M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Mounir Mahjoubi, secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargé du numérique. Monsieur le sénateur, comme je l’ai rappelé dans mon propos introductif, qu’il me faudra peut-être rendre un peu plus explicite, nous n’avons rien à subir : l’intelligence de l’homme devra toujours être supérieure à l’intelligence artificielle ; il faut simplement que nous tracions un chemin.
Notre intelligence est supérieure au sens où c’est à nous de décider où doit aller l’intelligence artificielle ; c’est en fonction de nos valeurs qu’il nous faut désigner quel chemin nous souhaitons emprunter.
Il existe plusieurs familles de valeurs et, partant, plusieurs chemins possibles pour l’innovation et l’évolution technologique. Plus je voyage et plus je rencontre mes collègues au Conseil des ministres de l’Union européenne, plus je constate qu’il existe une façon européenne et même une façon française de penser l’innovation et le numérique, qui consiste en un équilibre entre performance et humanité.
Performance, parce que nous sommes une nation d’ingénieurs : nous voulons faire plus avec moins, et ainsi créer plus de valeur pour les hommes. Humanité, parce que nous avons en permanence le souci des conséquences de nos actes et des évolutions technologiques sur l’emploi, sur nos vies et sur la transformation de notre société.
Il existe cependant d’autres familles de pensée, d’autres civilisations. Dans d’autres lieux dans le monde, on cherche l’innovation, l’avancée technologique, coûte que coûte ; il faut toujours aller plus loin et plus vite dans la performance, sans nécessairement raisonner avec le même système de valeurs que le nôtre. Eh bien, tout l’enjeu, pour l’Europe et pour la France au niveau européen, ce sera d’influencer ce schéma.
Certains parmi vous, mesdames, messieurs les sénateurs, voudront certainement évoquer le fonds d’investissement commun dont il est question en ce moment à l’échelle européenne. Il faut pourtant savoir au nom de quelles valeurs, vers quelles technologies et pour quel usage il sera créé. Notre rôle, que j’ai pris à cœur dans tous les échanges que j’ai pu avoir avec les représentants des autres pays, est de rappeler ces valeurs.
C’est pourquoi, quand on évoque les impacts, une question que vous avez soulevée et à laquelle je répondrai très certainement plus tard dans ce débat, je me pose toujours, en même temps, les deux questions suivantes : n’ai-je pas diminué la capacité de performance de notre pays ? Ai-je bien traité tous les sujets qui concernent l’homme ? (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche.)
M. le président. La parole est à M. Gérard Longuet.
M. Gérard Longuet. Je tiens avant tout à remercier notre collègue Claude Malhuret, président d’un nouveau groupe, d’avoir pris l’initiative de ce débat important, la conférence des présidents de l’avoir retenu, M. le secrétaire d'État d’être présent et l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l’OPECST, d’avoir très largement déblayé le terrain, par les interventions de M. Claude de Ganay et de notre ancienne collègue, Mme Dominique Gillot – soyez remercié, monsieur le secrétaire d'État, d’y avoir fait allusion. L’actuel président de l’OPECST, M. Cédric Villani, dont on connaît le talent, bénéficie d’un socle à partir duquel il pourra travailler.
Ma question a trait à l’automobile, plus précisément à la voiture partagée, qui constitue un objectif extrêmement raisonnable, dont l’échéance peut être prochaine. Je voudrais connaître les intentions du Gouvernement, s’il en a, quant à la coordination entre le calendrier du véhicule autonome et le cadre législatif et réglementaire qui en définira les modes d’usage.
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargé du numérique. Avant de vous répondre, monsieur le sénateur, je voudrais partager avec vous quelques réflexions sur le véhicule autonome.
Il faut imaginer, par le biais de scénarios, ce qui peut se produire dans les prochaines années. Des chiffres ont été donnés tout à l’heure ; pour ma part, je ne m’engage jamais sur les dates d’arrivée de nouvelles technologies. Le véhicule autonome pourra être largement généralisé dès 2020 ou vers 2030 ; peut-être concernera-t-il les poids lourds, peut-être les transports du quotidien. En tout cas, il nous invite à réinterroger complètement les systèmes économiques.
