compte rendu intégral
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
M. Daniel Dubois,
Mme Annie Guillemot.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du mercredi 31 octobre 2018 a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Nomination d’une vice-présidente du Sénat
M. le président. Je rappelle au Sénat que le groupe socialiste et républicain a présenté la candidature de Mme Hélène Conway-Mouret pour remplacer, en qualité de vice-présidente du Sénat, Mme Marie-Noëlle Lienemann.
Le délai prévu par l’article 3 du règlement ayant expiré et la présidence n’ayant reçu aucune opposition, cette candidature a été ratifiée.
En conséquence, je proclame Mme Hélène Conway-Mouret vice-présidente du Sénat, et je lui souhaite pleine réussite dans l’exercice de cette fonction éminente au sein de notre assemblée. (Applaudissements.)
Je tiens à remercier Mme Marie-Noëlle Lienemann pour sa vice-présidence. Elle a présidé nos travaux avec une qualité d’écoute reconnue par chacun et une maîtrise parfaite de nos règles de procédure. J’ajouterai un sentiment personnel, mais que je sais partagé : Mme Marie-Noëlle Lienemann a assumé sa délégation aux grands événements avec talent et conviction.
Je salue, à travers elle et le rôle qu’elle a joué au « plateau », l’ensemble de nos vice-présidents, qui veillent à l’expression de tous les sénateurs et à la qualité de nos délibérations et qui, au Bureau, président leurs délégations avec engagement – les travaux de certaines de ces délégations auront des conséquences dans cet hémicycle, dans notre vie quotidienne, dès l’année prochaine.
3
Reprise du mandat sénatorial d’un ancien membre du gouvernement
M. le président. En application de l’article L.O. 320 du code électoral, le mandat sénatorial de M. Gérard Collomb, dont les fonctions gouvernementales ont pris fin le mercredi 3 octobre 2018, a repris le dimanche 4 novembre 2018, à zéro heure.
En conséquence, le mandat sénatorial de M. Gilbert-Luc Devinaz a cessé le samedi 3 novembre, à minuit.
C’est la règle, et nous évoquerons sans doute prochainement la suite ! (Sourires.)
Avant de laisser la place à notre nouvelle vice-présidente, je tiens à lui assurer que nous lui faisons toute confiance pour assumer cette fonction.
Je cède maintenant le fauteuil de la présidence à Mme Hélène Conway-Mouret, qui, je n’en doute pas, mes chers collègues, va vous serrer la vis ! (Sourires.)
(Mme Hélène Conway-Mouret remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)
PRÉSIDENCE DE Mme Hélène Conway-Mouret
vice-présidente
4
Lutte contre la manipulation de l’information
Rejet en nouvelle lecture d’une proposition de loi et d’une proposition de loi organique
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, en nouvelle lecture, de la proposition de loi et de la proposition de loi organique, adoptées par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, relatives à la lutte contre la manipulation de l’information (proposition de loi n° 30, résultat des travaux de la commission n° 76, rapport n° 75, avis n° 53, et proposition de loi organique n° 29, résultat des travaux de la commission n° 55, rapport no 54).
Il a été décidé que ces deux textes feraient l’objet d’une discussion générale commune.
Dans la discussion générale commune, la parole est à M. le ministre.
M. Franck Riester, ministre de la culture. Madame la présidente, madame la présidente de la commission de la culture et rapporteur de la proposition de loi, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur de la commission des lois, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, la manipulation de l’information constitue une menace bien réelle pour nos démocraties – l’actualité récente nous l’a encore rappelé.
L’élection présidentielle brésilienne nous a en effet offert un nouvel exemple de l’utilisation qui peut être faite des réseaux sociaux pour diffuser massivement, et rapidement, de fausses informations.
En ce qui concerne les élections de mi-mandat aux États-Unis, qui ont lieu aujourd’hui même, Twitter a supprimé il y a quelques jours des milliers de comptes automatiques qui se présentaient faussement comme démocrates et tweettaient des messages incitant à l’abstention. Cette nuit encore, Facebook a bloqué plus d’une centaine de comptes liés à des entités étrangères et soupçonnés de tentative d’ingérence dans le processus électoral.
