Mme la présidente. La parole est à M. Jérémy Bacchi.
M. Jérémy Bacchi. Le sordide assassinat de Samuel Paty, le mois dernier, a relancé le débat sur la régulation des contenus en ligne. Le Gouvernement travaillerait d’ailleurs sur un dispositif juridique de lutte contre la haine sur les réseaux sociaux, à la suite de la censure de l’essentiel des dispositions de la loi Avia par le Conseil constitutionnel.
Nous considérons, pour notre part, que la loi ne peut pas être la même hors ligne et en ligne. Même si, de toute évidence, ses grands principes doivent partout prévaloir, elle doit être adaptée à ce support immatériel et protéiforme. En effet, internet, qui est aujourd’hui dominé par les grandes plateformes, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), dont le modèle repose sur l’économie de l’attention ou, plus communément, sur le « buzz », tend à valoriser la diffusion des contenus les plus clivants.
Aussi, nous considérons que l’interopérabilité donnerait aux victimes de contenus haineux la possibilité de se réfugier sur d’autres plateformes, ayant des politiques de modération différentes, tout en continuant à échanger avec les contacts qu’elles avaient noués jusqu’alors.
Bien sûr, internet n’est autre que la continuité du monde qui nous entoure. Les propos haineux ne naissent pas sur internet, mais les géants de la toile, par leur modèle économique, favorisent leur diffusion et leur viralité. Il est donc nécessaire de penser un autre modèle d’interaction pour s’extirper de ces plateformes toutes-puissantes.
C’est pourquoi, en décembre dernier, notre groupe proposait, dans un amendement à la proposition de loi Avia, d’obliger les opérateurs – et non de les encourager – à mettre en œuvre des standards techniques communs d’interopérabilité. Nous sommes convaincus que cela permettrait d’enrayer la diffusion de contenus haineux sur internet, ou tout au moins de les limiter fortement.
Monsieur le secrétaire d’État, quelle est votre position sur ce sujet précis et que pensez-vous de cette proposition ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder ce sujet, monsieur le sénateur Bacchi, notamment avec votre collègue Pierre Ouzoulias, et je veux, sans esprit polémique, préciser clairement notre position.
L’interopérabilité est une solution à la domination économique des plateformes. Elle fait partie des remèdes qui pourront être envisagés en cas de situation de monopole ou d’oligopole d’une plateforme. Dans un tel cas, celle-ci étant devenue une infrastructure essentielle, il faudra faire en sorte de réinsuffler de la compétition en desserrant son empreinte sur le secteur qu’elle domine.
Sur la question des contenus haineux, je ne suis pas d’accord, sur le principe, avec votre proposition.
Concrètement, vous envisagez, pour régler le problème, de dire à une personne ayant été insultée ou menacée de mort sur Facebook : « Attendez, on va mettre en place l’interopérabilité entre Facebook et un autre réseau social et vous pourrez quitter l’un pour aller sur l’autre. »
D’une part, si une personne entend en harceler une autre, elle pourra la suivre sur l’autre réseau social sans problème. On ne fera donc que déplacer le problème. D’autre part, c’est contestable sur le principe : la réponse à la haine en ligne ne peut être de permettre à la victime de quitter le réseau social.
Mettre en œuvre l’interopérabilité pour répondre aux problèmes que pose la haine en ligne, c’est dire à la victime qu’on ne sait pas régler son problème, qu’on ne peut pas s’en prendre à ceux qui l’offensent, mais qu’on va lui permettre d’aller sur un autre réseau. Ce ne peut pas être la réponse de l’État ; sinon, c’est la pertinence même de son action qui sera remise en question par nos concitoyens.
Je le dis sans aucun esprit polémique, vraiment, l’interopérabilité, dans ce cas, pose une difficulté de principe.
Mme la présidente. La parole est à M. Jérémy Bacchi, pour la réplique.
M. Jérémy Bacchi. Peut-être me suis-je mal fait comprendre, auquel cas je m’en excuse.
Nous ne considérons pas l’interopérabilité comme l’unique moyen à mettre en œuvre, mais nous estimons qu’il faut permettre aux victimes de harcèlement, si elles le souhaitent, de changer de plateforme. Mais, évidemment, l’interopérabilité ne viendrait pas en substitution de tout l’arsenal à déployer pour limiter et condamner les harcèlements en ligne.
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.
