compte rendu intégral
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
Mme Frédérique Espagnac,
M. Bruno Gilles.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du vendredi 14 octobre a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Saisine du Conseil constitutionnel
M. le président. Le Conseil constitutionnel a informé le Sénat qu’il a été saisi, le 17 octobre 2016, en application de l’article 61, alinéa 2, de la Constitution, par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs, de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle.
Le texte de la saisine est disponible au bureau de la distribution.
Acte est donné de cette communication.
3
Dépôt de rapports
M. le président. J’ai reçu de M. le Premier ministre le rapport du fonds d’intervention régional pour l’exercice 2015, le rapport annuel 2015 relatif au fonds de modernisation des établissements de santé publics et privés et le rapport sur le développement et la valorisation des consultations pluridisciplinaires au sein des établissements de santé.
Acte est donné du dépôt de ces rapports. Ils ont été transmis à la commission des affaires sociales.
4
Retrait d’une question orale
M. le président. J’informe le Sénat que la question orale n° 1494 de M. André Reichardt est retirée du rôle des questions orales, à la demande de son auteur.
5
Communication du Conseil constitutionnel
M. le président. Le Conseil constitutionnel a informé le Sénat, le 17 octobre 2016, qu’en application de l’article 61-1 de la Constitution le Conseil d’État lui a adressé deux décisions de renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité portant, d’une part, sur le II de l’article 31 de la loi du 28 décembre 2011 de finances rectificative pour 2011 (Impôt sur les sociétés – report en arrière de déficit ; 2016-604 QPC), et, d’autre part, sur l’article L. 541-10-9 du code de l’environnement (Obligation de reprise des déchets du BTP ; 2016-605 QPC).
Le texte de ces décisions de renvoi est disponible à la direction de la séance.
Acte est donné de cette communication.
6
Mises au point au sujet de votes
M. le président. La parole est à M. Jacques Genest.
M. Jacques Genest. Monsieur le président, je souhaite procéder à une rectification de vote au nom de mon collègue Mathieu Darnaud. Lors du scrutin public n° 31 portant sur les amendements identiques nos 330 et 455 rectifié ter au projet de loi relatif à l’égalité et à la citoyenneté, M. Darnaud a été enregistré comme votant contre, alors qu’il souhaitait voter pour ces amendements.
M. le président. La parole est à M. Bernard Delcros.
M. Bernard Delcros. Monsieur le président, je souhaite également faire une mise au point au sujet d’un vote, la consigne que j’avais donnée n’étant pas parvenue à son destinataire.
Lors du scrutin public n° 30 sur l’amendement n° 316 rectifié bis tendant à insérer un article additionnel après l’article 38 du projet de loi relatif à l’égalité et à la citoyenneté, j’ai été comptabilisé comme n’ayant pas pris part au vote, alors que je souhaitais voter pour cet amendement. Il s’agissait d’instaurer une peine complémentaire d’inéligibilité en cas de condamnation pour violences, en particulier pour violences sexuelles.
M. le président. Acte est donné de ces mises au point, mes chers collègues. Elles seront publiées au Journal officiel et figureront dans l’analyse politique des scrutins.
7
La France et l’Europe face à la crise au Levant
Débat organisé à la demande d’une mission d’information et de la commission des affaires étrangères
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur la France et l’Europe face à la crise au Levant, organisé à la demande de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de la mission d’information sur la position de la France à l’égard de l’accord de mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie relatif à la crise des réfugiés et sur les conditions de mise en œuvre de cet accord.
La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères.
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir permis la tenue de ce débat sur une question qui nous préoccupe beaucoup.
Depuis que je m’intéresse aux affaires internationales, je ne suis pas sûr d’avoir déjà observé une situation aussi dégradée partout dans le monde. Au fond, le Levant concentre en quelque sorte toutes les crises. Nous mesurons les efforts et les initiatives que vous déployez, monsieur le ministre, mais la situation actuelle ne laisse pas de nous inquiéter très fortement : partout dans le monde, on voit les désordres monter et le cas du Levant est caricatural à cet égard.
On voit aujourd’hui le président russe se croire obligé d’aller chercher à l’extérieur des satisfactions qu’il ne trouve pas à l’intérieur, eu égard à l’état profondément détérioré de l’économie de son pays.
