Sommaire
Présidence de Mme Laurence Rossignol
Secrétaires :
MM. Daniel Gremillet, Loïc Hervé.
2. Communication relative à une commission mixte paritaire
3. Menaces que les théories du wokisme font peser sur l’université, l’enseignement supérieur et les libertés académiques. – Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains
M. Max Brisson, pour le groupe Les Républicains ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; M. Max Brisson.
Mme Esther Benbassa ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; Mme Esther Benbassa.
M. Yan Chantrel ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; M. Yan Chantrel.
M. André Gattolin ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; M. André Gattolin.
M. Jean-Pierre Decool ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; M. Jean-Pierre Decool.
M. Jacques Grosperrin ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; M. Jacques Grosperrin.
M. Thomas Dossus ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; M. Thomas Dossus.
M. Pierre Ouzoulias ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre-Antoine Levi ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; M. Pierre-Antoine Levi.
M. Bernard Fialaire ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; M. Bernard Fialaire.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio
M. Jean Hingray ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement.
M. Gérard Longuet ; Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement ; M. Gérard Longuet.
M. Stéphane Piednoir, pour le groupe Les Républicains
Suspension et reprise de la séance
4. Communication relative à des commissions mixtes paritaires
5. Quelle politique ferroviaire pour assurer un maillage équilibré du territoire ? – Débat organisé à la demande de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable
M. Olivier Jacquin ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité ; M. Olivier Jacquin.
M. Frédéric Marchand ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité.
M. Pierre-Jean Verzelen ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité.
M. Daniel Gueret ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité.
M. Guy Benarroche ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité ; M. Guy Benarroche.
M. Gérard Lahellec ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité.
Mme Denise Saint-Pé ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité ; Mme Denise Saint-Pé.
M. Éric Gold ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité ; M. Éric Gold.
Mme Angèle Préville ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité ; Mme Angèle Préville.
M. Alain Cadec ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité.
M. Jean-François Longeot ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité.
M. Hervé Gillé ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité ; M. Hervé Gillé ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État ; M. Hervé Gillé.
M. Rémy Pointereau ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité.
M. Jean-Claude Anglars ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité.
M. Jean-Marc Boyer ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité.
M. François Calvet ; M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité ; M. François Calvet.
Suspension et reprise de la séance
PRÉSIDENCE DE M. Gérard Larcher
6. Débat sur le suivi des ordonnances
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Olivier Cigolotti, vice-président de la commission des affaires étrangères, en remplacement de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
Mme Catherine Deroche, présidente de la commission des affaires sociales ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Jean-François Longeot, président de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Vincent Éblé, vice-président de la commission des finances, en remplacement de M. Claude Raynal, président de la commission des finances ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Stéphane Piednoir, vice-président de la commission de la culture, en remplacement de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Alain Richard ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Alain Marc ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Stéphane Le Rudulier ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Guillaume Gontard ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
Mme Cécile Cukierman ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
Mme Annick Billon ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Jean-Yves Roux ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
M. Jean-Pierre Sueur ; M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne.
Suspension et reprise de la séance
PRÉSIDENCE DE Mme Valérie Létard
7. Communication relative à une commission mixte paritaire
8. Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques. – Débat sur les conclusions du rapport d’une mission d’information
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation
Mme Vanina Paoli-Gagin ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation ; Mme Vanina Paoli-Gagin.
M. Stéphane Piednoir ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
M. Thomas Dossus ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
M. Pierre Ouzoulias ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation ; M. Pierre Ouzoulias.
M. Olivier Cadic ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
M. Bernard Fialaire ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
M. Jean-Michel Houllegatte ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation ; M. Jean-Michel Houllegatte.
M. André Gattolin ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
M. Édouard Courtial ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
M. Jean-Pierre Moga ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
M. Christian Redon-Sarrazy ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
M. Yves Bouloux ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation ; M. Yves Bouloux.
M. Jean-Yves Leconte ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
M. François Bonhomme ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
M. Cédric Vial ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
Mme Béatrice Gosselin ; Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
compte rendu intégral
Présidence de Mme Laurence Rossignol
vice-présidente
Secrétaires :
M. Daniel Gremillet,
M. Loïc Hervé.
1
Procès-verbal
Mme la présidente. Le compte rendu intégral de la séance du jeudi 27 janvier 2022 a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Communication relative à une commission mixte paritaire
Mme la présidente. J’informe le Sénat que la commission mixte paritaire chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à démocratiser le sport, à améliorer la gouvernance des fédérations sportives et à sécuriser les conditions d’exercice du sport professionnel n’est pas parvenue à l’adoption d’un texte commun.
3
Menaces que les théories du wokisme font peser sur l’université, l’enseignement supérieur et les libertés académiques
Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Républicains, sur le thème : « Menaces que les théories du wokisme font peser sur l’université, l’enseignement supérieur et les libertés académiques. »
Je vous rappelle que le groupe Les Républicains disposera d’un temps de présentation de huit minutes.
Le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque intervention, pour une durée de deux minutes ; l’auteur de la question disposera alors à son tour du droit de répliquer pendant une minute.
Le temps de réponse du Gouvernement à l’issue du débat est limité à cinq minutes.
Le groupe auteur de la demande de débat disposera de cinq minutes pour le conclure.
Dans le débat, la parole est à M. Max Brisson, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Max Brisson, pour le groupe Les Républicains. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens d’abord à remercier le président Retailleau et le groupe Les Républicains d’avoir inscrit ce débat à notre ordre du jour, tant sont grandes les menaces que les théories du wokisme font peser sur l’université, l’enseignement supérieur et les libertés académiques.
Reste éveillé : telle est la traduction littérale de stay woke. Popularisée à l’origine aux États-Unis dans la communauté afro-américaine, la notion est devenue récemment un projet politique d’ampleur, notamment via le mouvement Black Lives Matter.
Fondé sur un scepticisme radical quant à la possibilité d’obtenir une connaissance ou une vérité objective, le wokisme perçoit le monde au travers d’une vision manichéenne, le partageant entre oppresseurs et oppressés, dominants et dominés. Cette idéologie née en Amérique a depuis traversé l’Atlantique.
De l’écriture inclusive au relativisme culturel, de la déconstruction au communautarisme, de la culpabilisation à la victimisation, le wokisme est devenu la bannière sous laquelle ses militants tentent de fragmenter l’unité républicaine en définissant la citoyenneté comme une identité fondée sur l’origine, la race, la sexualité ou le genre.
Je ne peux me résoudre à ce que la France, pays des Lumières, des droits de l’homme et de Victor Hugo, fasse sienne une conception si différente de la citoyenneté que celle qui nous rassemble depuis la Révolution française.
Je préfère celle que portait Ernest Renan lorsqu’il écrivait, en 1882 : « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. »
Renan affirmait ainsi ce qui fait le cœur même de notre citoyenneté : l’adhésion de chaque citoyen aux valeurs de la République, sans que cela efface pour autant l’identité personnelle.
Cette conception française de la Nation, fondée sur un corps citoyen constitué d’individus partageant une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances, est au fondement de notre République. C’est pourquoi je crois que le wokisme porte en lui une radicalité qui heurte directement notre conception de la Nation et, en conséquence, les principes constitutifs de notre République. Et c’est justement parce que l’on porte atteinte au cœur de la République que celle-ci se doit de réagir fermement aux attaques qui lui sont faites.
Comment en effet ne pas réagir lorsque le communautarisme, sous couvert de discours racialistes et indigénistes, invite à la repentance perpétuelle et au déboulonnage des statues de nos personnages historiques les plus illustres ?
Comment ne pas réagir face à des municipalités qui autorisent l’organisation de manifestations non mixtes sur la voie publique ?
Comment ne pas réagir lorsque le recours à l’écriture inclusive se vulgarise dans l’enseignement supérieur, alors même qu’une circulaire indique aux administrations de ne pas en faire usage ? (M. Thomas Dossus s’exclame.)
Comment ne pas réagir lorsqu’une université publique accueille dans ses locaux un colloque sur la déconstruction, déstabilisant le caractère un et indivisible de notre République ?
Comment ne pas réagir lorsque des visions idéologiques tentent de soumettre l’enseignement de l’histoire au prisme d’une vision globale, empruntant les lunettes déformantes du présent pour lui imposer les exigences présupposées de notre époque ?
Comment ne pas réagir lorsqu’un professeur subit harcèlement, pressions et menaces pour avoir contesté la réalité scientifique du concept d’islamophobie ?
Oui, je suis profondément mal à l’aise quand j’observe la diffusion de l’idéologie wokiste à l’université et dans l’enseignement supérieur, et les procédés mis en œuvre pour censurer les professeurs qui ne s’inscrivent pas dans ce courant de pensée.
Oui, je crois que dans notre pays, nos universités sont vectrices d’un projet d’émancipation, et qu’elles doivent cultiver chez nos étudiants une ouverture d’esprit nourrie par la conscience de la pluralité des modes d’établissement de la vérité. (M. Thomas Dossus s’exclame.)
Oui, je suis convaincu que laisser se diffuser cette idéologie nauséabonde prônant la dissolution de toutes normes, c’est porter atteinte à l’essence même de notre démocratie, qui vit par le débat et la confrontation d’idées, et non par la censure et le relativisme.
Et oui, je suis convaincu que l’université est par excellence le lieu où il faut protéger le débat, la confrontation pacifique et régulée des idées, afin que progresse la connaissance et que s’établisse la vérité scientifique.
Pourtant, mes chers collègues, si le wokisme tient parfois le haut du pavé, force est de constater que cette idéologie ne porte les revendications que d’une petite minorité d’individus.
Comme le montre un sondage réalisé par l’IFOP en février 2021, plus de 86 % des Français n’en ont jamais entendu parler et, parmi les 14 % restants, 8 % affirment ne pas savoir de quoi il s’agit. Finalement, ces chiffres font apparaître le wokisme pour ce qu’il est, un « opium des intellectuels », comme l’écrit Pierre Valentin, qui ne se diffuse qu’au sein de minorités restreintes et qui s’appuie sur des théories américaines qui ne sont ni adaptées ni adaptables à la réalité de la France.
Il est donc grand temps de rappeler combien la réalité objective dessinée par le travail des historiens, des chercheurs et des professeurs fait rarement bon ménage avec la réécriture historique aux fins de desiderata politiciens.
Il est donc grand temps de combattre une idéologie qui tourne le dos à l’idéal des Lumières, à l’apport de la Révolution française et aux fondements mêmes de notre conception républicaine.
Or, en la matière, permettez-moi, madame la secrétaire d’État, de trouver la réaction de ce gouvernement bien en demi-teinte. Certes, quelques déclarations ont pu donner l’impression de l’action. Mais force est de constater que la prégnance wokiste et ses formes d’action les plus violentes ont progressé en cinq ans, comme si la fascination du chef de l’État pour le modèle anglo-saxon constituait un frein à un combat résolu contre une idéologie de déconstruction qui peut malheureusement trouver un écho dans certains propos présidentiels.
Pour combattre le wokisme, il faut regarder notre passé, avec clairvoyance, mais certainement pas avec suspicion et esprit de repentance. Or c’est sur cette voie – hélas ! – que le président Macron a voulu plusieurs fois nous entraîner.
Pour combattre le wokisme, il faut réarmer intellectuellement nos professeurs pour qu’ils soient les garants de notre conception universelle de la citoyenneté, celle qui n’assigne jamais un citoyen de notre République à sa couleur de peau, ses croyances et ses origines.
Pour combattre le wokisme, il faut mettre au centre de notre projet éducatif l’apprentissage des savoirs fondamentaux.
Pour combattre le wokisme, il faut replacer comme pierre angulaire de l’enseignement supérieur et de la recherche l’ouverture d’esprit et le débat d’idées.
Pour combattre le wokisme, il faut tout simplement réassurer notre conception de la citoyenneté.
Mes chers collègues, la Nation nous rassemble, la République nous fédère, notre citoyenneté nous ouvre au monde. Ces concepts, trempés au cœur de notre histoire, demeurent d’une étonnante modernité. Nous devons avoir envie, ensemble, de les partager.
J’espère sincèrement que le débat qui s’ouvre, au-delà de la dénonciation des dérives, sera l’occasion d’une vraie réflexion, justement, sur la modernité de notre conception de la République et sur les moyens que nous devons mobiliser pour la protéger et la faire prospérer, en particulier là où se forme la capacité d’analyse critique des jeunes Français, là où le débat doit toujours être pluraliste, curieux, ouvert, car c’est la garantie d’une connaissance scientifique avérée : au sein même de notre université. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC. – M. Jean-Pierre Decool applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Monsieur le sénateur Brisson, vous avez rappelé l’importance de la Nation et les menaces liées au wokisme, une idéologie politique venue des États-Unis.
Le Président de la République porte un projet émancipateur visant à aiguiser l’esprit critique, dans le droit fil de l’héritage des Lumières, qui commande de considérer chaque citoyen pour ses actes et qui garantit le pluralisme des enseignements et de la recherche au sein de nos universités.
Le plus important, sans doute, c’est de permettre à chacun de nos étudiants de débattre librement pour se construire.
Nous luttons précisément pour garantir ce pluralisme et cette liberté académique, héritage de la IIIe République, et pour éviter de tomber dans la facilité qui consisterait à ne plus étudier certains auteurs ou à regarder l’histoire avec les lunettes du présent.
Monsieur le sénateur, l’enjeu est de former des jeunes citoyens éclairés, prêts au débat, armés idéologiquement et outillés historiquement, qui fondent leurs espérances dans la force d’une nation et qui, ce faisant, luttent contre les discriminations, les actes racistes, homophobes ou antisémites, sans essentialiser les débats.
Tel est précisément le projet universaliste du Président de la République. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. François Patriat. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. Max Brisson, pour la réplique.
M. Max Brisson. Madame la secrétaire d’État, je crois à la sincérité de votre combat personnel. Vous avez souvent montré, en particulier à Poitiers, votre courage dans les moments difficiles, lorsque le wokisme veut empêcher par la censure l’expression de la vérité.
Permettez-moi en revanche de douter de la volonté constante en la matière du Gouvernement et du Président de la République. Lorsque ce dernier nous invite constamment à la repentance, ou lorsqu’il suggère, à propos de la guerre d’Algérie, une réconciliation avec une partie qui, elle, n’a jamais partagé cette intention, je crains qu’il ne soit pas à la hauteur de la volonté farouche que vous avez exprimée, madame la secrétaire d’État.
Son « en même temps » l’oblige à balayer très large et malheureusement, parfois, à partir à la pêche du côté des wokistes…
Mme la présidente. Dans la suite du débat, la parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la principale difficulté à laquelle nous devons nous confronter est celle de la définition du wokisme.
Je connais celle de ses détracteurs : il ne serait pour eux qu’un agrégat des idées défendues par une certaine gauche, animée par la volonté de démanteler notre culture et notre société. Cette vision, fort caricaturale, ne permet pas de saisir tous les enjeux de ce concept, qui ne se limite pas aux propositions extrêmes et peu constructives des promoteurs de la cancel culture ou « culture de l’annulation ».
L’origine du wokisme remonte aux années 1960, lorsque Martin Luther King appelait, lors du mouvement des droits civiques, la jeune génération noire à rester « éveillée » et « engagée ».
Popularisé dans les universités américaines à partir des années 2000 – période à laquelle je les ai personnellement souvent visitées –, le concept de woke est en réalité très vaste. Il intègre le boycott, le déboulonnage des statues, le décolonialisme, l’antiracisme et les appels à lutter contre la misogynie et le sexisme, lesquels peuvent prendre la forme de dénonciations que l’on assimile au lynchage dans les médias ou sur les réseaux.
Je conçois que certaines actions et prises de position puissent interroger, les unes relevant du militantisme politique et de la liberté d’expression, les autres d’une volonté d’instaurer une pensée unique.
Tout comme je dénonce celles et ceux qui caricaturent ce mouvement, je dénonce des militants woke qui, parfois, par des pratiques inappropriées, poussent à l’autocensure, laquelle doit rester étrangère au monde de la recherche et de l’enseignement supérieur. La richesse du monde universitaire tient à la place qu’il accorde à la confrontation intellectuelle. Tenter de réduire au silence celles et ceux qui ne partagent pas nos idées est inacceptable.
Mon constat est donc le suivant : la liberté académique doit être préservée, des pressions gouvernementales visant à encourager une recherche et un enseignement officiels comme de l’extrémisme qui peut découler de certains partis pris idéologiques.
Comment envisagez-vous de garantir la préservation de cette liberté académique, qui me semble, d’un côté comme de l’autre, menacée aujourd’hui ?
Derrida, Foucault et d’autres ont enseigné la French Theory, et cet enseignement est loin d’être dévalorisé puisque ces idées et ces concepts ont été diffusés dans d’autres pays. (Mme Monique de Marco applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Madame la sénatrice Benbassa, la liberté académique et la pluralité de la recherche figurent parmi les héritages les plus précieux de nos universités.
L’équipe gouvernementale s’est efforcée d’agir. Grâce au combat de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, au travers de la loi de programmation de la recherche, plus de 25 milliards d’euros ont été investis pour garantir et stimuler cette pluralité.
Notre objectif est de garantir un climat serein au sein de nos universités et de ne pas laisser s’installer une pensée « autorisée ». Nous voulons développer l’esprit critique de nos étudiants et ne pas revoir ce que nous avons vu parfois ces derniers mois ou ces dernières années : des colloques chahutés, voire interdits, des enseignants pris à partie, des noms placardés sur les murs…
Quels que soient les théories défendues ou les sujets de recherche, c’est la grandeur de la France que de permettre des débats sains, sereins et étayés.
Car l’esprit français, c’est l’esprit critique, l’esprit des Lumières ! (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour la réplique.
Mme Esther Benbassa. Nos propos se rejoignent, madame la secrétaire d’État. Mais ne soyons pas obsédés à l’idée que l’on puisse enseigner le racisme, l’antiracisme, le féminisme ou le néoféminisme dans les universités. Comme vous le savez, il y a très peu de postes pour ces nouvelles matières, à l’université comme au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Ce n’est pas un danger !
Après l’islamo-gauchisme, la menace viendrait à présent du wokisme ? En réalité, l’université est un lieu où la pensée critique résiste, et il est bon de la préserver, comme vous l’avez vous-même rappelé, madame la secrétaire d’État.
Mme la présidente. La parole est à M. Yan Chantrel. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. - Mme Monique de Marco applaudit également.)
M. Yan Chantrel. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous ne sommes pas dupes de la manœuvre opérée aujourd’hui par le groupe Les Républicains !
En pleine élection présidentielle, vous avez décidé d’utiliser le Sénat afin d’avancer votre agenda démagogique, en nous invitant à ce qu’Élisabeth Roudinesco appelle un « banquet totémique ». (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
On pourrait même parler de séance d’exorcisme : nous sommes en quelque sorte invités aujourd’hui à conjurer le mal ! (Mêmes mouvements.) De ce point de vue, la droite conservatrice au sein de cet hémicycle emboîte le pas à la droite autoritaire au Gouvernement.
Hier, le mal que combattaient les forces réactionnaires qui minent notre pays, c’était l’islamo-gauchisme. Aujourd’hui, c’est le wokisme. Demain, ce sera encore un autre néologisme…
Vous êtes devenus maîtres dans l’art d’inventer de nouveaux mots, censés couper court à tout débat. Autant d’écrans de fumée sémantiques pour ne pas parler des vrais dangers qui minent notre pays, et plus particulièrement nos universités !
Car, ne nous y trompons pas, nos collègues de droite et leurs jumeaux au pouvoir n’ont cure de l’université, de la liberté académique et de la recherche. (Marques d’indignation sur les travées du groupe Les Républicains.) Ils n’ont jamais eu que mépris pour les chercheuses et chercheurs qui, dans leurs laboratoires, sur le terrain ou dans leurs séminaires, d’hypothèse en hypothèse, travaillent le doute, tentent de comprendre le monde tel qu’il va et préparent notre avenir.
Encore une fois, l’université est instrumentalisée pour alimenter la machine à délires et polémiques, qui nourrit chaînes infos et réseaux sociaux à longueur de journée.
M. Max Brisson. Quelle caricature !
M. Yan Chantrel. Ce débat est donc un nouvel écran de fumée, bien pratique pour celles et ceux qui, à droite comme au Gouvernement, défendent le statu quo et son cortège de privilèges.
Plus grave encore, derrière ces écrans de fumée, vous cherchez surtout à ce que l’on ne parle pas, à l’université ou ailleurs, des injustices et des discriminations qui frappent les jeunes lors de leurs recherches d’emploi, de formation ou de logement.
Vous ne souhaitez pas que soient abordées les discriminations et injustices qu’ils subissent en raison de leur nom, de leur adresse, de leur accent, de leur genre, de leur sexualité, de leur couleur de peau ou de leur handicap.
Vous ne souhaitez pas que soient évoquées les violences symboliques, verbales, voire physiques que constituent le sexisme, la misogynie, l’homophobie, le racisme, l’antisémitisme et la haine des musulmanes et musulmans de France.
M. Stéphane Piednoir. C’est honteux de dire cela !
M. Yan Chantrel. Vous ne voulez surtout pas que l’on parle de tous les systèmes de domination, visibles ou invisibles, qui marginalisent, excluent, oppressent et parfois tuent dans notre pays !
À droite, comme au Gouvernement, on ne veut surtout pas parler de ces sujets, et c’est bien à éluder toutes ces questions, pourtant vitales pour un grand nombre de nos compatriotes, que sert l’écran de fumée du débat réactionnaire de ce jour.
Pourtant, être républicain et universaliste, c’est bien vouloir l’égalité réelle des droits, une réelle justice et le respect pour tous les enfants de France.
Alors, nous aurions pu boycotter ce débat ridicule, qui nous plonge encore une fois dans les abîmes sans fond d’une campagne présidentielle peinant à faire émerger les vrais sujets de préoccupation de nos compatriotes. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Max Brisson. L’enseignement et les étudiants, c’est un sujet !
M. Yan Chantrel. Mais c’est justement parce que l’université est le lieu du débat, de la construction de l’esprit critique et de la contradiction que nous n’avons pas voulu laisser le champ libre à la parole réactionnaire.