Partout dans le monde, les fausses informations ébranlent la liberté de chaque citoyen de se forger sa propre opinion. Elles brouillent les frontières entre le vrai et le faux et sapent la confiance dans l’information. Elles menacent, à terme, la stabilité de nos démocraties.
Elles nous imposent d’agir.
L’Assemblée nationale a choisi de se saisir du sujet au travers de la proposition de loi et de la proposition de loi organique qui nous réunissent aujourd’hui et que le Gouvernement soutient.
Je suis convaincu qu’un débat au Sénat en première lecture aurait permis d’enrichir ces textes. Je respecte votre décision de ne pas les avoir examinés en première lecture, mais je la regrette. Je crois en effet que, face à la manipulation de l’information, il serait trop dangereux de ne rien faire.
J’ai entendu vos débats, légitimes, autour du référé judiciaire. Son champ d’application a été précisé à l’occasion des lectures successives. Il est très explicitement circonscrit et ne concerne que le contexte particulier de la période électorale. Il vise à nous doter d’outils adaptés pour réagir rapidement à des opérations orchestrées et délibérées de désinformation en période électorale.
Après le vote du texte en lecture définitive par l’Assemblée nationale et à l’issue des premiers mois de son application, nous aurons l’occasion d’évaluer le dispositif et, si besoin, de l’améliorer.
Mais le texte ne se résume pas à son article 1er. Surtout, la lutte contre la manipulation de l’information est un combat au long cours qui ne saurait être remporté grâce à un texte « miracle ».
La loi n’est pas la seule réponse que le Gouvernement apporte à cette question. Elle vient en complément de nos actions visant à soutenir la presse, à garantir la déontologie de l’information et à renforcer l’éducation aux médias.
La défense et la promotion d’une information pluraliste et de qualité sont nos premières armes pour combattre les tentatives de manipulation de l’information.
Je tiens à cet égard à saluer l’initiative lancée par Reporters sans frontières et son secrétaire général, Christophe Deloire, soutenu aujourd’hui par de très nombreuses personnalités, appelant à la signature d’un pacte international sur l’information et la démocratie, première pierre dans l’édification d’un cadre international pour l’information et la communication.
Comme l’a indiqué le Président de la République en septembre, la France s’engage à mobiliser l’ensemble des dirigeants internationaux sur ce sujet. Il est en effet de la responsabilité de l’État de garantir le pluralisme de la presse et des médias.
Sur ce sujet, la mobilisation du Gouvernement est totale. Les aides au pluralisme sont sanctuarisées à hauteur de 16 millions d’euros dans le budget pour 2019, voté en première lecture la semaine dernière par l’Assemblée nationale.
Nous prenons également notre part pour accompagner la mutation de la filière de distribution de la presse, avec la réforme à venir de la loi Bichet – nous aurons l’occasion d’en reparler.
Nous accompagnerons de même la mutation de l’AFP, l’Agence France Presse, grâce à la mobilisation de 2 millions d’euros supplémentaires dans le budget pour 2019, sachant que les crédits budgétaires qui lui étaient consacrés en 2018 étaient déjà en augmentation.
Et nous continuerons le combat européen pour obtenir la consécration d’un droit voisin. Celui-ci permettra un juste partage de la valeur créée par la circulation en ligne des contenus de presse.
Par ailleurs, les débats à l’Assemblée nationale ont fait apparaître un consensus qui dépasse les clivages politiques, autour de la nécessité d’aborder la question de la déontologie de la presse. La mission qui vient d’être confiée par mon ministère à Emmanuel Hoog doit aboutir à des propositions concrètes d’ici à la fin du mois de janvier 2019, donc à très court terme – nous aurons également l’occasion d’en reparler. La mise en œuvre de ces propositions concrètes pourra contribuer à restaurer le lien de confiance entre les Français et les médias.
Je le répète, les journalistes et la qualité de l’information qu’ils produisent sont à nos yeux le premier rempart contre les fausses informations.
L’éducation aux médias constitue également un remède essentiel contre la désinformation. Grâce aux amendements déposés à l’Assemblée nationale, sa place a été renforcée dans la proposition de loi. Elle deviendra un élément obligatoire de l’ensemble des programmes scolaires.