Au Levant, nous sommes partis avec les Américains lutter contre Bachar al-Assad et contre Daech, et nous nous retrouvons maintenant plutôt avec les Russes, la protection de Bachar al-Assad étant en voie d’être assurée… Cette situation paradoxale est des plus inquiétantes.
Alep vit une tragédie, même si l'on nous annonce une pause : Alep est ruinée, blessée, meurtrie. Cette ville est confrontée à l’horreur, et jamais nous ne pourrons accepter ces crimes de guerre que vous avez eu raison de dénoncer, monsieur le ministre !
Qu’en sera-t-il demain à Mossoul, dans des circonstances certes différentes ? Sur ce théâtre, l’action de la France est bien visible, grâce notamment à la présence de notre porte-avions, alors que, en Syrie, nos forces n’assurent que de 5 % à 20 % du total des frappes.
Cette guerre, qui a déjà fait 300 000 morts, plus de 5 millions de réfugiés et plus de 8 millions de personnes déplacées, entraîne pour nous des effets réactifs particulièrement néfastes.
Ainsi, que se passera-t-il lorsque de nombreux terroristes, contraints de quitter la zone de guerre, voudront revenir dans leurs pays d’origine ? Plus de 700 Français seront ainsi tentés de continuer la guerre chez nous. D’autres quitteront l’Irak ou la Syrie pour se rendre en Libye et menacer ce pays frère, cette jeune démocratie qu’est la Tunisie. Si un jour la Tunisie était déstabilisée, nous le serions aussi.
La Méditerranée est notre première frontière, la première ligne de défense de nos intérêts. Nous ne la protégerons pas seulement par les armes, mes chers collègues, même si nous comprenons bien qu’il faille défendre au Levant les causes qui nous sont chères, en luttant contre le terrorisme.
Je vois bien s’installer aujourd’hui, à l’échelle mondiale, cette idée selon laquelle le recours à la force est nécessaire pour maîtriser le terrorisme, mais je n’oublierai jamais les propos tenus par Jacques Chirac en 2003 : la guerre crée le terrorisme, la brutalité appelle la brutalité, la tension crée la tension. C’est le développement qui apportera la véritable solution. La vraie lutte contre le terrorisme, ce n’est pas la guerre, c’est le développement ! Le développement de la Tunisie, de l’Algérie, du Maroc est sans doute la première condition de la paix ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur de nombreuses travées de l'UDI-UC. – M. Jacques Mézard applaudit également.)
M. Hubert Falco. Très bien !
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. Dans ce contexte, nous devons évidemment assumer nos responsabilités. Nous apprécions les efforts qui sont faits pour que l’action de la France soit puissante, notamment sur le terrain humanitaire. Nous apprécions également la volonté que vous avez manifestée, monsieur le ministre, dans le dialogue avec les Russes, d’abord, et avec les Américains, ensuite, pour essayer de progresser vers une solution politique. En effet, nous sommes bien d’accord sur le fait que c’est par la voie politique que l’on sortira de la crise.
Dans cette perspective, il faut revenir à la table des négociations. De ce point de vue, le mérite de la résolution défendue par la France est au moins d’avoir montré de quel côté se trouvait la volonté d’avancer. Nous mesurons qu’il faudra bien entendu aller plus loin pour trouver une solution politique à cette crise : ce n’est pas par la guerre que nous en sortirons.
Il nous paraît de la première importance, monsieur le ministre, d’affirmer le rôle de la France. Notre pays doit pouvoir s’appuyer sur une armée et une force de dissuasion puissantes. C’est la raison pour laquelle nous nous battons tous pour soutenir nos armées, notamment nos soldats qui sont au front aujourd’hui et préparent l’offensive de Mossoul. Nous sommes au côté de nos forces de l’ordre, de nos militaires qui assurent la sécurité du pays.
Pour autant, nous savons que ce sont des solutions politiques qui permettront de résoudre les problèmes. Au fond, nous mesurons bien que la marque constante de la politique étrangère de la France, c’est la volonté d’indépendance ; c’est l’indépendance nationale qui nous permet de parler avec les États-Unis, avec la Russie, avec la Chine. Nous devons parler avec tout le monde !
À cet égard, nous n’avons pas apprécié, monsieur le ministre, l’incident fort désagréable et humiliant survenu avec M. Poutine.