Car là est le paradoxe : ce qu’il y a de grotesque dans l’intitulé qui nous est soumis aujourd’hui, c’est qu’il bafoue tout ce qu’il prétend défendre.
D’abord, de quoi parle-t-on ? Cette pseudo-notion de wokisme, magma conceptuel informe, n’a pas le commencement d’une définition scientifique. C’est une énième chimère qu’il conviendrait de laisser, sinon aux animateurs de CNews, plus largement à l’extrême droite, qui l’a popularisée.
Utiliser leurs mots, c’est faire le lit des traditionnels procureurs prompts à condamner par principe les universitaires et les universités.
Ensuite, la forme de nos échanges, loin de reposer sur des faits, des chiffres, des analyses étayées, un rapport ou même une quelconque enquête de terrain, mélange sans aucun discernement rumeurs, complotisme et autres accusations sans fondement.
Loin de reposer sur une analyse critique et une discussion contradictoire, ce débat fait la part belle aux propos de comptoir, aux vérités toutes faites et aux informations non vérifiées.
Pire encore, ce que ce débat bafoue, et qu’il faut pourtant garantir et préserver en tant que législateurs, c’est l’autonomie de la recherche et la liberté académique dans notre pays. Vos interventions dans ce débat sont l’illustration même du vrai danger que nous devons combattre : l’ingérence du politique dans la recherche.
Que faites-vous, à droite, en coupant les subventions aux établissements d’enseignement supérieur, comme l’a fait votre ami Laurent Wauquiez en région Auvergne-Rhône-Alpes ?
M. Jacques Grosperrin. Il a fort bien fait !
M. Yan Chantrel. Que fait le Gouvernement, en enjoignant au CNRS de mener une enquête sur ses propres chercheurs, si ce n’est une chasse aux sorcières ?
Vous pratiquez vous-même ce nouveau maccarthysme, cette culture de l’annulation que vous voulez précisément fustiger ! (Mme la secrétaire d’État marque son désaccord.)
M. Max Brisson. Dérisoire !
M. Yan Chantrel. « L’université est le lieu où s’apprennent le doute comme la modération, ainsi que la seule de nos institutions capable d’éclairer l’ensemble de la société, de l’école aux médias, par une connaissance scientifiquement établie, discutée et critiquée collégialement. » Ces mots, que vous reconnaissez peut-être, sont ceux de la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, dans une tribune datée du 26 octobre 2020.
Il est loin le temps où le Gouvernement défendait l’université face aux attaques dont elle est constamment victime !
Puisque vous voulez parler des menaces qui pèsent sur l’université, l’enseignement supérieur et les libertés académiques, parlons-en !
Ce qui menace aujourd’hui nos universités, ce sont d’abord les idées d’Emmanuel Macron, qui propose d’augmenter les frais d’inscription. Voilà une idée pernicieuse venue d’Amérique du Nord qui devrait vous offusquer à droite, autant qu’elle nous alarme à gauche. Ce serait l’assurance de voir l’enseignement supérieur devenir de moins en moins accessible aux classes populaires et, surtout, condamner la jeunesse à payer toute sa vie une dette accablante, comme c’est le cas aux États-Unis ou au Royaume-Uni.
Ce qui menace l’université, c’est la culture du néomanagement, qui, du ranking au rebranding, s’immisce dans la gouvernance des établissements au mépris de la concertation, de la collégialité et du dialogue social. Voilà des théories venues d’Amérique du Nord qui devraient vous inquiéter à droite, autant qu’elles nous affligent à gauche.
Ce qui menace l’université, c’est la baisse de 15 % du taux d’encadrement sur la dernière décennie, alors que le nombre d’étudiantes et d’étudiants passait de 1,4 million à 1,8 million sur la même période.
Ce qui menace les universités, c’est la précarisation grandissante des contrats d’enseignants et d’enseignants-chercheurs, qui conduit nombre d’étudiants brillants à choisir une autre carrière, comme le prouve la chute du nombre de doctorants dans ce pays.
Ce qui menace l’université, c’est la paupérisation grandissante des étudiantes et étudiants, qui continuent à patienter, tard le soir, dans des queues interminables au guichet des banques alimentaires.
Ce qui menace l’université, c’est le manque de crédits récurrents alloués à la recherche au profit de l’Agence nationale de la recherche (ANR), alors que de nombreux laboratoires sont en mauvais état ou manquent de matériel.
Ce qui menace l’université, c’est le système dual de notre enseignement supérieur, qui autorise encore l’État à consacrer deux fois plus d’argent à un étudiant en classe préparatoire qu’à un étudiant en licence.
M. Stéphane Piednoir. Rien à voir !
M. Yan Chantrel. Ce qui menace l’université, enfin, c’est Parcoursup et ses algorithmes, dont le manque de transparence nourrit l’anxiété et le sentiment d’arbitraire chez les lycéens et leurs parents.
M. Max Brisson. Quel est le rapport ?
M. Julien Bargeton. Le tirage au sort, c’était mieux ?
M. Yan Chantrel. Voilà les véritables sujets dont nous devrions débattre aujourd’hui. (M. Patrick Kanner renchérit.)
Nous avons le devoir, dans cet hémicycle, d’être les garants de la liberté académique et surtout d’empêcher toute ingérence du politique dans les débats scientifiques.
C’est un fondement intangible et nécessaire dans une démocratie et nous serons toujours aux côtés de la communauté scientifique pour le défendre. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mmes Monique de Marco et Esther Benbassa, ainsi que M. Pierre Ouzoulias, applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Monsieur le sénateur Chantrel, je n’ai relevé dans vos propos aucune nuance.
Ce qui menace l’université aujourd’hui, ce sont évidemment les propos sans nuance.
M. Laurent Lafon. Bravo !
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État. Ce que l’on apprend à l’université, c’est l’esprit critique.
Monsieur le sénateur, nous luttons précisément contre les précarités, qui sont multiples. Nous avons ainsi mobilisé, depuis le début de ce quinquennat, 5 milliards d’euros pour l’université.
Quel est le gouvernement qui lutte contre les inégalités de destin ? Qui accompagne la précarité menstruelle des étudiantes ? Qui gèle les loyers des centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires (Crous) ? Qui a rénové ces mêmes Crous ? C’est le nôtre, monsieur le sénateur ! (Protestations sur les travées des groupes SER et CRCE.)
M. Pierre Ouzoulias. Assumez votre bilan !
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État. Monsieur le sénateur, je suis toute disposée à débattre de la question des précarités et du bilan gouvernemental sur l’accompagnement des étudiants – nous n’avons pas à en rougir ! –, mais, par respect pour la chambre haute, revenons-en au sujet qui nous anime : le wokisme.
Contre le wokisme, nous avons saisi le collège des déontologues. Nous renforçons le rôle des référents déontologues dans les territoires, car notre objectif est bien de protéger les libertés académiques et d’empêcher l’installation d’une pensée qui serait autorisée, alors qu’une autre ne le serait pas.
Pour y parvenir, deux enjeux se présentent devant nous. Le premier consiste naturellement à garantir l’environnement de nos universités. Nous devons faire en sorte que nos étudiants étudient dans de bonnes conditions, en bonne santé, dans des logements dignes, que les enseignants soient protégés et n’aient pas peur qu’on les lynche ou qu’on les jette au pilori.
Monsieur le sénateur, les étudiants de notre pays rêvent d’une université qui rayonne, qui brille par sa recherche. C’est le deuxième enjeu et nous agissons en ce sens, par des recrutements au sein du CNRS ou par la réforme de Parcoursup, qui ne doit plus laisser la place au hasard.
Voilà la réalité : il y a quelques années, le choix des parcours était laissé au hasard. Ce n’est pas notre conception de la promesse républicaine. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et UC. – MM. Max Brisson et Gérard Longuet applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Yan Chantrel, pour la réplique.
M. Yan Chantrel. Madame la secrétaire d’État, veuillez m’excuser, mais votre réponse me laisse pantois. Elle témoigne de votre niveau de déconnexion. (Exclamations sur les travées du groupe RDPI et sur des travées du groupe Les Républicains.)
C’est un enfant de l’université et de la banlieue française qui vous parle. J’ai étudié à l’université de Villetaneuse et, quand je vous entends, je suis tenté de vous inviter à visiter nos universités. Vous seriez effarée.
Pour ma part, je suis allé voir si des progrès avaient été réalisés. Ce n’est pas le cas du tout. Malheureusement, certains enseignants n’ont même pas de quoi se chauffer, les locaux sont vétustes, la situation est catastrophique !
À un moment donné, je vous en conjure : allez sur le terrain et constatez par vous-même ! Sans cela, vous ne pourrez pas percevoir à quel point il est violent, pour les étudiants, étudiantes et chercheurs qui nous écoutent d’entendre dire, au regard de ce qu’ils vivent au quotidien, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes…
Eux savent ce qu’est la précarité et quelles sont les conditions de recherche dans notre pays. Le sénateur des Français établis hors de France que je suis pourrait d’ailleurs témoigner que de nombreux talents quittent le territoire précisément parce que vous ne mettez pas les moyens suffisants dans la recherche.
Ces talents sont sous-payés et sous-considérés. Pis, parfois, vous les combattez en diligentant contre eux des enquêtes !
Mme la présidente. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes unanimes : la vocation du politique est de débattre de tout. Rien de ce qui se rapporte à la vie de la cité – la polis au sens grec du terme – ne saurait donc lui être étranger. En politique, tout peut et, d’une certaine manière, tout doit être débattu.
Je remercie donc l’initiateur du présent débat et je me félicite de ce format, même s’il est dommage que seuls des parlementaires y participent. Il eût été intéressant, en effet, d’y associer des universitaires et des chercheurs.
De même, une proposition de loi aurait d’emblée posé la question très délicate de la définition des concepts et, surtout, de la mise en normes précises des mesures publiques qui auraient pu être avancées.
Si je m’exprime ainsi, c’est que je suis de ceux d’entre nous – nombreux – qui ont toujours manifesté une grande prudence à l’égard des « lois mémorielles ». Quand le politique réécrit l’histoire ou choisit des moments d’histoire plutôt que d’autres, c’est toujours un problème. En matière universitaire, le choix des contenus ne relève pas, me semble-t-il, de la discussion politique mais du corps de la recherche universitaire, dans son pluralisme.
Il est vrai que l’intitulé du débat met en scène une notion que je connais bien, celle des libertés académiques. Il sera sans doute question de ce concept ce soir, lors du débat organisé à la demande de la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences. Il a également été développé dans la proposition de résolution européenne sur un nécessaire soutien à la liberté académique en Europe que nous avons adoptée, en décembre dernier, au sein de la commission des affaires européennes.
Mais ce concept souffre encore de l’absence d’une définition précise, invariable, et d’un cadre normatif unanimement admis, et surtout précisément inscrit dans la loi. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », écrivait Albert Camus. En ces temps de division, bien nommer les choses doit être une hygiène démocratique.
Le problème de l’absence de définition communément admise est encore plus vif lorsque nous parlons de woke et de wokisme.
Par de simples recherches, tout un chacun peut constater que le terme « woke » est issu de l’anglais, qu’il signifie « éveillé », mais qu’il ne fait l’objet d’aucune définition académique.
Il n’a rien à voir, en tout cas, avec cet ustensile de cuisine – le wok –, sorte de poêle bimillénaire venue d’Asie, qui en cantonais signifie « chaudron » et qui permet de cuire toutes sortes d’aliments en limitant la quantité de matières grasses. Encore que : en l’absence de définition académique sérieuse, ce que nous qualifions de « woke » ressemble quelque peu à ce mélange de légumes divers, graines et viande que l’on cuisine ensemble, sans trop y ajouter de matière grise… (Sourires.)
Cela étant posé, il est indispensable de distinguer ce qui relève du champ scientifique et ce qui relève du débat d’idées.
M. Julien Bargeton. Tout à fait !
M. André Gattolin. Le champ scientifique est un lieu structuré de production, de validation et de circulation des savoirs, dans le respect du pluralisme. Il peut – et il doit – exister des controverses dans le monde académique. Elles s’expriment selon les règles précises du débat contradictoire et argumenté.
Dans tous les domaines de la science, y compris naturellement dans le domaine des sciences humaines et sociales, la liberté académique est consubstantielle à la liberté de recherche.
Elle est aussi consubstantielle à la liberté d’enseigner, pour peu que cet enseignement respecte les règles de l’art, c’est-à-dire admette l’existence et l’expression des thèses opposées à celles développées par l’enseignant ou par le chercheur. Cela signifie que la liberté académique s’accompagne d’une nécessaire responsabilité académique, dont le fondement d’ailleurs le plus connu est, pour le chercheur, « l’intégrité scientifique » et, pour l’établissement universitaire, la mise en œuvre du principe de respect du pluralisme des idées et des enseignements.
L’existence d’une pensée critique, c’est-à-dire d’une pensée divergente et étayée face à la pensée majoritaire ou dominante, est tout sauf incompatible avec une culture académique démocratique. Sans elle, pas de controverse de Valladolid et des générations de Galilée forcées de se défausser !
Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas un thuriféraire de Pierre Bourdieu, mais je dois admettre qu’il disait juste lorsqu’il écrivait qu’« un champ scientifique authentique est un espace où les chercheurs s’accordent sur des terrains de désaccord et sur les instruments avec lesquels ils sont en mesure de résoudre ces désaccords, et sur rien d’autre ».
Le problème se pose lorsque, à côté – ou parfois au-delà – des écoles de pensée critique se développe une « pensée dénonciatrice », agressive, menaçante, qui ne respecte pas les règles académiques exprimées précédemment.
Cette pensée dénonciatrice, qu’elle nous plaise ou non, relève du débat d’idées ou du débat public et de rien d’autre. Elle doit cependant respecter la loi et les principes posés par l’État de droit.
S’il fait vivre la démocratie, le débat d’idées n’est pas régi par les règles académiques. C’est pour cela qu’il peut parfois provoquer l’hystérie et les passions tristes ; c’est pour cela, aussi, que nous avons besoin de la rigueur de la recherche académique.
Le wokisme jouit-il aujourd’hui d’une véritable résonance dans les travaux de recherche qui sont menés en France ? Moi-même enseignant, je me suis renseigné à ce sujet et j’ai trouvé peu d’éléments de réponse.
Madame la secrétaire d’État, au-delà du terme fourre-tout, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche pourrait-il tenter, par l’analyse des travaux de thèse ou de doctorat engagés, de dresser un véritable état des lieux de l’existence de tel ou tel courant, les phénomènes de mode touchant également le monde universitaire ? (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI et sur des travées du groupe UC. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Monsieur le sénateur Gattolin, dans vos propos nuancés, vous soulignez le glissement qui est à l’œuvre, en sciences humaines et sociales, d’un débat descriptif, fondé sur des éléments de recherche à vocation plurielle – je le redis, cette pluralité fait l’honneur et la qualité de nos grandes universités françaises – vers un comportement prescriptif, qui viendrait imposer une pensée unique, autorisée ou dominante et des auteurs que l’on aurait le droit ou non de convoquer.
Dans ce contexte et sur l’initiative de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, nous consolidons des outils qui nous permettront de veiller à cette pluralité. Nous devrions pouvoir les porter prochainement à votre connaissance.
D’une manière certaine, le renforcement du CNRS, l’augmentation de plus de 10 % des moyens des laboratoires – elle sera de 15 % en 2022 –, la hausse du taux de succès des projets déposés, aussi divers soient-ils, ou encore la création de plus de 360 congés spécifiques à la recherche ont vocation à garantir cette pluralité.
Dans les sciences humaines en particulier, ce sont autant d’éléments favorisant les recherches les plus descriptives et non pas celles qui conduisent à des comportements prescriptifs, lesquels viendraient ternir ce joyau qu’est l’université française. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. André Gattolin, pour la réplique.
M. André Gattolin. Je vous remercie, madame la secrétaire d’État, de ces précisions. Il est effectivement important de veiller à la pluralité des recherches.
Il y a deux ans, j’ai lancé avec mes étudiants un débat dans le cadre des politiques culturelles de la France, sur la question du langage et de l’écriture inclusive. Les trois quarts d’entre eux s’y disaient favorables. Lorsque je leur ai proposé d’écrire un mémoire ou de réaliser des travaux sur ces questions, aucun d’entre eux n’a pu approfondir ses recherches, faute d’argumentation scientifique organisée dans l’état de l’art du travail universitaire.
Par ailleurs, parmi les travaux qui m’ont été remis, aucun n’a été rédigé en écriture inclusive ; je n’avais pourtant pas fermé la porte à cette possibilité.
Il ne faut pas confondre le débat qui traverse une jeunesse étudiante et intellectuelle, friande de nouveaux courants de pensée, et la réalité de la production universitaire par les docteurs et les chercheurs. C’est la raison pour laquelle il convient, pour se faire une idée juste de l’état de la recherche, de se fonder sur les grandes publications scientifiques et sur les travaux de doctorat.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Decool. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Jean-Pierre Decool. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, permettez-moi en guise de propos liminaire de remercier Max Brisson, à qui nous devons l’organisation de ce débat.
Stay woke, le titre du documentaire réalisé en 2016 par Laurens Grant sur le mouvement Black Lives Matter est devenu un mot d’ordre aux États-Unis pour tous ceux qui considèrent les sociétés occidentales comme structurellement racistes mais aussi sexistes, islamophobes ou homophobes.
Stay woke signifie donc : restez éveillés, restez vigilants, soyez sur vos gardes, car les discriminations sont partout, nous les pratiquons sans le savoir, nous sommes coupables à notre insu. Tel est le mot d’ordre du wokisme, qui nous renvoie à une faute que nous commettons sans même en avoir conscience.
Littéralement, le wokisme renvoie d’abord à une faute d’orthographe. Dans la langue de Shakespeare, il aurait fallu dire awoken et non woke. Au commencement était l’erreur, déjà !
On pourrait considérer l’étymologie du signifiant comme anecdotique, tant le signifié est problématique. J’en doute car, au fond, se cache l’idée que la langue en soi est un mécanisme d’oppression et de discrimination.
On court aujourd’hui le risque de ne pouvoir s’exprimer sans blesser quelqu’un. En France, nous subissons déjà les assauts de cette exégèse moralisatrice. Elle revêt de multiples visages et réprime toute forme d’expression. La censure frappe autant la langue du quotidien que le langage artistique.
Concernant la langue du quotidien, cette censure s’appelle « écriture inclusive ». Ses promoteurs soutiennent que les règles de grammaire française constituent des mécanismes d’oppression à l’encontre de la gent féminine. À la vérité, l’écriture inclusive exclut et discrimine. Elle oppose sans cesse les genres, sans jamais les accorder.
Madame la secrétaire d’État, nous le constatons tous les jours, l’écriture inclusive se propage partout. Elle gagne même l’université, ses professeurs, ses élèves et son administration. Le ministre de l’éducation nationale avait pourtant été clair à ce sujet : cette déformation du français n’a pas sa place dans notre administration. Elle ne l’a pas non plus, a fortiori, dans les lieux où se transmet le savoir.
Nous avions débattu de cette question, sur mon initiative, en mai dernier et je me réjouis que ces travaux se poursuivent, au travers notamment de la proposition de loi déposée par ma collègue Pascale Gruny, que je salue.
Nos discussions s’inscrivent donc dans une forme de continuité. Wokisme, écriture inclusive, ces dérives prospèrent à l’université. Elles y remettent en cause le véhicule du savoir, c’est-à-dire le langage en tant que tel.
Je l’ai dit, le wokisme n’applique pas sa censure qu’à la langue du quotidien, mais aussi au langage artistique. Comme dans les campus américains, de plus en plus d’étudiants s’opposent, en France, à ce que certaines manifestations culturelles aient lieu, au prétexte qu’elles perpétuent des stéréotypes sexistes ou racistes.
Ainsi, en mars 2019, des groupuscules soi-disant antiracistes manifestaient contre une représentation de la pièce d’Eschyle Les Suppliantes, donnée dans l’amphithéâtre Richelieu en Sorbonne. La raison invoquée par ces agitateurs était que le metteur en scène avait couvert les visages de masques, dont certains étaient noirs. Ils ignoraient qu’il s’agissait là de renouer avec la pratique classique du théâtre antique.
Je ne crois pas utile d’entrer dans un débat propre aux études théâtrales. Ce qui choque dans cet événement, comme dans bien d’autres survenus depuis, c’est que des groupuscules s’attribuent un rôle de censeur que personne ne leur a confié.
Il faut le dire tout net : la culture doit rester libre de ces censures. Nous ne pouvons pas baisser la garde. Nous devons au contraire explorer les voies d’action, qu’elles soient d’ordre législatif, réglementaire ou même culturel, pour y mettre un terme.
Nous devons également mener la bataille sur le plan des idées. Il faut expliquer pourquoi on ne combat pas le racisme en interdisant des pièces de théâtre. Il faut expliquer pourquoi on ne lutte pas pour l’égalité entre les hommes et les femmes lorsque l’on exclut des hommes de certaines réunions. Il faut expliquer enfin pourquoi on dégrade le débat intellectuel lorsque l’on interdit à certaines personnes de s’exprimer, au motif qu’elles ne pensent pas comme il faut.
L’université est, par définition, le lieu où s’ouvrent les esprits et se transmettent les savoirs. Le wokisme n’y a pas sa place.
L’enjeu est d’autant plus grave que, pour les générations actuelles et futures, l’université pourrait donner à cette idéologie l’apparence d’une validation éthique et scientifique. Il y va de la préservation de notre langue et de notre culture ! (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, UC et Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Monsieur le sénateur Decool, vous avez mis en lumière le sujet important de l’écriture inclusive et du point médian.
La position des ministres Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal a été – vous l’avez rappelé – extrêmement claire : l’écriture inclusive n’a sa place aujourd’hui ni dans nos universités ni au sein des établissements de l’éducation nationale. La raison en est simple ; ce n’est pas la grammaire française, ce n’est pas du français !
Vous avez aussi évoqué la pièce de théâtre Les Suppliantes. Nous sommes en parfait accord. Jamais dans notre pays nous ne devrions nous accommoder de censure, de censeurs ou d’une moralité qui nous imposerait de nous priver de la grandeur de la culture, française en particulier. C’est pourquoi, compte tenu de cet enjeu important et des débats qui ont eu lieu, cette pièce a été rejouée en présence de Frédérique Vidal et de Franck Riester, alors ministre de la culture.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Decool, pour la réplique.