En outre, le budget que lui consacre le ministère de la culture a doublé cette année. Il renforcera le soutien des pouvoirs publics aux actions de sensibilisation menées par les professionnels et les associations auprès des jeunes. Il financera aussi la création d’un grand programme de service civique pour l’éducation aux médias.
Si donc la loi n’est pas notre seule arme pour lutter contre la manipulation de l’information, elle est cependant indispensable. Dans le contexte que nous connaissons, il serait dangereux de nous contenter d’attendre une réponse européenne qui tarde encore à venir.
Vous le savez, la France a toujours été pionnière en matière de régulation, et nous souhaitons qu’elle le soit encore en matière de régulation numérique. C’est ce que nous encourageons quand nous militons pour la taxation des GAFA ou des GAFAN, quand nous nous battons pour une véritable protection numérique du droit d’auteur ou pour une lutte efficace contre les discours de haine sur internet.
C’est aussi, je le crois, notre responsabilité en matière de lutte contre la manipulation de l’information. Nous avons le devoir de donner l’impulsion, d’expérimenter, d’avancer vers de nouveaux modes de régulation qui pourront permettre d’inspirer ensuite les réponses européennes.
Chère Catherine Morin-Desailly, je suis évidemment en accord avec vous quand vous affirmez que la régulation la plus efficace se fera à l’échelle européenne, et je partage votre souhait de faire évoluer le droit européen, notamment la directive sur le commerce électronique, ou directive e-commerce, afin de responsabiliser effectivement les plateformes, mais cela ne doit pas, en attendant, conduire à l’inaction au niveau national.
Je veux rappeler clairement que les propositions de loi dont nous débattons ne sont en rien incompatibles avec la construction d’une approche coordonnée au niveau européen. Bien au contraire, elles peuvent y contribuer en proposant des solutions dont l’Union européenne pourrait s’inspirer.
Depuis que ces textes ont été annoncés, les instances européennes se sont d’ailleurs emparées du sujet. C’est une bonne chose et je tiens à le saluer. Les initiatives récentes au niveau européen convergent avec l’ambition portée par ces textes.
Je pense à la résolution relative à l’affaire Cambridge Analytica, adoptée le 25 octobre par le Parlement européen, ou encore au code de bonnes pratiques publié le 26 septembre dernier par la Commission à l’intention des plateformes internet et des acteurs de la publicité et signé le 16 octobre par Facebook, Google, Twitter et Mozilla.
Ces initiatives, si louables soient-elles, ne vont toutefois pas assez loin. Elles ne définissent pas d’engagement suffisamment clair et concret ni d’objectifs mesurables, comme l’ont regretté les professionnels invités à s’exprimer sur le sujet. Surtout, elles ne présentent aucun caractère contraignant pour les plateformes. Or je suis convaincu qu’il serait trop dangereux de s’en remettre uniquement – et même naïvement –, à l’autorégulation des plateformes.
Les réseaux sociaux ont récemment pris des mesures afin de lutter contre la diffusion de fausses informations, et c’est tant mieux ! Facebook a, par exemple, renforcé l’information sur les médias d’où proviennent les articles partagés sur son réseau. Les initiatives de ce type démontrent que nous allons dans le bon sens et doivent être encouragées.
Les plateformes numériques ont aussi pris conscience de leur responsabilité sociétale et démocratique. Elles reconnaissent de plus en plus clairement l’urgence du combat à mener – une urgence dont elles n’avaient peut-être pas encore pris ou souhaité prendre la mesure il y a encore quelques mois. Elles reconnaissent le bien-fondé de notre exigence d’une transparence renforcée sur les contenus d’information sponsorisés, notamment en période électorale.
Les présents textes prévoient de l’inscrire dans la loi. Ainsi, lorsque des techniques publicitaires seront utilisées pour promouvoir un contenu d’information – ce point est très important –, l’internaute en sera informé et saura d’où provient réellement l’information. Cela contribuera à aiguiser sa vigilance et à mieux le prémunir contre des tentatives de manipulation.