Mme Catherine Morin-Desailly. Oui, en ligne et hors ligne, la réponse doit être la même. Encore faut-il que la justice ait les moyens de lutter contre ce qui relève de la cybercriminalité. Aujourd’hui, elle ne dispose que de trois personnes pour cela. (M. le secrétaire d’État fait un signe de dénégation.)
Cela étant, force est de constater l’inefficacité des dispositions issues de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information ou encore de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, texte copieusement censuré par le Conseil constitutionnel. Je n’en suis pas étonnée, le Sénat avait indiqué à plusieurs reprises que les dispositions proposées, au mieux, faisaient le jeu des plateformes et, au pire, portaient atteinte à nos libertés fondamentales.
Au-delà du bon vouloir des plateformes, internet exige une véritable régulation et, donc, une réponse globale, structurelle et européenne. Le scandale Cambridge Analytica nous avait déjà avertis sur la perméabilité et la vulnérabilité des démocraties face aux Gafam.
La multiplication des appels à la haine et surtout leur viralité nous imposent d’ouvrir les yeux sur leurs conséquences dramatiques pour notre sécurité nationale : l’influence des algorithmes utilisés par YouTube ou Facebook sur la radicalisation en ligne n’est plus un secret, le modèle de l’économie de l’attention favorisant toujours plus les contenus violents, extrémistes et haineux.
Dans son ouvrage L’Âge du capitalisme de surveillance, l’universitaire américaine Shoshana Zuboff dénonce le détournement de nos données personnelles à des fins de manipulation des comportements et de radicalisation des opinions publiques.
Avec le Digital Services Act, la Commission européenne a enfin prévu la révision de la directive e-commerce, révision en passe d’aboutir, je l’espère, à de véritables statuts des plateformes, ainsi qu’à leur redevabilité, comme je le préconise depuis deux ans.
Monsieur le secrétaire d’État, aujourd’hui, face à ces sociétés oligopolistiques qui refusent de faire évoluer leur modèle contesté, que ferez-vous pour favoriser le développement d’acteurs européens, dont le modèle, lui, sera conforme à nos valeurs ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Les travaux de Shoshana Zuboff, avec qui j’ai eu l’occasion de discuter plusieurs heures cet été, sont extrêmement intéressants. Ils ne portent pas directement le sujet de la haine en ligne ; ce sont des travaux de fond sur la puissance de certaines grandes plateformes sur internet, liée au phénomène de gratuité – auquel, en tant que consommateurs en tout cas, nous sommes assez « addicts », pour utiliser ce mot bien français –, et sur leurs modèles d’affaires reposant sur une publicité ciblée, grâce à la connaissance extrêmement fine de la personnalité de chacun.
Cette question est particulièrement complexe à résoudre sur un plan légal et ces pratiques difficiles à contrer. La preuve en est qu’aucune démocratie, qu’aucun pays européen n’a encore trouvé la parade. Au début du mois de décembre, l’Europe va proposer une régulation, dont j’espère qu’elle sera la plus innovante possible, pour desserrer l’empreinte oligopolistique de ces acteurs. Mais, compte tenu de sa complexité juridique et de son caractère essentiel, c’est un sujet dont nous allons discuter encore pendant longtemps.
Par ailleurs, madame la sénatrice Morin-Desailly, je vous rejoins sur la nécessité de faire émerger nos propres champions.
À cet égard, nos résultats sont parlants. D’ailleurs, si vous interrogez les patrons des start-up françaises pour savoir ce qu’ils pensent de l’action du Gouvernement – je vous invite évidemment à le faire en dehors de la présence du secrétaire d’État ! –, ils seront unanimes à saluer cette action ou, en tout cas, à considérer que les choses évoluent dans le bon sens. Ainsi, je le rappelle, les montants investis dans les start-up françaises ont doublé en deux ans et, pour la première fois de l’histoire, la France devrait se placer devant l’Allemagne cette année, au regard de la taille de son écosystème.
Si nous réalisons autant d’efforts en faveur des start-up, ce qui nous vaut quelques moqueries, c’est justement parce que nous voulons avoir nos propres géants du numérique, dont les valeurs seront, en effet, plus proches des nôtres.
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly, pour la réplique.
