M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail. Monsieur le sénateur Julien Bargeton, inspirée par mon expérience en entreprise, j’ai introduit dans les ordonnances de 2017 le droit au télétravail. À l’époque, cela est passé inaperçu ; je ne pensais pas que ce droit aller autant servir, dans un contexte inimaginable à ce moment-là…
Certes, à la suite des ordonnances, 2 000 accords d’entreprise sur le télétravail avaient été signés : on constatait déjà une appétence assez forte des salariés, surtout parmi les jeunes générations, mais pas uniquement. L’évolution se faisait toutefois à bas bruit, avec un jour ou deux de télétravail dans la semaine, et seulement pour une partie des salariés.
Puis la crise du Covid-19 est arrivée. Dans cette situation inédite, nous avons immédiatement recommandé que tous les salariés qui le pouvaient télétravaillent, afin d’éviter les regroupements dans les entreprises et les transports favorisant la dissémination du virus.
Grâce aux travaux de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), nous disposons maintenant d’une évaluation assez sérieuse : 5 millions de Français ont télétravaillé ces trois derniers mois. Pour la grande majorité d’entre eux comme pour la grande majorité des entreprises, l’expérience était nouvelle. C’est pourquoi nous avons immédiatement publié un guide des bonnes pratiques en la matière.
Bien que cette première expérience du télétravail ait été parfois vécue dans des conditions difficiles, par exemple en faisant l’école à la maison en même temps, les deux tiers des salariés souhaitent continuer, pas forcément à temps plein – le travail, c’est aussi un lien social et humain –, mais en alternant travail présentiel et télétravail.
Il s’agit d’une voie d’avenir, qui requiert aussi un management plus moderne, moins classique en termes de contrôle et plus responsabilisant. La période que nous venons de traverser a fait bouger les entreprises : l’association des DRH a publié, voilà deux jours, une étude montrant que 85 % des entreprises pensent qu’il faut permettre le télétravail de manière pérenne et le développer, parce qu’il permet des gains de productivité et correspond à des attentes. Certaines estiment même que l’on n’y échappera pas, car, désormais, une partie importante de salariés veut travailler autrement.
Bien sûr, le télétravail doit être encadré et s’équilibrer avec le travail présentiel, mais, en bousculant les formes actuelles de management et d’organisation du travail, il fera partie des facteurs d’accélération positive issus de la crise.
M. le président. La parole est à Mme Céline Brulin.
Mme Céline Brulin. Il peut paraître anachronique de parler aujourd’hui de difficultés à recruter, quand près de 900 000 emplois sont menacés de disparition dans notre pays. Mais les gâchis pointés par le rapport d’information sont dus en particulier à l’absence de politique industrielle depuis trop longtemps en France : la crise sanitaire a aussi mis en évidence les conséquences de cet état de fait.
Mener une politique industrielle commande de développer notre offre de formation, comme le soulignent les auteurs du rapport d’information. De ce point de vue, le sort réservé aux lycées et à l’enseignement professionnels est inquiétant : moins d’heures d’enseignement général, moins d’enseignements professionnels, des programmes tirés vers le bas, autant d’éléments laissant présager une dégradation de cette voie de formation. Voilà de quoi renforcer la critique, un brin orientée, selon laquelle l’éducation nationale ignorerait tout du monde de l’entreprise…
La réforme de l’apprentissage que vous avez engagée, madame la ministre, renforce ces craintes. En effet, confier cette voie aux seules branches professionnelles laisse place à une vision court-termiste en matière de formation, alors qu’il faut préparer nos jeunes à évoluer tout au long de leur carrière.
Nous nous inquiétons aussi pour le maillage territorial des centres de formation d’apprentis, jusqu’ici assuré par les régions : il va inévitablement se rabougrir, écartant un certain nombre de jeunes de ces formations. D’ores et déjà, des entreprises alertent à cet égard.
