M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret.
M. Claude Malhuret. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, depuis la première lecture de ce texte, il y a deux mois, la situation a changé. Une commission mixte paritaire a eu lieu, puis une nouvelle lecture à l’Assemblée nationale ; enfin, ont éclaté les affaires Mila et Pavlenski.
Je commencerai par la commission mixte paritaire. Bien qu’elle n’ait pas été conclusive, elle a permis de rapprocher les points de vue de l’Assemblée nationale et du Sénat.
Dans sa nouvelle lecture, l’Assemblée nationale a tenu compte de notre contribution sur le renforcement des sanctions financières et sur l’obligation de transparence des vendeurs d’espaces publicitaires et des annonceurs.
Elle nous a suivis en plaçant l’observatoire de la haine en ligne sous la tutelle du CSA et en reconnaissant la nécessité de renforcer la prévention en milieu scolaire.
Il ne reste qu’une divergence majeure, et, malheureusement, elle porte sur le cœur du texte initial.
Le Sénat a supprimé le délit de non-retrait des contenus haineux dans les vingt-quatre heures, qui constitue la mesure phare du texte, celle qu’attendent les victimes des contenus haineux et les associations qui les défendent.
J’ai plaidé sans succès, en première lecture, pour que nous conservions cet article. La commission des lois n’étant pas de mon avis, la tâche était surhumaine. Voltaire disait qu’il est dangereux d’avoir raison quand le Gouvernement a tort ; je dis qu’il est délicat d’avoir raison quand la commission a tort ! (Sourires.) Car je crois que la commission a tort.
Je ne me fais guère d’illusion sur le succès de ma nouvelle tentative, mais je compte bien défendre ma conviction jusqu’au bout, et c’est là qu’intervient le deuxième changement de situation que j’évoquais pour commencer : les affaires Mila et Pavlenski sont passées par là.
Jusqu’alors, nous avions tous entendu parler de la haine sur les réseaux antisociaux et sur la nécessité de la combattre. Mais, pour beaucoup de nos collègues, cette notion restait virtuelle, soit parce qu’ils ne participent pas à ces réseaux, soit parce qu’ils n’ont pas été personnellement victimes des injures, des menaces ou du racisme qui y sont quotidiennement déversés.
L’affaire Mila, médiatisée dans tous ses détails et dans toute son horreur, a permis à la France entière de prendre la mesure du fléau auquel nous sommes confrontés et de comprendre l’urgence de l’endiguer. À l’instar de M. le secrétaire d’État, je voudrais citer à mon tour les paroles du président du Sénat : « Il est grand temps de réguler les torrents de boue […] La liberté d’expression doit s’arrêter aux frontières de la vie privée que chaque citoyen est en droit d’exiger. » Ces paroles méritent, me semble-t-il, d’être répétées.
Malheureusement, cette proposition de loi, dans sa version sénatoriale, n’exaucera pas le souhait du président du Sénat ; c’est ce que je voudrais tenter d’expliquer.
Des textes destinés à faire retirer les contenus haineux existent déjà : la directive européenne e-commerce et la loi française. Ils ont fait la preuve de leur inefficacité, puisque ces contenus se multiplient de façon exponentielle. Pourquoi cet échec ? Pour une raison simple : le non-retrait ne donne lieu à aucune sanction.
Si les lois actuelles sont inopérantes, c’est parce qu’elles prévoient, pour les plateformes, une obligation de moyens et non une obligation de résultat. La sanction pénale, telle que créée par la proposition de loi Avia, est le seul moyen de contraindre à cette obligation de résultat. Supprimant cette sanction, le texte du Sénat ne sera qu’une énième version des vœux pieux que sont les lois existantes, avec le même résultat, c’est-à-dire rien ! Le Sénat n’aura pas les mains sales, parce qu’il n’aura pas de mains.