M. Alain Dufaut. Bien sûr !
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. Il n’y aura pas de solution sans ce grand pays qu’est la Russie ! Il ne nous appartient pas de juger en permanence les dirigeants de ce grand pays. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur certaines travées de l'UDI-UC. – M. Jacques Mézard applaudit également.)
Bien sûr, nous ne pouvons accepter ce qui se passe à Alep ! Bien sûr, nous condamnons sans réserve les bombardements russes, mais nous avons conscience que, pour aboutir à la paix, nous devons discuter avec la Russie, tout comme avec les États-Unis qui, après avoir été avec nous sur la ligne de départ, se sont très vite retirés, nous plaçant dans une position de fragilité aujourd’hui difficile à tenir.
Dans ce contexte, revenons à la politique de l’indépendance nationale, dont je voudrais qu’elle se conjugue toujours avec la volonté de paix qui doit être la nôtre. Je suis préoccupé quand je vois, partout dans le monde, des forces se préparer en vue de possibles confrontations. Comme vous tous, mes chers collègues, je me félicite que notre industrie de défense remporte des contrats importants à l’export et je salue l’action du ministre de la défense, qui joue un rôle majeur dans ce domaine. Cependant, si l’Australie achète nos sous-marins, si l’Égypte achète nos Rafale, c’est qu’elles ne croient pas beaucoup à la paix, c’est qu’elles ont une vision pessimiste de l’état de ce monde…
La politique de la France, c’est l’indépendance et la diplomatie pour la paix, c’est la capacité de mobiliser des forces, mais pour amener la paix, et non pas pour préparer des guerres ! À l’heure où, partout dans le monde, les tensions s’exacerbent, la voix de la France, cette voix qui exprime principalement une volonté de paix, doit se faire entendre.
Tous ces désordres engendrent la terrible question des migrants. Pour y répondre, nous voyons combien un sursaut européen sera nécessaire à propos de la gestion de l’espace Schengen. Il faut protéger nos frontières, mais aussi prendre la mesure de ces phénomènes migratoires qui pèsent politiquement très lourd en Europe : on l’a vu hier avec le Brexit, aujourd’hui avec la montée des populismes un peu partout. Nous devons mieux débattre de cette question au Parlement, avec plus de fond et moins de postures, pour faire en sorte que notre pays puisse maîtriser ses flux migratoires, organiser sa propre démographie, se montrer accueillant tout en étant capable de faire respecter les règles qu’il s’est fixées ! Or, aujourd’hui, nous invoquons des règles, mais l’autorité pour les faire respecter manque !
M. Christian Cambon. Très bien !
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. Les désordres du monde sont lourds de menaces auxquelles nous devons nous préparer à faire face. N’oublions jamais que, face à ces menaces, la parole de la France doit être inspirée par la volonté d’indépendance nationale, mais aussi par la volonté de paix ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur de nombreuses travées de l'UDI-UC. – M. Jacques Mézard applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le président de la mission d’information.
M. Jacques Legendre, président de la mission d’information sur la position de la France à l’égard de l’accord de mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie relatif à la crise des réfugiés et sur les conditions de mise en œuvre de cet accord. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’accord de coopération migratoire passé le 18 mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie est qualifié officiellement de « déclaration », mais nous garderons le terme d’accord, auquel tout le monde est désormais habitué.
Le but de cet accord, rappelons-le, était d’endiguer le flux sans précédent de réfugiés et de migrants qui, l’année dernière à la même époque, transitait sans obstacle de la Turquie vers les îles grecques de la mer Égée, avant de s’acheminer, via les Balkans, vers le nord et l’ouest de l’Europe. Plus de 860 000 personnes ont emprunté cette voie en 2015. Outre la nécessité de mettre un terme aux nombreux naufrages, nous nous devions d’agir, car, après des mois de divisions et d’atermoiements sur la politique à mener, la fermeture unilatérale de la route des Balkans menaçait la Grèce d’une crise humanitaire de grande ampleur.
L’entrée en vigueur de l’accord a été suivie, c’est un fait, d’une baisse drastique des flux, qui sont passés de plus de 2 000 personnes par jour en février à une cinquantaine par jour au printemps, une légère remontée, à hauteur d’environ une centaine par jour, étant observée actuellement.
Paradoxalement, ce résultat en termes de flux est obtenu alors que le principal dispositif prévu par l’accord, c’est-à-dire le renvoi en Turquie de tous les migrants arrivés sur les îles grecques après le 20 mars 2016, ne fonctionne pas. Au 7 octobre, seulement 633 migrants avaient été renvoyés.
