, ce qui est une grande première pour un accord européen. Ainsi, tous les secteurs non listés sont, par défaut, ouverts à la concurrence des entreprises et des opérateurs étrangers, et tout nouveau service ne peut être réglementé ou nationalisé, car il ne figure pas sur la liste… Il est assez difficile d’évaluer les conséquences de l’application d’un tel accord.
On m’objectera que les annexes I et II mentionnent des exceptions. Les services publics, par exemple, seront ainsi protégés, nous assure la direction générale du commerce de la Commission européenne. Mais l’analyse des annexes en question révèle l’existence de nombreux risques et manquements.
Ainsi, l’exception prévue pour les « services fournis dans le cadre d’une autorité gouvernementale » renvoie aux activités qui ne sont exercées ni sur une base commerciale ni en concurrence avec des opérateurs privés. Or, dans l’Union européenne, presque aucun service social ou à vocation d’intérêt public n’est plus fourni dans un cadre de monopole public complet, à l’exception des fonctions régaliennes de police, de justice et de défense, et encore ! L’eau, l’énergie, les transports, le courrier, l’éducation, la santé, la culture sont l’objet d’un service universel sous contrôle et financement de l’État, le plus souvent, mais des concurrents privés fournissent la plupart du temps des services similaires. Ils ne peuvent donc tomber sous le coup de l’exception prévue à l’article 9.2.2.
De plus, l’Union européenne établit une réserve pour les services d’éducation et de santé « qui reçoivent des financements du secteur public ou des soutiens étatiques » et qui ne sont donc pas considérés « comme financés par le secteur privé ». Mais quelle doit être la part de financement public démontrée pour qu’un service relève de cette exception ? Inversement, à partir de quel seuil de financement privé considère-t-on un service comme privé et marchand ?
La partie relative aux investissements, avec notamment le nouveau système de règlements des différends entre les investisseurs et les États, est l’autre point qui nous semble primordial dans cet accord. Ce dernier est désormais fondé sur un système juridictionnel des investissements. Or il n’existe presque aucune différence substantielle entre les versions initiale d’août 2014 et finale de février 2016.
M. Daniel Raoul. Mais non, c’est faux !
M. Jean-Pierre Bosino. La principale nouveauté réside dans l’introduction du paragraphe 8.9, relatif au « droit à réguler » des parties. L’alinéa 8.9.1 justifie le droit à réguler par la poursuite d’objectifs politiques « légitimes », notion parfaitement subjective et indéfinie. Confier la détermination de la légitimité d’un acte politique à un tribunal d’arbitres inféodés au monde des affaires présage des pires décisions pour l’intérêt général.
De plus, les PME n’auront pas davantage accès à ce nouveau système, même si l’introduction de quelques éléments mineurs est censée le permettre, et le système juridictionnel des investissements ne pourra pas non plus empêcher les cas les plus flagrants devenus emblématiques des torts et injustices du mécanisme de règlement des différends. Quel que soit le nom qu’on lui donne, ce système est à nos yeux antidémocratique, dangereux, injuste et partial. Il est grand temps que nous commencions à tracer un chemin vers des échanges commerciaux véritablement équitables.
Autre motif d’inquiétude, ces dispositions relatives au règlement des différends entre investisseurs et États donnent aux entreprises le moyen d’attaquer une mesure de politique publique estimée néfaste à leurs profits ou simplement d’exercer une pression sur celle-ci.
Cela est particulièrement inquiétant pour nos réglementations environnementales. L’érosion réglementaire apparaît comme un risque direct de la mise en œuvre de plusieurs types de mesures et dispositions du traité.
Si les chapitres 23 et 24 constituent la justification sociale et environnementale du traité, que l’Union européenne a toujours « vendu » comme la résultante d’une approche globale, intégrant le commerce dans un cadre plus large de « développement durable », ils encouragent beaucoup plus qu’ils n’encadrent, malheureusement ! Les multiples recommandations sur la reconnaissance des grands instruments du droit international de l’environnement, la promotion du respect des normes internationales du travail et de l’environnement, l’encouragement à utiliser les systèmes volontaires de labellisation ne sont accompagnées d’aucun dispositif contraignant ou instrument de contrôle.
À l’heure où l’accord de Paris sur le climat suscite un écho important au sein de la communauté internationale, il est tout de même regrettable que cet accord ne soit pas plus ambitieux dans ce domaine.
Les gouvernements qui veulent honorer leurs engagements devront limiter l’extraction et le commerce d’énergies fossiles par des lois et des réglementations puissantes. Or l’accord privera l’Union européenne et ses États membres de la possibilité de recourir à ces instruments politiques dès lors que le Canada et ses entreprises seront concernés.