M. Jean-Pierre Decool. Madame la secrétaire d’État, vous avez très justement rappelé la position de M. le ministre Blanquer au sujet de l’écriture inclusive.
La pédagogie est l’art de la répétition et vous en avez très justement fait preuve. Je vous en remercie.
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Grosperrin. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jacques Grosperrin. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la science et la connaissance doivent être respectées dans leur autonomie et leur indépendance. Indispensables à la transmission, elles n’admettent aucune pénétration idéologique. Le savoir n’est pas une opinion, la vérité scientifique n’est ni une croyance ni une conviction politique.
L’université est aujourd’hui – pas partout – le théâtre d’affrontements idéologiques, menés par les tenants d’une déconstruction assumée contre l’institution elle-même.
Ceux qui me connaissent savent que mes propos ne relèvent ni d’un fantasme ni d’une obsession. Ils reflètent une réalité vécue dont les exemples abondent, un phénomène que dénoncent une majorité d’enseignants-chercheurs, lesquels constatent une confusion croissante entre la liberté académique et la liberté d’expression.
Ma préoccupation est laïque et républicaine. Je suis inquiet devant les dérives constatées. Il ne faut pas baisser la tête devant la bien-pensance moralisatrice, celle d’une gauche communautariste en panne d’idées, très éloignée dans la réalité de l’égalité et de l’émancipation.
Je pense à tous ces étudiants sérieux et travailleurs, qui aspirent à penser par eux-mêmes et auxquels on veut imposer un nouveau terrorisme intellectuel. Ils subissent une atmosphère pesante. Ils constatent une situation dans laquelle il n’est plus possible d’avancer l’idée que le voile est un symbole d’oppression de la femme par l’homme. Ils se font traiter d’islamophobes, de racistes, d’homophobes via un discours extrémiste qui sature l’espace universitaire, comme nous l’avons entendu ce jour.
Madame la secrétaire d’État, nous souhaitions en avoir fini avec la contamination de la recherche par le militantisme. Nous avions tort.
Certains de nos universitaires engagés tentent de nouveau de conquérir les amphithéâtres. Ils délaissent le cadre de la démocratie et du bulletin de vote, certainement pas assez chic pour eux. Obnubilés par leur ego et ne sachant pas où se tourner, ils ont jeté un coup d’œil outre-Atlantique et ont décidé que la race, le genre et les discours de domination leur permettraient d’exister à peu de frais, en leurrant leurs étudiants.
Ils recherchent une revanche à tout prix, mais sur quoi ? Dans la confusion et la provocation, le militantisme académique veut le beurre et l’argent du beurre. Peu lui importent l’affaiblissement de tous et le devenir de ces étudiants.
Nous n’acceptons pas le monde social que certains chercheurs militants mettent en avant, en appauvrissant d’autant les ressources conceptuelles de l’université. Ils tentent, sans prendre de risques excessifs statutairement, de cumuler la posture du chercheur et celle de l’acteur. Personne n’est dupe de leurs techniques de déconstruction, même si l’intimidation empêche parfois de les dénoncer.
Car les menaces sont bien là. Devant toutes les discriminations, l’état d’éveil ou wokisme permanent sait utiliser à plein la légitimité potentielle des causes défendues, grâce à la sensibilité des consciences au principe de l’égalité des droits. La confusion entre recherche et militantisme s’ajoute alors à la cancel culture pour imposer une conception égalitariste comme seul critère de production académique.
Devant les attaques dont la liberté académique est victime, l’État doit apporter de nouvelles garanties. Il faut mettre un terme à la confusion qui s’est installée. Les menaces, internes et externes, sont incontestables. Nous attendons encore, d’ailleurs, les conclusions de l’enquête portant sur la recherche universitaire.
Les services de l’État disposent de moyens d’action. De nombreux articles du code de l’éducation le disent clairement : l’activité d’enseignement et de recherche doit s’exercer dans des conditions de totale indépendance et dans la sérénité indispensable à la réflexion et à la création intellectuelle.
Le service public de l’enseignement supérieur est laïque, indépendant de toute emprise politique ou idéologique. Les principes d’objectivité et de tolérance ne sont pas négociables. Les possibilités de rappeler efficacement le code de l’éducation et de procéder aux contrôles qui s’imposent ne manquent pas, pour autant que la volonté politique s’exprime.
Encore faut-il que les textes eux-mêmes ne soient pas modifiés par l’État. Une modification du code de l’éducation en date du 24 décembre 2020 interroge, par exemple, quand elle conduit à affirmer que « le service public d’enseignement supérieur contribue à la lutte contre les discriminations, à la réduction des inégalités culturelles ou sociales ». Comment pourrions-nous ne pas être d’accord ? (M. Thomas Dossus s’exclame.)
Un autre article du même code de l’éducation a été modifié, pour affirmer que l’enseignement supérieur mène une action contre les stéréotypes sexués. Il y a parfois une forme d’inconscience des enjeux de l’autonomie scientifique et de la liberté académique, quand le ministère utilise lui-même un vocabulaire militant au sujet des luttes et des actions à mener.
Les aberrations administratives et humaines qui découlent de l’évolution de tels textes sont innombrables. Chacun doit prendre conscience de l’emprise croissante de ce militantisme dévoyé par certains, afin de ne pas transformer les salles de cours en lieux d’endoctrinement. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Monsieur le sénateur Grosperrin, vous avez évoqué des questions absolument essentielles. L’égalité des chances, l’égalité réelle, l’émancipation par l’université sont évidemment au cœur du projet républicain. La promotion de la valeur travail et la méritocratie font la grandeur de nos universités et de notre système scolaire et d’enseignement supérieur.
Vous avez rappelé les modifications du code de l’éducation. Elles sont le fruit de travaux parlementaires ayant nécessité le vote des deux chambres. C’est bien dans le cadre des débats parlementaires sur l’égalité et l’accompagnement des étudiants boursiers que, finalement, ces évolutions ont été décidées.
C’est aussi ce qui fait la grandeur de notre pays que de lutter contre toutes les discriminations, que de faire se lever une Nation tout entière lorsqu’un acte raciste, homophobe ou antisémite est commis.
Finalement, monsieur le sénateur, la différence est peut-être là. La France universaliste n’accepte pas que s’installent ces discriminations, pas plus que les théories selon lesquelles le combat contre les discriminations serait exclusivement réservé à une communauté désignée.
C’est bien la grande différence entre l’universalisme et l’essentialisme dans le débat politique, et non pas universitaire.
En réalité, les seules limites à la liberté académique et à la liberté d’enseignement au sein de nos universités sont celles que le législateur a posées. Je pense évidemment au négationnisme ou aux appels à la haine.
Si nous cultivons la qualité de nos débats, alors nous trouverons demain des citoyens éclairés dans leur expression et dans leurs fondamentaux, et nous ne regarderons plus de l’autre côté de l’Atlantique.
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Grosperrin, pour la réplique.
M. Jacques Grosperrin. Je vous remercie pour votre réponse, madame la secrétaire d’État. Comme Max Brisson, je connais votre engagement sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui.
Même si la Conférence des présidents d’université souhaite que la protection des libertés académiques soit inscrite dans la Constitution, je tiens à dire que toutes les universités ne fonctionnent pas de la même manière et il en est également ainsi pour les enseignants-chercheurs.
Notre discussion permet d’évoquer un problème qui est grave. Je sais les difficultés qu’a connues la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, lorsqu’elle a rejoint Jean-Michel Blanquer dans son combat – je profite d’ailleurs de cet instant pour avoir une pensée pour elle.
J’aurais aimé entendre le Président de la République s’exprimer sur ce sujet si important pour le rayonnement de notre pays, pour son avenir et pour celui de nos étudiants.
Mme la présidente. La parole est à M. Thomas Dossus.
M. Thomas Dossus. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, en prenant connaissance de notre ordre du jour, j’ai poussé un ouf de soulagement. Enfin, le vrai débat, le vrai choc de société, le vrai enjeu de ce nouveau siècle ! Le danger est finalement nommé : wokisme…
Enfin, notre droite bien française importe la panique morale de la droite américaine. Après Jair Bolsonaro et Donald Trump, ces phares de la pensée néoconservatrice, il était temps que nous nous attaquions nous aussi à la recherche, en particulier à la recherche en sciences humaines et sociales.
On avait eu les gender studies, la théorie du genre ; on a fait un petit détour par l’écriture inclusive, puis par l’islamo-gauchisme, mais on se perdait un peu… Alors, bienvenue au nouveau danger, celui qui unifie tous les réactionnaires français : le wokisme.
Certains dans ma famille politique pensaient naïvement qu’il s’agissait d’un épouvantail que l’on agite pour parler d’un mouvement de jeunes gens « éveillés » qui interrogent l’histoire et ses déterminismes, remettent en question les dominations dans nos sociétés, se questionnent sur nos grands hommes, demandent un égal traitement des humains, quels qu’ils soient, ou s’intéressent par exemple à la manière dont le langage produit des normes. Mais pour vous, on l’a bien compris, ce sont des extrémistes !
Des extrémistes que vous estimez même plus dangereux que l’extrême droite. Cette extrême droite pourtant bien réelle aujourd’hui, qui menace de mort des personnalités politiques, qui produit des tribunes appelant à la guerre civile, qui a fomenté dix attentats déjoués depuis 2017. Visiblement, ce danger-là ne mérite pas de débat dans notre assemblée…
Sur ce point, je me réjouis de constater que vous êtes sur la même ligne que le Gouvernement. Rendez-vous compte ! Au moment même où toutes nos écoles étaient dans la tourmente en raison de la valse des protocoles sanitaires, le ministre Blanquer a posé un acte fort : ouvrir un colloque sur le wokisme.
M. Jacques Grosperrin. Il a bien fait !
M. Thomas Dossus. Un colloque où s’est libérée durant deux jours une parole de comptoir sur la résistance à toute forme de progressisme, à toute forme de liberté académique. Voilà la vraie priorité !
Une priorité aussi pour la ministre en charge de la recherche puisque, au moment où les étudiants souffraient de mois de confinement, de cours à distance, de précarité galopante, Mme Vidal a su nommer le mal et commander une enquête au CNRS sur l’islamo-gauchisme qui gangrènerait nos universités.
M. Jacques Grosperrin. Et elle a bien fait !
M. Thomas Dossus. Peu importe si le CNRS a condamné l’utilisation d’un terme qui n’a « aucune réalité scientifique » et une enquête qui « remet en cause les libertés académiques ». Et peu importe si cette enquête n’a jamais vu le jour. L’essentiel est d’en avoir parlé !
D’autres ont aussi eu besoin d’en parler… Prenons le cas de Laurent Wauquiez qui a promptement coupé les subventions de la région à Sciences Po Grenoble, principalement des aides aux étudiants d’ailleurs, pour une affaire montée de toutes pièces. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Max Brisson. Il a bien fait !
M. Jacques Grosperrin. Bravo à lui !
M. Thomas Dossus. Qu’importe que toute la communauté éducative appelle à cesser la stigmatisation de cet établissement. Ce qui compte, c’est le symbole !
M. Max Brisson. Vous êtes aveugle !
M. Thomas Dossus. Il s’agit pourtant bien d’une attaque directe contre les libertés académiques.
D’autres parlementaires ont également voulu jouer avec ce totem. À l’Assemblée nationale, Julien Aubert et Damien Abad ont demandé, début 2021, la création d’une mission d’information dans des termes qui reprenaient exactement ceux de notre débat d’aujourd’hui. Avec la finesse d’analyse qui les caractérise, ils se sont permis un parallèle entre le nazisme, le stalinisme et le mouvement dont nous parlons aujourd’hui…
Après avoir osé écrire « islam conservateur et écriture inclusive marchent main dans la main », ils ont tout simplement suggéré de remettre en cause les libertés académiques pour traiter le mal à la racine. Nous y voilà !
Mais je constate que cette demande de mission d’information n’a, elle aussi, été qu’une opération de communication qui n’a finalement mené à rien de concret. Heureusement d’ailleurs ! Rien de concret, mais peu importe, car le mal est fait…
Et cette fois, mes chers collègues, je le dis avec sérieux et gravité, c’est de votre faute. Main dans la main avec le Gouvernement, vous attaquez la recherche universitaire. Vous jetez le poison du soupçon, de l’anathème, principalement sur les sciences humaines et sociales.
Si vous voulez parler de manière sérieuse des menaces qui pèsent sur l’université et les libertés académiques, la liste de ces menaces est longue et le prétendu wokisme n’y figure évidemment pas : la paupérisation de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales ; la précarisation des jeunes chercheurs ; des milliers d’étudiants auxquels on ne permet pas l’inscription en master ; plus d’un jeune sur dix sous le seuil de pauvreté ; des universités et des Crous dans un état calamiteux ; des files d’attente d’étudiants devant les cabinets de psychologues et les guichets d’aide alimentaire ; la volonté d’influence des grandes sociétés polluantes dans les écoles et les universités…
Mais je constate que vous avez parfois un rapport assez hermétique avec le réel. Ainsi, à trois mois de la présidentielle, nous avons droit à ce débat au ras des pâquerettes, approximatif, stigmatisant et foncièrement inutile.
Lorsque la recherche universitaire va à l’encontre de votre projet politique, un projet devenu ici impossible à distinguer de celui de l’extrême droite, alors vous faites peser des menaces bien plus graves sur les libertés académiques que quelques outrances militantes.
On le voit clairement aujourd’hui, la volonté d’annuler, d’interdire, de régenter la pensée, provient en vérité de votre camp. L’ordre et la morale, voilà votre objectif ! Tout le reste – les moyens alloués à l’université, le soutien à la recherche, la lutte contre la précarité étudiante – n’est qu’accessoire et nous en avons une preuve éclatante aujourd’hui. (Mme Monique de Marco applaudit.)
M. François Bonhomme. Tout en nuances…
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Monsieur le sénateur Dossus, vous en appelez au pluralisme et au débat et vous condamnez des colloques et des lieux d’échanges.
Le colloque que vous citez et auquel a participé Jean-Michel Blanquer a permis de discuter de principes et de les « challenger » devant des étudiants. C’est bien ainsi que se construit l’esprit critique.
Monsieur le sénateur, nous n’avons qu’un seul cap : protéger les libertés académiques et la liberté de l’enseignement. Pour cela, nous devons garantir un climat sain et serein dans nos universités pour que nos étudiants puissent travailler, se questionner, et finalement s’éveiller et construire leur propre pensée. Nous ne devons pas laisser s’installer la pensée unique ou l’autocensure.
Certaines universités outre-Atlantique se posent aujourd’hui la question de savoir comment ramener du pluralisme en leur sein. En France, ce pluralisme s’est bâti depuis la IIIe République et nous devons conserver cet héritage.
M. Max Brisson. Très bien !
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État. Monsieur le sénateur, vous semblez vouloir défendre une certaine ligne. En ce qui nous concerne, nous voulons défendre les libertés académiques et la diversité, et en garantir le plein exercice.
Les colloques sont bienvenus dans un pays comme le nôtre qui aime le débat et la politique ! (Bravo ! et applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains et du groupe UC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Thomas Dossus, pour la réplique.
M. Thomas Dossus. Madame la secrétaire d’État, nous n’avons pas vu le même colloque ! Dans celui-ci, il n’y avait aucun pluralisme et les orateurs ne s’exprimaient que dans un seul sens !
M. Jacques Grosperrin. Vous n’y étiez pas !
M. Thomas Dossus. Il s’agissait uniquement de dénoncer la diversité des recherches académiques en cours sur des sujets que vous qualifiez de wokistes.
Outre cette absence de pluralisme, le niveau de ce colloque était vraiment très faible ! (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.) Je vous assure, mes chers collègues, que cela ressemblait à une discussion de comptoir…
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, par sa résolution du 4 janvier dernier, le Sénat unanime a alerté le Gouvernement sur les difficultés structurelles que connaissent les étudiants, les enseignants et de manière générale l’enseignement supérieur. Il a considéré que l’université n’avait pas eu les moyens de gérer le croît continu des effectifs estudiantins et que la qualité de l’enseignement en avait pâti.
Nous avons plaisir à constater que le Président de la République partage l’essentiel de ce jugement, puisque le 13 janvier, devant la Conférence des présidents d’université, il a reconnu que son gouvernement n’avait fait que « colmater les brèches » et qu’il n’avait pas réussi à conduire une « transformation systémique de nos universités ».
Dans l’ordre des priorités, l’urgence est là : dans la nécessité de donner rapidement aux universités les moyens d’assurer leurs missions de service public au profit des étudiants et de la Nation.
Alors que le paquebot universitaire est, comme le Titanic, menacé par de multiples voies d’eau, je me demande si l’objet de ce débat n’est pas de déterminer si la musique jouée par l’orchestre est responsable du naufrage…
Néanmoins, je partage, mes chers collègues, votre volonté de mieux défendre la liberté académique comme principe protecteur de l’autonomie des universités et des universitaires et des connaissances qu’ils produisent.
Lors de la discussion du projet de loi de programmation de la recherche, j’avais défendu, dans cet hémicycle, plusieurs amendements visant à conforter cette liberté.
Ainsi, mon amendement n° 97 rectifié bis prévoyait de garantir l’indépendance des universitaires, de protéger leur liberté d’expression et de leur accorder une protection fonctionnelle de droit. Vous l’avez repoussé, mais je comprends que vous seriez maintenant disposés à engager une réflexion pour conforter les dispositions législatives relatives à la liberté académique. Mon groupe déposera donc une proposition de loi sur le sujet – vous la voterez certainement…
En juin 1968, depuis l’université de Nanterre occupée, Paul Ricœur, qui avait vécu physiquement ce que pouvait être une atteinte à la liberté d’expression, donnait cette définition de la liberté académique : « Le droit de l’enseignant, c’est d’abord le droit afférant à la compétence et à l’expérience, tel qu’il a été sanctionné non par les étudiants, mais par les autres compétents, ses pairs ; c’est ensuite le droit à la liberté de pensée et d’expression, en dehors de toute censure politique et idéologique ; c’est enfin, le droit d’accomplir son propre dessein de connaissance et de science dans l’enseignement et hors de l’enseignement. »
La liberté académique est avant tout la liberté professionnelle d’exercer librement son activité d’enseignant et de chercheur dans le cadre de normes et de règles déontologiques définies par ceux qui constituent cette profession. Elle est donc à la fois personnelle et corporative.
Comme l’écrit excellemment le professeur Olivier Beaud : « La liberté académique suppose l’autonomie professionnelle et aussi l’existence d’une communauté par discipline scientifique dans laquelle règnent les deux grands principes de la collégialité et de la cooptation, c’est-à-dire tout le contraire du principe de la hiérarchie et de l’autorité. »
Ce même professeur est alors obligé de constater que ces deux principes de collégialité et de cooptation ont été transgressés par de nombreuses dispositions législatives, depuis l’adoption de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités jusqu’à celle de la loi de programmation de la recherche.
Pour conforter la liberté académique, il faudrait donc restaurer les principes de collégialité et de cooptation, c’est-à-dire refonder une véritable autonomie pour les universités. Est-ce vraiment votre projet politique, mes chers collègues ?
Pour en revenir au strict intitulé de ce débat de contrôle, je me demande s’il n’y a pas une forme de contradiction à discourir à la fois de la liberté académique et des théories académiques qui la menaceraient. Est-ce vraiment au Parlement, au pouvoir législatif, de déterminer ce que les professeurs, dont l’indépendance est garantie par la Constitution, doivent enseigner ?
Qu’il y ait des atteintes à la liberté d’expression sur les campus, nul ne le conteste, mais comme le rappelait très justement le collège de déontologie de l’enseignement supérieur et de la recherche, saisi par la ministre, dans son avis du 21 mai 2021, les présidents des universités disposent de tous les outils pour assurer, dans leur établissement, la libre expression des idées et des opinions.
Le Parlement, quant à lui, doit défendre l’État de droit en protégeant la liberté académique et les franchises universitaires. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE, ainsi que sur des travées des groupes SER, RDPI et UC. – MM. François Bonhomme et Gérard Longuet applaudissent également.)
Mme Céline Brulin. Bravo !
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Monsieur le sénateur, la priorité absolue est de protéger la liberté académique et d’accompagner en cela les présidents d’université.
C’est d’ailleurs pour cette raison que la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation a saisi, vous l’avez dit, le collège de déontologie pour qu’il lui remette un avis. Cet avis sert aujourd’hui de base, en plus des autres outils dont nous disposons, à l’ensemble des référents universitaires.
Au-delà, nous avons la volonté farouche d’accompagner les présidents d’université à chaque fois qu’ils en ont besoin, et de reprogrammer les événements qui ont été annulés. Sur plusieurs centaines d’événements – colloques, débats… –, une vingtaine a été annulée en raison de troubles ; la doctrine du ministère est d’accompagner les présidents d’université pour reprogrammer ces événements.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour la réplique.
M. Pierre Ouzoulias. Il est vraiment dommage que nous soyons au terme de la mandature parce que vos propos, madame la secrétaire d’État, me laissent penser que le Gouvernement aurait été favorable à la proposition de loi sur la liberté académique que nous allons déposer. Elle reprendra l’amendement n° 97 rectifié bis que vous avez repoussé…
C’est dommage, mais, si le Président de la République est réélu – on peut l’espérer pour cette raison… (Exclamations amusées sur les travées du groupe Les Républicains. – Marques d’approbation sur les travées du groupe RDPI) –, elle sera peut-être adoptée…
La mesure que je défendais dans mon amendement est essentielle parce qu’elle prévoit une protection fonctionnelle de droit. Or cette protection a manqué à Samuel Paty et elle lui aurait peut-être sauvé la vie, si elle lui avait été accordée.
Enfin, je suis obligé de vous dire que la loi de programmation de la recherche a mis en danger la collégialité et la cooptation, les deux principes fondamentaux que j’ai évoqués dans mon propos.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre-Antoine Levi. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Pierre-Antoine Levi. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le wokisme, la cancel culture et la pensée décoloniale… Vaste sujet qui a fait irruption ces derniers mois dans le paysage universitaire et politique de notre pays et qui nous réunit aujourd’hui.