Mme Catherine Morin-Desailly. Je vous pose cette question, monsieur le secrétaire d’État, car j’ai été surprise de constater dans vos tweets ce que j’appellerai une « continuité de complaisance » un peu surprenante à l’égard des géants du numérique. C’est le cas quand vous dites faire confiance au PDG de Microsoft pour régler nos questions de souveraineté ou encore quand vous accusez les Français de fantasmer sur le pouvoir d’Amazon dans la crise sanitaire que nous traversons.
Je remarque tout de même, et j’aurais aimé vous entendre sur ce point, que les Américains parlent désormais de démanteler ces plateformes, tant leur pouvoir est contesté aujourd’hui. Thierry Breton a le courage de le faire aussi. Google a d’ailleurs été obligé de lui présenter des excuses pour avoir, dans un document interne, envisagé de l’attaquer afin de contrer la stratégie de la Commission européenne. Vous avouerez, monsieur le secrétaire d’État, que c’est assez troublant.
J’aurais donc aimé vous entendre sur ces questions, mais nous aurons l’occasion d’en reparler…
Mme la présidente. La parole est à M. David Assouline.
M. David Assouline. Monsieur le secrétaire d’État, vous avez commencé par décrire l’énormité de ce qui est face à nous, concluant sur notre impuissance. Il y a tant de contenus haineux, de contenus qui contreviennent à la loi que la question est politique, avez-vous indiqué. Il s’agit de trouver un équilibre entre les sanctions possibles et la préservation de la liberté d’expression.
Justement, internet est un reflet et un accélérateur de la haine actuellement vendue dans la société. Ainsi l’on a pu voir l’audimat d’une chaîne de télévision devenue confidentielle – soit un secteur régulé par le CSA – remonter de manière très importante grâce à la présence de M. Éric Zemmour,…
M. François Bonhomme. Cela n’a rien à voir !
M. David Assouline. … qui propage la haine tous les soirs, et c’est vendeur. Dès lors, oui, il y a un problème !
Ce qu’il faudrait, c’est créer des consensus contre la haine et contre tous ceux qui en font commerce. Et pour créer des consensus, il faut arrêter d’utiliser la lutte contre la haine, contre le racisme, contre l’incitation à la violence ou au terrorisme – précisément ce qui pourrait faire consensus – pour proposer des solutions limitant nos libertés.
Qu’en pensez-vous, monsieur le secrétaire d’État ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Comme vous l’aurez constaté depuis le début de ce débat, et pour rebondir sur ce que vous venez de dire, monsieur le sénateur Assouline, j’essaie de répondre de la manière la plus claire, la plus honnête, la moins polémique, peut-être la moins politique possible aux différentes questions, tant il est difficile de trouver une ligne de crête sur un sujet tel que celui qui nous occupe.
Je voudrais juste corriger un point : je n’ai pas dit que nous ne pouvions pas lutter contre tous les contenus haineux ; j’ai dit que nous ne pouvions pas le faire tel que nous fonctionnons aujourd’hui. S’il faut traiter des milliers de contenus par jour, ce ne peut être dans la temporalité qui est la nôtre aujourd’hui et avec les équipes dont nous disposons.
Saura-t-on trouver des solutions, dont certaines, d’ailleurs, pourront être automatiques ou semi-automatiques ? Ce sont des questions que doivent se poser les justices des pays développés, et elles sont très sensibles en termes de préservation des droits. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, on n’y est pas.
Par ailleurs, les questions que vous évoquez relèvent plutôt du droit de la presse et de la loi de 1881 sur la liberté de la presse – je dois toujours veiller à être extrêmement précis et prudent sur ces sujets tant ils sont sensibles, particulièrement dans la période actuelle, marquée par des débats sur lesquels je ne reviendrai pas.
Je reconnais que le fait de traiter des cas de haine en ligne comme des cas de diffamation au sens de la loi de 1881 peut poser question. Comment fait-on pour distinguer clairement ce qui, de toute évidence, ne relève pas du journalisme de ce qui est de cet ordre ? Je n’ai pas la réponse à cette question complexe, qui dépasse néanmoins quelque peu le sujet des plateformes.
Ce sur quoi je peux vous rejoindre, monsieur le sénateur, c’est sur le fait qu’il très difficile de traiter tous ces sujets dans une atmosphère de tensions extrêmes, que celles-ci soient liées à des campagnes politiques ou qu’elles soient présentes dans la société. Mais il faut absolument essayer d’y arriver, faute de quoi je n’ai pas de doute sur la fin de l’histoire…
Mme la présidente. La parole est à M. David Assouline, pour la réplique.