Pourquoi le Sénat ne veut-il pas avoir les mains sales ? Parce qu’il craint que ce texte ne porte atteinte à la sacro-sainte liberté d’expression. Si tel était le cas, je serais le premier à m’y opposer ; je vais donc expliquer pourquoi cette crainte relève d’une erreur d’analyse.
Il faut d’abord le dire clairement : la haine, les menaces, le racisme, l’injure, le sexisme, l’homophobie ne relèvent pas de la liberté d’expression ; ce sont des délits.
On nous explique qu’en donnant aux plateformes la responsabilité de faire cesser ces délits nous privatiserions la censure, nous leur confierions ce qui doit être confié au juge. Comment peut-on soutenir cela, alors que le mécanisme est basé exactement sur le même principe que celui qui s’applique à la presse depuis 1881 ?
La loi de 1881 précise que la presse n’a pas le droit de livrer de contenus haineux, de diffamer ou d’injurier. La presse s’y conforme depuis toujours, elle contrôle ses contenus et personne n’a jamais dit qu’on lui confiait le rôle du juge. L’erreur de raisonnement consiste à distinguer les éditeurs, c’est-à-dire la presse, et les hébergeurs, autrement dit les plateformes, alors qu’ils ont un point commun : ce sont des diffuseurs. C’est la diffusion qui compte en la matière.
De ce point de vue, plateformes et presse ont les mêmes responsabilités. La liberté d’expression, ce n’est pas de diffuser de la haine, de la violence, des appels au meurtre ou au viol, ce n’est pas d’empêcher les autres de s’exprimer par du harcèlement, des attaques massives ou des menaces. En confondant ces délits avec la liberté d’expression, ce ne sont pas les victimes que l’on défend, mais ce sont les agresseurs.
Ce texte vise seulement à appliquer les mêmes règles, les règles de 1881, à la presse et à internet. Personne ne peut affirmer qu’en l’adoptant nous allons triompher des « torrents de boue » dont parle Gérard Larcher tant le problème est grave. Mais s’il n’est pas adopté, je suis certain que la partie est perdue d’avance. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM et sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.
Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, après avoir été rapporteure pour avis à l’occasion de la première lecture, j’interviens cette fois au nom du groupe Union Centriste.
Mes convictions n’ont pas évolué sur cette proposition de loi, que nous examinons aujourd’hui à la suite de l’échec de la commission mixte paritaire.
Clairement, le Sénat a jugé que les dispositions contenues à l’article 1er présentaient des risques non négligeables et non évalués pour la liberté d’expression. Je le maintiens : ce n’est pas à nos sociétés de s’adapter aux plateformes, mais c’est aux plateformes de respecter nos valeurs les plus fondamentales. Si cet échec est regrettable, il était cependant prévisible.
C’est un échec regrettable, tant le sujet nous rassemble. Monsieur le secrétaire d’État, je partage pleinement vos remarques de mercredi dernier : les contenus haineux présentent bien un danger mortel pour celles et ceux qui en sont victimes. Il serait cependant trop facile et trompeur d’opposer un Sénat conservateur insensible à cette problématique à un gouvernement et à une majorité animés de bons sentiments, et porteurs de solutions innovantes et efficaces.
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
Mme Catherine Morin-Desailly. En effet – c’est pourquoi cet échec était également prévisible –, vous avez privilégié une procédure accélérée qui n’a pas permis de faire converger les approches. Contrairement à ce que suggère l’Assemblée nationale, l’avis du Conseil d’État est loin d’être positif et celui de la Commission européenne est franchement critique. Hier, j’assistais encore à une réunion de travail à l’ambassade du Canada au cours de laquelle de nombreux juristes et universitaires spécialistes du sujet ont de nouveau exprimé leur scepticisme par rapport à ce texte, voire leur hostilité, qu’il s’agisse de son article 1er ou de l’article 1er de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
Je regrette véritablement que, sur un sujet aussi important, nous n’ayons pas pu prendre ensemble un peu de hauteur. Plutôt que de vous lancer dans cette série de propositions de loi en tentant de bricoler des solutions, il aurait mieux valu aborder le sujet de manière systémique.