Le véhicule autonome de demain restera-t-il une voiture que je possède et qui me transporte sans que je la conduise ? Peut-être.
M. Gérard Longuet. Peut-être, mais pas forcément !
M. Mounir Mahjoubi, secrétaire d'État. Le louerai-je à un service ? Peut-être. Les villes décideront-elles d’être responsables de tous les déplacements et interdiront-elles la possession de tout véhicule individuel au profit d’une collectivisation de ces voitures autonomes interconnectées ? C’est un schéma que d’autres pays pourront souhaiter adopter.
De multiples systèmes sont possibles, mais il faudra de nouveau rappeler ce que nous souhaitons : des modes de transport doux, ouverts à tous et permettant à toutes les personnes, en fonction de leur situation géographique et de leur capacité physique, de se déplacer d’un point à un autre pour assurer tous les éléments de la vie. Il y a différentes façons d’atteindre cet objectif.
La question du transport en commun se posera elle aussi. Que sera le transport en commun en 2030, à l’heure où l’on disposera de ces véhicules autonomes ? Dans certains pays, des simulations scientifiques ont été menées pour déterminer ce qui se passerait si l’on interdisait toutes les voitures et que l’on arrêtait l’ensemble des transports en commun pour les remplacer par des minicars autonomes de huit places, qui viendraient, à la demande, assurer toutes les missions. Il en ressort qu’il en coûterait, sur dix ans, 2,5 milliards d’euros pour fournir 4 000 véhicules qui tourneraient 24 heures sur 24.
J’ai pris cet exemple pour vous montrer combien les scénarios sont multiples et de grande ampleur. C’est pourquoi, avec Mme Élisabeth Borne, ministre chargée des transports, nous avons décidé de nous pencher sur ce sujet : nous allons nommer une personne en charge de mener une réflexion au cours des prochains mois, parce que nous estimons que tous les scénarios sont possibles et qu’il faut être prêt à tous les assurer.
L’avenir ne correspond pas forcément aux scénarios annoncés ou préparés par nos grands industriels ! C’est pourquoi il est de notre responsabilité, au Sénat et à l’Assemblée nationale comme au Gouvernement, de nous préparer à penser toutes les possibilités ; tel sera l’enjeu de ce travail.
M. le président. La parole est à M. Gérard Longuet, pour la réplique.
M. Gérard Longuet. Pour avoir vécu, dans un passé lointain, la coexistence brève et conflictuelle du minitel et d’internet, je souhaiterais que le pouvoir politique soit modeste et laisse une large place à la fois aux techniciens, aux scientifiques, aux investisseurs, aux consommateurs et aux citoyens.
Il ne faut pas que le mythe d’une intelligence artificielle généralisée nous conduise à créer un système trop encadrant qui nous priverait de toute liberté individuelle. L’initiative et l’innovation doivent être mises au service de la liberté et certainement pas d’un encadrement réglementaire de nos modes de vie et, par exemple, de nos conditions de transport. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Je voudrais tout d’abord remercier le groupe Les Indépendants – République et Territoires de ce débat, à mon sens essentiel, sur l’intelligence artificielle. On entend parler de celle-ci à longueur de journée, souvent par effet de réaction, très médiatique, à une innovation réelle ou annoncée, pour sa publicité, par de grandes entreprises ou des groupes internationaux.
Selon moi, derrière cette fragmentation du discours sur l’intelligence artificielle, le mérite du débat politique est précisément de poser le cadre d’une discussion globale, c’est-à-dire véritablement politique. Si nous voulons construire de bonnes politiques publiques dans le domaine de l’innovation et, en particulier, dans celui de l’intelligence artificielle, il faut se poser certaines questions.
Parmi celles-ci, au-delà de la question éthique et de celle des usages, qui a été évoquée, j’en retiens trois.
Premièrement, même si le secteur privé, comme vous l’avez justement rappelé, monsieur Longuet, est extrêmement important pour l’initiative, peut-il à lui seul financer et organiser le développement de l’intelligence artificielle ? On peut en douter du fait de sa fragmentation : il est en effet des efforts de recherche que même les plus grandes entreprises ne sont pas toujours à même de mener.
