M. Philippe Bas, président de la commission des lois. C’est ce que nous souhaitons !
M. le président. La parole est à Mme le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Muriel Jourda, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’intitulé de ce projet de loi relatif à diverses dispositions liées à la crise sanitaire, à d’autres mesures urgentes ainsi qu’au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne est difficile à retenir, tant sont divers les sujets qu’il traite.
Vous avez évoqué l’un et l’autre, madame le secrétaire d’État, monsieur le ministre, le fondement légal de ce texte : l’article 38 de la Constitution. En effet, le projet de loi qui est arrivé sur le bureau de l’Assemblée nationale comportait exclusivement des demandes tendant à habiliter le Gouvernement à légiférer par ordonnances, sur le fondement de cet article. En le découpant en alinéas, on dénombrait pas moins de 40 demandes !
Nous avons trouvé, dans un premier temps, quelque peu désobligeant pour le Parlement ce projet de loi fondé sur l’urgence, sur l’incertitude liée à la crise sanitaire et sur celle du calendrier parlementaire. Ces arguments présentés au début de la crise, nous les avons entendus !
Il est plus difficile d’entendre le Gouvernement développer ces éléments à ce moment du débat parlementaire, dans la mesure où le Parlement a toujours été présent et à la hauteur, me semble-t-il, des enjeux de cette crise. Il s’agit en effet du sixième projet de loi dont nous sommes saisis depuis le début de la crise sanitaire, après deux projets de loi d’urgence, un projet de loi organique et deux projets de loi de finances rectificative.
Parfois saisi de ces textes dans des conditions d’extrême rapidité, le Parlement, je le répète, a toujours répondu présent. Le Sénat a trouvé un accord avec le Gouvernement et nos collègues de l’Assemblée nationale. J’ajoute que le dernier projet de loi d’urgence est passé sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel précisément en raison des garanties qui avaient été introduites par le Sénat sur l’initiative de son rapporteur, qui n’est autre que le président de la commission des lois, Philippe Bas.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Merci de le rappeler !
M. André Reichardt. Quel cumulard !
Mme Muriel Jourda, rapporteur. Ce sont ces garanties qui ont permis au Conseil constitutionnel de confirmer la constitutionnalité de ce projet de loi ! Le Parlement n’a donc jamais failli. Vous cherchez à l’enjamber en le dessaisissant des pouvoirs et des compétences qui sont les siens, pour que le Gouvernement puisse prendre des décisions dont il rendra compte a posteriori… Cela nous a paru, je le répète, quelque peu désobligeant.
Ce caractère désobligeant et vexatoire était accentué par le fait que l’intégration dans la loi d’un certain nombre de ces dispositions ne posait guère de difficultés. Le Conseil d’État estime en effet que des dispositions simples, ou dont la rédaction est suffisamment avancée, peuvent parfaitement être intégrées dans le processus législatif, et donc directement dans la loi, sans en passer par l’habilitation.
Le Gouvernement a parfaitement entendu ce que je viens de dire. Ayant vous-même été parlementaire, monsieur le ministre, comme vous l’avez rappelé, vous savez que le Parlement peut être chatouilleux non par esprit de susceptibilité, mais tout simplement parce que le débat démocratique se déroule au Parlement.
L’Assemblée nationale a fait la même analyse que nous. De 40 habilitations à légiférer par ordonnances, nous sommes donc passés à 24, puis, après le passage du texte en commission au Sénat, à 10 habilitations. Après ce débat, comme vous l’avez indiqué, ce nombre sera encore moindre, ce qui nous permettra de faire notre travail parlementaire.
Comment avons-nous fait ce travail au sein de la commission des lois, mais aussi de la commission des affaires sociales et de celle des finances, dont parleront respectivement mes collègues René-Paul Savary et Albéric de Montgolfier ? Nous avons simplement appliqué les règles posées par l’article 38 de la Constitution.
Premièrement, dès lors qu’une disposition pouvait être inscrite « en clair » dans la loi, nous l’avons fait.