De fait, plus de 15 000 migrants attendent aujourd’hui dans les hotspots, dans des conditions matérielles et psychologiques difficiles, que leur demande d’asile soit traitée. Cette situation tient non seulement à l’engorgement du service grec de l’asile, confronté à une explosion des demandes, mais aussi à sa réticence à considérer la Turquie comme un « pays tiers sûr » vers lequel les migrants pourraient être renvoyés.
Par ailleurs, si aucune route alternative majeure n’a été décelée, des flux irréguliers persistent aussi bien entre les îles grecques et le continent qu’aux frontières terrestres turco-grecque, turco-bulgare et gréco-macédonienne. Ces brèches démontrent la vitalité des réseaux de trafiquants et pourraient être mises à profit en cas de signal donné à une réactivation des flux.
À cet égard, il est vrai que la réussite de la mise en œuvre de l’accord reste largement tributaire de la bonne volonté de la Turquie, qui garde la capacité d’inverser les flux. La difficulté tient évidemment à l’existence de « contreparties politiques » dont nous savions pourtant, monsieur le ministre, dès la négociation de l’accord, qu’elles seraient difficiles à concrétiser, compte tenu du contexte politique turc.
Force est de l’admettre, cet accord est dans notre intérêt et nous devons le mettre en œuvre. Toutefois, cela ne saurait nous conduire à brader nos valeurs et à nous montrer moins exigeants sur les conditions initialement posées à la mise en œuvre des processus politiques que sont les négociations d’adhésion et la libéralisation de la délivrance des visas. La mission d’information plaide pour une dissociation de ce volet politique.
Dès lors, il nous faut remplir autrement notre part du contrat en honorant sans tarder nos engagements sur les volets liés à la question des réfugiés : accélérer le versement de l’aide financière pour permettre rapidement des avancées concrètes et une amélioration du sort des réfugiés en Turquie, dont la grande majorité vit hors des camps, et accélérer la mise en œuvre des réinstallations de réfugiés syriens en Europe.
Quant aux autres préconisations de la mission, au vu de ce que je viens de dire, je souhaite mettre l’accent sur deux d’entre elles qui me paraissent prioritaires concernant la Grèce.
La première est de débloquer rapidement le traitement des demandes d’asile dans les hotspots grecs, où la situation est explosive et les tensions à leur comble. Le récent incendie du camp de Moria, à Lesbos, l’a démontré : qui sait ce qui pourrait se passer si la soupape sautait ?
Il est urgent de fournir au Bureau européen d’appui en matière d’asile, l’EASO, qui assiste tant bien que mal la Grèce dans le traitement des demandes d’asile, les experts dont il a besoin. Cette agence fonctionne avec 40 experts sur place, alors qu’on lui en avait promis 400, la France s’étant engagée à en fournir une centaine. Cette situation est d’autant plus regrettable que nous disposons, avec l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, l’OFPRA, de compétences reconnues qui pourraient être là-bas d’une grande utilité pour traiter des demandes d’asile désormais essentiellement sur le fond. J’invite donc le Gouvernement à honorer aussi rapidement que possible son engagement de fournir des renforts à l’EASO et à inciter l’OFPRA, dans le respect de son indépendance, à reconsidérer sa position de principe sur ce point.
Notre seconde priorité devrait être, pour conforter l’accord, de renforcer, avec l’aide de FRONTEX, la protection des frontières extérieures de l’Union dans la région, en mer mais aussi sur terre. Comme je l’ai déjà indiqué, on aurait tort de croire que le problème est réglé dans les Balkans, les filières, sous l’action des passeurs, se recomposant avec une agilité surprenante. FRONTEX doit aider la Grèce et les pays des Balkans à contrôler leurs frontières terrestres, dont la fermeture garantit l’efficacité de l’accord.
Pour conclure, je veux souligner que la question migratoire est devant nous pour de nombreuses années. Le mouvement auquel nous assistons est durable et structurel. Il faut que nous nous donnions la capacité de l’anticiper et de le gérer. Notre diplomatie doit intégrer cette préoccupation qui devient, que nous le voulions ou non, une question de politique étrangère à part entière. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur de nombreuses travées de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur de la mission d’information.