Pourtant, quel paradoxe que les tenants de la pensée décoloniale soient eux-mêmes l’objet, d’une certaine façon, d’une colonisation mentale et intellectuelle par une pensée venue d’Amérique du Nord ! Non, la France, ce n’est pas les États-Unis. Nous n’avons pas la même histoire ; nous n’avons pas les mêmes clivages.
Alors, pourquoi vouloir calquer un mode de pensée qui ne correspond pas aux réalités de notre pays, si ce n’est une volonté acharnée de déconstruction de la société de la part de certains militants d’extrême gauche qui ont visiblement quitté le champ républicain ?
M. Max Brisson. Très bien !
M. Pierre-Antoine Levi. Notre pays est laïque, universaliste. Il ne reconnaît pas en son sein différentes communautés, n’en déplaise aux tenants du courant de pensée décoloniale !
Cependant, le passé doit être regardé en face, sans repentance ni complaisance. C’est le travail des historiens, des chercheurs, des universitaires.
En cela, la liberté académique doit les protéger. C’était en partie le sens du projet de loi de programmation de la recherche que nous avons voté dans cet hémicycle le 20 novembre 2020. Il n’est nullement question de transiger avec les libertés, qu’elles soient académiques ou d’expression. Ne tombons pas dans ce piège !
Pour autant, soyons réalistes et ouvrons les yeux. Selon certains, la liberté académique est aujourd’hui le prétexte pour développer des thèses qui mèneront à terme à une régression de ces mêmes libertés.
Les tenants de ce courant de pensée qui, je le pense, est mortifère pour l’unité nationale savent parfaitement naviguer et utiliser le système au profit de leur idéologie afin de se voir attribuer bourses de recherche et divers crédits universitaires. C’est peut-être politiquement incorrect de dire cela, mais je l’assume.
Qui, aujourd’hui, réfuterait le fait que le domaine des sciences humaines a connu une politisation constante depuis soixante ans ? Qui peut penser que la politisation de certains travaux de recherche est un fantasme ?
Cette question des libertés académiques se pose même à l’échelon européen avec le lancement d’un observatoire européen des libertés académiques.
Mais comment être rassuré, lorsqu’on lit le guide préparé par la commissaire européenne Helena Dalli ? Il y est préconisé différentes choses : ne plus utiliser le mot « Noël » afin d’être plus inclusif pour les personnes ne le fêtant pas ; préférer les prénoms Malika et Julio à Maria et John pour ne pas présupposer que tout le monde est chrétien ; ou, encore pire, ne pas utiliser le terme « citoyen » pour ne pas froisser les migrants et apatrides ! Il y a de quoi être inquiet et j’espère qu’il n’est pas trop tard.
À l’heure où notre société est de plus en plus segmentée, de plus en plus opposée, ayons tous le courage de dénoncer tout ce qui porte atteinte à l’universalisme républicain. Ayons le courage de dire non à tous les extrêmes dans leur volonté de division et de déconstruction !
Oui, on doit pouvoir défendre son pays sans être taxé de nationalisme. (MM. Jacques Grosperrin et Max Brisson opinent.)
Oui, on doit pouvoir défendre l’histoire de France sans être accusé d’être un promoteur de la colonisation ou de l’esclavagisme.
M. Max Brisson. Très bien !
M. Pierre-Antoine Levi. Oui, on doit pouvoir défendre la gastronomie française sans être vilipendé et accusé d’être un raciste ou un suprémaciste blanc, comme cela est arrivé il y a peu à un candidat à la présidentielle. (Applaudissements sur quelques travées du groupe Les Républicains)
Entre républicains, soyons à la hauteur des défis que nous pose l’irruption du wokisme. D’ailleurs, mes chers collègues, accepter d’utiliser un mot est déjà en soi une acceptation de son concept.
Face à cet horrible anglicisme, « wokisme », et ce qu’il représente, ne soyons pas naïfs et luttons ensemble contre la déconstruction de ce qu’est la France. (Applaudissements sur des travées des groupes UC, INDEP et Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Monsieur le sénateur, nous partageons ce combat pour une République universaliste, qui donne sa chance à chacun de ses enfants. En repensant à Ernest Renan, on voit bien que la Nation est notre plus bel héritage : devient Français celui qui le veut, celui qui combat pour ses valeurs, celui qui maîtrise son histoire. C’est ce qui fait de notre pays l’une des plus grandes nations du monde ! C’est ce que vous avez rappelé.
Accepter certains propos et travaux qui visent, par exemple, à exclure des mots est à l’opposé de cette vision. Il ne doit pas y avoir d’autocensure et nous devons mener ce combat politique et idéologique ; c’est ce que nous faisons. Les sciences sociales doivent permettre de mener des études diverses qui se complètent l’une l’autre.
Vous avez évoqué un point qui me touche particulièrement. Si nous sommes honnêtes avec notre histoire et que nous la prenons dans sa globalité, on ne peut pas parler de racisme systémique en France. L’élection de Gaston Monnerville à la présidence de votre assemblée l’a bien montré !
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre-Antoine Levi, pour la réplique.
M. Pierre-Antoine Levi. Je vous remercie pour la sincérité de votre propos, madame la secrétaire d’État.
Je voudrais simplement vous poser une question. Il y a quelques mois, Mme la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a demandé un rapport au CNRS sur l’islamo-gauchisme. Où en est ce rapport ? Quand en disposerons-nous ?
M. Jacques Grosperrin. Il ne sera jamais fait ! (Exactement ! sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Fialaire.
M. Bernard Fialaire. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, de quoi le wokisme est-il le nom ? Pourquoi nous faut-il être vigilants envers cette théorie de la vigilance ? Que se cache-t-il derrière ce terme qui nous vient d’Amérique ?
Il a le goût de la revendication des Noirs américains, l’odeur de la révolte des descendants d’esclaves, mais il ne semble en être qu’une indigeste mixture, une usurpation indigne et intolérante.
En France, nous ouvrons les maisons des adolescents pour des jeunes jusqu’à 25 ans. Rien d’étonnant à ce que nos universités recueillent également les contestations nécessaires aux remises en question de l’adolescence !
Mais au-delà de l’indignation, érigée en vertu suprême, et du « ni pour, ni contre, bien au contraire ! » de Coluche, s’insinue parfois, voire s’impose, une intolérance envers tous et envers tout.
Voltaire se serait battu pour le droit de s’exprimer de ceux qui ne pensaient pas comme lui. Aujourd’hui, les adeptes du wokisme peuvent partager des idées, mais aussi se battre contre ceux qui les exprimeraient sans leur légitimité. Barack Obama ne serait qu’un blanc à la peau noire et certains homosexuels des hétérosexuels en couple avec des personnes du même sexe qu’eux…
Cette cancel culture, comme il faut l’appeler, serait risible si elle ne poussait pas l’intransigeance jusqu’à l’intolérance. On déboulonne des statues en dehors de toute contextualisation historique. Cette déconstruction, qui nous revient d’Amérique après l’exportation bien mal traduite de Derrida, tend à éteindre nos Lumières.
Le disciple d’Alain que je m’efforce d’être ne rendra pas « mépris pour mépris ». Alain continuait en disant : « Et pourquoi ? C’est que, au fond du radical qui obéit toujours, il y a un esprit radical qui n’obéit jamais, qui ne veut point croire, qui examine et qui trouve dans cette farouche liberté quelque chose qui nourrit l’immense amitié humaine : l’égalité. L’esprit d’égalité, c’est d’un côté la résistance, le refus d’acclamer, le jugement froid ; de l’autre, c’est la confiance en l’homme, l’espoir dans une instruction et une culture égales pour tous. » (Très bien ! sur les travées du groupe SER.)
Comment tolérer l’intolérance de ceux qui interdisent à une universitaire de faire une conférence dans une université, parce qu’elle exprime des idées différentes ?
Le wokisme s’oppose à l’universalisme, en refusant le débat, les échanges, le brassage des idées d’où jailliraient des concepts, une pensée supérieure.
Le wokisme, sous couvert de vigilance accrue à toute forme de discrimination, se révèle être une idéologie dogmatique prônant le communautarisme et la culture du bannissement et du politiquement correct. Il pourrait porter atteinte à l’unité républicaine.
À trop avoir privilégié l’excitation de l’esprit critique, certes nécessaire, mais qui doit s’exercer dans le cadre de l’affirmation de nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, qui sont essentielles et que nous avons établies au fil de notre histoire et des progrès de la science, nous laissons notre jeunesse dépourvue de repères entre lesquels – ou contre lesquels ! – se construire et se perdant hors des limites que nous n’avons pas su tracer.
Ayons le courage de défendre nos valeurs plutôt que de laisser des imposteurs en redessiner les contours et réécrire l’histoire, comme cette campagne présidentielle débutante nous en apporte de tristes exemples. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – MM. Gérard Longuet et Daniel Gueret applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Monsieur le sénateur Fialaire, au travers de votre plaidoyer en faveur de l’unité républicaine, vous avez clairement montré que le présent débat dépassait les portes de l’université ; il concerne effectivement l’ensemble de notre société.
Au-delà de la question de la recherche et de l’enseignement s’opposent en fait deux visions de la société. Je vous remercie, monsieur le sénateur, pour votre beau plaidoyer en faveur de l’esprit critique et de la défense, sans angélisme, de toutes les expressions. Nous ne devons pas imposer une pensée par rapport aux autres et nous devons conserver cet héritage issu d’esprits éclairés, d’illustres citoyens.
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Fialaire, pour la réplique.
M. Bernard Fialaire. Notre société a besoin d’autorité et de compétence pour réhabiliter la science et éviter les dérives que nous constatons de nos jours. Comment comprendre que des gens portent une étoile jaune au prétexte qu’on leur propose un vaccin gratuit ?
Nous attendons de l’autorité de la part de l’État, mais aussi de la part des universitaires afin de fixer des repères suffisamment structurants pour notre jeunesse.
Mme la présidente. La parole est à Mme Jacqueline Eustache-Brinio. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le terme « wokisme » n’ayant pas encore intégré Le Petit Robert, je souhaite partager avec vous la définition qu’en donne Pierre Valentin dans son étude L’idéologie woke. Anatomie du wokisme.
« Être “woke” signifie être “éveillé”. Il s’agit ici d’être éveillé aux injustices que subissent les minorités dans les pays occidentaux. […] Cette idéologie connaît une forte progression. L’émergence de cette nouvelle culture morale, dans laquelle le statut de victime devient une ressource sociale, requiert certaines conditions. […] Ces conditions sont toutes plus ou moins présentes dans les sociétés occidentales, mais plus particulièrement sur le campus des universités américaines, là où le “wokisme” y est le plus influent.
« Le plus souvent, les militants sont issus de familles aisées. Enfants, ils ont connu de trop brefs moments de jeu libre et sans surveillance. Adultes, ils peinent à se débarrasser de l’habitude prise consistant à rechercher une autorité instituée en cas de conflit avec une autre personne au lieu de le régler directement eux-mêmes. L’une des conséquences est la croissance d’une bureaucratie universitaire chargée de poursuivre et de prolonger cet état de surprotection. »
À l’heure où l’idéologie woke essaie de s’imposer dans le débat public et, plus grave encore, dans les rapports entre les citoyens, il me paraît important d’être vigilant sur l’américanisation de notre société et sur les tentatives hasardeuses et fallacieuses d’assimilation entre la France et les États-Unis.
Et pour lutter contre ces dangereuses analogies, quoi de mieux que quelques faits historiques ? La France, ce n’est pas l’Amérique !
Concentrons-nous sur le volet « racisme » de cette idéologie dont on a tendance à s’autoflageller. Il y a quatre-vingts ans, des Noirs étaient lynchés et pendus au nom de la justice dans certains États américains. Le dernier lynchage recensé dans ce pays date de 1981. À la même époque, en France, des députés de couleur siégeaient à l’Assemblée nationale.
Pendant la Première Guerre mondiale, un régiment d’Afro-Américains a été incorporé à l’armée française à la demande du maréchal Foch, et malgré le commandement américain qui disait alors que le « manque de conscience civique et professionnelle » des soldats noirs constituait une « menace constante pour les Américains ». Ces considérations n’existaient pas dans l’armée française. Ils furent traités d’égal à égal par leurs frères d’armes. Ces hommes noirs furent les premiers Américains à être décorés de la Croix de guerre française.
J’aurais aussi pu parler d’Eugène Jacques Bullard, cet Américain descendant d’esclaves qui s’engagea dans la légion à Paris, en 1914, à l’âge de 20 ans. Il avait quitté son pays deux ans plus tôt pour échapper au racisme. Il fut de tous les combats avant de devenir, en 1916, le premier aviateur noir du conflit au sein de notre armée, les Américains refusant de confier un avion à un Noir. En 1940, il s’engagea de nouveau dans l’armée française, mais il sera blessé et rejoindra New York, d’où il soutiendra la France libre.
La Seconde Guerre mondiale, parlons-en. Lorsque la guerre frappa de nouveau, les soldats de l’armée d’Afrique répondirent à l’appel du drapeau français, ensemble, quelle que soit leur couleur de peau. Cette conception était inconcevable pour nos alliés américains, qui pratiquaient alors encore une politique ségrégationniste dans leur pays, mais aussi dans leur armée.
Cette politique conduira les Américains à contraindre le général Leclerc de se séparer de certains de ses hommes au sein de la 2e DB, car ils étaient noirs. Une fois de plus, la France se distinguait de l’Amérique.
Au travers de ces quelques exemples historiques, que je pourrais multiplier à l’envi, il s’agit non pas de nier l’existence du racisme, mais d’argumenter et d’apporter de la nuance à ceux qui voudraient, pour justifier leur idéologie, faire des raccourcis et prendre la voie de la facilité sur un sujet si complexe.
Il est temps d’affirmer que notre pays et son histoire n’ont rien de comparable avec les États-Unis, et que le « racisme systémique » n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais dans l’ADN de la France.
Ce qui nous préoccupe aujourd’hui, ce sont les menaces que les théories du wokisme font peser sur notre université, notre enseignement supérieur et nos libertés académiques.
Même le ministre de l’éducation nationale, M. Blanquer, avec lequel je ne suis pas toujours d’accord, souhaite « déconstruire la déconstruction en cours ». C’est ce qu’il a déclaré lors du récent colloque sur ce thème à la Sorbonne, le 7 janvier dernier, et je le soutiens sur ce point.
Cessons de battre en permanence notre coulpe à propos de faits du passé que nous analysons avec les yeux d’aujourd’hui !
Oui, des inégalités ont existé, existent et existeront malheureusement toujours entre les individus et nous devons les combattre. Mais restons éveillés et fiers de notre histoire et de notre culture françaises. Restons fidèles à la France des Lumières, qui combat l’ignorance, diffuse le savoir et ne craint pas le débat. C’est l’ambition que notre université doit continuer à porter.
Mme la présidente. Il faut conclure !
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. L’université doit rester ouverte et libre, tout en sachant résister aux sirènes du « nouveau monde », qu’il s’agisse du wokisme ou d’autres idéologies tout aussi dangereuses. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre-Antoine Levi applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean Hingray. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Jean Hingray. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, j’espère que, dans un avenir proche, la société s’éveillera et saura ranger le wokisme dans la rubrique du fait colonial.
En effet, le wokisme a été introduit comme un cheval de Troie dans le milieu relativement perméable et poreux de l’université. Cette stratégie lui aura permis non seulement de se crédibiliser académiquement, mais aussi de gagner au passage quelques esprits pas suffisamment construits, ou plutôt insuffisamment construits pour accepter, finalement, d’être déconstruits.
Oui, il y a bien une tentative de colonisation des esprits via le monde universitaire et ses enseignements. On pourrait dire : plus c’est gros, plus ça passe ! Même si, à juste titre, on le sait historiquement plus sensible aux valeurs de justice et d’humanisme, ce monde universitaire est d’abord et avant tout fondé sur la rigueur du savoir et la fermeté de la raison. On pourrait donc en attendre moins de docilité et plus de résistance.
Le mot « université » renvoie au mot « universel ». Nous savons que la science et le savoir n’ont pas de frontières.
Le wokisme est une rupture avec l’humanisme : il dresse des catégories d’êtres humains les unes contre les autres – la liste est longue, et il ne faut surtout pas oublier les jeunes contre les vieux –, sans que l’on sache jusqu’où doit aller la contrition, la repentance, sans que l’on sache même s’il y a une limite.
On se croirait revenus à l’époque des Cathares : tuez-les tous, le wokisme reconnaîtra les siens ! L’université n’a besoin ni de Cathares ni de catharsis, madame la secrétaire d’État.
Voilà quelques semaines, j’avais interpellé Mme Vidal sur le sujet lors des questions d’actualités au Gouvernement. Elle m’avait répondu que sa main ne tremblait pas et qu’elle ne tremblerait pas à l’avenir pour éradiquer le wokisme, notamment à Sciences Po. Qu’a fait le Gouvernement depuis cette promesse, madame la secrétaire d’État ? Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?…
En tout cas, pour notre part, nous ne voyons rien venir et nous attendons que des actes succèdent aux promesses faites dans cet hémicycle. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Monsieur le sénateur Hingray, bien évidemment, une réponse vous sera apportée par les services du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Vous l’avez dit, quel plus bel endroit pour s’éclairer et pour débattre que notre université ? S’il y a un combat à mener, c’est pour assurer la sérénité et la qualité des travaux, mais il faut le mener sans aucun angélisme.
Mme la présidente. La parole est à M. Gérard Longuet. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Gérard Longuet. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je voudrais d’abord sincèrement remercier Max Brisson d’avoir demandé et obtenu ce débat. En effet, le Sénat est au cœur de ses responsabilités lorsqu’il évoque ce qui peut impacter fortement, dans les années à venir, notre pays. J’aimerais pouvoir dire que nous sommes en avance par rapport à un problème qui ne se poserait pas encore chez nous…
Jacqueline Eustache-Brinio, avec beaucoup de raison et d’émotion, a rappelé que notre culture à l’égard – j’ose l’expression – de nos anciens colonisés n’était pas celle des États-Unis à l’égard de leurs minorités.
L’ancien ministre de la défense que je suis tient à souligner le sacrifice, lors des deux conflits mondiaux, de nos Sénégalais – ils ne l’étaient d’ailleurs pas tous, tant s’en faut – et l’intégration de troupes américaines noires lors de la Première Guerre mondiale. Les États-Unis ne sont pas la France !
Cependant, nous avons le devoir de réfléchir. Pourquoi ? Pour contrer une idée absurde, mais dévastatrice, selon laquelle le savoir serait le résultat d’une oppression. Au sommet de la pyramide de l’oppression, il y a bien évidemment un individu épouvantable : le mâle hétérosexuel blanc. Je fais partie de cette catégorie pour l’instant, mais enfin, tout peut évoluer… (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
En revanche, poser le principe du savoir comme une oppression, poser le principe que toutes les minorités sont victimes et amener nos compatriotes à prendre leur part de victimisation est extraordinairement dissolvant pour la société française.
Nous avons l’habitude du combat et des idées différentes : nous pouvons donc nous affronter en sachant qu’il y a une règle à respecter, celle de la majorité républicaine.
Cette règle risque de voler en éclats parce que nous serions non plus des citoyens mais des individus prisonniers de notre race et de l’histoire de nos ancêtres. Au fond, le wokisme apparaît comme une sorte de renaissance du racisme le plus fermé, le plus obstiné, le plus sectaire.
Ainsi, on ne pourrait pas échapper à la fatalité de son ascendance. Or, justement, la République promeut l’idée que tous les individus, quels que soient leurs parcours, peuvent devenir des citoyens, pour peu qu’ils adhèrent à des valeurs, les partagent, les vivent, les défendent. Je dirai même que la diversité des parcours est de nature à enrichir ce tronc commun de valeurs.
Madame la secrétaire d’État, j’ai tenu à intervenir dans ce débat parce qu’il y a dans votre action du bon et du moins bon. Je ne parle pas de vos réponses personnelles, qui nous intéressent et nous rassurent. Je ne parle pas non plus de l’engagement de Jean-Michel Blanquer dans ce colloque de la Sorbonne. Était-ce trop tôt ? Était-ce trop tard ? En tout cas, il l’a fait et il a eu raison de le faire.
En revanche, j’observe deux types de comportements qui sont singulièrement préoccupants.
Il s’agit d’abord – vous avez évoqué ce point, mais je n’ai pas tout compris ; peut-être préciserez-vous vos propos – de la création des déontologues. Avec eux, je vois apparaître le risque de cette bureaucratie du contrôle que Jacqueline Eustache-Brinio a dénoncée, à l’instar de Pierre Valentin dans le document de la Fondapol.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Très bien !
M. Gérard Longuet. C’est un danger parce que, dès que vous créez une bureaucratie, elle cherche à se légitimer, à se justifier. Et comme la victime interprète toute expression la concernant comme une agression, on va assister à un débordement à peu près sans limite. Il faut donc clarifier les règles du jeu et renvoyer devant le juge pénal les auteurs d’injures raciales ou les négationnistes, et s’en tenir à cela.
Ensuite, madame la secrétaire d’État, il existe une réponse implicite au procès adressé à la domination du mâle blanc hétérosexuel, bourgeois si possible : le recrutement des étudiants sur des critères qui ne rendent plus hommage au seul travail et à la seule réussite intellectuelle. (Très bien ! sur les travées du groupe Les Républicains.)
J’ai été, comme président de région, avec le directeur de l’époque de Sciences Po, l’un des premiers à ouvrir des classes d’accès aux instituts d’études politiques dans les lycées professionnels, mais il fallait y travailler pour réussir. Certes, il y avait un soutien, un appui, mais il y avait surtout du travail. Aujourd’hui, on s’aperçoit que des jeunes, parce qu’ils ont le malheur d’être fils de bourgeois, inscrits dans un bon lycée, et d’avoir de bons résultats, s’entendent dire que leur place n’est pas là.
Mme la présidente. Il faut conclure !
M. Gérard Longuet. En conclusion, je dirai que nous risquons de perdre des étudiants au profit de l’extérieur. Cette perte de matière première affaiblirait notre pays, tandis que les enseignants s’autocensureraient parce qu’ils auraient peur de s’exprimer librement. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – MM. Jean Hingray et Yves Détraigne applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. M. le sénateur Longuet a posé une question très explicite sur le rôle des déontologues. Avant de lui répondre, je tiens à rendre à hommage à la sénatrice Eustache-Brinio, qui a fait un rappel historique fondamental montrant la grande différence entre notre conception de l’histoire et celle des Anglo-Saxons : leur grille de lecture et de valeurs n’est pas la nôtre, ce qui, de fait, fausse le regard sur le débat posé.