Deuxièmement, nous avons eu à cœur de vérifier que les habilitations demandées étaient précises. Lorsque le Parlement se dessaisit de ses pouvoirs, il doit en effet savoir sur quels pans du droit il le fait.
Lorsque les termes n’étaient pas précis, parce que l’habilitation demandée nous paraissait trop large ou que son périmètre était trop indéfini, le Gouvernement ou nous-mêmes les avons précisés – nous aurons l’occasion d’en reparler –, quand nous n’avons pas écarté purement et simplement ces demandes.
Enfin, nous avons eu à cœur de limiter dans le temps ces habilitations. Le projet de loi initial prévoyait des durées de six à trente mois, qui sont passées de six à quinze mois lors de l’examen à l’Assemblée nationale, puis aujourd’hui de trois à sept mois. Le délai pour déposer le projet de loi de ratification est quant à lui passé de trois à deux mois.
Je vous ai parlé de méthode de travail, de l’article 38 de la Constitution, et j’ai bien conscience de n’avoir pas encore abordé le fond du texte.
Monsieur le ministre, vous avez employé pour qualifier ce texte l’expression « fourre-tout », que la commission des lois n’a fait que reprendre. Certains ont même parlé d’un projet de loi « gloubi-boulga », c’est-à-dire constitué d’ingrédients divers et variés dont on se demande ce qu’ils font ensemble et qui donnent un résultat assez indigeste…
Nous digérerons très bien ce projet de loi, rassurez-vous (Sourires.), mais il m’est extrêmement compliqué de le synthétiser devant vous. Je peux cependant vous indiquer de quelles typologies relèvent les mesures qu’il nous a été demandé de prendre.
Certaines mesures sont directement en lien avec l’épidémie, comme la fin anticipée des saisons sportives, dont nous débattrons, l’adaptation des compétences dans les fédérations de chasse, la prolongation du versement d’allocations – je pense à l’allocation pour demandeur d’asile (ADA) –, et la réorientation des procédures pénales, certaines n’ayant pas pu faire l’objet d’un examen pendant la crise du Covid-19.
Les autres mesures visent à reporter l’examen de textes, comme celui portant réforme de la justice, ou celui relatif à l’extinction des agences « des cinquante pas géométriques », que certains d’entre vous découvriront à l’occasion de la discussion du présent projet de loi.
D’autres mesures, enfin, sont prises du fait de l’interruption de la navette, comme celles prévues dans le projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique, ou encore celles liées à la méthodologie d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, au seuil de revente à perte, à l’encadrement des promotions, autant de textes importants dont la discussion s’est arrêtée en cours de route. Je pense aussi à la loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne, dite loi Dadue, aux textes relatifs au Brexit et au droit de la consommation.
La commission des lois a apporté un soin particulier à l’examen des dispositions relatives à la justice, comme le fera l’ensemble du Sénat.
La justice est le marqueur de notre État de droit, lequel est un ensemble de règles acceptées par tous, qui s’appliquent et sont sanctionnées de façon uniforme sur l’ensemble du territoire.
Pour ne pas demeurer à l’état de principe, la Justice, avec un grand J, doit aussi s’incarner dans un système judiciaire qui doit fonctionner correctement. Ainsi les principes que nous souhaitons voir appliquer demeureront-ils crédibles.
Au moment d’engager cette discussion, nous sommes à la croisée des chemins, car le système judiciaire est dysfonctionnel ; c’est un point sur lequel nous pourrions longtemps nous attarder, mais tel n’est pas l’objet de ce projet de loi. Pendant la crise sanitaire, le plan de continuation de l’activité des juridictions n’ayant permis que de traiter les urgences, le stock de dossiers est désormais extrêmement important.
Il y va de la crédibilité de la justice d’apurer ce stock dans des conditions raisonnables, ce qu’il ne faut pas faire au mépris des principes sur lesquels repose notre État de droit. Nous aurons cette discussion, car, sous des dehors quelque peu techniques, elle porte sur nos principes mêmes.