De même, les montants consacrés au sponsoring seront rendus publics. Les journalistes et la société civile pourront mieux détecter les opérations orchestrées de désinformation, et les pouvoirs publics pourront mieux veiller au respect des règles de financement des campagnes électorales.
Nous inscrivons également dans la loi un devoir de coopération des plateformes. Cette mesure esquisse un nouveau cadre de régulation adapté à l’ère numérique fondé sur la responsabilisation des plateformes, collectif et transparent, à la fois souple et exigeant. Plutôt que de calquer des mécanismes traditionnels de responsabilité applicables aux médias qui ne leur sont pas pleinement adaptés, les propositions de loi font le choix d’un dispositif de corégulation qui laisse les plateformes libres de choisir les modalités les plus appropriées pour lutter contre les fausses informations, tout en les obligeant à en rendre compte auprès du Conseil supérieur de l’audiovisuel.
C’est la seule manière efficace d’éviter les deux écueils qui nous guettent : d’une part, celui de l’inaction des plateformes, qui laisserait la désinformation se propager, troublant la qualité du débat démocratique, voire l’ordre public, et, d’autre part, celui d’une action opaque et arbitraire des plateformes, qui nous ferait courir le risque de l’émergence d’une censure privée.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, ce n’est pas parce que les géants du numérique sont des géants qu’ils peuvent échapper à toute régulation. Internet est un espace public et, comme tout espace public, il doit être régi par des règles.
Trouver la meilleure manière de réguler l’activité des géants du numérique est notre responsabilité. Je sais que nous partageons cet objectif.
Madame la présidente, chère Catherine Morin-Desailly, je connais votre mobilisation sans faille, ainsi que celle de vos collègues de la commission de la culture, et plus largement du Sénat pour que la révolution numérique se fasse au service de nos concitoyens.
J’entends aussi vos appels à la prise en main de notre destin numérique. Je n’oublie pas que vous avez été l’une des premières à alerter sur les dangers qu’il pouvait y avoir à confier la gestion de données sensibles à des entreprises qui n’appliquent pas les mêmes règles que nous.
Vous vous êtes toujours attachée, avec les membres de la commission, à défendre notre souveraineté numérique, y compris dans la conclusion de marchés publics.
Je veux vous remercier, ainsi que l’ensemble de vos collègues, pour votre engagement dans ce domaine.
Protéger nos concitoyens, protéger leur liberté : tel est le sens des propositions de loi dont vous êtes aujourd’hui saisis. Je crois savoir que vous vous apprêtez à adopter deux motions tendant à opposer la question préalable. Si tel était le cas, cela nous priverait de l’examen des deux propositions de loi. Je souhaite au contraire que nous puissions débattre de ces textes.
Je veux croire que le projet de loi relatif à la réforme de l’audiovisuel, que j’aurai l’honneur de défendre devant vous l’année prochaine, nous permettra de renouer le fil d’un dialogue fructueux au service d’une modernisation de notre régulation. (M. André Gattolin ainsi que Mmes Colette Mélot et Michèle Vullien applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteur.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, rapporteur sur la proposition de loi. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur pour avis, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de féliciter notre nouveau ministre de la culture, Franck Riester, et de lui souhaiter pleine réussite dans l’exercice de ses fonctions.
Mes chers collègues, nous examinons donc aujourd’hui en nouvelle lecture la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
Le 26 juillet dernier, par un vote quasi unanime, le Sénat a adopté, sur proposition de sa commission de la culture, une motion tendant à opposer la question préalable à ce texte.
Actant un différend irréconciliable, la commission mixte paritaire qui s’est réunie le 26 septembre n’a pas pu trouver un accord. Les députés ont donc examiné en nouvelle lecture la présente proposition de loi le 9 octobre dernier.
Je rappellerai tout d’abord le constat – très largement partagé au Sénat – du grand danger que fait peser la manipulation de l’information sur nos sociétés, avant de souligner la prise de conscience générale de ce problème.
Premier point, un large consensus existe aujourd’hui sur la réalité du défi.
La proposition de loi traite d’une question qui fait très largement consensus : la capacité de certains, en particulier d’États étrangers, à mener des politiques de déstabilisation et de manipulation de l’opinion par le biais des plateformes en ligne.