M. David Assouline. Il faut des moyens, monsieur le secrétaire d’État. Je ne pense pas non plus que l’on ne puisse rien faire. On ne peut pas tout régler, certes, mais on apprend en avançant. En revanche, ce n’est pas possible de continuer avec aussi peu de moyens pour Pharos ou pour la justice – Catherine Morin-Desailly l’a dit, il y a trois magistrats pour traiter toute la cybercriminalité, même pas uniquement la haine en ligne. Si les signalements à Pharos n’ont aucune suite judiciaire, cela ne peut pas fonctionner.
Il faut des moyens, monsieur le secrétaire d’État, et appliquer dans le monde numérique la loi qui existe dans le monde physique.
M. François Bonhomme. Pourquoi ne l’avez-vous donc pas fait ?
Mme la présidente. La parole est à Mme Laure Darcos.
Mme Laure Darcos. Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, internet est un formidable vecteur de communication, mais le rôle des réseaux sociaux, en particulier, fait débat : on y côtoie le meilleur comme le pire.
Il faut se réjouir quand ils permettent de donner corps à des initiatives solidaires ; en revanche, il faut les dénoncer et agir lorsqu’ils sont utilisés pour dégrader l’image d’un élu, d’un journaliste ou bien d’une personnalité, ou encore pour véhiculer certaines idéologies ou les thèses les plus abjectes.
Il ne s’agit – hélas ! – que de la partie émergée de l’iceberg. Tous les jours, des utilisateurs sont victimes d’un harcèlement devenu ordinaire qui expose leur vie, leurs photos, leur identité, leur adresse ou leur profession à la connaissance de tous. L’ignominie du meurtre de Samuel Paty doit nous faire réfléchir sur les dérives inacceptables d’internet et sur la nécessité de le réguler.
Des solutions existent, mais une prise de conscience et une action collective à l’échelle européenne sont nécessaires, comme le souligne très justement mon ami Geoffroy Didier, député au Parlement européen.
Cela peut consister à imposer aux futurs utilisateurs des réseaux sociaux la présentation du scan d’une pièce d’identité lors de la création du compte. La fin de l’anonymat complet sur internet ne doit pas être un sujet tabou, et cela n’a rien à voir avec une quelconque remise en cause du droit à la vie privée.
Pourquoi ne pas contraindre également chaque réseau social à afficher sur sa page d’accueil un lien vers le site gouvernemental de pré-plainte en ligne, afin de permettre aux victimes de harcèlement, d’insultes ou de menaces d’exercer pleinement leurs droits ? Simplifions les démarches pour une efficacité accrue contre les violences illégitimes !
Enfin, il serait judicieux de faire évoluer la nature juridique des plateformes, qui ne doivent plus s’abriter derrière leur statut d’hébergeur pour s’exonérer de toute responsabilité lorsqu’elles assurent la diffusion de messages contraires aux valeurs et à la dignité humaine. Utilisons le levier du droit !
Ma question est la suivante, monsieur le secrétaire d’État : êtes-vous prêt à vous engager sur ces mesures de bon sens, qui ne restreignent pas la liberté d’expression, mais permettent d’en limiter les excès ? Êtes-vous prêt à mener ce combat avec nos partenaires européens ?
Notre réponse n’a que trop tardé ; il nous faut protéger les victimes et mettre un terme avec la plus grande énergie aux dérives d’internet.
Je remercie le président Malhuret d’avoir suscité ce débat.
M. Emmanuel Capus. Excellent !
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Madame la sénatrice Darcos, ayant eu l’occasion de répondre sur la question de l’anonymat, je propose de me livrer devant vous à une courte démonstration. (M. le secrétaire d’État se saisit de son téléphone portable en exposant à la vue de tous son écran.)
J’ouvre une certaine application – qui ne coûte rien – et choisis d’être localisé en Allemagne – peu importe le serveur. Voilà ! Cela m’a pris trois secondes ! Je veux vous montrer ainsi que jamais vous ne pourrez m’obliger à m’identifier parce que les Allemands ne demandent pas d’identification sur Facebook.
Cet outil s’appelle un VPN, et son utilisation requiert quelques secondes.
Mme Laure Darcos. C’est pourquoi il faut agir au niveau européen !