M. Michel Billout, rapporteur de la mission d’information sur la position de la France à l’égard de l’accord de mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie relatif à la crise des réfugiés et sur les conditions de mise en œuvre de cet accord. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en avril dernier, la signature de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie était intervenue sur fond d’inquiétudes et de polémiques : soupçons à l’égard de négociations largement influencées par l’Allemagne ; reproche de céder au chantage de la Turquie en matière de contreparties politiques – libéralisation des visas et relance des négociations d’adhésion –, alors même que la situation des droits fondamentaux dans ce pays ne cesse de se dégrader ; critique du principe d’un renvoi en Turquie de tous les migrants arrivés après le 20 mars, y compris ceux potentiellement éligibles à l’asile ; critique également de l’échange de réfugiés syriens contre d’autres dans le cadre du programme dit « un pour un ». Ajoutons à cela le fait que l’accord n’a pas été soumis à l’approbation du Parlement européen ni à celle des parlements nationaux, malgré ses conséquences budgétaires…
C’est en vue de répondre à ces interrogations que notre mission d’information a été constituée. Si nous restons insatisfaits devant un « arrangement » négocié dans l’urgence, avant tout pour répondre à une situation de crise, un certain nombre de préventions ont pu être levées, en particulier en ce qui concerne la conduite des négociations.
En revanche, concernant la crainte qu’il soit porté une atteinte grave à l’exercice du droit d’asile en Europe au travers de la prise en compte de la notion de « pays tiers sûr », force est de constater que, en pratique, cette tentative de sous-traiter les demandes d’asile à la Turquie ne fonctionne pas, très peu de décisions d’inéligibilité à l’asile ayant été prononcées sur ce fondement. De fait, les migrants ayant besoin de protection obtiennent majoritairement l’asile en Grèce.
Comme l’a rappelé le président de la mission d’information, cet accord, il faut l’admettre, était nécessaire, d’abord et surtout pour des raisons humanitaires.
On peut constater que, sept mois plus tard, l’accord tient et a contribué à l’obtention de l’effet attendu en termes de réduction des flux, malgré les menaces réitérées de la partie turque de le rompre, malgré l’expiration de l’échéance de la fin du mois de juin pour la libéralisation des visas, malgré les soubresauts et des relations plus tendues avec la Turquie au lendemain de la tentative de coup d’État, malgré, enfin, une période estivale traditionnellement propice à l’augmentation du nombre des traversées.
Concernant la situation des réfugiés en Turquie, il faut noter des avancées, qu’il s’agisse des compléments apportés au cadre juridique de la protection internationale ou de la mise en œuvre de l’aide financière européenne, en particulier l’instauration, sous l’égide du Programme alimentaire mondial et du Croissant rouge turc, d’un « filet de sécurité sociale d’urgence » qui permettra à plus d’un million de réfugiés de percevoir une somme mensuelle pour couvrir leurs besoins de base : alimentation, soins, vêtements, logement…
Toutefois, nous ne pouvons pas non plus nier les difficultés : accès insuffisant des enfants réfugiés à l’éducation – 500 000 d’entre eux étant encore non scolarisés –, nombre encore réduit de permis de travail accordés – de l’ordre de 8 000 seulement, selon les derniers chiffres –, qui contraint la majorité des réfugiés au travail clandestin, précarité économique encore vécue par nombre d’entre eux. Mais, précisément, l’aide apportée dans le cadre de l’accord pourra contribuer à améliorer le sort des 3 millions de réfugiés, dont 2,7 millions de Syriens, qui se trouvent en Turquie, premier pays d’accueil au plan mondial.
Le sort des demandeurs d’asile non syriens doit, en outre, faire l’objet d’un suivi attentif en Turquie, car il n’est pas sûr qu’ils bénéficient bien, en pratique, de l’accès à la procédure et de la protection qui leur sont reconnus sur le papier.
Plus préoccupant encore, la frontière entre la Turquie et la Syrie est désormais fermée et des dizaines de milliers de réfugiés s’y entassent.
Par ailleurs, plusieurs hypothèques pèsent sur la mise en œuvre de l’accord, notamment l’engorgement du traitement des demandes d’asile dans les hotspots et les exigences turques concernant la mise en œuvre des contreparties politiques.