Nous avons besoin de tout l’engagement de la puissance publique, d’un État stratège capable d’identifier les secteurs d’avenir et de développer les formations adéquates.
Enfin, il est très intéressant que les auteurs du rapport d’information soulignent que la multiplication des CDD conduit à une dépréciation des compétences. Ce phénomène touche particulièrement les jeunes, qui commencent souvent leur carrière par des contrats courts. Il me paraît donc opportun d’inciter, voire de contraindre, les entreprises à embaucher en CDI : qu’envisagez-vous en ce sens, en particulier dans le contexte actuel, où l’État apporte un soutien financier à un certain nombre de secteurs et d’entreprises ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail. Madame la sénatrice Céline Brulin, nous n’opposons en rien les voies de formation les unes aux autres. Au contraire, le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, et moi-même travaillons main dans la main depuis trois ans pour donner plus de force à la voie de l’apprentissage comme à celle du lycée professionnel. Longtemps méprisées dans notre pays, toutes deux doivent devenir des voies d’excellence, des tremplins pour les jeunes.
Loin de les opposer, nous pensons qu’elles peuvent se combiner : certains jeunes peuvent commencer leur parcours en lycée professionnel, sous statut d’élève, puis, quand ils sont mûrs et veulent plus d’action, rejoindre une entreprise comme apprentis. Nous développons les passerelles, en liaison avec la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, dans des campus que nous organisons avec l’ensemble des partenaires, y compris les régions et les branches.
Je vous invite à venir sur le terrain avec moi.
M. Pierre Ouzoulias. N’inversez pas les rôles !
Mme Muriel Pénicaud, ministre. J’ai déjà visité soixante CFA, probablement plus que beaucoup de ministres du travail avant moi : la réforme, je la mène aussi sur le terrain ! Je constate que plus de 500 créations de CFA sont projetées, que l’engouement pour l’apprentissage est fort, dans les petites entreprises comme dans les grandes, et que les jeunes sont extrêmement fiers de s’être engagés dans cette voie.
Vous avez raison : le court-termisme n’a aucun intérêt. C’est pourquoi nous permettons que l’on puisse s’engager dans la voie de l’apprentissage jusqu’à 30 ans. Nous avons aujourd’hui de vrais cursus, avec des jeunes titulaires de CAP qui deviennent ingénieurs : c’est une voie durable de promotion sociale et de développement professionnel.
Tous les grands pays qui ont développé des voies d’apprentissage et de formation professionnelle fortes, comme la Suisse et l’Allemagne, connaissent un chômage des jeunes bien moindre que le nôtre ; la corrélation est directe. Permettons donc à nos jeunes de s’élever et de s’émanciper par le travail et la formation. C’est l’esprit dans lequel la réforme a été conçue.
S’agissant de la question très différente du recours à des CDD, la réforme de l’assurance chômage vise notamment à lutter contre la précarisation.
M. Jean-Louis Tourenne. Il faut oser…
M. le président. La parole est à M. Jérôme Bignon.
M. Jérôme Bignon. La crise économique a donné un coup d’arrêt brutal à la dynamique de réduction du chômage engagée en 2017. Les réformes commençaient à porter leurs fruits, et l’objectif d’un taux de chômage ramené à 7 % à la fin du quinquennat paraissait, voilà quelques mois encore, réaliste.
Nous aurions tort de baisser les bras : la France ne doit jamais se résigner au chômage de masse, souvent perçu comme une fatalité nationale. Nous devons reprendre la route vers le plein-emploi, sur laquelle nous nous étions engagés.
Nous aurions tort également de ne pas profiter de ce moment de crise pour reconsidérer notre itinéraire. Compte tenu de la double urgence économique et climatique, il ne fait pas de doute que la relance devra être écologique. La lutte contre le chômage doit devenir « verte », et l’écologie devenir la solution aux problèmes de recrutement des entreprises !
