Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Leleux. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-Pierre Leleux. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame, monsieur les rapporteurs, mes chers collègues, nous voici de nouveau réunis pour examiner les propositions de loi, ordinaire et organique, censées empêcher la diffusion de fausses informations sur les réseaux que nous offre la révolution numérique.
En première lecture, il nous a semblé que ces textes étaient loin de pouvoir atteindre leur but. Ils présentent, au contraire, de sérieux risques pour la liberté de communication et d’expression. Nous les avons donc rejetés au travers de l’adoption, à la quasi-unanimité du Sénat, d’une motion tendant à opposer la question préalable, en nous appuyant sur l’excellent travail des rapporteurs de la commission de la culture et de la commission des lois.
En nouvelle lecture, l’Assemblée nationale a effectué quelques modifications, mais sans corriger l’orientation initiale. C’est pourquoi notre groupe votera les motions tendant à opposer la question préalable sur la proposition de loi et la proposition de loi organique déposées par nos rapporteurs, estimant qu’il n’y a pas lieu d’examiner ces textes. Sans étude d’impact préalable, ce texte comporte, je le répète, des risques graves pour la liberté d’expression.
Comme cela a été dit par les orateurs qui m’ont précédé, de nombreuses procédures existent déjà, qui sont tout à fait mobilisables, telles que le référé de droit commun ou les procédures d’injure ou de diffamation entre autres.
La réforme envisagée se traduit principalement par deux types de mesures : d’une part, une nouvelle action en référé, qui met en danger la liberté d’expression dans les campagnes électorales, et, d’autre part, une régulation franco-française des plateformes, alors que celle-ci devrait s’élaborer au niveau européen.
Notre position est bien claire : nous sommes pleinement conscients de la nécessité de lutter contre les fausses informations, mais nous ne cautionnons ni l’orientation ni les choix que porte ce texte adopté par l’Assemblée nationale, appuyé par le Gouvernement.
La difficulté de caractériser la « fausse information » est apparue dès le départ à l’Assemblée nationale, qui, contrainte d’honorer la promesse du Président de la République, a beaucoup souffert pour en donner une définition. Les rédactions successives ont bien montré l’impréparation de ce texte et les hésitations liées aux risques d’atteinte à la liberté d’expression.
Finalement, aucune intention malveillante n’est exigée, ce qui ouvre un large champ d’application. Même les actes de satire ou de parodie, voire de caricature, inhérents à l’expression de notre pays, pourraient être concernés. N’importe quel courant de pensée pourra tenter d’empêcher la publication d’informations dérangeantes, alors même qu’il est légitime pour le citoyen d’être informé, surtout, précisément en période électorale.
Une vraie information pourra être arrêtée par manque de preuves ou impossibilité de citer ses sources. Les exemples de scandales politiques qui auraient pu être traités comme des fake news à leur origine ne manquent pas.
Par ailleurs, l’absence de condamnation du juge, faute de preuves ou de moyens d’investigation, pourra donner une force imprévue aux allégations en cause, qui pourront continuer à être diffusées. De quels moyens le juge disposera-t-il pour rendre son verdict en quarante-huit heures ? Comment pourra-t-il affirmer l’influence d’informations sur un scrutin qui n’aura pas encore eu lieu, et son intervention ne risque-t-elle pas d’être remise en cause par la suite ?
Le remède risque d’être pire que le mal. On aboutira finalement, quelle que soit l’issue de la procédure judiciaire, à une publicité supplémentaire, ce qui n’est pas le but et ne satisfait personne.
Les autres instruments prévus ne sont guère plus solides. L’extension des pouvoirs du CSA et la régulation du numérique sont décidées sans aucune concertation préalable. Finalement, le Gouvernement demande aux juges, au CSA et aux plateformes d’être les gardiens de la vérité.
Hormis l’Allemagne, où un texte récent, très critiqué, est en vigueur, tous les pays européens ont renoncé à mettre en œuvre une législation sur les fake news, au nom de la liberté d’expression. Le sujet est actuellement étudié au niveau européen, comme cela a été dit. La Commission européenne vient de publier un code de bonne conduite, qui donnera lieu à une évaluation en décembre prochain. La dimension transfrontalière de la désinformation en ligne est évidente et rend nécessaire cette approche.