L’ouverture d’un réel débat public sur l’accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada est une urgence. Il ne faudrait pas que l’incontournable implication des Parlements nationaux ne soit qu’un mythe utilisé par le Gouvernement pour calmer les critiques. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Daniel Raoul.
M. Daniel Raoul. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, depuis notre dernier débat sur le sujet dans cet hémicycle, que de chemin parcouru !
Je veux saluer le travail et la ténacité du Gouvernement et du secrétaire d’État chargé du commerce extérieur, Matthias Fekl, qui a su consulter la représentation nationale – nous avons d’ailleurs émis plusieurs résolutions pour appuyer ses efforts –, entendre l’opinion publique et convaincre nos partenaires les plus réticents de l’intérêt pour tous non seulement d’assurer la plus grande transparence autour de ces négociations commerciales, mais également d’amender substantiellement l’accord économique et commercial global conclu en septembre 2014 avec nos amis Canadiens.
Souvenez-vous, mes chers collègues, de l’intransigeance de la Commission européenne, sourde à nos arguments comme aux critiques de la société civile. Elle expliquait encore, il y a seulement quelques mois, que l’accord négocié en notre nom était bouclé et non susceptible de modifications.
Le texte juridique de l’accord, publié en février dernier, est pourtant bien d’une autre teneur, pour ne pas dire d’une autre nature. Il répond désormais, sur bien des points, à ce que nous réclamions depuis longtemps. Ainsi, il réaffirme le droit des États à légiférer et à mener les politiques publiques qu’ils entendent, notamment en matière de protection sociale, de sécurité, de santé publique et de protection de l’environnement.
Je veux souligner que cet accord, que nous considérons évidemment comme un accord mixte, sur lequel le Conseil et le Parlement européens, ainsi donc que nous-mêmes, devrons statuer dans les semaines à venir – malgré le pessimisme dont fait preuve le président Lenoir – constituera un incontestable succès diplomatique pour la France.
La constance du Gouvernement dans ces négociations, fort du soutien constructif du Parlement, et particulièrement du Sénat, a permis de faire « bouger les lignes » ! C’est la preuve qu’une association étroite du Parlement européen et des Parlements nationaux tout au long des négociations est indispensable pour aboutir à un accord intelligible, à l’intérêt bien compris, susceptible de recevoir l’assentiment des représentations nationales et des opinions publiques.
Décrocher un accord à tout prix, croire possible d’ignorer l’opinion publique pour finalement échouer à le faire ratifier par le Parlement européen ou un parlement national serait un bien beau gâchis et ne pourrait finalement qu’affaiblir la voix de l’Union européenne et de ses États membres dans la négociation d’accords internationaux.
D’un point de vue économique, mes chers collègues, je le dis posément, cet accord est incontestablement bon.
La plupart des droits de douane industriels seront supprimés dès l’entrée en vigueur de l’accord et la totalité le sera d’ici à sept ans, ce qui permettra à l’industrie européenne d’économiser 470 millions d’euros par an.
Ainsi, 92 % des produits agricoles et alimentaires de l’Union européenne pourront être exportés au Canada en franchise de droits. Notre industrie agroalimentaire, premier secteur d’exportation pour notre pays, bénéficiera à plein des mesures négociées.
Avec cet accord, c’est également le modèle des IGP qui se voit conforté. Pas moins de 42 IGP françaises seront désormais reconnues au Canada, sur un total de 128 IGP européennes. Elles viennent s’ajouter aux appellations d’ores et déjà protégées en matière de vins et de spiritueux. C’est une étape importante dans la reconnaissance de nos terroirs et de nos savoir-faire au niveau mondial, une avancée significative qui permettra de mieux défendre les intérêts de notre agriculture et de nos producteurs.
En ce qui concerne les marchés publics, l’accord n’est pas en reste. Sachant que, en Europe, 95 % des marchés publics sont d’ores et déjà ouverts aux entreprises extra-européennes, et donc canadiennes, je ne peux que saluer la réciprocité obtenue de nos amis Canadiens. Elle est sans précédent, puisque les entreprises européennes seront les premières entreprises étrangères à pouvoir accéder à la quasi-totalité des marchés publics canadiens, au niveau fédéral bien sûr, mais également à celui des provinces et des municipalités. Le président Lenoir se souvient certainement des réticences qui s’exprimaient à cet égard.