Il s’agit de mettre fin à ce paradoxe aberrant, malheureusement propre à la France : des demandeurs d’emploi ne trouvent pas de travail et des entreprises ne trouvent pas d’employés…
Une relance verte implique une évolution importante du marché de l’emploi. En effet, les entreprises devront décarboner leur modèle économique, nous devrons amplifier la rénovation énergétique du parc immobilier, nos mobilités seront progressivement bouleversées et nous aurons besoin de développer de nouvelles compétences, adaptées à de nouveaux métiers.
Tout cela est évident, mais se prépare. C’est pourquoi nous devons redoubler d’ambition pour la formation professionnelle, qui ne devra pas viser seulement à fluidifier le marché du travail, comme l’on dit, mais aussi à accélérer la transition écologique.
Madame la ministre, comment le Gouvernement compte-t-il articuler lutte contre le chômage et lutte contre le changement climatique ? Quel est son plan d’action pour mener ces deux combats de front, étant entendu que nous ne pouvons renoncer ni à l’un ni à l’autre ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail. Monsieur le sénateur Jérôme Bignon, je partage votre conviction : il faut faire de deux problèmes une solution, l’un pouvant être l’opportunité de résoudre l’autre.
Le plan de relance ne saurait viser seulement à réparer ce qui a été abîmé par la crise du Covid : il doit aussi être un accélérateur des grandes transformations, dont la transition écologique.
Comme le Président de la République l’a annoncé aux partenaires sociaux hier, le plan de relance comprendra un volet important relatif aux compétences et à la formation, afin d’accompagner ces évolutions : c’est aussi un investissement stratégique de la Nation !
La transition écologique va à la fois détruire et créer des emplois. Par exemple, quand on ferme les centrales à charbon, il faut donner des chances de reconversion à tous les salariés concernés. L’économie circulaire crée énormément d’emplois de proximité, sur tous les territoires, y compris au titre de l’insertion par l’activité économique : ressourceries et recycleries se développent beaucoup, avec le soutien financier de mon ministère.
Relier l’évolution des compétences et la transition écologique peut être complexe, parce que les territoires concernés, les horizons temporels ne sont pas toujours les mêmes. C’est pourquoi nous devons travailler encore plus ensemble, sur tous les territoires, pour trouver des solutions. L’État sera au rendez-vous pour investir dans les compétences, comme les régions ; dans le cadre du plan d’investissement dans les compétences, que nous mettons en œuvre avec elles, l’accent est mis sur les compétences liées à la transition écologique et à la transition numérique.
Le plan de relance doit aussi permettre d’accélérer les changements nécessaires pour notre pays : c’est ainsi que nous donnerons à nos jeunes une inspiration et l’envie de construire le monde de demain !
M. le président. La parole est à M. Jérôme Bignon, pour la réplique.
M. Jérôme Bignon. J’aime votre formule, madame la ministre : de deux problèmes, faisons une solution ! J’aime aussi l’idée d’accélérer la transition. Par ailleurs, considérer les mesures à prendre comme des investissements stratégiques de la Nation modifie la vision que nous pouvions traditionnellement avoir de ces derniers, souvent liée à la défense nationale ou à l’énergie : la notion d’investissement stratégique doit prendre une dimension différente.
M. le président. La parole est à M. Michel Canevet.
M. Michel Canevet. Développer l’apprentissage est essentiel pour préparer les jeunes aux métiers de demain. Or, madame la ministre, le plan de relance ne comprend pas de dispositions législatives ou réglementaires en la matière, alors que nous sommes à l’orée de la préparation de la prochaine rentrée. Qu’en est-il ?
S’agissant du maintien en CFA pendant trois à six mois des jeunes ne trouvant pas de maître de stage, quelles sont les modalités de financement ?
Quant à la mallette des apprentis à 500 euros, le coût du premier équipement peut excéder largement ce montant, par exemple dans les filières coiffure et cuisine, surtout si l’on prend en compte le matériel informatique. Des adaptations sont donc nécessaires.