Notre groupe regrette donc la précipitation du Gouvernement, qui place notre pays dans une logique de contrôle de l’information, que nous refusons d’entériner. C’est pourquoi nous voterons les motions tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe Union Centriste. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.
M. Franck Riester, ministre. Je dirai quelques mots, madame la présidente, pour répondre aux différents orateurs, et je formulerai quelques remarques.
Tout d’abord, je veux faire preuve de beaucoup d’humilité. La problématique relative à ces propositions de loi, couvre, il est vrai – je l’ai dit dans mon propos liminaire –, un vaste champ d’investigation.
Bien évidemment, nous n’avons absolument pas la prétention de répondre de A à Z à toutes les problématiques liées à ces questions. Toutefois, on peut se saisir à un moment donné – c’est vrai pour ce sujet comme pour d’autres –, notamment au travers des propositions de loi, qui émanent du Parlement, d’une partie des problèmes, qui sont à régler par le législateur ou les pouvoirs publics.
Pour autant, dès que l’on aborde un sujet, il ne faut pas systématiquement se dire que l’on doit régler l’intégralité des problèmes : si l’on peut en résoudre un maximum, tant mieux, mais si l’on n’en règle que quelques-uns, c’est toujours, si je puis me permettre cette expression, cela de pris !
Vous dites que le Gouvernement se serait saisi de cette question à la hâte. Or nous avons pris le temps nécessaire ; des auditions ont été organisées, y compris au Sénat d’ailleurs. Le Parlement avait la possibilité, au travers des discussions, d’enrichir le texte, de l’améliorer, de l’amender – c’est là tout le travail parlementaire.
Certes, il faut aller vite. Mais, sur nombre de sujets, vous soulignez, mesdames, messieurs les sénateurs, que le Gouvernement et les pouvoirs publics doivent trancher à un moment donné, car les problématiques sont connues depuis longtemps ! On ne peut pas dire d’un côté qu’il faut aller vite, qu’il faut se saisir d’un certain nombre de sujets, et, de l’autre, quand on s’en saisit, qu’on le fait à la hâte !
Objectivement, il était nécessaire d’appréhender ces questions et de s’en saisir à un rythme relativement soutenu, mais on ne peut pas raisonnablement dire que ce fut fait à la hâte, mon cher Jean-Pierre Leleux.
J’en viens à quelques remarques. Nous ne sommes pas, monsieur le rapporteur, dans le cadre de la répression. Aucune nouvelle sanction n’est prévue dans cette proposition de loi. C’est une procédure préventive qui est envisagée pour éviter des conséquences irrémédiables dans le dénouement d’élections nationales. Il vaut mieux anticiper les problèmes plutôt que de les subir, surtout en matière électorale.
Monsieur le rapporteur, vous faites une mauvaise interprétation de l’article 1er. Le juge des référés ne pourra ordonner la suspension qu’en cas de diffusion massive, artificielle et délibérée d’une nouvelle manifestement fausse et susceptible d’altérer la sincérité du scrutin. Les contenus satiriques ou parodiques ne sont pas concernés. Il revient au juge de prendre sa décision en fonction des dispositions figurant dans le texte et non pas en fonction de ce qui, par nature, n’y figure pas.
Monsieur Frassa, je veux aussi vous dire que je ne partage pas votre affirmation selon laquelle tout texte de portée nationale serait inutile – vous l’avez aussi dit, madame la présidente. Le Parlement français a la possibilité, je dirai même le devoir de se saisir d’un certain nombre de questions, qui trouveront peut-être une meilleure réponse aux niveaux européen ou international. Mais ne nous résignons pas à ne pas les aborder !
Lors de l’examen de la loi HADOPI, la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, combien de fois ai-je entendu qu’il ne fallait surtout pas légiférer, qu’il ne pouvait y avoir qu’une réponse européenne ou internationale et qu’il ne fallait pas faire un texte franco-français !