Monsieur Longuet, vous m’interrogez sur les déontologues. Loin de nous l’idée de créer une bureaucratie. Évidemment, nous en voyons le risque, comme vous, mais l’objectif de ces déontologues est d’accompagner les présidents d’université pour lutter contre les conflits d’intérêts, pour résoudre les conflits entre enseignants-chercheurs, pour garantir l’intégrité scientifique des travaux.
Nous ne voulons ni censeur ni autocensure. La ligne que nous tenons est celle d’une liberté académique pleine, entière, intègre. Nous ne reconnaissons que deux lignes rouges, définies exclusivement par la loi de notre pays : non à l’appel à la haine et non au négationnisme ! Dans ces limites, c’est la liberté qui prévaut.
Mme la présidente. La parole est à M. Gérard Longuet, pour la réplique.
M. Gérard Longuet. Le diable se niche dans les détails. C’est la raison pour laquelle les parlementaires ont le devoir d’être exigeants et attentifs, afin que l’université ne soit pas débordée par les initiatives de ceux qui, pour éviter les enquiquinements, achèteraient la sérénité de leur établissement par des complicités inacceptables. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de la jeunesse et de l’engagement. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, ce débat, souhaité par le groupe Les Républicains du Sénat, permet de poser des mots sur une réalité de notre pays aujourd’hui. Il est aussi l’occasion de mettre en avant les moyens de nous protéger contre ce phénomène que nous déplorons.
Oui, il faut regarder en face les dérives que vivent parfois certaines universités. À cet égard, je salue la lucidité de nombre de sénateurs, sur toutes les travées, qui ont choisi de refuser tout angélisme, sans tomber dans la généralisation.
Au-delà, nous avons une seule et unique boussole : protéger la liberté académique en renforçant les moyens de l’université. C’est ce que nous avons fait, notamment, avec la loi de programmation de la recherche, et par l’accompagnement des présidents d’université.
Le vrai danger, c’est de laisser l’autocensure s’installer au sein de nos universités. M. le sénateur Longuet l’a rappelé, seul compte le climat qui règne au sein de nos établissements d’enseignement supérieur. Nous ne pouvons pas laisser s’installer en France le risque de voir les noms de certains enseignants placardés aux yeux de tous, comme jetés en pâture. Cette sorte de chasse aux sorcières mènerait à une régulation insidieuse par la peur du débat, de l’échange, de la controverse, bref, de tout ce qui fait l’esprit français. Il est ainsi fondamental de promouvoir l’étude de l’histoire dans sa totalité.
Cependant, il ne faut pas mélanger le combat politique et les thèses de recherche. Nous n’avons aucune vocation à réguler ou à limiter le débat scientifique. Absolument pas ! En revanche, nous devons être les garants d’un climat de sérénité au sein de nos universités, pour les professeurs et pour les étudiants.
Avec la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, nous proposerons tous les moyens permettant d’assurer ce climat apaisé et la protection des enseignants, des enseignants-chercheurs, des doctorants, avec un seul et unique objectif : la pluralité des débats.
Pour permettre cette pluralité, il faut des valeurs fermes et des objectifs clairs. Et c’est tout au long de son parcours, du primaire jusqu’à l’enseignement supérieur, que le citoyen en devenir doit être accompagné. C’est pour cela qu’aujourd’hui, plus que jamais, il faut des repères, de l’histoire, des valeurs ; il faut redéfinir des essentiels au travers de rappels historiques, comme cela a été fait à cette tribune, avec toute l’intégrité scientifique requise.
Nous devons rejeter toutes les tentatives de revoir l’histoire, ainsi que l’installation de débats et de combats visant à détricoter des héritages, déboulonner des statues, changer les titres d’œuvres littéraires, voire à interdire des représentations théâtrales.
Cette vigilance doit être exercée sans lassitude. À chaque fois qu’il y aura des situations troublées menant à des annulations, nous serons aux côtés des responsables et des présidents d’université pour permettre que ces colloques puissent avoir lieu ou que ces pièces de théâtre puissent se jouer. Il y a là une ligne rouge que nous devons faire respecter.
Dans le même temps, nous devons agir collectivement contre les inégalités, les discriminations ou encore contre le racisme. Nous luttons contre toutes ces discriminations parce que nous regardons notre pays comme une nation. Cela signifie que nous considérons chaque personne comme un citoyen, et rien d’autre.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le racialisme est un nouveau racisme.
Ce racialisme qui s’installe, prenant ses racines dans l’essentialisme, oppose, sépare, fragmente ; il est en réalité à l’origine des communautarismes. C’est un mal qui peut contaminer, si tel n’est pas déjà le cas, le débat politique. Le Gouvernement y oppose l’universalisme français, républicain, qui est essentiel à l’unité nationale.
Pour conclure, j’y insiste, nous accompagnons l’université en lui fournissant des moyens tant humains que financiers : plan pour le doctorat, renforcement du CNRS, lutte contre la précarité des étudiants, accompagnement des enseignants-chercheurs, etc.
Ce n’était pas le fond du débat d’aujourd’hui, mais je crois que la négation des dérives que nous constatons est une manifestation d’angélisme particulièrement dangereuse au sein tant de l’université que de notre société.
Une seule ligne, un seul combat : la protection des libertés académiques, le pluralisme, et surtout une République universaliste qui reconnaît chacun de ses enfants comme un citoyen, et rien d’autre. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Conclusion du débat
Mme la présidente. En conclusion du débat, la parole est à M. Stéphane Piednoir, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Stéphane Piednoir, pour le groupe Les Républicains. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, cela été rappelé, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Or, selon un sondage IFOP de février 2021, seulement 14 % des personnes interrogées comprenaient la signification du mot « woke ».
Pour donner du sens à ce débat, il faudrait commencer par arrêter avec cette paresse intellectuelle qui consiste à utiliser l’anglicisme « wokisme » pour masquer une idéologie qui a un nom : l’intersectionnalité. (M. Thomas Dossus s’exclame.) Pour les sociologues, il s’agit de décrire la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société.
À en croire le bruissement d’un microcosme en mal de desseins positifs, il faudrait collectivement « nous éveiller » pour mieux prendre conscience de tout ce que l’humanité a produit d’injustices depuis la nuit des temps. Sommes-nous endormis ? Sommes-nous à ce point incultes que nous méconnaissons notre histoire ? Le privilège cognitif serait-il l’apanage d’une petite minorité éclairée par un phare dans un océan baigné de brouillard ?
Ce courant est en réalité une vaste entreprise de déconstruction qui consiste à diffuser la honte de notre identité. En jugeant avec les yeux d’aujourd’hui et le recul de plusieurs siècles tous les événements historiques, il conduit à une autoflagellation intellectuelle et à une repentance perpétuelle.
Adam était-il misogyne ? L’homme des cavernes était-il respectueux de l’environnement ? Il suffit de poser les questions, les déconstructeurs auront nécessairement une réponse. Ils savent sans doute aussi très exactement ce qu’ils auraient fait s’ils étaient nés « en 17 à Leidenstadt ».
Le manque d’humilité, de nuances et, pour tout dire, d’objectivité, est leur caractéristique essentielle et ils pilonnent consciencieusement leurs cibles, particulièrement les jeunes générations.
Au pays des Lumières, le but est évidemment non pas d’interdire une opinion, mais bien de permettre un débat contradictoire, notamment au sein de l’enseignement supérieur, de prôner la liberté d’expression, l’égale faculté d’exposer une diversité de pensées et de concepts.
Et c’est là que le bât blesse : la censure est l’outil préféré des forces autoproclamées d’un prétendu progressisme qui confère aux autres, c’est-à-dire à ceux qui osent émettre une idée contraire ou seulement plus nuancée, un statut quasi automatique de fascistes. Ainsi, nous ne pouvons que déplorer l’interdiction d’accès à nos campus universitaires d’intellectuels ou de politiques ayant le culot de proposer des conférences qui ne s’inscrivent pas dans l’orthodoxie de pensée d’une poignée de militants d’extrême gauche.
Il y a pire : pour avoir osé affirmer qu’un homme n’était pas une femme, que notre pays n’était pas fondamentalement raciste, pour avoir refusé de s’excuser d’exister, d’être blancs, d’être Français, des étudiants se font traquer sur leurs campus, sont menacés de mort sur les réseaux prétendument sociaux par quelques-uns qui confondent le comptoir des Indes avec celui du café du commerce.
Le cœur du problème, c’est bien l’inaptitude de cette idéologie à combattre dans l’arène intellectuelle : leur « entre-soi » idéologique a fait fondre leur capacité à argumenter. Leur rhétorique repose sur la censure et la condamnation morale, mais ils ne discutent jamais du fond des problèmes soulevés.
Vous le savez, j’accorde une grande importance à la rigueur scientifique. Je m’inquiète donc lorsque je vois des chercheurs en sciences humaines défendre une idéologie qui ne conçoit pas la moindre objection.
Ce progressisme de pacotille se complaît dans le confort de la mollesse des mots creux. Modelables à loisir, ces néologismes sont étirés pour combler l’absence d’arguments. Or un mot qui n’a pas de sens n’a pas de valeur. Islamophobie, grossophobie, transphobie, enbyphobie, biphobie, psychophobie… Ces déconstructeurs préfèrent médicaliser le débat en inventant de nouvelles pathologies, afin de condamner moralement un adversaire sur l’autel de la modernité. Des mots utilisés à tort et à travers, devenus caricaturaux, moqués, sont des mots qui ne valent rien.
On peut légitimement s’interroger sur la finalité de la démarche, qui devrait consister à protéger et à aider les véritables victimes de discriminations.
Pour autant, le féminisme est-il grandi lorsque l’on taxe de transphobes des femmes qui refusent de partager leur vestiaire avec des hommes ? Est-ce de la grossophobie que de souligner que le surpoids est un facteur de mauvaise santé ? Favorise-t-on l’assimilation en affirmant à un immigré que le pays qui l’a accueilli et vu grandir le méprise ?
Tous ceux qui sont attachés aux libertés académiques doivent s’émouvoir de la dérive que nous observons, mais bien peu s’expriment clairement, laissant la place aux extrémistes de tous bords, qui parlent plus fort et souvent se rejoignent.
J’accuse les tenants de cette pensée déconstructrice de briser l’unité de notre nation, de fragiliser la démocratie, de dresser les citoyens les uns contre les autres en leur apprenant méthodiquement à se détester profondément, à identifier dans l’autre un ennemi potentiel en le tenant responsable de tous ses malheurs.
Nous savons tous ce que la politique du bouc émissaire a produit comme catastrophes majeures par le passé. Alors, je conclurai par ces mots de Barbara : « Ô faites que jamais ne revienne le temps du sang et de la haine. » (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et INDEP.)
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « Menaces que les théories du wokisme font peser sur l’université, l’enseignement supérieur et les libertés académiques. »
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à seize heures vingt-cinq, est reprise à seize heures trente.)
Mme la présidente. La séance est reprise.
4
Communication relative à des commissions mixtes paritaires
Mme la présidente. J’informe le Sénat que les commissions mixtes paritaires chargées d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, de la proposition de loi organique visant à renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d’alerte, de la proposition de loi visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte, et du projet de loi portant reconnaissance de la Nation et réparation des préjudices subis par les harkis, par les autres personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut civil de droit local et par leurs familles du fait des conditions de leur accueil sur le territoire français, sont parvenues à l’adoption d’un texte commun.
5
Quelle politique ferroviaire pour assurer un maillage équilibré du territoire ?
Débat organisé à la demande de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, sur le thème : « Quelle politique ferroviaire pour assurer un maillage équilibré du territoire ? »
Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.
Je rappelle que l’auteur de la demande dispose d’un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répond pour une durée équivalente.
À l’issue du débat, l’auteur de la demande dispose d’un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.
Dans le débat, la parole est à M. Philippe Tabarot, au nom de la commission qui a demandé ce débat.
M. Philippe Tabarot, au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, presque quatre ans après l’adoption de la loi pour un nouveau pacte ferroviaire et plus de deux ans après l’adoption de la loi d’orientation des mobilités (LOM), dont le rapporteur dans cette chambre était notre collègue Didier Mandelli, la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable a souhaité faire un point d’étape, sous la forme d’un débat avec le Gouvernement sur les orientations de la politique ferroviaire pour nos territoires.
Or je dois vous dire, monsieur le secrétaire d’État, que les retours du terrain dont nous nous faisons l’écho aujourd’hui sont pour le moins contrastés !
Le Premier ministre a certes pris l’engagement, en décembre dernier, de régénérer les lignes de desserte fine partout dans le pays, soit 9 200 kilomètres de voie ferrée, mais le compte n’y est pas. Il est vrai que des protocoles d’accord ont bien été conclus entre l’État, SNCF Réseau et certaines régions afin d’identifier les lignes qui seraient reprises soit par les régions, soit par SNCF Réseau, et celles qui, comme actuellement, feraient l’objet d’un cofinancement.
Mais de quoi s’agit-il, sinon d’une manière pour l’État, comme il le fait souvent, de se défausser sur les régions de l’entretien des petites lignes, qui sont pourtant, en complément du réseau plus structurant, un gage d’égalité entre nos citoyens en matière de mobilité ?
En dépit des promesses, les montants consacrés par l’État à la régénération des lignes de desserte fine du territoire sont loin d’être à la hauteur des enjeux. Le rapport du préfet François Philizot évaluait le besoin de financement global à 7,6 milliards d’euros d’ici à 2028, dont 6,4 milliards à engager à partir de 2020, soit plus de 700 millions d’euros par an. Or le ministre délégué chargé des transports Jean-Baptiste Djebbari nous déclarait à l’automne dernier, lors de son audition par notre commission, qu’environ 600 millions d’euros y ont été consacrés sur les deux dernières années, soit seulement 300 millions d’euros par an.
Notre commission a bien proposé à plusieurs reprises, depuis 2020, de doubler les crédits investis par l’État dans les petites lignes, afin de se rapprocher des recommandations du rapport Philizot, mais ces amendements n’ont pas reçu les faveurs du Gouvernement. Comment expliquez-vous, monsieur le secrétaire d’État, un tel décalage entre les engagements et la réalité ?
Un écart similaire entre les intentions et les moyens mis en œuvre en matière de développement du transport ferroviaire transparaît significativement dans le projet d’actualisation du contrat de performance entre l’État et SNCF Réseau.
Le Sénat avait voté à l’unanimité l’inscription dans la loi d’un objectif d’augmentation de la part modale du transport ferroviaire. Pour autant, le projet de contrat qui devrait bientôt – je l’espère en tout cas – nous être transmis manque cruellement d’ambition et semble faire l’unanimité contre lui : les nouveaux entrants, Régions de France, ou encore la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut) ont tous déploré ses principales orientations. Les moyens qui y figurent sont en effet insuffisants pour atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés.
Monsieur le secrétaire d’État, il faut faire évoluer ce contrat pour donner au ferroviaire les moyens de nos ambitions !
Enfin, toujours dans une perspective de maillage équilibré du territoire, je souhaiterais vous entendre sur le modèle de financement du transport ferroviaire, notamment en ce qui concerne le secteur conventionné et les petites lignes.
Nous savons que le niveau des péages est très élevé en France, puisqu’il est en moyenne deux fois supérieur à la moyenne européenne. Régions de France a alerté le Premier ministre sur la trajectoire insoutenable d’augmentation des péages et invite à repenser le modèle de financement de SNCF Réseau à l’heure de l’ouverture à la concurrence. Comment comptez-vous répondre à ces demandes ?
Les régions ont déjà énormément investi en faveur du développement des transports du quotidien, et ce dans une logique d’aménagement du territoire, comme l’a d’ailleurs rappelé un récent rapport de la Cour des comptes relatif aux trains express régionaux (TER). Monsieur le secrétaire d’État, n’abandonnez pas ce patrimoine national ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Olivier Jacquin applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Olivier Jacquin.
M. Olivier Jacquin, au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens à saluer le président de notre commission et notre collègue Philippe Tabarot pour avoir demandé l’inscription à l’ordre du jour du Sénat de ce sujet qui m’est cher.
Quelle politique ferroviaire pour assurer un maillage équilibré du territoire ? La question se pose après quarante ans de tout-TGV et de TER sous-financés, ce qui a entraîné un grand nombre de fermetures de petites lignes et une très forte dégradation du réseau ferré national.
Je répondrai à cette question en deux temps, qui seront autant de questions qu’il me faut vous adresser, monsieur le secrétaire d’État.
Je veux tout d’abord revenir sur la méthode et les priorités du Gouvernement. Elles étaient d’abord consensuelles, lorsqu’il a été décrété, à l’occasion des Assises nationales de la mobilité, que priorité serait donnée aux trains du quotidien. Elles l’étaient déjà un peu moins lorsqu’il s’est agi d’ouverture à la concurrence et de réforme du statut des cheminots.
Vos méthodes ont été acceptées lors de l’examen de la loi d’orientation des mobilités : on a considéré comme raisonnable et acceptable une loi de programmation de nouvelles infrastructures, ainsi qu’un plan de régénération du réseau ferroviaire qui devait être confirmé dans un contrat de performance avec SNCF Réseau, contrat que nous attendons encore deux ans plus tard.
Mais vous avez ensuite commis deux tête-à-queue majeurs, à moins que ce ne soient des déclinaisons du « en même temps »…
Tout d’abord, en juillet dernier, le président Macron annonçait de nouvelles lignes à grande vitesse, certes nécessaires, mais qui, non financées et non programmées, viennent déséquilibrer le programme.
Ensuite, un deuxième problème a été révélé par la fuite dans la revue Contexte – je tiens à saluer son travail ! – du projet de contrat de performance avec SNCF Réseau : on y apprenait que les prix des péages augmenteraient très fortement. Cela n’apparaît pas sérieux : après la crise des gilets jaunes, puis le covid-19, qui a été une expérience de démobilité, il faut plus que jamais relever le défi climatique et donner un vrai modèle économique au rail, que ce soit pour les voyageurs ou le fret, en reconnaissant les externalités négatives.
En ce temps de crise de l’énergie, je réaffirme que le fer, c’est mieux que l’aérien ou la route : il faut préserver cette précieuse énergie ! Or vous n’avez pas profité du « quoi qu’il en coûte » et des plans de relance.
Monsieur le secrétaire d’État, tout cela conduit à ma première question : il manque environ 1 milliard d’euros par an aux gestionnaires d’infrastructures pour envisager ce maillage équilibré du territoire ; allez-vous leur fournir cette somme ?
Le deuxième temps de ma démonstration est issu d’une petite victoire sénatoriale, remportée lors de l’examen de la LOM : nous avions alors obtenu, de manière consensuelle, que le Gouvernement nous remette un rapport sur l’avenir des trains d’équilibre du territoire (TET) et des trains de nuit.
Grâce à la presse – merci en particulier à Mobilettre ! –, nous avons obtenu une version de ce rapport, qui a ensuite été rapidement validée par le ministère des transports. Cette étude passionnante démontre que des besoins demeurent non satisfaits par l’étoile ferroviaire du TGV. Cinq grandes liaisons transversales d’échelle nationale pourraient trouver des usagers, répondre à des besoins manifestes, mais elles n’ont plus de train à l’heure actuelle. Il en est de même pour une dizaine de lignes de trains de nuit.
Ma deuxième question, monsieur le secrétaire d’État, porte donc sur la mise en œuvre de ce rapport : envisagez-vous de créer de nouvelles lignes d’équilibre du territoire et de solliciter la SNCF ou d’autres opérateurs afin de les mettre en œuvre ? Quelle stratégie retenez-vous pour l’acquisition du matériel nécessaire, et sous quel calendrier ? (Applaudissements au banc de la commission. – M. Michel Savin applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Madame la présidente, monsieur le président de la commission, mesdames, messieurs les sénateurs, comme vous le savez, les Français sont attachés à un grand service public ferroviaire, qui fait partie intégrante de leur patrimoine national.
Le train a structuré le territoire jusqu’à ce que ce rôle soit concurrencé par celui des routes nationales et des autoroutes. Pour autant, bénéficier d’une gare à proximité de chez soi et d’une liaison directe vers Paris reste, dans l’imaginaire collectif, un outil indispensable à un maillage équilibré du territoire.
Pour beaucoup de Français, le train fait partie du quotidien, qu’ils l’empruntent tous les jours pour se rendre au travail ou, plus occasionnellement, pour rejoindre leur famille ou pour partir en vacances. Plus que jamais plébiscité par nos concitoyens, le train est un outil puissant au service de la transition écologique et du désenclavement de nos territoires.
Cependant, le réseau ferroviaire souffre de décennies de sous-investissements structurels. En 2017, la moyenne d’âge du réseau était de 30 ans, et les trois quarts des petites lignes ferroviaires étaient menacées de fermeture ou de forts ralentissements entre 2018 et 2030.
Dès le début de ce quinquennat, le Gouvernement a souhaité redonner au transport ferroviaire ses lettres de noblesse.
La stratégie que nous avons engagée répond à trois objectifs : régénérer le réseau ; améliorer concrètement les déplacements du quotidien et développer le fret ferroviaire ; enfin, accélérer la transition vers une mobilité propre pour tous.
Cette ambition s’est matérialisée par l’adoption du nouveau pacte ferroviaire, qui avait pour objectif de donner un nouveau souffle à notre système ferroviaire en faisant de l’ouverture à la concurrence une occasion de dynamiser le système, en définissant une nouvelle gouvernance qui permette de clarifier les rôles de chacun et de positionner le gestionnaire d’infrastructure comme garant de la qualité du système ferroviaire, et en conduisant à l’équilibre financier l’ensemble du système ferroviaire national, avec une remise à niveau du réseau ferré.
Afin de répondre à l’enjeu de maillage ferroviaire du territoire, notre politique ferroviaire comprend deux volets : un investissement sans précédent visant à régénérer l’ensemble du réseau ferroviaire et une nouvelle dynamique de développement des dessertes de voyageurs comme des liaisons de fret.
Je parle bien d’un investissement sans précédent, puisque nous avons augmenté le budget consacré par l’État au secteur ferroviaire de près de 60 % : ces dépenses sont passées de 16,7 milliards d’euros sur la période 2013-2017 à 26,6 milliards sur la période 2018-2022.