Ce phénomène doit être analysé comme la convergence de deux composantes.
La première composante, ancienne, est ce que l’on désigne depuis longtemps par les termes de médisance, d’attaque gratuite ou de diffamation.
Le combat politique est par nature violent, et les mots dépassent souvent la pensée, de notre part comme de celle des militants, ce qui participe par ailleurs de la vitalité démocratique. Il est bien difficile, comme en témoigne une large jurisprudence bâtie autour de la loi de 1881, de faire la part des choses entre liberté d’expression, volonté de nuire ou simple erreur.
Les débats à l’Assemblée nationale ont d’ailleurs largement montré que les fausses informations résistent à toute tentative de définition satisfaisante permettant de les identifier rapidement et d’en faire un motif de retrait ou de sanction immédiat.
Ce n’est pas la capacité d’une personne à communiquer de fausses informations qui doit être mise en cause, mais bien les modalités de diffusion propres aux plateformes, qui amplifient de manière démesurée ces discours.
Ainsi intervient une composante nouvelle, la capacité des réseaux sociaux à amplifier massivement et rapidement des informations, et la possibilité pour certains d’en exploiter les failles.
Permettez-moi de citer le remarquable travail du centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et de l’institut de recherche stratégique de l’École militaire intitulé Les manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties et présenté à la conférence des ambassadeurs et des ambassadrices le 28 août dernier.
Ce travail confirme nos analyses sur le lien inextricable qui existe entre logique politique de manipulation et intérêt commercial : « En revanche, il ne faut pas distinguer trop nettement, comme on le fait parfois, les manipulations commerciales dont l’intention serait de faire de l’argent, et qui, pour cette raison, sont souvent dépolitisées par ceux qui les analysent, des manipulations politiques, qui nous intéressent ici. Car non seulement les premières peuvent avoir, qu’elles le veuillent ou non, des effets politiques bien réels, mais les secondes peuvent aussi faire gagner de l’argent aux médias, aux plateformes numériques, voire à des adolescents macédoniens. Autrement dit, les intérêts politiques et économiques s’entremêlent. »
Nous assistons donc à la rencontre de deux phénomènes : un phénomène ancien, que nous connaissons, où la diffamation côtoie, au point de ne pas en être discernable, la liberté d’expression, et une réalité nouvelle, car chacun, depuis son ordinateur, ici ou à l’étranger, peut propager une vision déformée de la réalité pour des motifs politiques ou économiques – souvent les deux.
Je citerai en exemple deux événements postérieurs à la première lecture du présent texte.
Aujourd’hui ont lieu aux États-Unis les élections de midterm en vue du renouvellement complet de la Chambre des représentants et d’un tiers du Sénat.
Fin juillet, Facebook a annoncé avoir détecté une campagne d’influence en cours. Son président a reconnu que la compagnie avait engagé une « course aux armements » avec ceux qui cherchaient à utiliser ses fonctionnalités pour manipuler l’opinion.
Il y a quelques jours, vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, se tenait l’élection présidentielle au Brésil, qui a été marquée, elle aussi, par la violence des échanges et la polarisation de la société. Le plus remarquable est que le candidat finalement élu ne disposait au départ que d’une très faible notoriété et d’un accès très limité aux grands médias traditionnels. Il a d’ailleurs refusé jusqu’au bout de participer à tout débat télévisé, et a choisi d’axer sa communication sur internet, ce qui lui a permis de tenir des discours destinés à chaque fraction de son électorat sans crainte de contradiction.
Plus remarquable encore, beaucoup de Brésiliens sont persuadés que les propos parfois très virulents tenus par le candidat sont eux-mêmes des fake news – terme très largement utilisé par le président américain pour désigner les grands médias installés qui critiquent sa politique – ou plutôt des « infox ».
Bref, plus que jamais, nous sommes entrés dans l’ère de la post-vérité. Soyez assuré, monsieur le ministre, que nul au Sénat ne sous-estime la gravité ni l’actualité de la question posée par les manipulations de l’information.
Deuxième point, nous assistons à une prise de conscience très encourageante au niveau mondial. Ainsi, les opinions publiques sont de plus en plus sensibilisées à l’influence des plateformes.