Un débat public a eu lieu ; on a adopté une loi, qui ne répond pas à toutes les problématiques liées au piratage, tant s’en faut, mais qui comporte des avancées, lesquelles ont d’ailleurs été copiées par un certain nombre de pays. Ce texte a permis de sensibiliser l’Europe à la question du piratage et, plus largement, à celle de la protection des droits d’auteur. Aussi, nous avons vraiment un rôle à jouer : nous devons nous saisir d’un certain nombre de sujets et adopter des dispositions qui s’appliqueront sur notre territoire. Cela nous permettra d’être en quelque sorte des aiguillons, puis des leaders au niveau européen.
Monsieur Assouline, vous avez raison, les courriers électroniques, les messageries telles que WhatsApp et autres posent évidemment des problèmes spécifiques en ce qu’ils relèvent de ce que l’on appelle la correspondance privée. Il est vrai que le texte ne répond pas particulièrement à cette question. Pour autant, il répond à d’autres problématiques, qui, si ce texte n’était pas adopté ou s’il ne s’appliquait pas, n’en auraient trouvé aucune. Je vous invite à travailler ensemble pour trouver des réponses à cette véritable question de la manipulation des correspondances privées, qui s’est posée au Brésil.
Par ailleurs, le devoir de coopération prévu par le texte, monsieur Assouline, n’est pas limité aux périodes électorales, pas plus qu’il ne prévoit que le CSA aura moins de pouvoirs à l’égard des chaînes étrangères. Le texte réunit une pluralité de situations ; il traite d’une pluralité de situations et il répond à une pluralité de menaces en présence dans le débat public.
Monsieur Ravier, vos attaques – c’est là d’ailleurs une pratique assez régulière de la part de votre parti politique –…
M. Roland Courteau. Mais non, mais non ! (Sourires sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Franck Riester, ministre. … sont inadmissibles.
Dès ma prise de fonctions, j’ai réaffirmé la nécessité de protéger les journalistes, ainsi que la liberté et le pluralisme de la presse ; c’est fondamental. Je me suis exprimé devant le Syndicat national des journalistes, pour dire que je serai toujours du côté du journalisme, ainsi que de la liberté et du pluralisme de la presse. Cela ne signifie pas que les journalistes seront exempts de toute critique. Je souhaite que l’on trouve le meilleur dispositif possible en matière de déontologie.
C’est pour cette raison que j’ai confirmé la mission confiée à M. Hoog sur la création d’un conseil de déontologie de la presse. Plus largement, il faut prévoir des dispositifs permettant de mieux traiter, si je puis dire, de la déontologie des journalistes. Pour autant, face à ce que l’on voit dans un certain nombre de pays, nous, responsables politiques, devons collectivement être derrière les journalistes, à leurs côtés, afin de préserver la liberté et le pluralisme de la presse.
J’en viens à l’assertion de M. Ravier sur le nationalisme. Oui, clairement, les nationalismes mènent à la guerre. Alors que se terminent les commémorations du centenaire de la Grande Guerre, qui ont permis pendant plus de quatre ans de nous rappeler l’horreur de la guerre, les sacrifices de nos aînés, les souffrances, les morts, les drames qui ont ensanglanté notre pays, l’Europe et même le monde pendant quatre ans, nous avons le devoir de faire encore et toujours passer le message selon lequel les nationalismes mènent à la guerre.
Permettez-moi de citer l’un des chantiers conduits par le ministère de la culture dans le cadre de ces commémorations, à savoir le travail exceptionnel de numérisation des archives, notamment des matricules des poilus.
Plus de 9,5 millions de matricules ont été numérisés par les archives départementales, en lien avec les Archives nationales. Un portail national a été créé, le grand mémorial des poilus, qui permet à tout Français ou à toute personne qui le souhaite de consulter les matricules de celles et ceux qui ont été mobilisés pendant la Grande Guerre. Pour avoir moi-même testé ce grand portail, je puis vous dire qu’il est assez stupéfiant de voir tous les matricules de ces soldats engagés pendant la Grande Guerre, avec des détails sur leur vie personnelle, leurs blessures…
M. Max Brisson. Quel rapport avec le sujet ?
M. Franck Riester, ministre. … et leur mort. C’est sidérant. Il conviendra de poursuivre ce travail de mémoire, qui est fondamental.