Nous aborderons ainsi le sujet des cours criminelles, qui remplacent les cours d’assises à titre expérimental, au moment où le Gouvernement nous demande de tripler cette expérimentation sans aucune évaluation, ce à quoi la commission s’est opposée.
Nous discuterons également du report de l’entrée en vigueur de l’ordonnance relative au code de la justice pénale des mineurs, un débat qui n’a jamais eu lieu devant le Parlement. Or les règles sont acceptées seulement dès lors qu’elles ont fait l’objet d’un débat démocratique ; c’est l’essence de ce que nous faisons dans cet hémicycle !
Tels sont les éléments que je souhaitais évoquer rapidement ; pour le reste, nous aurons l’occasion de nous expliquer longuement au cours du débat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. René-Paul Savary, rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je voudrais évoquer deux sujets qui ont concerné la commission des affaires sociales : le droit du travail et les retraites.
Nous avions abordé ces questions en affirmant un principe et en exprimant un regret.
Un principe : légiférer dans l’urgence, certes, mais pas au-delà de ce que commande la situation de crise, et dans la mesure du possible en toute connaissance de cause. Il faut bien reconnaître qu’un certain nombre d’études d’impact manquaient au dispositif. Nous avons donc exclu les habilitations trop larges, les dispositifs permanents et les chiffrages par trop approximatifs.
Un regret : voir légalisées, en responsabilité, bien sûr, certaines décisions déjà prises. Celles-ci ont parfois un fort impact financier, alors même que les textes d’urgence n’ont pas manqué, comme l’a brillamment rappelé notre collègue Muriel Jourda.
Comme le Gouvernement aime à le souligner, le dispositif d’activité partielle, qui devrait animer nos débats une bonne partie de l’après-midi et de la soirée, a été l’un des plus généreux d’Europe ; nous l’avons tous bien entendu.
Or ce dispositif, qui a permis rapidement de maintenir jusqu’à présent un certain statu quo sur le front de l’emploi, incite peu à la reprise d’activité. Il faut donc en sortir de manière très progressive et ciblée, faute de quoi les sommes considérables qui ont été engagées n’empêcheront pas, demain, les licenciements.
Le présent projet de loi habilite le Gouvernement à prévoir des règles différentes d’un secteur à l’autre, afin de cibler au mieux le soutien public sur les entreprises les plus en difficulté. Toutefois, même celles qui ne connaissent pas de gros problèmes devront continuer à être encadrées.
En revanche, les paramètres d’indemnisation des salariés en activité partielle et de remboursement par les pouvoirs publics relèvent du décret. C’est par ce moyen que le Gouvernement a décidé de compenser intégralement la rémunération des salariés, à hauteur de 70 %. Il a d’ores et déjà annoncé vouloir réduire, également par voie de décret, cette couverture pour certaines activités à compter du 1er juin.
Les différents amendements que nous examinerons et qui tendent à reporter dans le temps la possibilité pour le Gouvernement d’adapter ces règles relatives à l’activité partielle n’atteindront peut-être pas l’objectif recherché par leurs auteurs. Nous aurons l’occasion d’en discuter.
Il faut permettre une adaptation à plusieurs vitesses du dispositif, en fonction de la situation et des caractéristiques des entreprises, de manière à inciter à un retour à l’activité très important tout en limitant les impacts sociaux de la crise économique.
Nous resterons bien sûr vigilants, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, sur la mise en œuvre de ces mesures. Il reste à ce stade nombre d’interrogations sur les paramètres qu’il est envisagé de modifier, et surtout sur l’impact attendu de ces mesures. Nous attendons des précisions de la part du Gouvernement.