Nos amis britanniques, par exemple, ont décidé de traiter la question dans sa globalité, en évitant l’accumulation de textes puzzles. Ils ont ainsi annoncé mercredi dernier le renforcement des pouvoirs de l’autorité régulatrice des télécommunications au Royaume-Uni, l’Office of Communications (Ofcom), qui rassemble l’équivalent du CSA et de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). Membres ou pas de l’Union européenne, les défis sont les mêmes ; ils sont décidés, aiguillonnés par le scandale Cambridge Analytica, à traiter ce sujet comme un tout cohérent.
Ce manque de hauteur est d’autant plus regrettable que d’autres pays nous observent et prennent souvent exemple sur notre législation. Il est aussi question de l’impulsion que souhaite donner la France et des réponses qu’elle veut voir apporter sur le plan international à cet enjeu du XXIe siècle.
Il convient d’évoquer deux autres points, illustrés par l’actualité récente et à venir.
Tout d’abord, la question des moyens reste entièrement posée. Notez, monsieur le secrétaire d’État, que sur les dispositions de l’article 4, qui élargissent les prérogatives du CSA dans le cadre d’un contrôle systémique, nos positions étaient très proches de celles de l’Assemblée nationale, qui a d’ailleurs conservé les dispositions résultant des travaux du Sénat dans le texte définitif. Cependant, nous sommes interrogatifs sur les moyens. D’abord pour le régulateur, qui va devoir gérer en parallèle sa fusion avec la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet, la Hadopi, et une forte montée en compétence technique. Ensuite pour la justice, bien sûr, déjà singulièrement démunie.
Par ailleurs, vous envisagez la création d’un parquet spécialisé dans le numérique, initiative que j’approuve pleinement, mais cette nouvelle instance va nécessiter également des moyens et des expertises.
Je dirai quelques mots sur la formation. Là encore, tout est question de volonté et de moyens. C’est un sujet qui m’est cher puisque dès 2011 je faisais inscrire dans le code de l’éducation la nécessaire sensibilisation aux potentiels d’internet, mais aussi à ses risques et à la nécessité de maîtriser son image. Des exemples récents et malheureux montrent à quel point même des personnes que l’on pourrait croire très bien informées peuvent se laisser piéger !
Nombreuses sont les victimes de l’attrait irrésistible de la communication instantanée, gratuite et virtuelle conçue pour nous faire oublier que le monde numérique est tout aussi sauvage et impitoyable que le monde réel. Dans ce contexte, monsieur le secrétaire d’État, je ne peux une nouvelle fois que vous inviter à renforcer d’urgence et concrètement la montée en compétence numérique de tous, à commencer par celle des décideurs.
J’ai été effrayée d’entendre à la radio le nouveau ministre des solidarités et de la santé, parlant de la capacité de réactivité de la Chine face au coronavirus qui a pris « des mesures de confinement très rapidement », préciser : « Je ne suis pas sûr qu’il serait possible de réaliser ça dans un pays où les réseaux sociaux seraient ouverts » !
Protection de la vie privée, manipulation des données et de l’information, contenus haineux, concurrence déloyale, abus de position dominante : c’est l’écosystème numérique que nous avons laissé béatement se développer qui pose fondamentalement problème, c’est l’hyperpuissance de ces oligopoles aux mains desquels toute notre vie est en passe de se trouver piégée.
M. Pierre Ouzoulias. Excellent !
Mme Catherine Morin-Desailly. L’entrepreneur Tariq Krim n’hésite pas à affirmer que « les grandes plateformes sont la junk food de la pensée ».