Sur ce dernier point, comme l’a indiqué le président de la mission d’information, il n’est pas question de céder au chantage de la Turquie ni d’accepter quelque accommodement que ce soit concernant les critères de la feuille de route, notamment s’agissant de la définition de la lutte antiterroriste. La liberté d’expression, le pluralisme politique, l’État de droit et le respect des droits de l’homme ne sont pas des valeurs négociables.
Dans ces conditions, quelles recommandations faisons-nous ?
Tout d’abord, il est nécessaire de manifester à la Turquie notre détermination à appliquer l’accord dans ses volets exclusivement consacrés aux réfugiés, en accélérant le versement de l’aide financière et en procédant rapidement aux réinstallations. Malgré une accélération ces derniers mois, 1 614 réinstallations seulement avaient été réalisées le 26 septembre, ce qui est bien modeste au regard des 72 000 envisagées par l’accord.
De même, il importe de mettre en œuvre le plan de relocalisation des migrants arrivés en Grèce avant l’accord. Seulement 4 555 relocalisations avaient été effectuées au 27 septembre. Si notre pays mène une action que l’on peut qualifier d’exemplaire sur ce volet, c’est loin d’être le cas de tous nos voisins européens !
Enfin, il faut compléter le soutien apporté à la Grèce par la prise en compte de cette situation dans la négociation sur sa dette et par la mise en œuvre rapide de l’aide humanitaire européenne destinée aux 46 000 migrants arrivés avant la conclusion de l’accord, une priorité absolue devant être, à cet égard, la mise à l’abri dans des conditions décentes des 2 200 mineurs isolés.
Je conclurai, à l’instar de notre rapport, en considérant que ce type d’accord n’a pas vocation à se reproduire et qu’il ne peut trouver sa pleine efficacité que dans le cadre d’une politique migratoire européenne ambitieuse et cohérente que nous appelons de nos vœux. Cela implique de développer une politique partenariale efficace avec les pays d’origine et de transit, comportant un soutien significatif au développement économique, mais également l’ouverture de nouvelles voies légales de migration, indispensables à une gestion maîtrisée des flux, et une véritable mobilisation contre les réseaux de trafiquants et de passeurs qui exploitent la misère humaine et exposent les migrants aux pires dangers sur les routes de la migration irrégulière. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, mes chers collègues, « la France et l’Europe face à la crise au Levant » : avoir employé le singulier dans l’intitulé de ce débat traduit un certain optimisme, compte tenu de la multiplicité des crises… Cela étant, il est à l’évidence pertinent d’envisager la situation au Levant en faisant le lien avec la crise migratoire et l’accord avec la Turquie. Le remarquable colloque qui s’est tenu au Sénat le 7 octobre était, à cet égard, extrêmement intéressant. Ce sujet occupe nombre de commissions de notre assemblée, y compris celle des affaires européennes.
Personne, dans cet hémicycle, ne détenant la vérité ni la solution pour mettre un terme à ce déluge de sang, de larmes et de migrants, faisons un peu d’histoire !
Un autre colloque s’est tenu dans ces murs, le 8 octobre, sur le thème des accords Sykes-Picot, dont on célèbre cette année le centenaire, et de la trahison de l’Orient arabe.
« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. Je savais qu’au milieu de facteurs enchevêtrés une partie essentielle s’y jouait. Il fallait donc en être. » Chacun se rappelle ces phrases célèbres du général de Gaulle. Aujourd'hui, quand on évoque le Levant, les conceptions sont souvent trop simples, voire simplistes, et ne permettent pas de progresser vers une solution. On oppose les bons aux méchants, les démocraties aux dictatures. On pratique la diplomatie des lobbies, celui d’Halliburton n’étant pas en reste, la diplomatie des coups de menton, du double standard, celle du pétrole, semant la mort, le chaos, enfantant des monstres, tel Daech, sorte de Golem des temps modernes…
La situation en Palestine, en Irak, en Syrie, au Yémen est le résultat de cent ans d’une politique binaire dans une époque qui a cessé de l’être, de cent ans de colonialisme puis de post-colonialisme au mépris des aspirations des peuples et de la justice internationale, de cent ans d’accords en forme d’éloges funèbres des Nations unies !
Des accords Sykes-Picot au grand Moyen-Orient de George Bush, on ne cesse d’annoncer une nouvelle feuille de route, une nouvelle réunion pour la paix, une nouvelle conférence internationale censée avoir vocation à stabiliser définitivement cette région, devenue un improbable Rubik’s cube.