Sur l’initiative de la commission des affaires sociales, plusieurs habilitations en matière de droit du travail ont été inscrites en clair dans le projet de loi, concernant l’indemnisation du chômage, la représentation des travailleurs indépendants, le prêt de main-d’œuvre, ainsi que, conjointement avec la commission des lois, le mandat des conseillers prud’hommes et la représentation des salariés des TPE. Ces mesures, le plus souvent ponctuelles, ne justifiaient pas une habilitation à légiférer par ordonnance.
La commission s’est par ailleurs attachée à clarifier la rédaction des articles visant à assouplir les règles relatives aux contrats courts, d’une part, et aux contrats d’insertion et contrats aidés, d’autre part, en veillant notamment à bien limiter dans le temps la possibilité de déroger par accord d’entreprise aux règles de renouvellement des CDD.
La commission des affaires sociales a été saisie, notamment, de trois points relatifs aux retraites.
Le premier porte sur l’usage d’une partie des réserves des régimes complémentaires des indépendants, pour soutenir les cotisants. Bien qu’il ne soit pas dans la vocation de ces réserves de financer de telles aides, au vu du contexte exceptionnel que nous connaissons, la commission a validé une situation de fait, l’aide de 1 milliard d’euros ayant déjà été versée et financée sur les réserves du régime complémentaire des indépendants, et destinée aux artisans et commerçants actifs. Nous avons d’ailleurs laissé cette souplesse, également, pour les caisses complémentaires, comme celles des professions libérales, notamment des avocats.
Le second point concerne la validation des périodes d’activité partielle au titre de la durée d’assurance permettant l’ouverture des droits à la retraite. La commission a choisi de limiter strictement le champ du dispositif à la période de la crise sanitaire. Elle l’a fait pour deux raisons : le chiffrage de la mesure est, pour le moment, impossible et sa pérennisation pourra se faire avec beaucoup plus de visibilité dans le cadre d’un prochain projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).
Enfin, troisième point, la commission a souhaité donner une base légale aux règles de cumul entre emploi et retraite pour les soignants.
Voilà les quelques précisions que je souhaitais apporter, au nom de la commission des affaires sociales.
J’en terminerai avec deux réflexions personnelles. D’une part, le Parlement n’est pas là que pour régulariser ; n’en prenez pas trop l’habitude, monsieur le ministre ; nous comprenons vos motivations, mais tout de même !
M. le président. Il faut conclure.
M. René-Paul Savary, rapporteur pour avis. D’autre part, soyons attentifs ; il y aura, avant la fin des débats, des annonces relatives au déconfinement, donc ne traitons pas différemment les départements en fonction de la couleur qui leur est attribuée ;…
M. le président. Il faut vraiment conclure !
M. René-Paul Savary, rapporteur pour avis. … aux départements verts, il serait tout permis, et les départements rouges seraient montrés du doigt !
M. le président. Vous pourrez vous exprimer à l’occasion du débat, monsieur le rapporteur pour avis.
M. René-Paul Savary, rapporteur pour avis. Donc, finissons-en avec ce type de mesures ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur pour avis de la commission des finances. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, notre collègue Muriel Jourda vient de le souligner, ce projet de loi relatif à diverses dispositions liées à la crise sanitaire, à d’autres mesures urgentes ainsi qu’au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne peut être qualifié de texte « fourre-tout ».
Quelques-unes de ses dispositions intéressent la commission des finances. Je veux notamment citer celles qui sont liées au risque juridique qu’entraînerait la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, en particulier pour ce qui concerne la sécurisation des contrats d’assurance vie pour les ressortissants français et l’introduction de règles adaptées pour la gestion des placements collectifs et pour les plans d’épargne en actions.
Toutefois, je souhaite concentrer mon propos sur l’article 3 du texte, délégué au fond par la commission des lois à la commission des finances, qui n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés. Cet article habilite le Gouvernement à prendre par ordonnances, dans un délai de douze mois, les mesures relevant du domaine de la loi pour prescrire le dépôt, sur les comptes du Trésor, des disponibilités non seulement des personnes morales soumises aux obligations de la comptabilité publique, mais également des organismes publics ou privés chargés d’une mission de service public.