On peut faire référence, sur une thématique proche mais pas totalement similaire, au rapport remis au Premier ministre le 20 septembre dernier intitulé Renforcer la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet. Ce rapport propose d’avancer sur la voie d’une responsabilisation des plateformes avec la création d’un statut particulier, dit « d’accélérateur de contenus » – une notion que j’approuve pleinement.
Par ailleurs, les plateformes elles-mêmes sont désireuses de ne plus prêter le flanc à des polémiques qui nuisent à leur image.
Facebook, société la plus fortement accusée de profiter des campagnes de désinformation et, par conséquent, la plus en pointe dans la lutte contre leur diffusion, a inauguré une salle de crise qui va réunir les principaux responsables pour les élections de midterm.
Certaines ont signé le code de bonnes pratiques contre la désinformation proposé par Bruxelles et présenté leur plan d’action pour éviter les campagnes de désinformation pendant les élections européennes de 2019.
La Commission réalisera une première évaluation en décembre. La commissaire pour l’économie et la société numériques, Mariya Gabriel, insiste sur quatre points : la transparence des publicités politiques sponsorisées, la démonétisation des contenus visant à désinformer, la réduction des faux comptes et des bots, et la promotion des outils à destination des citoyens.
Nous ne pouvons que partager pleinement ces objectifs, même s’il est difficile, comme vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, de faire confiance à l’autorégulation du secteur. On sait bien que ce sont les différentes affaires qui ont contraint les plateformes à bouger pour se racheter une « virginité ».
Je développerai plus avant mon propos lorsque je défendrai la motion tendant à opposer la question préalable, mais, en conclusion de cette première intervention, je souhaite insister sur un point : le rejet par le Sénat de la proposition de loi qui nous est soumise en nouvelle lecture ne signifie nullement que nous refusons de voir la réalité en face.
Au contraire, parce que nous savons que ce danger ne disparaîtra pas spontanément et sera présent pendant des années, nous estimons indispensable de ne surtout pas y apporter de réponse de circonstance et potentiellement dangereuse pour la liberté d’expression. Mon collègue rapporteur pour avis de la commission des lois, Christophe-André Frassa, à qui je vais céder la parole, évoquera notamment les difficultés soulevées par l’article 1er de la proposition de loi.
Nous pensons comme vous, monsieur le ministre, que nous devons agir à plusieurs niveaux. Soyez assuré que la commission de la culture examinera sérieusement les différents textes que vous envisagez de présenter au cours de l’année à venir, et que nous serons heureux d’échanger avec vous et d’approfondir les différents sujets que vous avez cités – la réforme de l’AFP, de la loi Bichet, ou encore de l’audiovisuel.
Nous souhaitons simplement positionner nos réactions au bon niveau et, de ce point de vue, il nous semble indispensable d’entreprendre un travail collégial au niveau européen. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. Christophe-André Frassa, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale sur la proposition de loi organique, rapporteur pour avis sur la proposition de loi. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission de la culture, monsieur le président de la commission des lois, nous voici de nouveau réunis pour examiner, en nouvelle lecture, la proposition de loi et la proposition de loi organique relatives à la lutte contre la manipulation de l’information, après l’échec, logique, des deux commissions mixtes paritaires.
En première lecture, conjointement avec Mme la présidente de la commission de la culture, je vous avais proposé, au nom de la commission des lois, de rejeter ces textes, par l’adoption de deux questions préalables. En effet, la création d’une nouvelle procédure de référé, visant à faire cesser la diffusion « des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir », nous paraissait inaboutie, inefficace et potentiellement dangereuse.
Face au rejet massif de la proposition de loi par le Sénat – je le rappelle, par 288 voix contre 31 –, je dois vous dire, mes chers collègues, que je pensais, peut-être naïvement, que l’Assemblée nationale et le Gouvernement cesseraient de s’entêter à vouloir adopter un tel texte et entendraient notre signal d’alerte quant aux risques que font courir la proposition de loi et la proposition de loi organique pour la liberté d’expression et la liberté de communication.
Force est de constater que le Gouvernement et l’Assemblée nationale persévèrent dans leur erreur.