M. Max Brisson. Mais quel rapport avec le sujet, monsieur le ministre ?
M. Franck Riester, ministre. Monsieur le sénateur, permettez-moi, à ce stade de la discussion, de faire la promotion des travaux réalisés par le ministère de la culture. Je prends deux minutes pour saluer ce travail remarquable au service de la mémoire de ce pays.
Aussi, quand j’entends un certain nombre de vos collègues dire que le nationalisme ne mène pas à la guerre, je réponds que l’on a, avec les poilus et les morts en France, en Europe et dans le monde, la preuve tangible que tel est bien le cas ! (Mme Colette Mélot et M. Robert del Picchia applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission des lois.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le ministre, j’ai écouté avec attention votre réponse aux différents orateurs. Vous avez notamment estimé que nous serions leaders en Europe si nous adoptions cette législation.
Je me permets de vous faire remarquer qu’il n’en sera pas ainsi, car l’idée saugrenue de légiférer sur les fausses nouvelles n’est venue à l’heure actuelle à aucun gouvernement de nos partenaires européens. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe Union Centriste.) Nous ne serons pas leaders, nous serons tout simplement isolés ! (Mme Élisabeth Doineau applaudit.) Or ce risque-là, je préférerais que nous ne le courions pas.
Une telle législation sera inefficace, me semble-t-il, en ce qu’elle vise en réalité une cible qui n’est pas la bonne. Ce ne sont pas simplement les fausses informations qu’il faut traquer, mais aussi ceux qui les diffusent, les fabriquent et les répandent.
Cette législation est dangereuse, parce qu’il s’agit de restreindre la liberté d’expression.
M. Max Brisson. Très bien !
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Elle est animée par de bons motifs, peut-être, mais c’est tout de même là une restriction. Or nous devons être très prudents lorsqu’il s’agit de restreindre la liberté d’expression, me semble-t-il, surtout en période électorale.
M. Max Brisson. Très bien !
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Cette législation est également inaboutie. En témoignent d’ailleurs les variations que ce texte a subies pendant toute sa préparation et les hésitations dont il a été assorti. Certains groupes à l’Assemblée nationale, que vous connaissez bien d’ailleurs, s’y sont opposés, et je crois qu’ils ont bien fait. Dans ces conditions, les collègues qui se sont déclarés opposés à ce texte, se ralliant à nos deux rapporteurs, ont bien fait.
J’ajoute que, juridiquement, cette législation, si elle devait être votée, ouvre la voie à des difficultés. En effet, rien n’est fait pour coordonner le juge civil, qui pourrait reconnaître l’existence d’une fausse information, et le juge électoral, qui pourrait, quant à lui, affirmer que cette fausse information n’a eu strictement aucune incidence sur les résultats du scrutin et valider le scrutin.
Selon moi, il serait sage de ne pas insister et de remettre l’ouvrage sur le métier. On nous reproche trop souvent de légiférer sous le coup de l’émotion, mais un travail législatif fait avec trop de hâte peut aboutir à des résultats tout à fait contre-productifs.
Le juge des référés, le juge judiciaire, le juge civil n’a pas à devenir l’arbitre des élections, à décider ce qui est faux et ce qui est vrai et à trancher, alors que, très souvent, la distinction entre le faux et le vrai n’est pas si nette dans le débat politique, puisqu’elle est en réalité l’expression d’opinions divergentes. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.
M. Franck Riester, ministre. Monsieur le président de la commission, permettez-moi de formuler une remarque.
Pour ma part, je persiste à penser que ce n’est pas parce qu’aucun pays européen n’a adopté de dispositif en la matière que nous ne devrions pas en adopter. Il s’agit d’être non pas leader, mais pilote, pionnier, précurseur et, donc, d’ouvrir le débat.
J’entends vos remarques sur l’article 1er, mais ce n’est pas le seul article de la proposition de loi. J’aurais aimé – je comprends la décision que vous avez prise – que le Sénat fasse des propositions alternatives, apporte des compléments afin d’enrichir le texte, bref fasse un travail parlementaire, comme il en a l’habitude.