L’État s’est également engagé à reprendre les 35 milliards d’euros de dette de SNCF Réseau, dette largement héritée de la construction des lignes à grande vitesse, pour assainir la situation financière de cette société et lui permettre de se concentrer sur sa mission de régénération du réseau.
Cet investissement pour la régénération du réseau est tout à fait inédit : nous y consacrons en moyenne 3 milliards d’euros par an sur dix ans, soit 50 % de plus que pendant la décennie précédente.
En 2022, le soutien de l’État au transport ferroviaire se poursuit, grâce à la mobilisation de 4,7 milliards d’euros qui lui sont alloués dans le cadre du plan de relance.
Enfin, ce gouvernement a triplé les investissements destinés à la mise en accessibilité du réseau pour les personnes à mobilité réduite.
Cet investissement dans le réseau s’accompagne d’une mobilisation inédite afin de trouver une solution au problème de l’obsolescence des petites lignes qui irriguent l’ensemble du territoire national et sont, à ce titre, essentielles pour faciliter les mobilités du quotidien de nos concitoyens et favoriser l’attractivité des territoires. Nous avons donc fait de la régénération des lignes de desserte fine du territoire l’une des priorités de ce quinquennat.
Dès la remise du rapport de Jean-Cyril Spinetta sur l’avenir du transport ferroviaire, en février 2018, nous avons fait un choix très clair : l’avenir de ces lignes de desserte fine du territoire ne serait pas décidé depuis Paris. C’est un véritable projet d’avenir que nous voulons bâtir pour les petites lignes ferroviaires, à la croisée des chemins entre l’industrie, l’écologie et l’aménagement du territoire.
Nous avons donc mis en place un processus de décision concerté avec les territoires, et notamment les régions. Après des décennies de sous-investissement, nous avons engagé avec SNCF Réseau et les régions volontaires un plan de revitalisation des lignes de desserte fine du territoire.
Neuf régions se sont déjà engagées dans cette démarche, preuve de l’intérêt pour les collectivités de ce plan de revitalisation : les régions Grand Est, Bourgogne-Franche-Comté, Centre-Val de Loire, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Normandie, Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, Pays de la Loire et Hauts-de-France. Ce sont 6 000 kilomètres de lignes dont la pérennisation est désormais sécurisée, grâce à un investissement total de 5,2 milliards d’euros sur dix ans, tous financeurs compris.
Afin d’accélérer la mise en œuvre de cette priorité du Gouvernement, l’État a investi 300 millions d’euros pour accélérer les travaux les plus urgents dans le cadre du plan France Relance.
Le soutien public en faveur des petites lignes, que vous pouvez juger insuffisant, n’a donc jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui.
Enfin, l’assainissement financier du système ferroviaire permet de regarder à nouveau vers l’avenir. Le Gouvernement a ainsi pu débloquer les projets de lignes nouvelles structurantes qui permettront non seulement d’accélérer les liaisons entre Bordeaux et Toulouse, Marseille et Nice, ou Montpellier et Perpignan, mais aussi d’améliorer les étoiles ferroviaires de ces villes au service des transports du quotidien et des voyageurs qui ont besoin du train pour venir y travailler.
Le maillage équilibré du territoire que nous devons assurer passe aussi par une dynamisation des services ferroviaires offerts à nos concitoyens. Certains ne manqueront pas de déplorer le fait que les investissements que je viens d’évoquer ne portent pas leurs fruits, ne sont pas visibles de nos concitoyens. Mais le ferroviaire est une politique du temps long, où l’on récolte rarement sur un seul mandat le fruit des investissements consentis.
Ainsi, le transfert aux régions des petites lignes vise à leur permettre de développer de nouveaux services, au plus près des besoins des territoires, une fois ces lignes rénovées. Ce n’est certes pas encore tout à fait visible, mais il fallait le faire dès maintenant pour que ces lignes puissent un jour redevenir des axes de développement.
Il en va de même pour les effets de l’ouverture à la concurrence des transports ferroviaires régionaux. La région Sud – Provence-Alpes-Côte d’Azur a d’ores et déjà attribué deux lots à la suite d’un appel d’offres ; l’un d’entre eux est allé à un concurrent de SNCF, Transdev. Les régions Hauts-de-France, Grand Est, Pays de la Loire et, vendredi dernier, Bourgogne-Franche-Comté ont aussi annoncé qu’elles lanceraient prochainement de tels appels d’offres, qui vont permettre, grâce à l’émulation entre opérateurs, de faire bénéficier les voyageurs d’une meilleure qualité de service et d’un plus grand nombre de dessertes.
Une autre de nos actions en faveur d’une amélioration des services a déjà des résultats concrets : la relance des trains Intercités de jour et de nuit. Comme certains d’entre vous le savent, j’y suis très attaché. J’étais d’ailleurs la nuit dernière dans le train de nuit Briançon-Paris, même s’il me faut reconnaître que les trois heures de retard que nous déplorions à l’arrivée ont quelque peu désorganisé mon emploi du temps… (Sourires.)
Ces trains sont créateurs de liens entre les territoires et les citoyens, ils sont écologiques et économiques. Le train de nuit constitue une offre de transport adaptée aux enjeux d’aménagement des territoires et de transition écologique qui sont les nôtres.
C’est bien ce gouvernement qui a triplé le budget consacré au renouvellement des trains d’équilibre du territoire. C’est bien lui qui a œuvré, comme nul autre avant lui, à la renaissance des trains de nuit : le Paris-Nice a repris en mai dernier, le Paris-Tarbes-Lourdes et le Paris-Briançon en décembre. Le train de nuit Paris-Aurillac sera, lui, de retour dans deux ans au plus tard.
Pour réussir la redynamisation des trains de nuit, le Gouvernement a investi 100 millions d’euros dans le cadre du plan de relance, dont la moitié servira à la remise à niveau du matériel de nuit.
Nous devons à présent penser le maillage de demain. Près de dix lignes de trains de nuit pourraient voir le jour d’ici à 2030. Le rapport remis au Parlement par le Gouvernement au printemps dernier, conformément aux engagements inscrits dans la LOM, a permis de mettre en lumière plusieurs axes stratégiques et de dégager des pistes pour trouver un modelé économique viable sur le long terme. Je souhaite que le Parlement se saisisse de ce rapport et qu’un véritable débat ait lieu.
Nous souhaitons également créer un véritable élan européen de relance des trains de nuit : la liaison Paris-Vienne ouverte en décembre 2021 devrait être suivie par un Paris-Berlin en 2023.
Enfin, la cohésion du territoire national passe également par l’investissement dans la stratégie nationale pour le fret ferroviaire.
Le temps me manque pour vous l’exposer, mais je veux avant de conclure rappeler que la présidence française du Conseil de l’Union européenne, ce semestre, sera un temps fort pendant lequel notre pays pourra défendre à l’échelle européenne la décarbonation des transports, et notamment l’accélération du report modal vers le fer. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Débat interactif
Mme la présidente. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.
Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question et son éventuelle réplique.
Le Gouvernement dispose pour répondre d’une durée équivalente. Il aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de répondre à la réplique pendant une minute supplémentaire. L’auteur de la question disposera alors à son tour du droit de répondre pendant une minute.
Dans le débat interactif, la parole est à M. Olivier Jacquin.
M. Olivier Jacquin. Monsieur le secrétaire d’État, en 2018, la SNCF suspendait pour cinq ans les circulations de TGV par la ligne classique de Nancy vers Lyon, en raison, nous affirmait-elle alors, de travaux en gare de Lyon-Part-Dieu. En compensation, deux liaisons alternatives étaient mises en place : l’une par Strasbourg et l’autre par Marne-la-Vallée ; or cette dernière, une liaison TGV directe assurée à un tarif acceptable, a été supprimée l’an dernier sans autre forme de procès.
Depuis lors, le rapport sur les perspectives de développement des trains d’équilibre du territoire a fait la brillante démonstration qu’un besoin et des usagers existent pour une liaison depuis le sillon lorrain et les métropoles de Metz et Nancy vers Dijon, Lyon et Grenoble.
Alors, monsieur le secrétaire d’État, qu’en est-il du rétablissement de cette liaison directe ? Les promesses de la SNCF seront-elles tenues ? Entendez-vous signer une convention avec la SNCF ou un autre opérateur pour faire de cet axe important une ligne d’équilibre du territoire et rétablir enfin ce service public ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur Jacquin, vous connaissez bien le contexte général : la loi d’orientation des mobilités et le fameux rapport Philizot, remis au Parlement en mai 2021, relatif au développement des nouvelles lignes de trains Intercités de jour et de nuit. Ce rapport avait pour objet d’identifier au plus près les lignes de TET qui permettraient de répondre aux besoins de désenclavement des territoires les plus éloignés des grands axes de circulation.
Je tiens à souligner l’intérêt de ces nouvelles lignes de train longue distance afin d’améliorer l’accessibilité des métropoles et des villes moyennes ; je souhaite vraiment – je l’ai déjà dit, mais j’y insiste – que la transmission de cette étude au Parlement soit l’occasion d’un large débat sur la manière de redynamiser et même de réenchanter ces trains.
Concernant les trains Intercités de jour, trois nouvelles lignes potentielles ont été identifiées dans ce rapport : Metz-Lyon-Grenoble, Toulouse-Lyon et Nantes-Rouen-Lille. Des études complémentaires sont nécessaires pour définir précisément la faisabilité technique et économique de ces liaisons. Il faudra également veiller à la bonne articulation du développement de ces lignes avec le programme de régénération et de modernisation du réseau ferroviaire.
Quant aux liaisons que vous avez évoquées, il y a en effet eu une sorte de pis-aller pendant un certain temps pour que les lignes à partir du sillon lorrain soient maintenues. Un facteur conjoncturel avait été initialement mis en avant par la SNCF, à savoir les travaux de la gare de Lyon-Part-Dieu ; c’est l’argument qu’elle avait donné à l’État et aux collectivités pour justifier la suppression de la desserte TGV entre Lyon et le sillon lorrain. La SNCF indique désormais que c’est la nature du trafic entre Nancy et Dijon, d’ordre régional ou interrégional, qui la conduit à ne pas envisager le retour des services par TGV.
Pour autant, en 2019, la fréquentation des services TER de substitution était bonne, avec une centaine de personnes par train. La demande potentielle pour des trajets ferroviaires directs de Nancy vers Lyon et au-delà existe ; cet axe a vraiment été identifié dans le rapport que je viens de citer. Il me semble important que nous puissions l’étudier de façon très précise et suivant la méthodologie que je viens d’exprimer, qui embrasse de manière plus générale les TET et les lignes TGV.
Mme la présidente. La parole est à M. Olivier Jacquin, pour la réplique.
M. Olivier Jacquin. Monsieur le secrétaire d’État, il y a de bonnes et de mauvaises nouvelles.
La mauvaise nouvelle, c’est que, selon votre réponse très claire sur ce point, la SNCF aurait dit qu’elle n’envisageait pas le retour du TGV sur cette liaison. Selon son argument initial, dès que le nœud lyonnais serait désenclavé, ce service pourrait être rétabli. Or vous venez de m’affirmer que l’axe Nancy-Dijon avait plutôt une vocation régionale, donc assurée par des TER ; je ne l’entends pas du tout ainsi !
Par ailleurs, vous avez mentionné le rapport Philizot. Ce doit être une confusion, car le Parlement n’a jamais eu connaissance de ce rapport et la presse n’a jamais réussi à le faire fuiter ; nous n’avons eu qu’un drôle de condensé de quelques pages, ce qui n’était pas glorieux pour la communication du Gouvernement et le respect du Parlement.
Alors, monsieur le secrétaire d’État, vous m’avez confirmé que trois lignes de TET pourraient bien voir le jour, mais je vous ai aussi demandé quels seraient la méthode et le calendrier. Vous me dites qu’il faut faire des études : cela ne me suffit pas !
Mme la présidente. La parole est à M. Frédéric Marchand. (M. François Patriat applaudit.)
M. Olivier Jacquin. Donc je n’ai pas de réponse !
Mme la présidente. Monsieur Jacquin, M. le secrétaire d’État a la liberté de répondre ou non aux répliques.
La parole est donc bien à M. Frédéric Marchand.
M. Frédéric Marchand. Monsieur le secrétaire d’État, voici ce que déclarait, le 27 janvier dernier, le président de la région Hauts-de-France lors de la séance plénière du conseil régional : « On a un État qui ne croit pas au réaménagement du territoire. Nous, nous allons sacrément investir : 585 millions engagés pour la rénovation des trains, 600 pour la sauvegarde des petites lignes, 250 pour la modernisation des gares. »
Vous l’aurez compris, évoquer les sujets de la politique ferroviaire et du maillage territorial dans ma belle région des Hauts-de-France est devenu depuis plusieurs mois chose impossible pour nombre de raisons tant structurelles que conjoncturelles, mais aussi du fait d’une volonté politique manifeste d’hystériser un débat qui mériterait décidément mieux que le procès en sorcellerie fait de manière permanente à l’opérateur historique et à l’État, accusé de tous les maux.
L’angélisme n’a sans doute pas sa place dans le débat et la SNCF n’est pas exempte de reproches – c’est un usager régulier, comme vous, monsieur le secrétaire d’État, qui le dit –, mais la politique du coup de menton permanent ne l’a pas non plus !
La situation que nous vivons aujourd’hui dans cette région est révélatrice de ce qu’il ne faut pas faire, mais démontre également la nécessité de travailler ensemble à la construction d’un vrai service public des mobilités ferroviaires au service des usagers et du territoire.
Le maillage ferroviaire du territoire ne saurait se faire dans la méfiance et la défiance, avec un opérateur montré constamment du doigt et une région qui a souvent tendance à vite oublier que c’est elle qui a validé, en lien avec les acteurs du territoire, les orientations politiques de mobilités et le schéma de transport, qui est remis en question à la moindre anicroche.
La signature, la semaine dernière, du contrat de performance entre la région et SNCF Réseau s’est faite dans la douleur, vous le savez. Elle permet enfin, théoriquement, de graver dans le marbre les engagements des uns et des autres. Pour autant, nombre de difficultés persistent et il faudra certainement encore du temps pour rétablir une situation qui permette de travailler dans la sérénité et l’efficacité.
Monsieur le secrétaire d’État, dans une région comme les Hauts-de-France, la question des mobilités et du maillage ferroviaire des territoires est prioritaire.
Ainsi, alors que le Président de la République se rend demain dans le bassin minier, se pose à nouveau la question d’une liaison ferroviaire directe entre la métropole lilloise et le bassin minier, qui offrirait de nouveaux horizons à un territoire qui a tant donné à la France.
Monsieur le secrétaire d’État, ma question sera donc simple : pouvez-vous me confirmer ici que l’État porte une vision et une envie ferroviaire pour notre territoire devenu aujourd’hui, sur cette question, otage d’enjeux politiques mortifères ? (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Comme vous, monsieur le sénateur Frédéric Marchand, je déplore vraiment que la question essentielle de la mobilité dans les Hauts-de-France soit prise en otage à quelques mois de l’élection présidentielle. Je pense que cette région mérite franchement mieux que cela.
M. Michel Savin. La France aussi !
M. Joël Giraud, secrétaire d’État. Avant de servir aux intérêts politiques nationaux, la question des mobilités et du maillage ferroviaire dans les Hauts-de-France est d’abord une question très concrète pour nos concitoyens. Ce n’est pas une question de plateau télé, mais une question du quotidien : il s’agit de se rendre au travail, de rejoindre sa famille, ou de partir en vacances.
Permettez-moi à présent de répondre avec précision à votre question. À la demande de la région Hauts-de-France, à partir de février 2019, une phase de concertation autour des évolutions des dessertes TGV a débuté entre la région et la SNCF. Compte tenu des enjeux que vous avez bien décrits, le Gouvernement a par ailleurs demandé à la SNCF d’élargir à l’ensemble des collectivités concernées le travail amorcé avec la région. L’évolution des dessertes TGV ne peut en effet se faire sans la compréhension de chacun des territoires.
Dans l’ensemble, ces discussions ont permis d’améliorer le niveau de desserte TGV de ces territoires. Si l’offre de services a été fortement perturbée en 2020 et 2021 du fait de la crise sanitaire, l’enjeu principal à court terme est désormais de remettre en place progressivement les offres nominales telles qu’elles étaient prévues au service annuel 2021.
Pour les petites lignes, le protocole signé avec la région prévoit 825 millions d’euros de travaux, dont 330 millions financés par l’État et SNCF Réseau.
Concernant les difficultés rencontrées par le TER Hauts-de-France, nous avons bien conscience que celles-ci ont été ces derniers mois très importantes et très pénalisantes pour les voyageurs. Ce sujet est de la compétence de la région, autorité organisatrice de la mobilité (AOM). La SNCF nous a indiqué avoir mis en place un plan de redressement de la qualité, et des points réguliers sont faits entre l’autorité organisatrice et la SNCF pour suivre l’avancement de ce plan.
J’espère que ces éléments vous permettront de répondre à cette question essentielle, qui ne doit pas relever d’une polémique stérile. (M. François Patriat applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre-Jean Verzelen. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Pierre-Jean Verzelen. Monsieur le secrétaire d’État, je pose aujourd’hui de nouveau une question sur la virgule de Roissy, que j’avais posée il y a un an maintenant. Le ministre des transports m’avait alors répondu que les choses avançaient très bien sur le barreau Roissy-Picardie. C’est vrai, c’est une très bonne nouvelle, mais ce n’est pas exactement la même ligne ! (Sourires.)
Pour ma part, je vous parle d’un raccordement d’un peu plus d’un kilomètre qui permettrait de raccrocher la gare de l’aéroport de Roissy à la ligne qui relie Paris à Villers-Cotterêts, Soissons, Laon et Hirson.
L’enjeu de ce projet en matière de maillage territorial est très important. Dans un territoire difficile, cela faciliterait la mobilité des habitants de l’Aisne qui travaillent à Roissy, et permettrait aux travailleurs de Roissy qui habitent à proximité de l’aéroport d’aller s’installer dans des territoires ruraux. Ajoutons que s’ouvrira dans quelques mois à Villers-Cotterêts la Cité internationale de la langue française, à l’intérêt touristique évident ; il est donc important que les touristes puissent venir dans cette ville depuis Roissy.
Une étude pré-opérationnelle a été lancée il y a quelques mois, actée dans le contrat de plan État-région (CPER). Elle a été menée par SNCF Réseau et financée par l’État et la région Hauts-de-France à hauteur de 150 000 euros chacun.
Monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous nous confirmer que SNCF Réseau a progressé dans ces études ? En aurons-nous bien les résultats au mois de juin ? Pouvez-vous enfin réaffirmer ici la volonté de l’État d’aboutir sur un sujet ô combien structurant pour l’Aisne et au cœur de l’aménagement du territoire ?
Rappelons enfin, puisque l’on parlait des Hauts-de-France dans la question précédente, que le conseil régional a quant à lui affirmé clairement les choses : il est déjà prêt à financer ce projet. On attend autant de clarté de la part de l’État…
M. Michel Savin. Très bien ! De la clarté !
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur, je vais tenter de ne pas faire l’erreur de répondre à une autre question que celle que vous me posez…
Le projet de la virgule de Roissy est extrêmement intéressant pour votre territoire, parce que ce nouveau barreau ferroviaire entre la ligne Paris-Laon et l’aéroport de Roissy via la ligne à grande vitesse d’interconnexion améliorerait la desserte ferroviaire entre l’Aisne et l’Île-de-France ; c’est une revendication de votre territoire.
Mais j’ai bien compris que votre question ne portait pas seulement sur ce sujet. Pour vous répondre de manière précise sur l’attractivité du territoire axonnais et la façon de le développer, puisque c’est bien là votre préoccupation, l’État a décidé de financer en 2021, à hauteur de 150 000 euros, une nouvelle étude fonctionnelle et technique.
Cette étude, qui se poursuit à l’heure où je vous parle, va permettre d’alimenter les réflexions globales à conduire sur l’ensemble des opérations prévues sur le réseau Nord, en particulier au sein de la plateforme service et infrastructure qui réunit État, collectivités et SNCF Réseau.
Le financement et le calendrier de la suite des études pourront être abordés dans le cadre classique des négociations, autour du volet mobilité 2023-2027 du contrat de plan État-région des Hauts-de-France, en tenant compte des options qui ont déjà été retenues à l’issue de l’étude financée en 2021.
Voilà ce à quoi nous nous engageons, monsieur le sénateur, pour les années qui viennent dans le territoire qui vous intéresse.
Mme la présidente. La parole est à M. Daniel Gueret.
M. Daniel Gueret. Monsieur le secrétaire d’État, la période de crise sanitaire que nous traversons depuis deux ans a mis en avant de nouveaux modes de vie pour nos concitoyens, parmi lesquels se trouve le lieu d’habitation.
Le marché de l’immobilier des villes moyennes situées à 100 kilomètres de la capitale a été pris d’assaut. Pour autant, ces nouveaux habitants ont conservé leur travail à Paris ou sa banlieue. L’idée a été proposée d’expérimenter des trains directs entre les agglomérations situées dans un rayon de 100 kilomètres et Paris, sur des sillons peu utilisés en dehors des horaires de pointe. Ces villes de taille moyenne forment un cercle autour de Paris et sont elles-mêmes au centre d’une étoile ferroviaire maillant leur propre département.
La politique ferroviaire dont a besoin notre pays pour répondre aux nouveaux comportements passe, non pas uniquement par la réouverture parfois utopique de toutes les petites lignes, mais par une optimisation des moyens déjà à disposition, en cohérence avec les financements possibles.
Vous l’avez souligné à l’occasion d’une autre question, monsieur le secrétaire d’État : le temps politique n’est pas le temps ferroviaire. Pour exemple, en 1993, j’ai lancé la réflexion sur la réouverture de la ligne Chartres-Orléans. Il aura fallu vingt-sept ans pour réaliser un tronçon de 27 kilomètres (M. Philippe Tabarot s’exclame.) entre Chartres et Voves, qui permet au département d’Eure-et-Loir d’être rattaché à la capitale universitaire qu’est Tours.