Saint Augustin le disait on ne peut mieux, monsieur le ministre : « Humanum fuit errare, diabolicum est per animositatem in errore manere. » (Sourires. – M. Pierre Ouzoulias applaudit.) Autrement dit, « se tromper est humain, persister dans son erreur par arrogance est diabolique. »
La proposition de loi nous revient de l’Assemblée nationale quasi inchangée sur le fond, même si les députés ont tout de même adopté 23 amendements sur un texte que nous n’avions pas modifié. Je vous laisse donc juger de son caractère abouti…
Je veux cependant citer deux modifications notables.
La première vise à donner, de l’aveu même de la rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale, « une portée plus opérationnelle » – c’est dire ! – à la définition des fausses informations susceptibles de donner lieu à une procédure de référé. Cette procédure pourrait être engagée lorsque « des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne ».
Une seconde modification a pour objet de créer une voie d’appel dans le cadre de la procédure de référé ad hoc instituée pour lutter contre les fausses informations : la cour d’appel se prononcerait dans les quarante-huit heures suivant sa saisine.
Ces modifications n’ont pas changé la position de la commission des lois du Sénat : je vous proposerai à nouveau de rejeter les deux textes par l’adoption d’une question préalable.
Comme en première lecture, je vous propose de les rejeter, en premier lieu, en raison de leur caractère inabouti.
Aucune évaluation préalable des lacunes ou défaillances réelles de notre législation n’a été conduite.
Je vous rappelle que, durant la campagne pour l’élection présidentielle de 2017, à la suite de la publication des « Macron Leaks », la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle avait demandé aux organes de presse, dans un communiqué de presse daté du 6 mai 2017, de « ne pas rendre compte du contenu de ces données, en rappelant que la diffusion de fausses informations est susceptible de tomber sous le coup de la loi, notamment pénale », puis rappelé, le même jour, que « la diffusion ou la rediffusion de telles données, obtenues frauduleusement, et auxquelles ont pu, selon toute vraisemblance, être mêlées de fausses informations, est susceptible de recevoir une qualification pénale à plusieurs titres et d’engager la responsabilité de ses auteurs. »
En effet, la publication de fausses nouvelles ayant eu pour effet de fausser un scrutin électoral est déjà réprimée, par l’article L. 97 du code électoral, d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Les dispositions actuelles de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse permettent également de réprimer des propos sciemment erronés, diffamatoires, injurieux ou provocants. L’arsenal existe donc. A-t-il été mobilisé ? Pas à ma connaissance. Pourquoi ?
Plutôt que d’adapter les dispositions de la loi de 1881 ou celles de la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004, plutôt que d’en renforcer l’effectivité, le Gouvernement et l’Assemblée nationale ont fait le choix de la création ex nihilo d’un dispositif bancal, intégralement réécrit en première lecture, en commission des lois puis en séance, et à nouveau modifié en nouvelle lecture, ce qui témoigne de ses imperfections structurelles.
À l’Assemblée nationale, en première lecture, une première définition de la fausse information a été adoptée en commission, puis en séance, à l’initiative de la rapporteur, ma collègue Naïma Moutchou.
Restreint, en commission, aux cas de « mauvaise foi », le recours à la nouvelle voie de référé a été rendu applicable, en séance publique, sur l’initiative du Gouvernement, aux fausses informations diffusées « de manière délibérée ».
En nouvelle lecture, alors que le texte n’avait pas été modifié par le Sénat, l’Assemblée nationale a, de nouveau, adopté sept amendements, en commission, sur le titre Ier, puis deux amendements, en séance publique, sur l’initiative de la rapporteur de la commission des lois et du Gouvernement, afin de circonscrire l’application de la procédure de référé, mais également de prévoir une voie d’appel rapide à l’encontre de l’ordonnance de référé, appel devant être jugé dans un délai de quarante-huit heures à compter de la saisine.
Alors que la rapporteur souhaitait encadrer la possibilité de faire appel dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de la première décision, le Gouvernement a souhaité conserver le délai de droit commun de quinze jours, tout en indiquant se réserver la capacité de modifier, au besoin, ce délai d’appel par décret.
Quelle précipitation ! Quelle impréparation pour un sujet aussi sensible !