Deuxièmement, la France et l’Europe sont-elles en mesure de tenir une place dans la compétition internationale ? Cette question a été posée par M. Malhuret.
Troisièmement, comment peut-on envisager la régulation de ces développements pour qu’ils ne deviennent pas incontrôlés ? Il se trouve qu’un élément de réponse a été apporté par le Président de la République lors de son grand discours sur l’Europe, le 26 septembre dernier, à la Sorbonne, à savoir la création d’une agence de l’innovation de rupture.
Cette agence qui, dans la volonté de son initiateur, serait européenne et verrait le jour dans deux ans, constituerait un cadre selon moi absolument essentiel. En effet, elle ne se cantonnerait pas à l’intelligence artificielle, mais serait fondée sur l’ensemble des nouvelles technologies, des développements numériques aux green techs.
Mes questions, monsieur le secrétaire d'État, sont les suivantes : où en sommes-nous ? Comment comptons-nous aller de l’avant ? Pourrons-nous avancer immédiatement à l’échelle européenne, ou bien passerons-nous d’abord par une étape franco-allemande ? Quel sera le rôle, dans ce développement, de l’INRIA, l’Institut national de recherche en informatique et en automatique, cet institut français très en avance sur ces questions ?
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargé du numérique. Monsieur le sénateur, je répondrai à votre question, qui rejoint celle de M. Longuet, sur les rôles respectifs de l’État et du secteur privé.
La question n’est pas celle de l’intelligence artificielle, mais des nouveaux usages que celle-ci permet et qui vont profondément affecter les réseaux et les infrastructures, dans plusieurs secteurs. Cela conduira à des marchés forcément imparfaits : on frôle là la nécessité, sinon de biens communs et de services publics, du moins d’une pensée commune ou publique.
Dans un tel cas, nous avons plusieurs outils juridiques à notre disposition. Il y a, tout d’abord, la standardisation des protocoles, qui vise au moins à s’assurer que les différents véhicules autonomes parlent le même langage et que, dans notre ville connectée, ils puissent échanger les uns avec les autres.
Il y a, ensuite, la délégation de service public pour l’infrastructure et la partie profonde du réseau. Qu’est-ce qui fera fonctionner les voitures autonomes de demain ? À l’heure de l’intelligence artificielle et de l’autonomie énergétique, ces réseaux ne sont pas forcément physiques.
Cela pose une question très actuelle pour le Gouvernement : est-il du rôle des collectivités locales ou encore du Gouvernement de penser ces réseaux virtuels, ces plateformes qui permettent l’interconnexion entre acteurs privés ? Il serait particulièrement dangereux de laisser les acteurs privés sans accompagnement pour la maîtrise des effets de réseau. De fait, cela laisserait la victoire à un seul acteur : le plus gros.
En effet, mettre sur un marché des véhicules, ou des technologies, non compatibles entre eux revient à mettre en compétition des prisons pour attraper des prisonniers : une fois qu’elles ont attrapé un consommateur, elles le gardent chez elles pendant une quinzaine d’années et, si l’on veut parler à ce consommateur, il faut passer par la plateforme. Tel est aujourd’hui leur modèle économique !
C’est pourquoi notre rôle, si nous misons sur le secteur privé, choix que nous avons fait dans nos économies, est de penser notre intelligence artificielle dans cette régulation. Les données personnelles et industrielles, leur échange et leur standardisation, enfin la capacité à créer une véritable compétition et de la concurrence, voilà les grands enjeux à l’heure de cette transformation numérique.
Je lance d’ailleurs un appel, et même un SOS : sur ces sujets, on manque de réflexion, on manque de chercheurs, en France comme en Europe, et on manque d’un travail parlementaire. C’est pourquoi je nous invite à tous nous saisir de ce sujet et je m’engage à ce que le Gouvernement travaille plus en la matière.