Certains organismes, dont les collectivités, que nous connaissons bien ici, ont d’ores et déjà l’obligation de déposer leurs fonds auprès du Trésor ; je pense aux établissements publics de santé ou à certaines personnes morales de droit privé ou public, et l’article 26 de la loi organique relative aux finances publiques (LOLF) prévoit une obligation similaire pour les collectivités territoriales et leurs établissements publics. Pour vous donner un ordre de grandeur, les dépôts des différents organismes qui déposent leurs comptes auprès du Trésor représentaient 128,4 milliards d’euros au 31 décembre 2019.
Je le rappelle, puisqu’il y a, à ce sujet, des amendements et des inquiétudes chez certains collègues : la centralisation de ces trésoreries ne revient pas à une appropriation, par l’État, de ces dépôts ; simplement, l’État joue, en quelque sorte, le rôle de teneur de compte, comme une banque le fait pour un particulier.
Par ailleurs, cette obligation de centralisation souffre quelques aménagements : ces organismes peuvent demander une dérogation, si, par exemple, ils requièrent des services que l’Agence France Trésor ou que la direction générale des finances publiques ne pourraient leur fournir.
En outre, la centralisation des dépôts me semble présenter un certain nombre d’avantages, en matière de gestion des deniers publics, notamment celui de réduire le coût des émissions de titres de financement par l’État. Ce sujet, celui de la dette, est sensible cette année, puisque, je vous le rappelle, l’État devra emprunter – j’espère que, contrairement à moi, vous êtes bien assis – 324,6 milliards d’euros sur les marchés… Ainsi, le fait de pouvoir centraliser un certain nombre de dépôts diminue ipso facto le coût de l’endettement de la France.
Néanmoins, il y a des interrogations. La commission des finances ne s’oppose pas sur le fond ou par principe à la centralisation des dépôts, mais, pas plus que les rapporteurs qui viennent de s’exprimer, elle ne valide la méthode employée par le Gouvernement pour introduire ce dispositif dans le projet de loi.
Tout d’abord – cela a été dit par Muriel Jourda –, le champ de l’habilitation est beaucoup trop large, puisqu’il fait référence aux « organismes publics ou privés chargés d’une mission de service public ». C’est tellement large que, même à l’Assemblée nationale, le Gouvernement a dû se défendre en expliquant qu’il n’incluait pas les fédérations sportives – il valait mieux l’écrire que le dire – ni les ordres professionnels ; il a même dû exclure expressément du champ de l’article 3 la trésorerie des caisses de retraite.
L’habilitation est donc beaucoup trop large et le Gouvernement n’est pas en mesure de citer – peut-être le ministre pourra-t-il le faire – ne serait-ce qu’un organisme visé au travers de cette centralisation des trésoreries.
En conséquence, il n’est pas possible de savoir dans quelle mesure une ordonnance doit être prévue et, dans un certain nombre de cas, on peut même se demander s’il s’agit d’une mesure réglementaire ou législative.
Enfin, il me semble prématuré d’inscrire ces dispositions dans le présent projet de loi, puisque, manifestement, le Gouvernement n’a pas encore commencé les concertations indispensables avec les différents organismes. Il serait donc sans doute plus utile de profiter d’un prochain texte. On nous annonce un projet de loi de finances rectificative (PLFR) ; il faudrait sans doute attendre ce texte ou, à tout le moins, avoir commencé les consultations nécessaires, avant de prévoir une ordonnance, sur le fondement d’une habilitation qui est, je le répète, beaucoup trop large.
Tous ces éléments expliquent la position de la commission des finances en faveur de la suppression de l’article 3. Peut-être le ministre pourra-t-il nous convaincre, en citant les organismes visés, de le garder et nous expliquer pourquoi une mesure législative est nécessaire, mais, à ce stade et faute d’explications, nous ne pouvons que vous proposer la suppression de cet article. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains – Mme Sylvie Vermeillet et M. Jean-Marc Gabouty applaudissent également.)