Enfin, les CFA demandent que leurs moyens soient garantis au-delà de deux années. Compte tenu de la période difficile que nous traversons, il conviendrait qu’une année supplémentaire de garantie leur soit accordée par les OPCO, afin qu’ils puissent travailler à long terme. Imaginez les moyens qu’il faut mobiliser aujourd’hui pour préparer la prochaine rentrée ! Au CFA de Quimper, par exemple, on ne compte que trois jeunes dans la filière couverture, pour dix-sept offres reçues des entreprises : c’est dire le chemin à parcourir pour mobiliser l’ensemble des jeunes et des entreprises !
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail. Monsieur le sénateur Canevet, vous connaissez mon engagement pour l’apprentissage.
Dans le cadre du plan de relance, le soutien à l’apprentissage est la seule mesure qui ait été annoncée à l’avance. Le Président de la République, le Premier ministre et moi-même avions conscience de l’urgence, liée à la saisonnalité dans la conclusion des contrats : il ne fallait pas manquer l’échéance de juin.
Les mesures annoncées voilà trois semaines sont très importantes, inédites même.
D’abord, l’État prendra en charge la quasi-totalité des coûts salariaux de la première année d’apprentissage, soit 5 000 euros pour un mineur et 8 000 euros pour un majeur. C’est son rôle d’aider les entreprises dans la crise, mais nous leur demandons de nous aider à aider les jeunes. Une nation qui n’investit pas dans sa jeunesse n’investit pas dans son avenir ! Nous savons la situation difficile de nombreuses entreprises, mais nous les incitons à continuer à former des jeunes en prenant en charge l’intégralité des coûts de la première année.
Dans le même esprit, nous avons prolongé la possibilité, pour les CFA, d’accueillir pendant trois à six mois des jeunes n’ayant pas encore de contrat d’apprentissage. L’ajustement de l’offre et de la demande est un défi en matière d’apprentissage aussi.
Une aide forfaitaire systématique sera versée aux CFA pour les jeunes qui n’arrivent pas à trouver un contrat d’apprentissage ; les centres de formation d’apprentis ont besoin d’une assurance sur ce plan.
Pendant le confinement, j’ai demandé que tous les CFA de France reçoivent l’intégralité du « coût contrat », alors même qu’ils étaient fermés. Cela leur a permis de développer la formation à distance et il n’y a pas eu de chômage partiel dans les CFA. Évidemment, le « coût contrat » sera adapté en fonction des circonstances ; il a d’ailleurs été conçu ainsi.
Nous devons tous nous mobiliser pour trouver des offres d’apprentissage, parce que les jeunes sont là. Sur Parcoursup et Affelnet, la demande est considérable. Nos jeunes ont bien compris le sens de la réforme et voient dans l’apprentissage une voie d’excellence et d’avenir : il ne faut pas les décevoir. Efforçons-nous d’améliorer le lien entre eux et les entreprises pour réussir la prochaine rentrée !
M. le président. La parole est à M. Michel Canevet, pour la réplique.
M. Michel Canevet. De nombreux CFA vont organiser des journées portes ouvertes, dès le week-end prochain, parce que les vacances scolaires arrivent. Ils doivent pouvoir renseigner les familles sur le reste à charge, notamment, et leur garantir que les entreprises pourront accueillir les apprentis.
Par ailleurs, l’Union des apprentis de France nous a signalé qu’il faut faire attention aux effets d’aubaine, des entreprises n’ayant pas bénéficié de l’aide pouvant être amenées à licencier des apprentis afin de pouvoir y prétendre.
Nous devons être efficients, pour qu’il y ait plus de 500 000 apprentis l’année prochaine, et veiller à ce que l’apprentissage reste une voie d’excellence !