M. le président. La parole est à M. Fabien Gay.
M. Fabien Gay. L’intelligence artificielle est un sujet dont les enjeux économiques sont proportionnels aux progrès spectaculaires obtenus par la recherche en la matière. L’accroissement rapide et imprévisible des tâches potentiellement automatisables nous amène à nous interroger sur les activités humaines futures.
On passe d’un système où les emplois très manuels et ceux qui sont fondés sur les talents semblaient préservés de l’automatisation à un scénario de transformation qui touche potentiellement beaucoup plus de monde.
Ainsi, selon le Conseil d’orientation pour l’emploi, ou COE, la destruction d’emplois pourrait être moins étendue que nous le pensons et se chiffrer à moins de 10 % des emplois. Néanmoins, l’automatisation entraînerait une transformation importante d’un emploi sur deux. En effet, d’après un rapport du Conseil national du numérique de mars 2017 visant à anticiper les impacts économiques et sociaux de l’intelligence artificielle, les conséquences seraient « moins destructrices que transformatrices du travail ».
Le but à atteindre est de créer de la valeur dans le travail pour toutes et tous, de donner plus de pouvoir et d’intelligence et non pas de mécaniser les humains. Les politiques publiques, nationales et régionales, doivent être mobilisées pour construire une vision positive de l’intelligence artificielle, ce qui nécessite de placer la formation au cœur du travail.
En cela, l’intelligence artificielle rejoint notre projet « sécurité emploi-formation », qui vise à permettre à chaque travailleuse et à chaque travailleur d’alterner emplois stables et correctement rémunérés et formations permettant d’accéder à de nouveaux emplois.
L’intelligence artificielle peut soit provoquer une hémorragie des emplois dans certains secteurs professionnels, soit, au travers d’une redistribution des gains de productivité, financer des formations évolutives et une montée en gamme des qualifications. Tout dépend de la volonté politique.
Monsieur le secrétaire d’État, êtes-vous d’accord pour que l’on utilise l’intelligence artificielle afin de libérer le salarié du travail fastidieux et répétitif, en réduisant la charge et le temps de travail ?
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargé du numérique. Monsieur le sénateur, vous abordez plusieurs questions : la transformation du travail, les économies liées à l’intelligence artificielle et la capacité que nous aurons à la maîtriser.
Vous avez cité le rapport du COE et évoqué celui du Conseil national du numérique, qui a été rendu à l’époque où j’en étais le président. Je me permettrai donc de rappeler que, même dans ce cas, il ne faut pas s’engager sur les chiffres ; il ne faut compter que sur une chose : la résilience de notre société et notre capacité à maintenir et à nourrir notre modèle social.
Le pacte social français, ce qui fait la France en somme, est que nous ayons décidé de socialiser le risque de santé et celui de la perte d’emploi. Ce modèle fait partie du socle qui est commun à tous les membres des deux assemblées. Certes, ce qui différencie historiquement les uns des autres, c’est le niveau des cotisations et des paiements, le coût à assumer, mais nous avons tous la conviction qu’être Français, c’est ne laisser personne sur le côté. Voilà ce que le Gouvernement porte : encore une fois, un équilibre entre performance et humanité.
Qu’est-ce que cela signifiera quand on n’aura peut-être pas assez d’emplois pour tous, quand, peut-être, 50 % à 100 % les emplois seront transformés dans un temps très court ? Eh bien, il restera cette philosophie de la résilience et cette idée de l’équilibre ; il faudra offrir à chacun la capacité de rebondir, qui est essentielle.
Quand aura lieu cette transformation ? Nous avons eu, durant la campagne présidentielle, un débat sur le revenu universel. Néanmoins, nous avons estimé – message important – que ce n’était pas le moment de parler de ce sujet, car la question du revenu universel ne se pose pas maintenant. Le sujet, aujourd’hui, ce sont les compétences et la création d’une allocation chômage universelle pour toutes les personnes, quel que soit leur statut d’emploi actuel. Cela contribuera à nous préparer aux transformations à venir.