M. André Reichardt. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Marc Fesneau, ministre. Monsieur le rapporteur pour avis de la commission des finances, vous m’avez interrogé sur un arrêté portant sur le taux de TVA applicable aux masques et aux gels hydroalcooliques. Peut-être ne parlons-nous pas de la même chose, mais un arrêté a été pris…
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur pour avis. Sur les tenues de protection !
M. Marc Fesneau, ministre. Vous m’avez bien parlé des masques ? Or un arrêté a été publié le 7 mai dernier à ce sujet.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur pour avis. Mais quid des tenues de protection ?
M. Marc Fesneau, ministre. Je me renseignerai sur ce point, mais j’avais cru comprendre que vous me parliez des masques et des gels hydroalcooliques, et je ne voulais pas laisser un rappel au règlement sans réponse : un arrêté a donc bien été publié voilà plus de trois semaines sur les gels hydroalcooliques et sur les masques.
Je me renseignerai sur la deuxième partie de votre question.
M. le président. Je suis saisi, par MM. Kanner, Sueur, Kerrouche et Marie, Mme Lubin, MM. P. Joly, Jacques Bigot, Durain et Fichet, Mmes de la Gontrie et Harribey, MM. Leconte, Sutour et Daudigny, Mmes Féret, Grelet-Certenais et Jasmin, M. Jomier, Mmes Meunier et Rossignol, M. Tourenne, Mme Van Heghe, MM. Raynal, Botrel, Carcenac et Éblé, Mme Espagnac, MM. Féraud, Lalande et Lurel, Mme Taillé-Polian, M. Antiste, Mme Artigalas, MM. Assouline, Bérit-Débat et Joël Bigot, Mmes Blondin et Bonnefoy, MM. M. Bourquin et Boutant, Mmes Conconne et Conway-Mouret, MM. Courteau, Dagbert, Daunis, Devinaz et Duran, Mmes M. Filleul et Ghali, M. Gillé, Mme Guillemot, MM. Houllegatte et Jacquin, Mmes G. Jourda et Lepage, MM. Lozach, Magner, Manable et Mazuir, Mme Monier, M. Montaugé, Mmes Perol-Dumont, Préville et S. Robert, MM. Roger, Temal et Tissot, Mme Tocqueville, MM. Todeschini, Vallini, Vaugrenard et les membres du groupe socialiste et républicain, d’une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi relatif à diverses dispositions liées à la crise sanitaire, à d’autres mesures urgentes ainsi qu’au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (n° 454, 2019-2020).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 7, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Éric Kerrouche, pour la motion.
M. Éric Kerrouche. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « nous pensons que la vie démocratique doit reprendre tous ses droits ». Cette affirmation, prononcée vendredi dernier par M. le Premier ministre, nous la partageons. Oui, la démocratie doit reprendre tous ses droits et, en l’espèce, la démocratie parlementaire aussi. Or ce n’est pas l’image donnée par ce texte, qui se prive ainsi des conditions de la confiance.
Les crises ont un pouvoir révélateur, du meilleur comme du pire. Cette crise épidémique donne une image crue de la pratique de votre pouvoir, monsieur le ministre. En matière de vie démocratique, force est de constater que, depuis le 23 mars dernier, les parlementaires sont devenus des acrobates de haute voltige. Ils légifèrent dans la précipitation, parfois à l’aveugle, sans pouvoir procéder à des auditions, voire sans pouvoir amender afin d’adopter, quoi qu’il en coûte, le texte conforme. En outre, les délibérations se font, par nécessité, à effectif limité et ce sont autant de voix en moins qui résonnent dans cet hémicycle.
Pourtant, même et surtout en temps de crise, le Parlement est bien, au sens étymologique du terme, l’endroit où l’on parle. Dans cette enceinte, on débat pour faire la loi, l’expression de la volonté générale à laquelle tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par leurs représentants.