Cela représente, mes chers collègues, un marché de près de 100 milliards d’euros, soit 8 % du PIB canadien. C’est là une opportunité remarquable de développement à l’international pour nos entreprises.
Aux avancées économiques s’ajoutent, comme je l’indiquais au début de mon propos, des avancées démocratiques.
J’ai eu l’occasion d’exprimer à plusieurs reprises, dans cet hémicycle, mes craintes concernant une négociation dont l’objet serait exclusivement commercial et qui serait menée au seul bénéfice des investisseurs, en sacrifiant non seulement les garanties que nous avons édictées en Europe comme en France en matière de sécurité sanitaire, de protection des consommateurs ou de l’environnement, mais aussi en compromettant le droit des États membres à établir des règles publiques dans ces domaines.
Il va de soi, pour moi, qu’un bon accord ne peut en aucun cas conduire à un nivellement par le bas des règles européennes, ni à un affaiblissement de notre droit.
Les avancées sont notables, même s’il existe encore une marge de progression pour faire de cet accord un modèle pouvant servir de cadre à toutes les négociations, actuelles et futures, menées par l’Union européenne et ses États membres ; vous devinez à quel accord je fais allusion…
Je me réjouis donc que la version révisée de l’accord garantisse désormais explicitement le droit des États à réglementer à des fins de politique publique et précise, tout aussi explicitement, que l’ensemble des dispositions relatives à la protection des investissements ne pourront être interprétées comme un engagement des gouvernements à ne pas modifier leur cadre juridique.
La version révisée de l’accord mentionne noir sur blanc notre droit de « modifier [nos] lois d’une manière qui affecte négativement les investissements ou interfère avec les attentes légitimes des investisseurs ». C’est écrit en toutes lettres dans le texte : j’invite nos collègues du groupe CRC à le relire !
M. Jean-Pierre Bosino. Selon certains, nous ne savons déjà pas lire la loi « Travail » !
M. Daniel Raoul. Reste la question du règlement des différends.
Traditionnellement, les accords internationaux de libre-échange renvoient cette question à des tribunaux d’arbitrage privés. Je défends depuis janvier 2014 au Sénat le principe d’une juridiction publique et indépendante. Cette position, partagée par la majorité de nos collègues, a donné lieu à l’adoption de nombreuses résolutions par notre assemblée. Non seulement Matthias Fekl l’a faite sienne, mais il a persuadé l’ensemble de nos partenaires européens de l’absolue nécessité de créer une telle instance.
L’accord prévoit donc désormais l’institution d’une Cour publique de justice des investissements, acceptée par le Canada – et le Viêt Nam –, ainsi que d’un mécanisme d’appel, ce qui n’est rien de moins qu’une révolution dans le domaine des accords internationaux sur le libre-échange. Cela a pu être obtenu grâce à la contribution décisive de notre pays et, en particulier, de notre Parlement !
Permettez-moi cependant, monsieur le secrétaire d’État, d’exprimer des réserves sur le dispositif envisagé.
Certes, il constitue un progrès indiscutable par rapport à la justice privée qui préside habituellement au règlement des différends en matière commerciale. Je ne saurais cependant me satisfaire d’une juridiction aux contours encore imprécis et dont le statut des membres ne m’agrée pas.
L’enjeu est important. Les décisions de la Cour de justice des investissements ne nécessiteront pas l’exequatur de nos tribunaux pour être applicables. Plus grave, cette cour pourra statuer sur tout litige procédant de l’application provisoire du traité, alors même que les parlementaires nationaux n’auront pas encore statué sur l’accord. Je ne peux imaginer une mise en œuvre provisoire de l’accord et l’institution d’une telle cour sans modification substantielle des règles énoncées dans le texte actuel.
S’agissant du mécanisme d’appel, l’accord ne donne quasiment aucun détail sur son organisation pratique et renvoie cette question à une délibération conjointe de l’Union européenne et du Canada, qui devra intervenir « rapidement » après l’entrée en vigueur de l’accord. Je ne sais trop ce que signifie, en l’occurrence, « rapidement »… C’est tout simplement inacceptable ! Nous demander de valider une telle clause reviendrait à solliciter de notre part un chèque en blanc, sans possibilité de contrôle par le Parlement.
S’agissant du fonctionnement plus général de la Cour, l’accord prévoit qu’elle sera composée de quinze juges, nommés pour un mandat de cinq ou dix ans par les autorités canadiennes et européennes et rétribués par elles. Ils devront justifier de qualifications juridiques et d’une expertise en droit international de l’investissement. Ils pourront être récusés par les parties en cas de conflit d’intérêts avéré. Pour favoriser la transparence, l’accord prévoit une publicité des débats et des documents.