M. le président. La parole est à Mme Catherine Deroche.
Mme Catherine Deroche. Les rapporteurs ont souligné le rôle primordial de la formation pour une meilleure adéquation des compétences avec les emplois recherchés.
Or c’est à l’échelle locale qu’offre et demande peuvent être mises en relation le plus efficacement, d’où la recommandation n° 24 : confier aux régions le pilotage des politiques de l’emploi.
Les initiatives menées par les régions sont nombreuses. La région Pays de la Loire s’est impliquée fortement dans cette voie, dès 2015 : les assises de l’apprentissage ont contribué aux excellents résultats de notre région en la matière ; de même, les formations courtes d’adaptation à l’emploi ont concouru à faciliter la reconversion.
Grâce à leurs compétences économiques et à leur connaissance du tissu entrepreneurial, les régions ont pu agir positivement. Pourtant, les dernières tentatives de décentralisation se sont montrées inefficaces, parce qu’elles n’ont été que partielles. Ainsi, la non-concrétisation de l’expérimentation annoncée du transfert de Pôle emploi vers les régions du pilotage de l’achat des formations pour demandeurs d’emploi empêche aujourd’hui d’envisager toutes les formations à l’aune des besoins en compétences locaux. Combien de temps encore maintiendra-t-on cette multiplicité des commandes de formations à destination des demandeurs d’emploi, émanant de Pôle emploi, des OPCO, des régions, de l’Agefiph ?
De même, la compétence des régions en matière d’orientation des jeunes se limite à l’information sur les métiers, alors qu’elles devraient pouvoir piloter l’organisation des événements au sein des établissements, la sensibilisation des enseignants et la formation des personnels d’orientation.
Sur le terrain, la multiplicité des opérateurs crée des redondances : il faut donc un pilotage unique des différents acteurs publics de l’emploi, Pôle emploi inclus. Quel est votre point de vue sur ce sujet, madame la ministre ? J’ai cru comprendre que notre recommandation n° 24 ne vous enthousiasmait pas…
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail. Madame la sénatrice Catherine Deroche, je n’ai jamais d’a priori, et l’intérêt général doit nous conduire à aller vers ce qui est le plus efficace.
Nous avons ainsi jugé qu’un élément clé de la réforme de l’apprentissage était de faire des régions l’acteur majeur de l’orientation des jeunes de la quatrième à la première, afin de favoriser leur orientation vers les filières d’avenir. C’est donc sous la houlette des régions et dans le cadre de la compétence économique qu’est réalisé ce travail d’orientation, en liaison bien sûr avec l’éducation nationale.
En ce qui concerne Pôle emploi, j’ai accepté que l’on engage une expérimentation de coopération plus renforcée. En effet, comme Pôle emploi, les régions prescrivent des formations. Il y a donc tout intérêt à ce qu’elles travaillent de façon plus étroite avec l’agence.
La décentralisation est une autre étape. Il reste que la crise récente nous a poussés à changer tous les systèmes et toutes les règles rapidement, afin d’augmenter très vite le nombre de personnes protégées. Nous avons pu indemniser les demandeurs d’emploi en quelques jours, et cela malgré le confinement et la fermeture des agences.
Par ailleurs, ce sont toujours les gouvernements – d’autres hier, nous aujourd’hui et peut-être nous encore demain –, qui sont comptables des politiques de l’emploi. Le mandat que la Nation donne à un Président de la République comprend toujours l’emploi.
C’est la raison pour laquelle aucun État, même fédéral, n’a décentralisé l’équivalent de l’agence pour l’emploi. En Allemagne, par exemple, il s’agit bien d’une agence fédérale. Dans tous les pays d’Europe, il s’agit d’une prérogative nationale. Je vous rejoins toutefois sur un point : une prérogative nationale n’est pas une prérogative parisienne.