Et que dire des moyens financiers dont disposent des branches SNCF, qui ne permettent absolument pas de rattraper le retard immense pris durant plusieurs décennies sur les réseaux ? La ville de Chartres, dont je suis l’élu, travaille par exemple à cette modernité depuis plusieurs années avec la région Centre-Val de Loire, autorité organisatrice de transports (AOT), et le groupe SNCF.
Si le vaste programme Pôle gare a permis la modernisation express de l’outil de travail SNCF, il a hélas été largement financé par les collectivités territoriales.
Aujourd’hui, le maillage du territoire passe par un ferroviaire…
Mme la présidente. Votre temps est écoulé, mon cher collègue.
La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur Gueret, vous le savez, la crise sanitaire a profondément rebattu non seulement les cartes du rapport au travail, mais aussi les besoins en termes de mobilité.
Les entreprises et les salariés se sont adaptés avec le télétravail, le recours aux visioconférences, etc. Il est malgré tout encore difficile de déterminer si l’évolution de ces comportements est durable et si elle s’inscrira dans le temps, lorsque la crise sera derrière nous.
Pour continuer d’attirer les usagers, notre réseau ferroviaire prendra bien évidemment en compte ces évolutions. Comme vous l’avez souligné, monsieur le sénateur, le temps ferroviaire n’est pas toujours le temps de nos concitoyens et des évolutions de la société.
J’en viens plus précisément à votre question.
En grande couronne parisienne, le besoin de desserte des villes intermédiaires est élevé au regard de la très forte densité de population. La capacité de l’infrastructure ferroviaire est directement liée au différentiel de vitesse entre les trains rapides et les circulations lentes, notamment celles qui comportent des arrêts multiples. Dans ces conditions, un train rapide est consommateur de capacités ferroviaires dans les zones denses de circulation où se croisent des trains qui comportent, eux, plusieurs arrêts.
De surcroît, les lignes entre Paris et ces villes relèvent principalement de la responsabilité des régions. Il reviendrait à ces dernières de négocier, notamment avec Île-de-France Mobilités, l’insertion éventuelle de ces nouvelles dessertes.
Monsieur le sénateur, j’appelle également votre attention sur le fait que, en région parisienne, il pourrait justement être difficile d’insérer des trains rapides dans un système ferroviaire déjà relativement saturé. Je crois que ces négociations, qui sont, permettez-moi de le dire, des rapports de force entre la région qui est la vôtre et Île-de-France Mobilités doivent avoir lieu. Ainsi sera-t-il possible d’améliorer un quotidien dont je conçois qu’il soit difficile pour ceux qui habitent loin et travaillent dans la région parisienne.
Mme la présidente. La parole est à M. Guy Benarroche.
M. Guy Benarroche. Monsieur le secrétaire d’État, nous le savons, le ferroviaire est un outil incontournable de la transition écologique. Assurer un maillage équilibré dans chacun des territoires signifie pour l’État se donner les moyens d’engager une véritable politique ferroviaire. Pourtant, aujourd’hui, votre politique globale des transports est loin d’être structurée et de parvenir à l’objectif ambitieux de part modale fixé par la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi Climat et résilience.
Certes, le Gouvernement commence à répondre au manque d’investissement criant des dernières décennies, mais pas assez pour rattraper le retard et conforter l’attractivité du rail : 2,3 milliards d’euros sur trois ans sont destinés à SNCF Réseau, mais les besoins estimés s’élèvent en réalité à 3,5 milliards d’euros, ceux des petites lignes à 700 millions d’euros par an. Là encore, les crédits alloués – 310 millions d’euros – sont bien insuffisants.
Vous savez que la poursuite des trajectoires actuelles entraînerait la condamnation de nombreuses lignes et l’enclavement de territoires déjà isolés. Le réseau ferroviaire peine à sortir de son état de dégradation : aucun modèle de financement n’a été défini pour sa modernisation, l’offre de transport n’est ni équilibrée ni structurée, et un manque de transparence sur le fléchage des coûts est notable.
La possibilité de transfert des petites lignes aux régions dans le projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, dit 3DS, sous couvert de les responsabiliser, risque de constituer un véritable fardeau pour elles, alors qu’elles assument déjà la plus grande partie du coût de renouvellement.
Monsieur le secrétaire d’État, pensez-vous donc qu’une telle politique assurera un « maillage équilibré du territoire » ? Avez-vous véritablement actionné tous les leviers pour, enfin, entamer une véritable réforme du système ferroviaire et lancer un plan d’investissements à la hauteur des enjeux ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur Benarroche, les liens entre les territoires et les citoyens sont souvent conditionnés par la qualité des dessertes fines du territoire, qui constituent vraiment une offre de transport adaptée aux enjeux d’aménagement des territoires et de transition écologique qui sont les nôtres. Je sais que vous y êtes particulièrement attaché – je le suis d’ailleurs tout autant, même si je ne suis pas le ministre chargé des transports.
On dénombre en France 9 000 kilomètres de petites lignes qui irriguent aujourd’hui nos territoires. Comme je l’ai indiqué en introduction de ce débat, ce gouvernement a œuvré comme aucun autre avant lui à la renaissance de ces lignes. En 2020, il a engagé avec les régions un plan de remise à niveau de ces lignes et de remise à plat de leur gouvernance. En 2022, il poursuit cet effort massif : ainsi, l’État engagera plus de 200 millions d’euros sur les petites lignes, pour un bilan de plus de 550 millions d’euros sur la période 2020-2022.
Depuis le début du quinquennat, 1 100 kilomètres de lignes ont déjà été régénérées, avec des renouvellements de voies ou de ballasts. Dans votre région, monsieur le sénateur, 138 kilomètres de lignes ont même déjà été rénovées.
Ce travail étroit de concertation avec les régions a porté ses fruits : neuf protocoles d’accord sont déjà signés ou adoptés par les assemblées régionales délibérantes pour un montant de 5,8 milliards d’euros. C’est bien la preuve concrète que, sur les 9 000 kilomètres de petites lignes, 7 000 kilomètres pourront être sauvés.
Une telle politique tranche considérablement avec ce qui s’est passé précédemment et correspond bien aux engagements, à la fois du Président de la République et du Gouvernement, de faire en sorte que le ferroviaire redevienne une priorité. On peut toujours considérer que l’on peut faire plus, mais ce qui a été fait sous ce quinquennat est tout à fait remarquable par rapport aux autres périodes. (Murmures sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. Guy Benarroche, pour la réplique.
M. Guy Benarroche. Une véritable politique ferroviaire, ce serait : sauver les trois quarts des lignes de desserte fine du territoire qui sont menacées ; assurer une trajectoire de modernisation et d’innovation, avec une participation de l’État accrue aux investissements de régénération ; inclure les acteurs locaux, pour aboutir à une vision partagée du maillage territorial sur le long terme ; couvrir les territoires peu denses, autant que les territoires urbains ; donner plus de moyens au fret et au transport combiné ; garantir une concurrence saine entre les opérateurs.
La France est encore bien loin de ce tableau ! La coopérative ferroviaire Railcoop l’a très bien rappelé : un maillage sur l’ensemble du territoire doit requérir des aides de l’État.
Monsieur le secrétaire d’État, les effets d’annonce ne suffisent pas. Pour parvenir à la part modale de 18 % pour le fret et de 17 % pour les voyageurs, il faudra actionner davantage de mesures concrètes pour le rail.
Mme la présidente. La parole est à M. Gérard Lahellec.
M. Gérard Lahellec. Bien qu’il soit prématuré de dresser un bilan de tous les bouleversements institutionnels intervenus depuis 2018, des tendances lourdes se dégagent, dont il convient de tirer tous les enseignements.
Premièrement, le pacte ferroviaire, qui devait conforter l’offre globale de desserte ferroviaire à l’échelle du pays, n’a pas pour l’instant produit ses effets.
Deuxièmement, en matière d’ouverture des lignes à la concurrence, l’axe TGV Paris-Lyon illustre bien le fait que celle-ci tend à s’exercer prioritairement sur les segments captifs. Une telle concurrence, si elle devait s’exercer sur un territoire comme le mien, la Bretagne, porterait sur l’axe Paris-Rennes. Dès lors se pose la question suivante : qui emmènera des trains jusqu’à Brest et Quimper ? En effet, plus on va loin, plus on va au bout, moins il y a de monde et de captifs.
Troisièmement, le projet de loi 3DS consacre en quelque sorte la partition des petites lignes ferroviaires en trois catégories, sachant que la dernière catégorie est laissée à 100 % à la charge des collectivités territoriales. Au fond, celles qui ont remis en état leurs lignes sont les bons élèves que l’on punit dans la mesure où on laisse à leur charge 100 % de ce qui reste à faire.
Quatrièmement, les pertes de recettes consécutives à la crise du covid n’ont été compensées en aucune manière. Ce sont la SNCF et les régions qui ont trouvé des accords pour pourvoir au comblement de cette charge.
Cinquièmement, dans le cadre de la loi Climat et résilience, nous avons ici même, au Sénat, adopté des amendements ambitieux pour le développement du ferroviaire. On en parle trop peu à mon goût.
Je vous poserai une seule question, monsieur le secrétaire d’État : quelle ambition nourrit ce gouvernement pour préserver l’offre de services publics à l’échelle de l’ensemble du territoire ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur Lahellec, la dégradation du service, l’endettement et le déficit record, ainsi que le manque de compétitivité du réseau, sont le triste résultat de décennies de sous-investissements. Le constat que l’on a dressé en 2017, s’il n’était pas nouveau, n’en était donc pas moins relativement amer, il faut bien le reconnaître.
Il était urgent de sauver le service public ferroviaire et c’est ce que nous avons fait dès le début du quinquennat avec la loi pour un nouveau pacte ferroviaire, afin de transformer ce service public essentiel et le rendre plus performant et viable à long terme.
Cette réforme avait pour objectif des améliorations pour tous : pour les usagers, des trains plus ponctuels, plus nombreux et plus sûrs, ainsi que de meilleurs services ; pour l’entreprise SNCF, tournée vers l’avenir, compétitive et aux finances assainies ; pour les cheminots, une vision claire de l’avenir de leur profession qui a beaucoup évolué, des postes plus attractifs, une véritable reconnaissance de leur rôle ; pour le contribuable, enfin, la garantie que chaque euro dépensé l’est efficacement.
Beaucoup de chemin a été fait depuis le lancement de cette réforme, notamment dans le domaine social, avec la mise en place d’un cadre social harmonisé pour tous les salariés du ferroviaire, la constitution d’une branche professionnelle, la définition d’un « sac à dos social » pour les salariés qui seront transférés, lequel prévoit notamment la portabilité de leur régime de retraite, la création d’une caisse de branche unique pour les salariés de la branche ferroviaire, qu’ils soient statutaires ou non.
Pour les usagers, c’est l’arrivée de Trenitalia, qui a commencé son service Paris-Lyon-Milan au mois de décembre 2021, l’émergence d’opérateurs comme Railcoop, dans le domaine de l’économie sociale, qui affiche l’ambition de desservir les territoires ruraux entre Lyon et Bordeaux dès 2022, puis d’assurer des liaisons entre Rennes et Toulouse ou encore entre Thionville et Lyon en 2023.
On constate aujourd’hui une véritable appétence des opérateurs pour explorer tous les segments de marché, et pas seulement ceux qui sont considérés comme les plus rentables. C’est la meilleure preuve que le cadre d’ouverture à la concurrence que nous aurons mis en œuvre permet de libérer les énergies et de susciter de nouveaux services au profit des voyageurs.
Mme la présidente. La parole est à Mme Denise Saint-Pé.
Mme Denise Saint-Pé. Monsieur le secrétaire d’État, le Sénat a souhaité débattre de la politique ferroviaire menée par le Gouvernement. Je m’en réjouis, tant les cinq années passées ont bouleversé le secteur ferroviaire.
En effet, si la loi pour un nouveau pacte ferroviaire et la plus longue grève de l’histoire de la SNCF, à l’occasion de la tentative de réforme des retraites, sont désormais derrière nous, la pandémie et l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire sont toujours en cours. D’autres défis s’annoncent par ailleurs en matière de décarbonation des mobilités et d’aménagement du territoire.
C’est pourquoi il est primordial de maintenir la qualité de notre réseau ferroviaire, qui repose sur trois piliers : un réseau à grande vitesse, un réseau structurant, des lignes de desserte fine.
Si je me réjouis que le plan de relance permette de renouer avec le développement de lignes à grande vitesse, je m’inquiète néanmoins que ces investissements ne remettent en question les objectifs de performance du réseau structurant, pourtant tout aussi nécessaire pour nos concitoyens.
J’en veux pour illustration l’état et la fiabilité défaillants des caténaires dites « Midi » sur les lignes du sud-aquitain, par exemple sur l’axe Dax-Pau, qu’il faudrait remplacer par des infrastructures modernes.
Aussi, monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous me rassurer quant à la volonté de l’État de relancer la grande vitesse sans porter préjudice à la modernisation du réseau structurant ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Madame la sénatrice Denise Saint-Pé, l’entretien et l’amélioration du réseau ferroviaire existant constituent une priorité sur le long terme pour le Gouvernement, afin d’offrir une offre de qualité à l’ensemble des territoires. Vous avez raison, il est essentiel de trouver un juste équilibre entre les lignes à grande vitesse et les lignes classiques. Le développement des premières ne peut se faire au détriment des secondes.
Le Gouvernement s’attache à trouver cet équilibre entre TGV et petites lignes, entre régénération des trains de jour et relance des trains de nuit, entre développement des lignes nationales et essor des lignes internationales. Tout cela nous permettra d’« assurer un maillage équilibré du territoire », pour reprendre l’intitulé du présent débat.
Madame la sénatrice, vous avez mentionné la desserte ferroviaire de la région paloise. Je vous confirme que le Gouvernement est très attentif aux études d’amélioration, qui sont financées à parité par l’État et la région dans le cadre du CPER 2015-2020 de Nouvelle-Aquitaine, à hauteur de 0,5 million d’euros. Ces études, dont la remise est attendue pour la fin du mois d’avril 2022, permettront d’identifier, en concertation avec les territoires, les modalités d’amélioration de la desserte de Pau, grâce à l’optimisation des infrastructures existantes entre Dax et Pau.
L’amélioration de la desserte de Pau peut également s’envisager à l’aune du Grand projet du Sud-Ouest, le GPSO, et de sa section de lignes nouvelles à grande vitesse – 350 kilomètres par heure – entre le sud de la Gironde et Dax. Cette section nouvelle réduira le temps de parcours des usagers de vingt minutes entre Bordeaux et Dax et, par extension, entre Paris et Pau ; concrètement, le trajet durera trois heures cinquante, contre quatre heures dix actuellement. Elle sera réalisée dans la continuité de la section Bordeaux-Toulouse, pour laquelle le Gouvernement a récemment confirmé l’engagement financier de l’État.
Je tiens à souligner que la réalisation de cette nouvelle ligne n’est absolument pas contradictoire avec la rénovation et la modernisation du réseau existant, puisque le GPSO comprend des aménagements qui sont essentiels pour le bon fonctionnement des nœuds ferroviaires de Bordeaux et de Toulouse, qui permettront d’augmenter non seulement le nombre, mais surtout la fiabilité des circulations, ce qui est, je crois, un enjeu fondamental pour vous.
Mme la présidente. La parole est à Mme Denise Saint-Pé, pour la réplique.
Mme Denise Saint-Pé. Monsieur le secrétaire d’État, il est grand temps que le réseau sud-aquitain soit amélioré. Cela passe notamment par la modernisation de ces caténaires qui datent tout de même de 1937 !
Mme la présidente. La parole est à M. Éric Gold.
M. Éric Gold. En matière de politique ferroviaire, le Gouvernement s’est positionné en faveur de la rénovation du réseau existant. Des engagements ont d’ailleurs été pris dans ce sens, par exemple concernant la ligne TET Clermont-Ferrand-Paris pour les années à venir, ligne qui souffre souvent de retards inacceptables.
Je souhaite évoquer également les petites lignes du transport du quotidien, c’est-à-dire celles qui relient les métropoles intrarégionales. Il faut aujourd’hui plus de deux heures trente en train pour relier deux métropoles d’une même région, Saint-Étienne et Clermont-Ferrand ; c’est une heure de plus qu’en voiture, et pour cause : il est impossible d’effectuer ce trajet en train sans correspondance. Depuis 2007, les usagers se trouvent contraints d’utiliser l’autocar, ou plus naturellement leur voiture, pour se rendre de Clermont-Ferrand à Saint-Étienne. Dans un contexte de réchauffement climatique, vous conviendrez que la dynamique n’est pas la bonne.
L’année 2016 a marqué la fermeture du tronçon de cette ligne entre Thiers et Boën-sur-Lignon, rendant impossible la connexion entre les deux métropoles. L’année 2016 a également vu la création des grandes régions, qui a relié administrativement Clermont-Ferrand et Saint-Étienne, au moment même où celles-ci se trouvaient « ferroviairement » déconnectées.
Lors de la suspension du tronçon de 48 kilomètres, les travaux de régénération ont été estimés autour de 50 millions d’euros. Une étude de faisabilité a été lancée voilà quelques mois par la région Auvergne-Rhône-Alpes, dont les conclusions tardent à se faire connaître.
En réalité, la région semble dans l’attente d’un engagement de l’État pour s’engager à son tour sur les dépenses d’une telle ampleur. Les deux tronçons restants, Clermont-Ferrand-Thiers et Boën-sur-Lignon-Saint-Etienne, sont assurés par des TER ; c’est donc la région qui est l’autorité organisatrice. Reste que l’État ne peut se désengager de toutes ces lignes qui maillent notre région et rendent effectives les réformes administratives dont il est lui-même à l’origine.
Monsieur le secrétaire d’État, je parle là d’une voie qui renforce le maillage ferroviaire du territoire en reliant à la fois deux métropoles et plusieurs petites villes de zones rurales. Aussi, ma question est simple : le Gouvernement entend-il s’engager sur ce dossier pour mettre un coup d’accélérateur à la régénération tant attendue de la ligne Thiers-Boën-sur-Lignon ?
M. Jean-Claude Requier. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur Éric Gold, vous avez commencé votre propos en saluant le programme extrêmement ambitieux – 160 millions d’euros – de régénération de la ligne Paris-Clermont-Ferrand, ligne que j’ai beaucoup utilisée et donc je connais les quelques difficultés pour avoir de temps en temps cru que je voyageais dans un train de nuit alors que j’étais dans un train de jour ! (Sourires.)
Vous m’interrogez plus spécialement sur la section Thiers-Boën-sur-Lignon, qui constitue la partie centrale de la ligne Clermont-Ferrand-Saint-Étienne, et qui est classée en petite ligne ferroviaire jusqu’à Saint-Just-sur-Loire, à l’approche de l’agglomération de Saint-Étienne. Cette section, qui est la plus montagneuse, fait l’objet d’une suspension des circulations depuis 2016 ; un service de substitution par autocar a donc été mis en place.
L’accord pour la relance du ferroviaire en Auvergne qu’ont signé le 5 octobre 2020 le président du conseil régional et le Premier ministre pour la période 2020-2022 n’a en effet prévu aucun investissement sur la section Thiers-Boën-sur-Lignon. Le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes a annoncé au mois de février 2021 le lancement d’une étude pour expertiser les besoins et envisager une réhabilitation à un coût moins élevé que celui estimé jusqu’à présent.
C’est en effet à la région, autorité organisatrice de transports en la matière, de définir les modalités de services envisageables sur ce tronçon, qui incluent le recours à des choix technologiques innovants, alternatifs au ferroviaire lourd. Si un projet viable venait à émerger, soyez assuré, monsieur le sénateur, que l’État serait prêt à accompagner les acteurs territoriaux dans cette démarche.
Par ailleurs, les résultats de cette étude permettront d’alimenter les discussions relatives à l’élaboration du protocole d’accord État-Région sur l’avenir des petites lignes ferroviaires, qui est en cours de négociation entre l’État et la région Auvergne-Rhône-Alpes. Là encore, monsieur le sénateur, soyez assuré que, si la décision est prise et que la région suit la volonté exprimée par les habitants, l’État sera au rendez-vous.
Mme la présidente. La parole est à M. Éric Gold, pour la réplique.
M. Éric Gold. Monsieur le secrétaire d’État, sur les petites lignes, quelle que soit l’autorité organisatrice de la mobilité, il faut une impulsion forte de l’État. Aujourd’hui, il n’y a pas de visibilité sur ce projet et sur cette ligne.
Mme la présidente. La parole est à Mme Angèle Préville. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Angèle Préville. Le dérèglement climatique est un voyage sans retour. Le volet transport contribue très largement aux émissions de gaz à effet de serre. Le ferroviaire constitue un levier important de progrès ; il fait indéniablement partie de la solution. C’est pourquoi nous devons permettre à tous nos concitoyens d’accéder à ce mode de transport vertueux, tant pour circuler au quotidien que pour partir en vacances.
Je tiens à vous alerter sur les inquiétudes des Lotois concernant la ligne POLT, Paris-Orléans-Limoges-Toulouse. En effet, il semblerait que les arrêts dans le Lot ne soient pas sanctuarisés et que certains trains s’arrêteront à Brive-la-Gaillarde, privant mon département de dessertes.
Or cette ligne est essentielle pour le Lot, surtout dans le nord, situé à une heure et demie de Cahors, où les habitants ne sont pas concernés par la future ligne TGV Toulouse-Bordeaux. Nous ne comprendrions pas d’être abandonnés, parce que ruraux.
Gagner la bataille du climat, c’est être volontariste beaucoup plus qu’aujourd’hui en matière ferroviaire ! C’est reconquérir des usagers lassés, qui se sont détournés par manque d’opportunités, d’arrêts, de tarifs adaptés et de commodités diverses. Le changement de nos habitudes est si important à réaliser qu’il nous faut une stratégie non seulement robuste, mais très fortement incitative.
L’ouverture à la concurrence ouvre de nouvelles perspectives : une société coopérative à but non lucratif dans mon département, Railcoop, s’inscrit d’emblée dans une complémentarité avec la SNCF, sur des lignes que l’on peut qualifier de délaissées. Quel soutien, lorsqu’elle rencontre des freins, alors qu’elle propose des offres plus qu’intéressantes ?