La radicalisation algorithmique de Google ou de Facebook, voilà une question de fond ! Allons-nous laisser ce modèle toxique de l’internet prospérer ou allons-nous conduire une véritable stratégie pour permettre de passer à une nouvelle étape de développement basée sur des principes respectueux de nos libertés ? Comme Tariq Krim, je crois au progrès, à un modèle éthique et durable reposant sur le Slow Web. Je crois à un investissement massif dans les Green Tech, sources de croissance vertueuse. Voilà, monsieur le secrétaire d’État, les vrais défis qui sont devant nous.
De grâce, n’opposez pas le président du Sénat à son assemblée. Le sujet qu’il soulève est simple : comment prendre à bras-le-corps cette question de la gouvernance et de la régulation des plateformes ? Très clairement, nous le savons, de telles questions se traitent surtout à l’échelon européen, voire international ! (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Jérôme Durain. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. Jérôme Durain. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de vous présenter des excuses : je supplée aujourd’hui Marie-Pierre de la Gontrie, qui connaît mieux que moi les enjeux de ce texte. Cependant, comme parlementaire attaché au numérique et à la liberté d’expression, j’essaierai de lui faire honneur !
Depuis la première lecture de ce texte par notre assemblée en décembre dernier, l’actualité est venue nous rappeler très régulièrement combien internet était un formidable outil d’expression et de communication, mais également un espace où se propagent les attaques, la haine, les menaces ou l’incitation à la violence.
Le cas de Mila, cette jeune fille de 16 ans attaquée et menacée pour avoir exprimé des opinions sur une religion, qui a fait couler beaucoup d’encre, en est un exemple.
Sur un sujet aussi important que la lutte contre les contenus haineux sur internet, nous ne pouvons que regretter l’échec de la commission mixte paritaire et l’absence de consensus.
L’objectif qui sous-tend cette proposition de loi est partagé. Nous en convenons tous. Mais les désaccords sur les moyens d’y parvenir ont persisté.
Pour sa part, le groupe socialiste et républicain aborde cette seconde lecture comme il l’a toujours fait, avec un esprit de responsabilité.
Nous sommes convaincus de la nécessité de faire évoluer l’arsenal législatif pour répondre à la prolifération de la haine sur internet, c’est-à-dire à l’expression et à la diffusion de cette haine à grande échelle. Nous ne pouvons que le constater, le droit actuel ne répond plus de manière suffisamment efficace à cette menace qui a su, elle, s’adapter aux évolutions technologiques.
Oui, nous avons le devoir de sanctionner les auteurs de contenus haineux et de responsabiliser les plateformes. Oui, nous devons trouver les moyens de réagir vite pour contenir la viralité de ces contenus, car il s’agit avant tout de protéger les victimes.
Néanmoins, la recherche d’une efficacité toute relative dans cette lutte ne saurait en aucun cas justifier de recourir à des moyens potentiellement attentatoires aux libertés publiques. Tel était et demeure encore aujourd’hui notre fil conducteur pour aborder ce débat.
Le texte qui nous est soumis n’a cessé d’évoluer depuis sa première version adoptée par l’Assemblée nationale en juillet dernier, preuve s’il en était de l’intérêt du débat parlementaire et de la navette entre les deux chambres. Pour autant, les réserves qu’il suscite sont toujours aussi nombreuses et continuent de nous interpeller.
Dans une démarche constructive, nous avons déposé plusieurs amendements qui visent à réaffirmer les principes essentiels pour notre groupe et à améliorer un texte qui reste encore imparfait.
Tout d’abord, nous proposons d’exclure explicitement la presse du champ de cette proposition de loi.
Les auteurs du texte n’ont pas jugé nécessaire de distinguer les organes de presse parmi les auteurs potentiels de contenus. Nous avions soulevé ce point en première lecture et avions été stupéfaits d’entendre en séance la garde des sceaux affirmer qu’il était difficile d’accorder un traitement spécifique aux entreprises de presse.
M. François Bonhomme. Absolument !
M. Jérôme Durain. Or ne pas exclure explicitement la presse du champ d’application de la future loi introduirait un flou dangereux et rendrait de fait possible le retrait en vingt-quatre heures, par un opérateur de plateforme, des propos émanant d’un organe de presse. Nous sommes, je le pense, toutes et tous, ici, attachés à la liberté de la presse, essentielle à la démocratie. Il nous semble primordial de le rappeler.