Le débat aura bientôt lieu ici sur ces sujets. Quand Mme Muriel Pénicaud évoque la transformation de la formation professionnelle, quand on parle de rendre accessibles les allocations chômage aux entrepreneurs ou aux démissionnaires, c’est bien dans l’idée que nous allons traverser, dans les cinq, dix ou quinze années à venir, un changement majeur dans la vie de chaque citoyen travailleur. Chacun va devoir se former à nouveau, chacun va peut-être passer quelques mois ou quelques années sans emploi, période durant laquelle il lui faudra pouvoir continuer à vivre dignement.
C’est pourquoi cette capacité à se transformer et à transformer notre outil de solidarité est essentielle au vu des changements que nous allons subir. Quinze milliards d’euros vont être engagés dans le plan d’investissement pour les compétences ; le débat sera long sur la transformation de l’assurance chômage, mais il sera essentiel et nécessaire : voilà les premières briques de la préparation sociale à cette transformation scientifique et sociétale !
M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.
Mme Catherine Morin-Desailly. Lors d’une audition sur l’intelligence artificielle, le directeur de l’INRIA nous a dit : « Pendant que la France fait des rapports, les autres pays investissent. » Nous devrions tous, mes chers collègues, en être alertés. Certes, à un certain stade, les rapports sont nécessaires, mais je vais être directe, monsieur le secrétaire d’État : pourquoi, alors même que, après le rapport France Intelligence artificielle, vient tout juste d’être rendu l’excellent rapport de l’OPECST, réalisé par un député et par notre collègue sénatrice Dominique Gillot, faudrait-il un énième rapport sur l’intelligence artificielle ?
Le constat sera le même. Ce sera celui qu’a fait notre collègue Claude Malhuret en introduction. On soulignera, avant tout, que, au niveau français comme à l’échelle européenne, nous n’avons, hélas, ni l’ambition ni la stratégie pour une véritable politique industrielle des nouvelles technologies.
Alors que nous devrions concentrer tous nos efforts sur le développement et l’ancrage européen de notre écosystème technologique, nous assistons à une hémorragie des talents et de nos start-up, rachetées par des groupes américains ou asiatiques. Soyons lucides : il s’agit bien d’une guerre d’intelligence économique. Le traitement en masse des données et les algorithmes de l’intelligence artificielle sont en effet devenus des enjeux stratégiques pour notre économie et notre défense.
Toutes les nations qui ont développé des écosystèmes technologiques puissants l’ont fait grâce à des politiques volontaristes. Les Américains ont orienté, dès 1953, leur commande publique vers les PME grâce au Small Business Act. Cela a permis aux PME américaines innovantes d’obtenir d’emblée des contrats fédéraux ou locaux. Ces mécanismes d’achats et d’aides publiques intelligentes sont à l’origine des plus grandes réussites américaines, comme celle d’Elon Musk avec Tesla.
Ces géants technologiques se sont aussi développés grâce à des exemptions fiscales et à des mesures d’aides gouvernementales. Il n’y a d’ailleurs pas une seule des technologies clefs de l’iPhone qui n’ait été, à un moment ou un autre, subventionnée par l’État américain.
Plutôt que d’établir de grands plans industriels souvent inefficaces et qui se résument trop fréquemment à du saupoudrage vers les grands groupes, l’État doit absolument innover et contribuer à faire évoluer la réglementation européenne de la concurrence. Celle-ci est en effet aujourd’hui contre-productive : elle ne permet pas à nos PME de devenir des entreprises de taille intermédiaire, puis des acteurs internationaux.
Tel est bien l’enjeu à ce moment clef où nous mesurons le potentiel, mais aussi les risques, que recèle l’intelligence artificielle.