M. Cédric O, secrétaire d’État. L’Europe ne demandera jamais l’identification obligatoire ! Jamais !
M. François Bonhomme. Quel aveu d’impuissance !
M. Cédric O, secrétaire d’État. Monsieur le sénateur, la plupart du temps, les gens ne s’identifient pas et, de toute façon, il est toujours possible de les retrouver ! Par conséquent, la question n’est pas de savoir s’il faut rendre obligatoire cette identification : non seulement cela ne marchera pas, mais encore il faudrait passer des heures à se battre avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Je ne vous dirai même pas si j’estime que, sur le fond, c’est bien ou non : je vous dis simplement que cela ne servirait à rien !
On va s’engueuler pendant des heures pour en débattre, inutilement, car tous ceux qui voudront contourner l’obligation le pourront.
Le fond du sujet, c’est d’être capable de traiter la massification. J’entendais le propos de la présidente Morin-Desailly sur Pharos : ce sont non pas trois personnes qui y sont affectées, mais quarante au total.
M. David Assouline. On parle de la justice !
M. Cédric O, secrétaire d’État. Il en est de même, monsieur le sénateur : dans les juridictions, ce ne sont pas seulement trois personnes !
Le fond du sujet – et, là, vous avez raison –, c’est de faire en sorte qu’on sache traiter les choses dans leur viralité. Même si tout le monde devait s’identifier, le problème subsisterait. Parce que, quand des policiers débarquent chez quelqu’un qui, sous son vrai nom, son vrai prénom, a insulté ou menacé de mort les enfants de M. Untel ou de Mme Unetelle et lui expliquent qu’il n’a pas le droit de faire ce qu’il a fait, cette personne ne comprend pas, tombe de sa chaise en expliquant que ce n’est pas grave, puisque ces propos sont circonscrits à internet.
Mme la présidente. Veuillez conclure, monsieur le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État. Le fond du sujet, c’est de faire en sorte que la chaîne police-justice fonctionne. Et ce n’est pas seulement une question de moyens.
M. François Bonhomme. Ce n’est pas gagné !
Mme la présidente. La parole est à M. Franck Montaugé.
M. Franck Montaugé. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le projet de loi confortant les principes républicains va donc nous permettre de reprendre la loi Avia.
Tout d’abord, je voudrais exprimer un point d’incompréhension ou d’incohérence.
Sur la haine en ligne, vous voulez agir sans attendre l’Europe, ou, plus précisément, dans l’attente de sa première copie, qui sera présentée par la Commission européenne le 9 décembre prochain. Mais, sur l’encadrement économique, qui est au cœur du modèle numérique, vous vous êtes opposé aux propositions du Sénat. Pouvez-vous nous expliquer cette volte-face doctrinale ?
S’agissant du sujet qui nous occupe aujourd’hui, je m’interroge sur plusieurs points quant à la méthode suivie.
Je comprends que vous souhaitez réintroduire, par amendements, les dispositions de la loi Avia dans un second temps. Pourquoi en passer par cette voie, alors qu’un réexamen par le Conseil d’État n’aurait sans doute pas fait de mal, au regard de l’histoire légistique problématique de ce texte ?
Deuxième question : vous engagez-vous à reprendre les avancées votées par le Sénat lors de l’examen de la loi ? Notre Haute Assemblée avait attiré l’attention sur le fait qu’il n’y avait pas que l’outil du retrait pour lutter contre les contenus haineux et qu’il convenait que les plateformes proportionnent leur action aux risques encourus.
Le Sénat avait notamment insisté, à juste titre, sur le fait que la réduction de la visibilité d’un contenu et de sa viralité peut être un moyen tout aussi pertinent et davantage proportionné. Ces avancées figureront-elles dans votre projet ?
Dernière question : le texte européen sur le retrait de contenus terroristes en une heure semble enlisé. Pensez-vous légiférer également sur ce point à cette occasion ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Monsieur le sénateur Montaugé, nous avons eu l’occasion, avant-hier, d’évoquer dans cet hémicycle la proposition de loi de Sophie Primas : entre la Haute Assemblée et le Gouvernement subsiste une divergence quant au timing. Car, sur le fond, nous sommes d’accord – je n’entrerai pas une nouvelle fois dans le détail de ce débat qui nous a beaucoup occupés. En revanche, le Gouvernement estime qu’il est nécessaire d’attendre que le texte européen en la matière soit rendu public, au début du mois de décembre. Ce texte, nous l’espérons, prendra la forme d’un règlement, de telle sorte qu’il puisse être appliqué rapidement et uniformément sur l’ensemble du territoire européen. Le niveau européen est le bon niveau pour réguler.