Nous avons également souhaité proposer la mise en place de garde-fou. L’introduction d’un délit de non-retrait d’un contenu haineux dans les vingt-quatre heures suscitait, non sans motifs, de nombreuses inquiétudes, en particulier en raison du risque de retraits excessifs qu’il pouvait entraîner.
Ce sujet a d’ailleurs constitué le principal point d’achoppement entre les deux chambres. En commission, le Sénat a, de nouveau, fait le choix de rejeter l’instauration de ce délit.
Nous regrettons que les propositions que nous avions faites, et qui visaient à dépasser cette problématique, aient été rejetées en première lecture. Nous avons voulu les formuler de nouveau. Il s’agit d’instaurer une obligation de retrait ou de blocage à titre provisoire d’un contenu haineux notifié, sous un délai de vingt-quatre heures, jusqu’à sa validation par le tribunal judiciaire statuant en référé.
Cette proposition permettait de concilier l’efficacité de la lutte contre la haine en ligne et le respect du rôle de la justice, à qui il revient de se prononcer et de trancher sur la possibilité de limiter la liberté d’expression.
Enfin, d’autres points nous semblent encore nécessiter des améliorations, notamment s’agissant de la supervision opérée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel sur les opérateurs de plateforme en ligne en matière de lutte contre les contenus haineux. Nous souhaitons sur ce sujet faire quelques propositions qui nous semblent importantes pour renforcer l’action du Conseil, notamment en matière de contrôle des algorithmes. Nous y reviendrons au cours de la séance.
Toutes ces propositions vont dans le même sens : elles tendent à renforcer l’efficacité dans la lutte contre la haine sans renoncer à nos principes les plus fondamentaux. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. le président. La parole est à Mme Maryse Carrère.
Mme Maryse Carrère. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, force est de le constater, la réalité nous a une nouvelle fois rattrapés lors de l’examen de cette proposition de loi visant à lutter contre la haine en ligne. Encore, la haine frappe en ligne et toujours sous le sceau de l’anonymat.
Mais s’il est nécessaire de légiférer sur ce sujet, il faut le faire de manière dépassionnée et en visant un texte ayant le plus d’effectivité possible dès son entrée en vigueur.
Il faut aussi prendre son temps, et c’est sans doute ce qui nous a manqué pour parvenir à un texte de compromis avec l’Assemblée nationale. Car, en l’état, disons-le, cette proposition de loi ne permettra pas une lutte efficace contre la haine en ligne, simplement parce que l’obligation de retrait en vingt-quatre heures des contenus manifestement haineux est inapplicable.
J’en veux pour preuve l’Allemagne : près de 1 million de messages ont été signalés en vertu de la loi NetzDG et seulement 17 % de ces contenus ont été supprimés. Si aux mêmes maux nous appliquons les mêmes remèdes, nous pâtirons aussi du même effet pervers, à savoir une sur-censure.
L’autre point d’achoppement est le fait d’intégrer les moteurs de recherche dans le champ de la proposition de loi. L’Assemblée nationale s’y évertue bien que ceux-ci ne jouent pas un rôle majeur dans la diffusion des propos.
Loin de nous rassurer, les apports de nos collègues députés en deuxième lecture ont suscité une certaine incompréhension.
L’ajout à l’article 1er d’une disposition visant à créer une obligation de suppression en une heure des contenus à caractère terroriste et pédopornographique est maladroit, car il n’a fait l’objet d’aucune concertation ni d’aucune évaluation.
Je passe sur le vote de l’Assemblée nationale, qui, à l’article 1er, a retiré des contenus devant être supprimés en vingt-quatre heures tous ceux qui font référence à la traite des êtres humains, au proxénétisme et exposent les mineurs aux messages violents, notamment terroristes. N’est conservée que l’exposition à des messages à caractère pornographique. Si le retrait en vingt-quatre heures est selon moi inefficient et dangereux, que dire de la classification qui nous est proposée ?