Aussi ma question est-elle simple ; elle rejoint celle qu’a posée M. Gattolin, mais à laquelle vous n’avez pas répondu, monsieur le secrétaire d’État. Pour que nous demeurions dans la compétition mondiale et que nous restions maîtres de notre destin numérique, comment comptez-vous avancer sur ce sujet ? Le Sénat, au travers de sa commission des affaires européennes, a souvent pointé du doigt cet enjeu majeur, et cela depuis 2013, date d’un premier rapport sur ce sujet ? (Vifs applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste, du groupe Les Républicains et du groupe Les Indépendants – République et Territoires.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Mounir Mahjoubi, secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargé du numérique. Madame la sénatrice, je partage votre attitude critique envers les longs rapports qui se succèdent. La mission que nous avons confiée à M. Cédric Villani, comme celui-ci l’a régulièrement rappelé, n’est sûrement pas de nous rendre un nouveau rapport. Il s’agit plutôt de nous présenter des orientations pratiques sur les débats qu’il est urgent de mener, mais aussi sur les enjeux d’investissement industriel qu’il aura considéré, à la suite de ses auditions, comme majeurs.
Les deux rapports que vous avez bien voulu citer, et que j’ai beaucoup appréciés, photographient l’existant et font de nombreuses recommandations qui, si elles étaient toutes mises en place, consommeraient plusieurs fois notre budget annuel. Il est maintenant important d’arriver à une phase de décision stratégique qui soit à la hauteur de nos choix stratégiques et de nos capacités d’investissement.
Vous avez abordé plusieurs sujets : en premier lieu, comment augmenter la capacité de nos très petites entreprises, de nos start-up et de nos PME à développer ces nouvelles technologies, puis à les vendre sur le territoire européen, et même au-delà. Comment les identifier, comment les faire grandir, comment s’assurer de leur croissance ?
Un autre sujet est la relation de ces entreprises avec l’État. Vous avez évoqué l’achat public. On peut aussi mentionner la relation de l’État avec les grands groupes exportateurs, qui, quoiqu’ils aillent très loin et soient très compétitifs, n’amènent pourtant pas avec eux ces technologies, voire utilisent des technologies étrangères pour remporter d’autres appels d’offres, y compris sur ces sujets.
Vous avez aussi évoqué la question du financement. J’y reviendrai plus tard, parce que je sais que beaucoup d’entre vous l’ont mentionnée. Je veux parler de stratégie.
Aujourd’hui, il faut que nous soyons capables, à l’échelon national, d’identifier ces technologies de rupture ; en effet, on peut toujours appeler à la création d’un fonds pour l’investissement dans les technologies de rupture, mais encore faut-il les identifier. Les pays que vous avez cités, ceux qui ont réussi à avancer sur ces sujets, pilotent, au niveau régional ou national, l’existence de recherches et l’émergence de start-up sur un sujet donné. Quand on identifie qu’un sujet ne reçoit pas l’attention nécessaire, alors on est capable de diriger, d’investir et d’aller plus loin.
Ainsi, sur l’intelligence artificielle et sur la cybersécurité, sujets extrêmement porteurs et créateurs de valeur, nous n’avons pas encore de pilotage national, de regard ni d’observatoire européen. Un débat a eu lieu hier sur cette question. Aujourd’hui, nous manquons d’un regard stratégique. Je ne veux pas déflorer notre recommandation finale, mais il faudra que nous nous dotions de cette capacité. Je sais en tout cas que je pourrai compter sur vous, car vous en débattez depuis longtemps ; vous devez aussi être convaincus que vous pourrez compter sur moi pour le porter.
M. le président. Monsieur le secrétaire d'État, je vous invite à mieux respecter le temps de parole de deux minutes par question qui vous a été accordé.
La parole est à M. Franck Montaugé.
M. Franck Montaugé. La démarche « France Intelligence Artificielle » a été lancée en janvier 2017 ; le rapport qui vient d’être remis au Gouvernement contient des orientations qui pourraient contribuer à la stratégie de la France en matière d’intelligence artificielle.
Parmi ces orientations, le groupe de travail « recherche amont » préconise un rapprochement entre industrie et recherche, en particulier par l’attribution d’un financement de recherche sur une longue période, de cinq ans, à un seul porteur et à son équipe, ainsi que par un soutien aux projets collaboratifs.
Le directeur du centre de recherche de l’INRIA, M. Braunschweig, estime quant à lui que l’effort financier nécessaire pour la recherche, par le public et le privé, serait de l’ordre de 100 millions d’euros par an sur dix ans.