En définitive, sur quoi, dans ce texte, les parlementaires seraient-ils autorisés à parler, donc à légiférer ? Ce texte était, initialement, truffé de 40 demandes d’habilitation à légiférer par ordonnance ; ce recours massif ne relève pas uniquement de l’urgence, il traduit à l’envi le refus du débat contradictoire par le Gouvernement. Ces 40 habilitations se seraient ajoutées aux précédentes, dont on verra in fine si la ratification est inscrite à l’ordre du jour. Chaque alinéa de ce texte était donc un blanc-seing ; chaque article était un cavalier législatif, dont le caractère urgent était plus que relatif.
Si certaines habilitations sont directement liées à la crise, d’autres viennent tout simplement pallier le retard pris par le Gouvernement – c’est le cas pour ce qui concerne le code de la justice pénale des mineurs – ou servent à recycler des dispositions insérées dans des textes en cours de navette. C’est, par exemple, le cas du projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique, dit ASAP, ou du projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière économique et financière, dit DDADUE, en méprisant, la plupart du temps, les travaux du Sénat.
Ainsi, dans cette enceinte où l’on parle, nous serions surtout autorisés par ce gouvernement à nous taire…
Faut-il le rappeler, l’habilitation n’est pas une délégation du pouvoir législatif : le Parlement conserve, avec le référendum, le monopole de faire la loi. Il s’agit juste d’une extension momentanée du pouvoir réglementaire ; il faut constamment le garder à l’esprit. Or les délais d’habilitation à légiférer retenus par le Gouvernement dans ce texte étaient anormalement longs pour des mesures dites « d’urgence ».
Par ailleurs, Guy Carcassonne le rappelait – je ne peux que citer sa pensée –, les ordonnances ont souvent « rendu un […] grand service : [elles ont] prouvé que […], pour faire de bonnes lois, on n’a pas encore inventé mieux que le Parlement. Les ordonnances […] sont […] comme des projets qui deviendraient directement des lois. Ce sont généralement des textes défectueux, dont les malfaçons ne se révèlent qu’a posteriori, là où se serait sans doute trouvé un parlementaire pour soulever, fût-ce ingénument, le problème qui ne s’est découvert qu’après, à l’occasion de contentieux multiples. Le tamis parlementaire a des vertus intrinsèques. À qui pourrait les oublier, cette législation de chefs de bureau que sont les ordonnances le rappelle [utilement]. Elles sont à n’utiliser qu’avec modération ». Une modération, que, manifestement, le Gouvernement ne connaît pas.
Fort heureusement, Mme la rapporteure l’a dit, les 40 demandes d’habilitation ont été ramenées à 10, au moyen notamment de transpositions en clair, par l’Assemblée nationale et par la commission des lois du Sénat. Il s’agissait également, en la matière, de recommandations du Conseil d’État. Les 4 articles initiaux du projet de loi ont ainsi été multipliés quasi par 8.
Malgré ce « tamis parlementaire », ce texte demeure comme la créature de Frankenstein : les juxtapositions ne lui donnent pas vraiment de corps. Par ailleurs, son absence de ligne directrice et de cohérence complexifie son examen. En outre, le Gouvernement fait la preuve de la mauvaise qualité initiale du texte : il dépose des amendements de séance kilométriques et en quantité industrielle – non moins de 30 amendements sur un texte qui contenait, je le rappelle, 4 articles –, ajoutant encore – seringue sur le gâteau, si j’ose dire – une habilitation relative au dopage, jugée, heureusement, irrecevable.
Un texte comme le projet de loi ASAP était de la même veine ; il comportait 40 articles et avait fait l’objet de 23 amendements de séance du Gouvernement. Le projet de loi relatif à la bioéthique comportait 44 articles et avait fait l’objet de 22 amendements gouvernementaux de séance.
Cette façon de légiférer n’a jamais été satisfaisante ; elle l’est encore moins en temps de crise. Or mal légiférer parce que le texte initial est médiocre et parce que les conditions ne sont pas réunies pour son bon examen, c’est nuire à la qualité de la loi, qui touche le quotidien des Français ; donc c’est nuire au quotidien des Français.