C’est la raison pour laquelle je tiens à saluer une nouvelle fois le travail effectué par le rapporteur, qui a permis le retour à un texte équilibré.
Le rétablissement à l’article 1er de l’abrogation de la sanction à l’encontre des hébergeurs ne supprimant pas les contenus haineux s’inscrit dans la droite ligne des propos que nous avons pu tenir.
À l’article 2, la proportionnalité des obligations de moyens renforcées mises à la charge des grands opérateurs de plateforme prend en compte les différences entre les opérateurs. En effet, selon leur taille et leurs moyens, ceux-ci ne disposent pas de la même force de frappe pour lutter contre les propos haineux. Il était donc nécessaire de s’adapter, au risque de renforcer les plateformes déjà hégémoniques et de pénaliser les plateformes les plus modestes.
Je soulignerai enfin les apports de la commission de la culture, notamment à l’article 4, qui permettent de donner davantage de prérogatives au CSA pour établir des recommandations concernant les obligations de moyens et de diligence des opérateurs en ligne. Sont aussi à mettre à son crédit les différentes dispositions visant à lutter contre la viralité et à favoriser l’interopérabilité, enjeux sur lesquels j’avais mis l’accent en première lecture.
Tous ces éléments nous permettent d’avoir un texte qui, s’il n’est certes pas parfait, comme je l’ai déjà souligné, nous met en accord avec nos engagements européens.
Je regrette d’autant plus nos désaccords avec l’Assemblée nationale que sur bon nombre de sujets nous sommes en phase, notamment sur la régulation des grandes plateformes, sur l’interdiction de la surveillance généralisée ou sur le contrôle des algorithmes.
Nous sommes également d’accord sur la nécessaire prévention quant à la haine en ligne. Car trop souvent l’absence de suivi, d’écoute et de sensibilisation conduit au drame chez les publics les plus sensibles – je pense aux enfants. La formation des enseignants et le renforcement des sanctions pour les mineurs étaient donc nécessaires.
Pour conclure, il me semble urgent d’attendre concernant la lutte contre la haine en ligne.
Il faut attendre, d’abord, parce que ce texte soulève des interrogations sur sa conformité au droit de l’Union européenne en raison de l’abaissement des exigences requises pour la notification.
Il faut attendre, ensuite, parce qu’en parallèle la législation bruxelloise évolue, avec l’obligation pour les pays membres de transposer la directive Service des médias audiovisuels (SMA), qui fixe le socle de règles communes pour les plateformes de partage de vidéos, les réseaux sociaux et les plateformes de diffusion en direct.
Il faut attendre, enfin, le futur règlement européen sur les contenus terroristes, ou encore les négociations en amont du Digital Services Act.
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, le RDSE, comme en première lecture, votera globalement pour ce texte.
M. le président. La parole est à M. Bernard Buis. (M. Martin Lévrier applaudit.)
M. Bernard Buis. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, internet est un espace de coexistence sociale à nul autre pareil, une sorte de nébuleuse où nos libertés fondamentales se contorsionnent sous l’effet de la viralité, où le laissez-faire algorithmique prospère sur fond de no man’s land juridique, où la violence sociale opère à visage masqué sous couvert d’anonymat. Ce sont autant d’éléments à la lecture desquels le champ de l’économie numérique met à l’épreuve la boîte à outils du législateur.
Le législateur, justement, se doit de rappeler aux espaces en ligne, aussi vertueux soient-ils, que le droit, sur ce terrain-là aussi, a sa place. À plus forte raison encore lorsque les pratiques constatées, ici et là, suscitent l’indignation légitime d’un grand nombre de nos concitoyens.