C’est pourquoi je pense qu’il faut encourager la déconcentration et le travail des acteurs locaux à la maille la plus fine du terrain, pour rapprocher l’offre et la demande. J’observe d’ailleurs des initiatives remarquables, où tout le monde travaille ensemble, dans des bassins d’emploi.
Je suis favorable à une déconcentration responsabilisante pour tous et à plus de coopération, car je crois que c’est ainsi que l’on permettra à plus de chômeurs de retrouver un emploi et à plus d’entreprises de trouver les compétences dont elles ont besoin.
M. le président. La parole est à Mme Catherine Deroche, pour la réplique.
Mme Catherine Deroche. Je m’attendais à votre réponse, madame la ministre, car vous aviez déjà développé ces arguments lors d’un déplacement au CFA d’Angers.
Nous divergeons sur la question de l’articulation entre la région et l’État. Ce dernier a certes fait preuve de réactivité en matière de travail pendant la crise, mais c’est aussi le cas des collectivités locales, régions comprises, qui ont parfois pallié les déficiences de l’État.
M. le président. La parole est à M. Jean-Louis Tourenne.
M. Jean-Louis Tourenne. Madame la ministre, ce débat pourrait apparaître décalé, car l’Unedic annonce la destruction de 900 000 emplois en 2020. L’urgent défi serait plutôt d’en juguler les conséquences sociales, donc de renoncer d’abord aux ordonnances inhumaines sur le chômage.
Pour autant, l’adéquation entre offre et demande d’emploi reste une question récurrente, non pas tant du point de vue des statistiques, qui ne varieraient pas beaucoup, que de celui du dynamisme des entreprises. Citons quelques obstacles semés sur la route des recruteurs : une trop grande exigence de technicité par rapport au vivier des candidatures, des horaires de travail décalés et des conditions difficiles, des rémunérations insuffisantes.
Dans la restauration, par exemple, la baisse de TVA de 2009 n’a pas entraîné, comme cela avait été promis, une augmentation des salaires à hauteur du tiers de l’augmentation de chiffre d’affaires qu’elle a générée. La mission El Khomri montre un déficit en candidatures de personnels de santé lié aux rémunérations trop basses. Les difficultés d’accès au lieu de travail et les temps partiels ou saisonniers sont également très dissuasifs. Notons également que, depuis 2015, l’offre de CDI augmente régulièrement et allonge le temps de recrutement.
En conséquence, madame la ministre, un certain nombre de pistes peuvent être dégagées : inciter à une meilleure formation théorique et intellectuelle pour plus d’adaptabilité ; éviter les offres de CDD trop courts, donc développer les temps complets par des groupements d’employeurs et la création – pourquoi pas ? – d’agences publiques, pour multiplier les CDI d’intérim ; encourager dans les négociations de branche une attitude bienveillante et accompagnante dans les entreprises pour une adaptation au poste de travail ; enfin, mobiliser des dynamiques de bassin entre villes et campagnes pour créer les outils de prévision des besoins à venir, tant du privé ou du public que des associations, et ainsi engager les formations utiles.
Les spécificités locales, particulièrement marquées dans le domaine de l’économie, donc de l’emploi, exigent une nouvelle phase de décentralisation, une véritable décentralisation pour une nouvelle vitalité des territoires.
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail. Monsieur le sénateur Jean-Louis Tourenne, vous posez la question centrale du rapport : comment réduire cet écart insupportable entre la demande et l’offre d’emploi ? En effet, c’est un manque à gagner pour l’économie et un drame pour les demandeurs d’emploi qui ne trouvent pas. Chaque année, entre 300 000 et 400 000 emplois sont perdus, car ils ne trouvent pas preneur, alors même que notre pays connaît un chômage important.
Premièrement, nous devons revoir les méthodes de recrutement. Dans le cadre des travaux que nous menons depuis deux ans, Pôle Emploi s’est engagé dans une réforme importante, qui, depuis le 1er janvier, est inscrite dans la convention tripartite. Cette réforme va se déployer tout au long de l’année.