Je ne veux pas préjuger des décisions qui auraient été prises par l’Assemblée nationale si votre vote avait été différent, mais il y va du bon fonctionnement du Parlement : le Sénat apporte sa pierre à l’édifice, tout comme l’Assemblée nationale, afin d’élaborer, ensemble, les meilleurs textes possible.
J’espère que, dans le cadre de l’examen des prochains textes relevant du périmètre de mon ministère, nous aurons l’occasion de travailler ensemble – je crois savoir que les sénateurs sont de très bons connaisseurs des questions liées à l’audiovisuel – à un texte qui sera enrichi par l’Assemblée nationale et le Sénat. (M. André Gattolin applaudit.)
M. Robert del Picchia. On compte sur vous, monsieur le ministre !
Mme la présidente. La discussion générale commune est close.
Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable déposée sur la proposition de loi.
Question préalable sur la proposition de loi
Mme la présidente. Je suis saisie, par Mme Morin-Desailly, au nom de la commission de la culture, d’une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative à la lutte contre la manipulation de l’information (n° 30, 2018-2019).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme la rapporteur, pour la motion.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes très chers collègues, il me revient de défendre devant vous, pour la seconde fois sur ce texte, la motion tendant à opposer la question préalable.
Tout d’abord, je veux très solennellement rappeler que le choix de ne pas entamer le débat n’est pas inscrit dans l’ADN du Sénat.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. C’est vrai !
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur. Nous préférons toujours engager un dialogue avec le Gouvernement et la majorité de l’Assemblée nationale, quelle qu’elle soit, pour faire avancer nos idées, celles qui sont chères à notre assemblée, et prospérer nos convictions.
Je le sais, nous aurons l’occasion, monsieur le ministre, de travailler ensemble dans d’autres domaines, et vous trouverez toujours au Sénat une assemblée constructive et ouverte à la discussion. Mais, très sincèrement, cela n’a pas été jugé possible sur cette proposition de loi,…
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Hélas !
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur. … et cela de manière quasi unanime, puisque la motion que j’ai présentée, en première lecture, au nom de la commission de la culture, a été adoptée par 288 voix contre 31.
On sait bien, monsieur le ministre, les conditions dans lesquelles ce texte de circonstance a été élaboré. À l’origine, il n’avait pas du tout fait l’objet d’une étude d’impact de la part du Conseil d’État. C’est a posteriori, à la demande de l’Assemblée nationale, que celle-ci a été réalisée.
Or, si on l’examine de manière approfondie, très peu d’éléments sont positifs. Ce n’est pas non plus parce que la proposition de loi ne couvrirait pas l’intégralité du champ d’action que nous ne voulons pas en débattre. C’est simplement parce que le peu qui est présenté nous semble tout à fait rédhibitoire.
J’articulerai mon intervention autour de deux axes : les insuffisances et les dangers relevés dans le texte, d’une part, les perspectives qui s’offrent à nous, d’autre part.
S’agissant des insuffisances et des dangers présents dans le texte qui nous est proposé, si le constat est partagé, les solutions apportées par la proposition de loi ne le sont pas.
Ainsi, l’article 1er crée une procédure de référé qui présente plusieurs limites et risques. Mal calibrée, celle-ci n’aura qu’une efficacité très réduite, compte tenu de la vitesse de propagation des fausses informations dont aucune définition satisfaisante, en dépit des efforts de l’Assemblée nationale, n’a pu être trouvée.
Plus probablement, face à l’impossibilité de trancher en moins de quarante-huit heures une question mettant en jeu la liberté d’expression, le juge ne prendra pas les mesures de restriction prévues, ce qui reviendra à décerner un brevet de respectabilité à l’information douteuse.
À l’opposé, si le juge décide d’appliquer plus sévèrement le référé, il prendra le risque d’interférer dans le débat public en pleine campagne électorale, période durant laquelle la liberté d’expression est par tradition républicaine encore plus respectée.