Comme le suggère le titre de cette proposition de loi, internet n’a pas fait, hélas !, rempart aux atteintes à la dignité de la personne humaine. Pis encore, il a eu pour effet d’en exacerber les traits les plus révoltants. Chers collègues, pas un jour sans que sur la toile la libération d’une parole haineuse décomplexée ne heurte, pas un jour sans que racisme et antisémitisme, tous deux claquemurés dans l’artifice du virtuel, ne tirent profit d’une impunité certaine. Mais, espérons-le, plus pour longtemps, car aujourd’hui le législateur répond.
Je commencerai par citer les éléments qui nous rassemblent.
D’abord, une logique de responsabilisation des opérateurs de plateforme en ligne par un dispositif de régulation administrative, assurée par le CSA, permettra à ces acteurs de déployer tous les moyens nécessaires aux fins de lutter contre la haine sur internet, en se conformant à leurs obligations de moyens, de coopération et de transparence dans la modération de leurs contenus.
Ensuite, face à des facilités de sur-censure, il a été utilement reconnu au CSA la faculté de sanctionner sur internet des comportements de retrait excessif.
A également été renforcée la lutte contre les sites miroirs, redoutable fléau dans la lutte contre les contenus haineux.
Quant aux auteurs de ces contenus, ils seront dorénavant mieux poursuivis, grâce à un parquet numérique spécialisé, qui pourra être saisi au moyen du système de plainte en ligne institué dans le cadre de la loi de programmation et de réforme pour la justice.
Malgré ces avancées importantes auxquelles ont contribué nos deux assemblées, des points de divergence demeurent.
La commission mixte paritaire a ainsi entériné deux désaccords de fond, qui persistent après l’examen du texte en nouvelle lecture à l’Assemblée nationale et en commission des lois au Sénat.
Le premier concerne le délai couperet de vingt-quatre heures. Le Sénat l’a retiré du texte au motif d’une crainte de censure, de « surblocage » et de contournement de l’autorité judiciaire. Mais le délit autonome de refus de retrait avait, bien au contraire, pour objet de redonner toute sa place à l’autorité judiciaire, seule compétente pour apprécier les limites susceptibles d’être portées à la liberté d’expression.
Ce délit de non-retrait en vingt-quatre heures offrait, par ailleurs, une portée effective aux dispositions actuelles de la directive e-commerce et de la loi pour la confiance dans l’économie numérique. Son objet était non pas de contrevenir à la liberté d’expression, mais bien au contraire de lutter efficacement sur internet contre ce qui dans le domaine public, au quotidien, n’est ni permis ni toléré. C’est pourquoi mon groupe y était et y demeure favorable.
Autre pierre d’achoppement importante, la délimitation du champ des opérateurs visés par ce dispositif législatif.
Le Sénat a décidé d’exclure les moteurs de recherche, tout en permettant au CSA d’attraire dans le champ de sa régulation les sites internet qui acquièrent en France un rôle significatif, dans un « en même temps » d’une cohérence discutable. D’autant que ces moteurs de recherche avaient été intégrés au champ d’application de l’article 1er sur préconisation du Conseil d’État, afin non seulement de tenir compte de leur rôle décisif dans l’exposition des contenus publics en ligne, mais aussi de ne pas contrevenir aux principes d’égalité et de non-discrimination.
Enfin, outre ces mesures phares, comment ne pas regretter que notre dispositif de transparence des régies publicitaires ait vu son contenu assoupli et sa portée effective réduite à l’Assemblée nationale ?
Fort heureusement, l’opportunité de ce mécanisme de démonétisation des plateformes propagatrices de contenus haineux n’est pas, déjà, de l’histoire ancienne. Le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique nous permettra d’en débattre de nouveau.
Mes chers collègues, pour toutes ces raisons, et en l’état du texte, le groupe La République En Marche s’abstiendra, tout en espérant que le Digital Services Act, projet européen sur la régulation des contenus en ligne destiné à adapter la directive e-commerce aux enjeux présents, permettra de conforter juridiquement nos travaux. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM.)