Au bout de trente jours, toute entreprise ayant déposé une nouvelle offre qui n’a pas trouvé preneur est contactée de manière proactive pas Pôle emploi pour en comprendre la raison : le manque de mobilisation pour trouver des candidats, le manque de connaissance ou de reconnaissance du métier, un problème de conditions de travail, un salaire qui n’est pas au marché, des exigences qui ne correspondent pas à une réalité ou qui sont mal exprimées… En clair, Pôle emploi fournit un service de conseil.
Les résultats de l’expérimentation sont excellents. Ils montrent qu’une grande partie des offres qui ne trouve pas preneur est mal formulée.
Deuxièmement, certains métiers sont en tension, y compris dans les moments difficiles. En plein confinement, certains métiers du transport, de la santé ou de l’agriculture étaient en tension. Nous devons y travailler, car parfois le métier n’est simplement pas connu, et nous pouvons y remédier par des actions en lien avec les acteurs économiques. Dans d’autres cas, ce sont les conditions de travail qui sont en cause.
Je suis tout à fait favorable aux groupements d’employeurs : mon ministère les soutient. Nous avons aussi consacré dans les ordonnances le CDI intérimaire. Avant le confinement, nous avons célébré le quarante et un millième contrat de ce type. Nous devons développer toutes les formules qui permettent ce que j’appelle la flexisécurité – peut-être ne l’appelez-vous pas ainsi –, car elle permet de fournir un contrat en CDI pour le salarié, tout en ménageant une souplesse pour l’entreprise.
M. le président. La parole est à M. Jean-Louis Tourenne, pour la réplique.
M. Jean-Louis Tourenne. Ma question s’intitulait : « Comment adapter la population des demandeurs d’emploi aux changements de métiers ? ».
Dans ce cadre, je crois profondément à la nécessité de développer une formation intellectuelle la plus élevée possible si nous voulons préserver l’avenir. En effet, la tentation est grande de ne voir que le court terme et de privilégier, dans l’apprentissage, la formation pratique, manuelle et technique.
Je suis également très attaché à la dynamique des territoires, car je crois que c’est de cette façon que des emplois peuvent être créés. Seule la mobilisation de l’ensemble de la population nous permettra de garder des entreprises et de développer nos territoires et leur attractivité.
M. le président. La parole est à M. Michel Canevet.
M. Michel Canevet. Si la question de l’acquisition des compétences par la formation, qu’elle soit initiale ou continue, est absolument cruciale pour apporter une réponse aux besoins évolutifs de l’entreprise de demain, celle de l’accompagnement l’est tout autant.
Nous apprécions qu’une démarche proactive soit effectuée auprès des entreprises, mais nous pensons qu’elle doit être quasi systématique et s’adresser à toutes les entreprises. En effet, certaines offres « cachées » ne se révèlent qu’à l’occasion de contacts avec les conseillers de Pôle emploi.
Or le recours aux services que propose Pôle emploi est limité du fait de leur méconnaissance par un certain nombre d’entreprises. C’est pourquoi il me semble important de rendre cet accompagnement systématique.
Je souhaite également plaider pour la régionalisation des services de l’emploi. En effet, une pluralité d’acteurs intervient sur le terrain – les missions locales, les maisons pour l’emploi, les Cap emploi, Pôle emploi… Or l’action qu’ils mènent manque souvent de coordination et de cohérence.
La région détient la compétence économique et la compétence de l’orientation, même s’il faut encore qu’elle ait les moyens d’exercer cette dernière. Dans une France décentralisée et que l’on veut décentraliser et déconcentrer davantage, la région est l’échelon pertinent pour répondre aux besoins spécifiques des entreprises selon les territoires.
Si nous maintenons cette approche nationale, nous passerons à côté de la réponse à un certain nombre de besoins territoriaux. Il est donc vital de favoriser la coordination régionale.