Monsieur le secrétaire d’État, je dois vous faire part, ici encore, de mon insatisfaction, au moins partielle.
Le fonctionnement de la Cour, tel qu’il est envisagé, ne garantit manifestement pas l’indépendance de ces juges intérimaires,…
M. André Gattolin. Absolument !
M. Daniel Raoul. … dont les appointements mensuels, selon les médias, avoisineraient 2 000 euros.
Comment, au demeurant, imaginer éliminer le risque de conflit d’intérêts par un simple tirage au sort du président de la Cour et une affectation aléatoire des affaires à traiter ?
Le Gouvernement avait soutenu l’idée, sans succès cette fois, d’imposer aux juges une « double quarantaine » de cinq ans, avant et après leur mandat, leur interdisant d’intervenir comme avocats dans des affaires impliquant les mêmes parties.
J’estime, pour ma part, que seul l’établissement d’une magistrature professionnelle et permanente serait en mesure de nous prémunir des dérives qu’engendrera nécessairement le recrutement à temps partiel de professionnels autrement mieux rémunérés par les milieux d’affaires, dont ils seront inévitablement issus. Je ne crois absolument pas, du reste, à l’autorégulation prônée par la Commission européenne.
Ne pas modifier l’accord sur ces deux points – le mécanisme d’appel et le statut des magistrats – condamnerait la future Cour de justice des investissements à ne demeurer qu’un tribunal d’arbitrage permanent financé sur deniers publics…
Modifier l’accord en ce sens me semble d’autant plus indispensable que l’Union européenne et le Canada se sont entendus sur l’objectif final de fonder une cour multilatérale des investissements, dont la Cour de justice des investissements serait précisément le modèle. Le Parlement luxembourgeois vient d’ailleurs de se prononcer dans ce sens. Pouvez-vous, monsieur le secrétaire d’État, nous apporter des précisions sur l’état d’esprit et les intentions du Gouvernement à cet égard ?
Ce vote des parlementaires luxembourgeois invite également le gouvernement de ce pays à s’opposer à toute tentative visant à qualifier l’accord de non mixte, répondant ainsi au souhait contraire – semble-t-il – de la Commission européenne, du Royaume-Uni, de la Finlande, de l’Espagne, de l’Estonie, de la Suède, du Portugal, de la Lituanie et de Chypre.
On comprend que la tentation soit grande, pour ces États, de sanctuariser les avancées commerciales notables de l’accord. Cependant, vouloir se dispenser de la ratification par les Parlements nationaux, c’est, à mon sens, vouer l’accord à l’échec. Les Parlements nationaux, en particulier notre assemblée, doivent être consultés, et je ne pense pas trahir l’opinion générale en estimant que c’est l’avis d’une très grande majorité de nos concitoyens et de nos collègues.
L’idée même que l’accord puisse être considéré comme non mixte rendrait celui-ci d’autant plus inacceptable, quand bien même les avancées et les garanties obtenues sont considérables, ce que je ne nie pas. Le dispositif de règlement des différends est incomplet et ne peut être adopté en l’état, encore moins à une majorité qualifiée des États et à une majorité simple des parlementaires européens, puisque, avec un accord non mixte, c’est bien de cela qu’il s’agirait. Une telle situation mettrait à mal tous les efforts consentis pour conjuguer contrôle démocratique et crédibilité de l’Union européenne sur la scène internationale.
Pouvez-vous nous indiquer, monsieur le secrétaire d’État, à quel point en sont les discussions avec les autres États membres concernant le caractère mixte de l’accord ?
Enfin, mes chers collègues, je ne saurais terminer mon intervention sans aborder une question qui pourrait sembler anecdotique au regard de ce que je viens d’évoquer, mais qui ne l’est pas. Pouvez-vous nous indiquer, monsieur le secrétaire d’État, quelles sont les mesures envisagées par l’Union européenne et les États membres pour empêcher les entreprises étrangères sans réelle activité au Canada d’y implanter des filiales, afin de pouvoir bénéficier des dispositions avantageuses de l’accord ? Je pense notamment aux entreprises américaines, qui pourraient utiliser ce dernier tel un cheval de Troie.
En conclusion, si le système de règlement des différends n’évolue pas, la ratification de ce bon accord global ne pourra se faire qu’en déclarant son caractère non mixte, en raison des objections soulevées sur ce point par différents pays, ce qui serait un échec au regard de l’exemplarité souhaitée pour cet accord. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe écologiste. – M. Jean-Claude Lenoir applaudit également.)