De manière générale, monsieur le ministre, les manipulations d’aujourd’hui sont complexes, multiformes, élaborées comme de vraies stratégies destinées à nuire, et il faut beaucoup de naïveté pour penser qu’un juge de l’urgence sera en mesure de les apprécier dans un délai aussi réduit.
Déjà, nous apprenons que les manipulateurs commencent à recourir à de nouveaux subterfuges, destinés aussi bien à contourner les mesures mises en place qu’à s’insinuer toujours plus profondément dans les opinions publiques.
Ainsi, les faux comptes sur les réseaux sociaux sont de moins en moins détectables. Des comptes bien réels peuvent même être piratés. Les progrès de l’intelligence artificielle permettent des opérations de manipulation en profondeur directement sur les forums. En un mot, le dispositif proposé, potentiellement dangereux, est probablement déjà dépassé.
Au reste, n’est-ce pas déjà tomber dans un piège que de créer un tel référé ? Là encore, je veux citer le rapport du centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et de l’institut de recherche stratégique de l’École militaire sur les manipulations de l’information. Si aucune étude n’a pu établir avec certitude l’existence d’un effet direct de ces manipulations sur les électeurs, celles-ci auraient tout de même pour conséquence de « semer le doute et la confusion et, parfois, d’encourager le passage à l’acte ».
En revanche, un effet indirect sur les États se fait sentir, avec une tentation liberticide qui « pourrait être le véritable effet final recherché par les puissances étrangères à l’origine des manipulations de l’information : non pas tant de convaincre la population de tel ou tel récit que d’inciter les gouvernements à prendre des mesures contraires à leurs valeurs démocratiques et libérales ». Monsieur le ministre, comment ne pas mettre en parallèle ces propos et l’article 1er de la proposition de loi, qui suscite une incompréhension si large ?
Les autres dispositions du texte, si elles prêtent moins le flanc à la polémique, n’en sont pas moins largement insuffisantes.
Les nouveaux pouvoirs confiés au Conseil supérieur de l’audiovisuel par le titre II correspondent à des mesures non expertisées. Par ailleurs, la capacité de suspendre la diffusion d’une chaîne étrangère fait courir à nos médias le risque de mesures de rétorsion. De telles dispositions auraient plutôt leur place – nous le pensons et nous y travaillerons avec vous, monsieur le ministre – dans le cadre plus vaste de la réforme de l’audiovisuel que le Gouvernement prépare depuis plusieurs mois.
La régulation des plateformes constitue bien le sujet central, comme je l’ai dit tout à l’heure. Cependant, la directive e-commerce de 2000 établit un régime d’irresponsabilité des hébergeurs qui prévient toute avancée sérieuse, comme le montre la modestie des mesures prévues dans le texte.
Enfin, si le Sénat porte depuis longtemps un grand intérêt à la question de la formation au numérique et aux médias, donc aux dispositions du titre III bis, il convient de rappeler que des mesures très proches ont été adoptées dès 2011 dans le cadre de l’examen du « troisième paquet télécom », texte dont j’avais l’honneur, déjà à l’époque, d’être la rapporteur. Après tout, la loi n’a pas vocation à être répétitive !
Aujourd’hui, il manque toujours un plan d’action global et stratégique, comme je l’ai rappelé dans un récent rapport sur la formation à l’heure du numérique, une question à laquelle je sais que votre collègue Jean-Michel Blanquer est très sensible, monsieur le ministre, et sur laquelle il travaille.
En nouvelle lecture, l’Assemblée nationale n’a pas fait évoluer son texte. Seules quelques précisions rédactionnelles ont été adoptées. Aucun des risques que nous avions mis en lumière, notamment sur l’article 1er, n’a été pris en compte. En un mot, l’Assemblée nationale a considéré que la position du Sénat était une posture politique, ce que nous regrettons, et n’a pas voulu entendre ce que nous exprimions, à savoir une incompréhension très large – je le répète – de la totalité de nos interlocuteurs, ces nombreuses personnes, tous secteurs confondus, que nous avons auditionnées.
En ce qui concerne maintenant les perspectives qui s’offrent à nous, je souhaite proposer une stratégie, certes plus ambitieuse, mais surtout plus fine.