S’agissant de la loi Avia, nous sommes confrontés à la même difficulté, et pour la même raison. Conformément, d’ailleurs, à ce que le Sénat nous avait alors demandé, nous attendons la présentation du Digital Services Act, le texte européen qui doit traiter la question des contenus haineux, pour l’introduire ensuite par voie d’amendement dans la loi française.
La difficulté à laquelle nous sommes confrontés, c’est que ces dispositions mériteraient en effet d’être préalablement soumises au Conseil d’État. Nous espérons donc avoir le temps d’opérer une saisine rectificative, le cas échéant, mais le problème, c’est que nous sommes dépendants du calendrier européen.
Nous sommes bien conscients qu’il s’agit là d’un sujet sensible sur les plans juridique et politique, quand bien même ces dispositions seraient totalement conformes au futur texte européen. Bien sûr, il serait préférable d’avoir l’avis du Conseil d’État, même si, je le rappelle s’agissant de la loi Avia, celui-ci s’est fait déjuger par le Conseil constitutionnel, y compris sur l’article 1er.
J’aurai l’occasion de répondre à votre dernière question ultérieurement, au sein de cet hémicycle ou bien lors d’un entretien en particulier.
Mme la présidente. La parole est à M. Franck Montaugé, pour la réplique.
M. Franck Montaugé. Monsieur le secrétaire d’État, je vous remercie de ces éléments de réponse. Il était en effet difficile de répondre, dans le temps imparti, à toutes les questions que je vous ai posées.
Je partage votre souhait d’agir vite et d’agir efficacement sur ce sujet majeur. Il s’agit là d’un véritable fléau, que facilite le « pseudonymat » généralisé, qui permet aux malfaiteurs de se réfugier derrière leurs écrans.
Je partage aussi votre constat selon lequel la solution passe par une plus grande responsabilisation des plateformes, attendue depuis si longtemps. C’est ainsi qu’a été évoquée notamment la possible évolution de leur statut vers un statut d’éditeur.
Les réseaux sociaux ont affecté profondément notre vie sociale et démocratique. Je souhaite que la lutte contre la haine en ligne participe d’un renforcement du pacte républicain, largement fragilisé aujourd’hui.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Grand.
M. Jean-Pierre Grand. Les contenus haineux diffusés sur internet visent de plus en plus les membres des forces de l’ordre, qu’ils soient fonctionnaires de police nationale, gendarmes ou encore policiers municipaux.
Ces appels à la haine ont souvent comme support des images de ces agents filmés dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre. Nombre d’entre elles sont diffusées sur les réseaux sociaux, rendant ces agents facilement identifiables, les transformant, ainsi que leurs familles, en cibles potentielles.
Ils ne bénéficient pas de protection particulière en matière de droit à l’image lorsqu’ils agissent dans le cadre d’une opération de police : la liberté de l’information, qu’elle soit le fait de la presse ou d’un particulier, prime le respect du droit à l’image ou à la vie privée.
Ils ne peuvent donc s’opposer à l’enregistrement de leur image et, surtout, à son éventuelle diffusion malveillante. Aucune contrainte légale ne permet aux policiers de demander le floutage de leur visage avant la diffusion des images afin de garantir leur anonymat, floutage gage de leur efficacité, mais aussi de leur sécurité.
Monsieur le secrétaire d’État, ce sujet me tient à cœur, je suis intervenu à plusieurs reprises ici même pour l’évoquer et ai déposé un amendement. L’Assemblée nationale examine en ce moment un texte, dont l’article 24, particulièrement commenté, prévoit enfin des mesures tant attendues par les membres de nos forces de l’ordre, visant à sanctionner la diffusion de leur image, en l’absence de leur accord et dans le but de porter atteinte à leur intégrité physique et psychique.
Monsieur le secrétaire d’État, ma question est simple : l’Assemblée nationale achèvera bientôt l’examen de ce texte ; le Gouvernement va-t-il tenir le cap et compte-t-il réellement inscrire à l’ordre du jour de nos débats l’examen de ce projet de loi au cours du mois de janvier afin que nous puissions en débattre et, surtout, le voter, en particulier son article 24, qui nous plaît bien.