En définitive, la pratique actuelle de l’exécutif, même si elle a pu, initialement, se justifier, n’est que l’exacerbation de sa pratique antérieure, fondée sur une pensée teintée de libéralisme : la concentration du pouvoir, qui se justifierait par un Parlement immature et manquant de réactivité.
Pour s’extraire de la délibération et du débat contradictoire, les moyens sont toujours les mêmes : procédure accélérée, devenue procédure « LGV » – loi à grande vitesse –, texte fourre-tout, qui noie le Parlement, tout en glissant çà et là une nouvelle dose de dérégulation du droit social, texte troué par des ordonnances et même refus de consultation quand la démocratie sociale est jugée superflue, ce dont s’offusque même le Conseil d’État. Le texte que nous examinons en est une confirmation ; espérons que les dispenses de consultation obligatoire ne soient pas rétablies en commission mixte paritaire (CMP).
Ce que nous souhaitons exprimer, au travers de cette motion tendant à opposer la question préalable, c’est que la crise n’autorise pas le dessaisissement du Parlement, même si la tentation des pleins pouvoirs est forte sous la Ve République.
Puisque, comparativement à d’autres, notre Parlement est l’un des plus faibles parmi les démocraties occidentales, il faut que les pratiques gouvernementales ne le dessaisissent pas encore un peu plus. Le Parlement a fait la démonstration – vous l’avez constaté, monsieur le ministre – de sa capacité extrême d’adaptation, parce que les circonstances l’exigeaient ; il a assumé pleinement ses responsabilités.
L’économie ne devait pas et ne doit pas s’effondrer, c’est vrai, mais la démocratie parlementaire, non plus. Petit à petit, un phénomène d’accoutumance à la marginalisation du Parlement s’installe : ce qui était l’exception devient la règle et l’anormalité devient une nouvelle normalité. Comme s’il était contaminé, lui aussi, par un étrange virus, le Parlement s’atrophie. C’était d’ailleurs la perspective de votre révision constitutionnelle. Or, quand le Parlement est malmené, c’est la démocratie qui s’abîme.
Il y a, dans l’histoire, des contrastes. Certains ont récemment tissé une métaphore martiale autour de la période exceptionnelle que nous vivions. Soit, mais, en temps de guerre, le Parlement n’a pas toujours été marginalisé, voire muselé. Je ne partage pas ses orientations idéologiques, mais Churchill a toujours souhaité, peut-être parce qu’il vivait dans le berceau de la démocratie parlementaire, maintenir les prérogatives du Parlement. Chacune de ses décisions était soumise à débat. Comme le disait André Pierre, il voulait apporter à l’Angleterre et au monde la preuve que l’on pouvait faire la guerre et vaincre sans porter atteinte aux libertés du peuple et que le courant de confiance mutuelle existant entre le Gouvernement et les élus de la Nation était l’un des plus sûrs garants de la victoire.
Nos institutions sont le socle de notre démocratie, monsieur le ministre, et leur bon fonctionnement contribue à la confiance collective et, tout simplement, à notre pacte républicain. Parce que nous sommes plus qu’attachés aux droits du Parlement, en ce qu’ils garantissent la délibération, le débat, la contradiction, nous lançons une alerte et nous demandons le rejet de ce texte, au travers de l’adoption de cette motion tendant à opposer la question préalable.
La crise sociale sans précédent que nous traversons, que nous devrons surmonter, trouvera ses solutions non dans la verticalité, dans la mise en sourdine du Parlement, mais dans la vitalité démocratique, dans la dialectique des chambres, dans la consultation des corps intermédiaires. C’est une question de confiance.
Jamais Créon ne pourra gouverner sans Antigone. Vous avez raison, monsieur le ministre, oui, il est temps que la démocratie reprenne tous ses droits ! (Applaudissements sur les travées des groupes SOCR et CRCE.)