Traiter les effets sans se préoccuper des causes, c’est éviter de s’interroger sur sa propre responsabilité. S’agissant de l’Irak, il faut rappeler le courage de Jacques Chirac, qui nous a évité le naufrage dans lequel certains voulaient nous entraîner.
Nous avons assisté, à partir du début du XXe siècle, à l’émergence progressive de l’islam politique en lieu et place du panarabisme. Des guerres ont abouti à faire prospérer le terrorisme dont elles étaient supposées venir à bout !
Les dix dernières années ont sans doute été les plus dramatiques. Je veux parler des années d’embargo subies par l’Irak, qui firent 500 000 morts, Mme Albright déclarant froidement que « cela en valait la peine »… Nous payons aujourd’hui le prix fort, en termes de flux migratoires, de telles interventions armées.
Tous les historiens spécialistes de cette région le savent bien : depuis la nuit des temps, chaque fois que Bagdad a été détruite, la carte du monde a dû être redessinée. L’Irak, la Libye, la Syrie sont devenus des États faillis, des zones grises, des espaces de non-droit où l’on se livre à tous les trafics, y compris celui d’êtres humains. C'est pourquoi nous avons à affronter aujourd'hui cette crise migratoire.
Le président et le rapporteur de la mission d’information ont versé au débat un certain nombre d’éléments techniques. Pour ma part, je voudrais évoquer quelques voies de progrès.
Monsieur le ministre, à l’aube du soixante-quinzième anniversaire de l'Agence française de développement, l’AFD, ne convient-il pas de s’interroger sérieusement sur notre politique d’aide au développement dans certaines parties du monde, notamment en Méditerranée ?
Nous nous sommes rendus à Gaziantep, en Turquie, pour y visiter les camps. Rappelons que 2,7 millions de migrants transitent par ce pays. Monsieur le ministre, qu’en est-il de l’accord de coopération en matière de sécurité intérieure avec la Turquie présenté en conseil des ministres le 1er août 2012 ? Il n’a jamais été appliqué et a été relégué dans un tiroir d’un bureau de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, que préside Mme Guigou. J’ai vainement essayé, à plusieurs reprises, d’inscrire l’examen de cet accord à l’ordre du jour de nos travaux. Reconnaissez pourtant que la mise en œuvre d’un tel accord bilatéral de coopération avec la Turquie apporterait une pierre à l’édifice.
Il faut soutenir la courageuse Jordanie, qui accueille, selon les données du Haut Commissariat aux réfugiés, le HCR, 937 000 réfugiés, et même environ 1,5 million selon des chiffres non officiels, ainsi que le Liban, pays extrêmement fragilisé qui a ouvert ses portes à 1,5 million de personnes. Franchement, la France fait pâle figure à côté de ces États pourtant bien moins riches qu’elle !
Quant à l’Égypte, si on ne l’aide pas à rétablir son économie, si on ne la soutient pas dans sa progression, ce pays en souffrance de 90 millions d’habitants deviendra une nouvelle terre d’émigration. La Tunisie, frappée par des attentats qui fragilisent son économie et compromettent un équilibre déjà tellement précaire, se trouve exactement dans le même cas !
Monsieur le ministre, la Méditerranée est notre frontière. La Jordanie, l’Égypte, la Tunisie, le Liban sont des pays extrêmement fragiles, que nous devons absolument soutenir par l’aide au développement, par l’économie, mais aussi par une stratégie efficace et ciblée.
L’enjeu est d’autant plus important que la crise migratoire n’a pas encore atteint son pic. L’histoire nous enseigne que d’autres vagues de migrants arriveront et que nous aurons à faire face à d’incessantes déstabilisations.
Monsieur le ministre, il faut donc traiter les causes et pas uniquement les effets. Staline disait que la mort d’un homme est une tragédie et que celle d’un million d’hommes est une statistique, mais, derrière les chiffres, il y a des êtres humains plongés dans des situations absolument dramatiques.
L’histoire montre que nous pouvons anticiper les crises qui ne manqueront pas de survenir. À cet égard, je crois beaucoup à l’aide au développement. Le colloque qui s’est tenu la semaine dernière au Sénat a notamment permis de mettre en lumière les perspectives ouvertes par les projets d’électrification promus par Jean-Louis Borloo. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC.)