Le groupe de travail « transfert de technologies » propose pour sa part de créer des plateformes d’intégration et de démonstration des innovations et de soutenir les transferts de technologies par la mise en place de fonds d’investissement en capital.
Comment, et à quel niveau financier, le Gouvernement prévoit-il d’accompagner la recherche et le développement de l’intelligence artificielle dès le projet de loi de finances pour 2018 et au cours des années suivantes ?
Je note par ailleurs que, dans ce rapport, l’agriculture n’est pas évoquée. L’intelligence artificielle se prêterait pourtant bien à l’assistance de nos agriculteurs en matière de pilotage et de stratégie d’exploitation. La constitution et l’exploitation d’un big data agricole auraient des vertus multiples, y compris en matière de simplification administrative pour les agriculteurs. Qu’est-ce que le Gouvernement se propose de faire ou d’impulser en la matière ?
Pour finir, comment le Gouvernement entend-il donner une chance aux territoires hors métropoles pour contribuer au développement de l’industrie de l’intelligence artificielle et en bénéficier ? Comment associer les villes moyennes aux écosystèmes créatifs en question ?
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Mounir Mahjoubi, secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargé du numérique. Je concentrerai ma réponse sur les territoires.
L’activité de la French Tech s’est transformée ces dernières années et ces derniers mois, et j’ai souhaité développer et multiplier ces changements. Jusqu’à présent, d’un point de vue territorial, les moyens de la French Tech étaient massivement concentrés autour des métropoles. C’est le résultat d’une stratégie visant à faire émerger, au niveau français, des métropoles capables d’aller conquérir de nouveaux marchés internationaux.
On a ensuite vu la création des réseaux French Tech. Ces réseaux de technologies de pointe étaient quant à eux beaucoup plus ancrés dans les territoires, notamment autour des agritechs, dans des villes qui ne faisaient pas partie de ces grandes métropoles.
Je suis aujourd’hui convaincu, après quelques mois dans mes fonctions, que les territoires ont une capacité à produire des innovations majeures de rupture liées à la ruralité ou permises par l’espace que celle-ci offre. Ainsi des technologies liées aux drones, à leur régulation ou aux drones augmentés : plusieurs des leaders dans ce domaine sont des start-up françaises. J’en ai visité plusieurs près de Gardanne : elles profitent de ce lieu, où il y a à la fois des étudiants, de l’innovation et un territoire pour les accueillir.
Je serai à Angers vendredi et samedi prochains ; autour de la ville, de son socle périurbain et de son espace rural, Angers a réussi à développer, en près de trente ans, un véritable écosystème de l’électronique connectée, de l’électronique intelligente et de l’intelligence artificielle embarquée, pôle qui, aujourd’hui, est compétitif internationalement. Angers, c’est un peu le premier de la classe. Comment parvenir à développer cela ?
Après Angers, on peut citer Agen pour la Food Tech. Dans le domaine des technologies d’amélioration et de croissance des start-up sur le sujet de l’alimentation, Agen a réussi à créer une place particulièrement compétitive au niveau européen.
Sur ces sujets, l’enjeu pour la French Tech en 2018 et 2019 sera non seulement de célébrer et de laisser émerger ces grandes métropoles très performantes, mais aussi de s’engager très activement pour la diversité géographique. Tout comme je me suis engagé sur le sujet de la diversité de nos entrepreneurs, je m’engage pour qu’il y ait plus de start-up qui viennent de milieux ruraux ou de milieux populaires, ou qui soient portées par des femmes, car ce sont ces start-up qui proposent de nouveaux sujets.
J’ai récemment remis le prix StartHer, qui couronne la gagnante d’une compétition internationale de start-up dirigées par des femmes. La lauréate avait développé une technologie d’intelligence artificielle dans la personnalisation et l’identification de soins contre le cancer. Sa start-up était issue d’une ville de taille moyenne, avant qu’elle ne lève des fonds, n’aille à Paris et ne parte à la conquête du monde. Nous avons là réussi à raconter une belle histoire française liée à l’intelligence artificielle, issue de nos territoires. Certes, l’enjeu est de généraliser ces histoires, mais elles existent !