Aujourd’hui, nous voyons que si la liberté d’expression demeure un bien sacré, y compris dans ses dimensions les moins glorieuses, la voie que lui font prendre les nouvelles technologies de l’information est encore en gestation. Nous sommes à une époque charnière où la puissance des GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – semble dominer nos sociétés, à la fois financièrement et culturellement.
Or, ce modèle imposé, nous n’en voulons pas ! Nous ne voulons pas d’un débat démocratique hystérisé, polarisé, qui déchire les peuples, ce que nous voyons depuis quelques années. Nous voulons – c’est le même sujet – le respect des droits d’auteur. Nous voulons aussi que l’information portée par des rédactions indépendantes puisse vivre.
Si nous voulons parler de l’avenir, deux sujets doivent être évoqués.
Le premier est la démarche annoncée in extremis par votre prédécesseur, Mme Françoise Nyssen, d’une mission confiée à l’ancien président de l’AFP, M. Emmanuel Hoog, visant à créer une autorité de déontologie de la presse. La ministre a ainsi indiqué, et l’on ne peut que la suivre, que « le premier rempart contre la désinformation et la manipulation de l’information reste les médias et les journalistes ».
Il s’agit à l’origine d’une proposition de Reporters sans Frontières que son président nous avait exposée lors d’une table ronde au Sénat. Nous suivrons bien sûr avec intérêt cette mission, qui s’annonce bien complexe et ne faisait pas l’unanimité dans la presse. Pour autant, si la solution est une instance de déontologie, il aurait été utile de l’évoquer dès le début de la discussion.
Le second sujet, vous vous en doutez, est la nécessité d’une approche européenne ce qui, me semble-t-il, rejoint en grande partie vos convictions, monsieur le ministre.
Le 27 septembre dernier, j’ai déposé une proposition de résolution européenne sur la responsabilisation partielle des hébergeurs. L’expérience allemande n’a pas encore été évaluée, mais elle ne nous paraît pas du tout convaincante, en raison du risque de privatisation de la censure qu’elle fait courir.
À ce jour, quelque 87 de mes collègues ont cosigné cette proposition de résolution, des sénatrices et sénateurs issus de tous les groupes du Sénat, ce qui marque bien la nature transpartisane de notre réflexion et le caractère partagé de nos analyses. Ce texte a été adopté à l’unanimité par la commission des affaires européennes sur le rapport d’André Gattolin et de Colette Mélot, que je remercie.
En effet, le vrai sujet est bien celui du rôle et du statut des hébergeurs, qui, parfois contre leur volonté, rendent possible la diffusion massive de fausses informations, considérées par des algorithmes aveugles comme autant de sujets susceptibles de susciter l’intérêt, donc une audience monétisée sous la forme de recettes publicitaires.
Il faut donc engager dès maintenant des négociations à l’échelon européen, afin de créer un nouveau statut pour ces plateformes et ces moteurs de recherche.
Tout cela, vous le voyez, est lié. Les débats en cours en Europe sur les droits d’auteur posent une question très proche. Les oppositions que nous y voyons marquent bien l’importance des intérêts en jeu. Nous ne pouvons pas laisser nos concitoyens, les Français comme les Européens, dépendre d’outils qu’il est si aisé de détourner de leur usage premier.
Pour internet, le temps de l’innocence est achevé. Voici venir celui de la responsabilité ! C’est Tim Berners-Lee lui-même, le fondateur du web, qui le dit.
Nous avons pleinement conscience que ce chemin n’est pas le plus simple, monsieur le ministre : il est exigeant pour nous tous, beaucoup plus que ne l’est en tout cas l’aventure législative nationale assez fruste qui nous est proposée aujourd’hui.
Le Sénat n’a donc aucune raison de modifier sa position de principe. Dans ces conditions, je considère qu’une lecture détaillée ne permettra pas plus aujourd’hui qu’hier de lever les sérieuses réserves soulevées ni de tracer des perspectives ambitieuses.
En conséquence, mes chers collègues, je vous propose de rejeter la proposition de loi qui nous est soumise et d’adopter la présente motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains.)