Pour le fret et les trains de nuit, le défi est immense. Un choc de l’offre s’impose. Le volontarisme de façade n’a plus sa place : rouvrir une ligne fermée il y a peu, ce n’est ni une victoire ni une solution suffisante. Quelle sera la stratégie du Gouvernement pour donner toute sa place au ferroviaire pour tous, usagers et nouveaux acteurs ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Madame la sénatrice, vous évoquez deux sujets.
Vous mentionnez l’axe structurant Paris-Orléans-Limoges-Toulouse. Les travaux de régénération représentent une enveloppe de 1,6 milliard d’euros, financée par SNCF Réseau, pour des opérations commencées en 2015 et prévues jusqu’en 2025 qui concernent les voies, les ouvrages d’art, les caténaires. Certes, cela provoque des désagréments, mais garantira à l’horizon 2025 des performances importantes pour cette ligne. Des travaux de modernisation sont réalisés en complément ; qui plus est, à l’horizon 2026, le matériel roulant sera remplacé par du matériel plus rapide et plus confortable – l’État investit pour cela 800 millions d’euros, dont 450 millions d’euros pour Paris-Orléans-Limoges-Toulouse.
Madame la sénatrice, soyez sûre d’une chose, c’est que le schéma directeur des dessertes a été validé voilà deux ans ; il n’y a donc pas d’inquiétude à avoir sur un quelconque revirement en la matière. C’est bien le schéma qui a été négocié et établi qui sera mis en œuvre en 2026.
Le projet Railcoop est véritablement une initiative inédite en France. Il réunit sous la forme d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) 11 000 sociétaires, ce qui est la preuve d’une prise en compte collective et citoyenne de ce sujet, notamment 180 entreprises morales, privées comme publiques. Au mois de décembre 2021, à la suite de saisines de plusieurs régions, l’Autorité de régulation des transports (ART) a donné son autorisation à Railcoop pour l’exploitation d’autres lignes.
Le Gouvernement est intervenu auprès de la SNCF afin de faciliter l’arrivée de la concurrence sur le réseau ferré national. À titre personnel, j’ai organisé des réunions avec la Caisse des dépôts et consignations pour parvenir à un consensus sur une opération qui n’avait rien d’évident, à savoir l’acquisition de matériels. Un dialogue constructif a pu s’engager entrera Railcoop et SNCF Réseau sur la mise à disposition de sillons compétitifs.
Railcoop finalise actuellement son plan de financement pour disposer des trains nécessaires à l’exploitation des lignes annoncées. C’est une excellente nouvelle pour les voyageurs, que mon secrétariat d’État a véritablement soutenue, madame la sénatrice.
Mme la présidente. La parole est à Mme Angèle Préville, pour la réplique.
Mme Angèle Préville. Monsieur le secrétaire d’État, je vous remercie de votre réponse, mais on attend toujours que l’État soit au rendez-vous, notamment en termes d’investissements. Les belles annonces ne peuvent rester des vœux pieux.
Mme la présidente. La parole est à M. Alain Cadec.
M. Alain Cadec. Monsieur le secrétaire d’État, les lignes de desserte fine du territoire, souvent appelées « petites lignes », représentent environ un tiers du réseau ferroviaire français. Elles accueillent 17 % du trafic des trains régionaux et constituent souvent des moyens de déplacement pour les habitants des territoires ruraux et les villes moyennes.
En 2018, le rapport Spinetta préconisait la fermeture de 200 petites lignes ferroviaires fortement déficitaires, et ce après des décennies de sous-investissements, l’État ayant privilégié – c’était normal – la rénovation des lignes à grande vitesse et délaissé la maintenance des trains express régionaux et des réseaux, ce qui allait moins de soi.
L’État a depuis promis de remettre en marche les petites lignes souvent fermées ou remplacées par des bus. Toutes ces lignes étaient jusqu’à présent exploitées par la SNCF, mais sous la responsabilité des régions, comme cela a déjà été rappelé. Le Gouvernement souhaite ainsi investir plus de 7 milliards d’euros sur dix ans pour sauvegarder certaines lignes, mais il laisse aux régions le choix de prendre en charge la rénovation des lignes traversant des territoires moins denses. Combien cela coûtera-t-il aux régions, donc aux contribuables, alors que vous avez déjà effacé 35 milliards d’euros de dettes contractées par SNCF Réseau ?
Si certaines régions ne veulent pas réexploiter certaines petites lignes parce qu’elles préfèrent privilégier le bus, d’autres sont attachées au maintien, voire à la récupération, d’un patrimoine de voies ferroviaires. Évidemment, toutes les régions n’ont pas les mêmes moyens pour développer ces plans, mais la plupart ont une stratégie de reconquête ferroviaire.
Ne peut-on trouver une solution en exploitant le réseau ferroviaire avec des enjeux de transition écologique, d’aménagement du territoire et de soutenabilité économique ? Je pense particulièrement à Taxirail, une société bretonne installée dans les Côtes-d’Armor qui vient de finaliser la version fret d’un train autonome pour passagers qu’elle a conçu dès 2017 et qui sera mis en service en 2025. Ce type de train sans chauffeur peut très certainement sauver certaines petites lignes ferroviaires déficitaires, grâce à un coût de fonctionnement considérablement réduit. Évidemment, il restera le problème de la réhabilitation des voies souvent très détériorées.
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur Cadec, je sens dans votre question comme un paradoxe : vous êtes très favorable à la réouverture de ces lignes, mais, en même temps, vous vous interrogez sur le coût de cette nouvelle politique, ce qui est légitime et que je comprends tout à fait.
La rénovation du réseau dans laquelle l’État investit – 3 milliards d’euros par an – n’est pas un investissement à perte à mes yeux. Une fois celui-ci rénové, il sera possible de faire circuler plus de trains avec une fiabilité accrue. Aussi, le ferroviaire retrouvera une nouvelle attractivité et constituera plus qu’aujourd’hui une véritable alternative à l’usage de la voiture sur de nombreux axes.
À l’époque où l’on ne pouvait réserver de couchette que la veille pour le lendemain, seuls quelques rares initiés, parmi lesquels je comptais, connaissaient la ruse et réservaient la veille. Si les trains étaient quasiment vides, c’est parce que seuls les usagers habitués étaient au fait de cette méthode de réservation !
Je suis convaincu que, sur de nombreux axes, le train peut constituer une véritable solution de rechange à la voiture. À l’heure où nous cherchons des solutions qui permettent de diminuer la part des transports dans les émissions de CO2, la valorisation du réseau existant est un atout tout à fait considérable, d’autant qu’il faut prendre en compte les innovations que vous citiez, monsieur le sénateur, mais aussi celles que j’ai évoquées, au sujet de la ligne Clermont-Ferrand-Saint-Étienne, en réponse à votre collègue Gold.
C’est dans cet esprit que le Gouvernement a fait réaliser une étude sur le redéploiement des réseaux de trains Intercités de jour et de nuit. Celle-ci, qui doit être complétée par des approfondissements relatifs au mode de financement des trains nécessaires à l’équilibre économique potentiel des dessertes envisagées, met l’accent sur l’effet « réseau » qui est nécessaire pour attirer une nouvelle clientèle sur ces lignes.
Comme la sénatrice Préville et moi-même le soulignions tout à l’heure, le fait que la coopérative Railcoop envisage de développer un certain nombre de dessertes sur ces lignes montre bien que, avec un nouveau modèle économique d’exploitation, il est possible de relancer certaines lignes qui avaient été complètement abandonnées.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-François Longeot.
M. Jean-François Longeot. Monsieur le secrétaire d’État, mon collègue Stéphane Demilly étant souffrant – je lui souhaite d’ailleurs un prompt rétablissement –, il m’a prié de vous poser la question suivante.
Parler de politique ferroviaire aujourd’hui nous amène à dresser un bilan, et celui-ci est clair : selon leur territoire, nos concitoyens ne sont pas égaux face à la mobilité ferroviaire.
L’année 2021 a été particulièrement difficile pour les voyageurs TER des Hauts-de-France. Notre région est en dernière place du classement de régularité, tandis que les plaintes pour retards, annulations et dysfonctionnements ne cessent de se multiplier.
La SNCF a déployé un plan d’urgence à la fin du mois d’octobre, mais les aléas ont continué de perturber le trafic, et les bonnes résolutions ne suffiront pas.
J’ai alerté le président de la SNCF à ce sujet le 15 décembre dernier lors de son audition devant la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Il est urgent de réagir, car cette situation affecte près de 200 000 voyageurs par jour.
Assurer un maillage équilibré, c’est abord assurer la régularité des lignes existantes et répondre aux besoins de mobilité de nos concitoyens au quotidien. Si nous pouvons comprendre les difficultés liées à la crise sanitaire ou les problèmes ponctuels associés aux intempéries, nous ne pouvons pas accepter que ces problèmes soient systématiques, au point de faire des Hauts-de-France le mauvais élève récurrent des classes de régularité.
Monsieur le secrétaire d’État, nous souhaitons une politique ferroviaire susceptible de remédier aux fractures et de répondre au sentiment d’injustice éprouvé par nombre de nos concitoyens, qui peinent dans leurs transports quotidiens. Quelles mesures seront-elles prises pour répondre à ces difficultés dans nos territoires ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur Longeot, permettez-moi de m’associer aux vœux de rétablissement que vous adressez au sénateur Stéphane Demilly, qui fut d’ailleurs mon collègue à l’Assemblée nationale.
Je tiens tout d’abord à assurer M. Demilly que le Gouvernement est très soucieux de la qualité des services ferroviaires TER dans la région des Hauts-de-France. Ces derniers comptent 1 250 trains et assurent un trafic de 200 000 voyageurs par jour. C’est tout à fait considérable, et j’ai naturellement une pensée pour les usagers qui connaissent des difficultés pour se rendre à leur travail le matin et pour rentrer chez eux le soir.
Je souligne toutefois que, en l’état, en application du principe de libre administration des collectivités territoriales, l’État n’intervient ni dans l’organisation des services TER, qui relève uniquement de la compétence du conseil régional, ni dans le suivi de leur exploitation par SNCF Voyageurs.
Depuis le mois de septembre dernier, les TER de l’Oise, et plus généralement des Hauts-de-France, ont connu des difficultés de production qui ont suscité une forte dégradation de la régularité, ainsi que des suppressions de trains.
Les causes en sont pour une part externes à l’entreprise – celles-ci ont d’ailleurs augmenté de 30 % depuis septembre dernier –, telles que des bagages oubliés, des accidents de personnes, des heurts avec des animaux… D’autres sont dues à des difficultés liées à l’indisponibilité de rames endommagées ou au manque de personnel, du fait des retards pris dans les formations en raison de la crise sanitaire et des difficultés de recrutement.
Grâce au plan d’action qu’elle a présenté en octobre dernier à la région, la SNCF affiche des résultats en nette amélioration, notamment en termes de suppressions de trains. Cette dynamique doit se poursuivre grâce à un complément d’agents roulants, une homogénéisation du parc et une réindustrialisation de la maintenance.
La SNCF va également proposer un plan qualité, et elle s’engagera, au travers d’un programme précis portant sur neuf lignes, à baisser le taux de trains supprimés à 3 %, au lieu des 8,5 % observés aujourd’hui.
Par ailleurs, l’entreprise a d’ores et déjà donné son accord de principe pour le remboursement des abonnements aux usagers. Elle s’est également engagée à améliorer la communication avec ces derniers, notamment à mieux les informer en cas de retard ou de suppression de train.
En tout état de cause, il est essentiel à mes yeux qu’un dialogue constructif se poursuive entre la SNCF et la région Hauts-de-France, pour résoudre ces difficultés.
Mme la présidente. La parole est à M. Hervé Gillé. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Hervé Gillé. Monsieur le secrétaire d’État, avant le mois d’avril 2022, le Gouvernement sera amené à prendre une ordonnance créant la société publique de financement pour lancer les appels d’offres du GPSO, ou Grand projet du Sud-Ouest.
La relance de la LGV Bordeaux-Toulouse par le Premier ministre, il y a quelques mois, s’inscrit dans un calendrier présidentiel qui n’échappera à personne… Quelque 4 milliards d’euros sont donc promis, sous réserve de l’engagement de l’ensemble des collectivités concernées. Ces dernières ont délibéré et se sont prononcées en faveur de l’inclusion des lignes Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax dans le projet. Une majorité d’entre elles, dont les deux régions, ont acté leur participation, mais 340 millions d’euros brut manquent encore à l’appel.
D’autres incertitudes demeurent, notamment sur le financement européen, attendu à hauteur de 20 %.
Monsieur le secrétaire d’État, le Gouvernement est-il en mesure de prendre l’ordonnance citée avant le mois d’avril ? Celle-ci est-elle d’ores et déjà transmise au Conseil d’État ? Où en sont les négociations avec l’Europe pour obtenir les 20 % de financement qui sont attendus et qui imposeront la liaison vers l’Espagne ? Quel est le calendrier ? Qu’envisagez-vous pour le franchissement de la frontière espagnole et le passage au Pays basque ?
Compte tenu de ces interrogations financières et techniques, pensez-vous que le Conseil d’État donnera in fine un avis favorable sur ce projet et sur la maquette financière ? Confirmez-vous le lancement des travaux en 2024 ? Pouvez-vous nous indiquer une date pour la signature de l’ordonnance ?
Comment, enfin, concilier le maintien et le développement des petites lignes et des lignes d’équilibre du territoire avec de tels investissements, soit plus de 14 milliards d’euros ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur, je ne dispose pas à cette heure de l’ensemble des éléments de réponse à votre question.
Vous avez exprimé une inquiétude relative au financement de ce projet, indiquant qu’il manquait 340 millions d’euros. Sur ce point, je puis vous rassurer : la région Nouvelle-Aquitaine s’est engagée à compléter le financement pour la part que les collectivités territoriales n’apporteront pas finalement. Cet engagement est pris.
Vous m’interrogez par ailleurs sur la saisine du Conseil d’État relative à l’ordonnance. Permettez-moi de ne pas faire de commentaire sur l’avis que le Conseil d’État rendra : il lui appartient, et à lui seul, d’analyser les aspects juridiques et financiers de ce projet.
Au-delà de ces éléments, comme je l’indiquais tout à l’heure, j’estime qu’il y a un subtil équilibre à trouver entre les lignes à grande vitesse et les lignes d’aménagement du territoire, qui relèvent d’une desserte régionale plus fine.
C’est tout l’enjeu de ces contrats que nous signons avec les différentes régions : faire en sorte de ne pas être « dépossédés » des moyens nous permettant de financer ces projets relevant de l’intérêt régional et local. Jusqu’à présent, nous y sommes parvenus ; le GPSO en est l’exemple.
Mme la présidente. La parole est à M. Hervé Gillé, pour la réplique.
M. Hervé Gillé. Monsieur le secrétaire d’État, vous m’apprenez que le conseil régional s’est engagé à financer les 340 millions d’euros brut qui manquent ! Je vérifierai cette information, qui est désormais publique, car elle ne correspond pas à ce que j’avais cru comprendre.
En tout état de cause, vous n’avez pas répondu à l’ensemble de mes interrogations. Ce débat est souvent un monologue, et je le regrette.
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État. Monsieur Gillé, personne au Gouvernement n’est omniscient ! Personne n’est en mesure de vous répondre dans l’instant sur les moindres détails d’un projet ferroviaire.
Si vous souhaitez obtenir des réponses précises à vos interrogations techniques et, au demeurant, très pertinentes, je vous invite à nous les transmettre.
Mme la présidente. La parole est à M. Hervé Gillé.
M. Hervé Gillé. Monsieur le secrétaire d’État, j’ai avisé le ministère du thème de ma question. Il ne faut pas être grand clerc pour imaginer l’ensemble des questions qui se posent autour de la mise en œuvre des axes Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax. Honnêtement, votre réponse est insuffisante et sans commune mesure avec la nature des débats que suscitent ces sujets.
Par ailleurs, confirmez-vous que ces deux axes, Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax, sont bien inclus dans le projet ? Jusqu’à maintenant, le Premier ministre s’est exprimé surtout sur l’axe Bordeaux-Toulouse.
Or les 4 milliards d’euros que j’évoquais financeront le Bordeaux-Toulouse. Il faudra donc que l’État apporte aussi un complément financier pour le Bordeaux-Dax. Pouvez-vous me confirmer que cet engagement financier sera pris ? Les parties prenantes attendent vivement cette réponse.
Mme la présidente. La parole est à M. Rémy Pointereau.
M. Rémy Pointereau. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, les notions de politique ferroviaire et de maillage équilibré du territoire devraient se retrouver dans un même champ lexical. Pour bon nombre de territoires ruraux, c’est malheureusement loin d’être le cas.
Je suis élu d’un département qui attend impatiemment un tel maillage équilibré, lequel lui permettrait de sortir d’un enclavement qui plombe notre démographie, ainsi que notre tissu social et économique.
Plus concrètement, je souhaite vous interroger sur l’avenir des lignes du quotidien, que l’on appelle aussi lignes de desserte fine, pour lesquelles l’État n’a pas tenu son rôle d’aménageur du territoire.
J’en donnerai quelques exemples.
Le premier est la ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse (POLT). Cette ligne historique est la colonne vertébrale des territoires du sud de la région Centre. Alors que, dans les années 1960, le Capitole y roulait à plus de 160 kilomètres par heure, sa vitesse moyenne n’est plus que de 120 kilomètres par heure, voire moins.
Nombre d’annonces ont été faites concernant cette ligne, mais les travaux n’avancent pas. Où en sommes-nous ?
Le second exemple est la ligne Bourges-Montluçon, qui est entrée en déshérence, et je pèse mes mots, alors qu’elle est par excellence la ligne de rabattement des voyageurs des territoires ruraux qui vont du nord de l’Allier vers Bourges et vers Paris.
La situation est une spirale infernale : le mauvais état oblige à moins de vitesse, ce qui entraîne beaucoup de retards, donc moins de voyageurs, donc moins de dessertes. Conséquence, la SNCF ne voit pas l’intérêt d’augmenter le nombre de dessertes et d’investir plus rapidement dans la modernisation de cette ligne, ce qui nécessite la mise en place de bus pour aller de Montluçon à Saint-Amand-Montrond, puis à Vierzon, par voie d’autoroute. Bravo pour la décarbonation ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
L’État envisage-t-il d’agir enfin sur cette ligne fine, qui est la clé du maillage équilibré de nos territoires ?
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur, vous m’interrogez en second lieu sur la ligne Bourges-Montluçon, que je connais bien et dont je mesure l’importance.
La régénération de cette ligne, qui sera prise en charge à 100 % par SNCF Réseau à partir de 2024, est tout à fait symbolique du plan de revitalisation des petites lignes ferroviaires engagé par le Gouvernement en février 2020, après la signature d’un protocole d’accord entre l’État et la région Centre-Val de Loire définissant la stratégie d’investissements pour les dix ans à venir.
À la fin de 2022, l’État aura débloqué 66 millions d’euros d’autorisations d’engagement en faveur des petites lignes en Centre-Val de Loire pour la période 2020-2022, soit 100 % de ses engagements pris dans le cadre de l’avenant au contrat de plan État-région du 8 juillet 2020.
L’État a notamment financé des investissements de régénération de la ligne Bourges-Montluçon à hauteur de 91,5 %, comme il s’y était engagé, soit plus de 26 millions d’euros, pour des travaux à réaliser en 2023, le complément de 8,5 % étant apporté par SNCF Réseau.
La poursuite de ce programme de régénération par SNCF Réseau à compter de 2024 permettra de maintenir à niveau les infrastructures de la ligne et, partant, la qualité des dessertes ferroviaires que vous appelez de vos vœux, ce que je comprends parfaitement tant les difficultés d’enclavement de cette région, que je connais bien, sont sérieuses.
J’en viens à l’axe structurant POLT. Les travaux de régénération de cette ligne, dont le montant s’élève à 1,6 milliard d’euros, sont financés par SNCF Réseau. Les opérations, qui ont commencé en 2015 et qui se poursuivront jusqu’en 2025, concernent les ouvrages d’art, ainsi que les caténaires. Elles permettront de garantir la performance des infrastructures à horizon de 2025.
Des travaux de modernisation sont réalisés en complément pour un montant de 385 millions d’euros, dont les deux tiers sont déjà financés par l’État, les régions desservies étant sollicitées pour le dernier tiers.
Enfin, le matériel roulant sera remplacé par un matériel neuf, plus rapide et plus confortable à l’horizon de 2026.
M. Rémy Pointereau. C’est loin !
M. Joël Giraud, secrétaire d’État. L’État investit à ce titre 800 millions d’euros, dont 450 millions d’euros pour la ligne POLT.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Claude Anglars.
M. Jean-Claude Anglars. Monsieur le secrétaire d’État, en Occitanie, plus particulièrement dans l’Aveyron, l’État vient de signer deux protocoles d’accord de financement avec plusieurs collectivités territoriales, le premier pour la ligne à grande vitesse Montpellier-Perpignan en 2040, le second pour quinze lignes de desserte fine du territoire, dont Brive-Rodez et Tessonnières-Rodez, certainement à l’horizon de 2030.
Il est heureux, également, que la ligne de nuit Rodez-Paris ne soit pas fermée.
Toutefois, ces constats positifs ne doivent pas masquer l’autre partie de la réalité. En effet, le train de nuit Rodez-Paris est symptomatique de l’état du réseau ferroviaire en France, hors lignes à grande vitesse évidemment, comme plusieurs collègues l’ont indiqué : premièrement, les travaux pour cette ligne s’éternisent et causent des dysfonctionnements qui irritent les usagers ; deuxièmement, le confort des passagers pâtit de l’absence de modernisation des trains. Comme nombre de nos concitoyens, je déplore la lenteur des améliorations sur le terrain.
Monsieur le secrétaire d’État, je tiens à vous féliciter pour la rapidité de la mise en œuvre du train de nuit Paris-Berlin, qui roulera à partir de la fin 2023. Mais ailleurs en France, dans les gares desservies par les petites lignes où les machines automatiques ont remplacé les agents de la SNCF, les usagers devront attendre une dizaine d’années pour voir l’amélioration du réseau.
Une politique ferroviaire ciblée sur les petites lignes aurait permis leur modernisation rapide, d’autant que les problèmes étaient connus. Or vous avez engagé tardivement des rénovations à tous les niveaux, à un horizon si lointain que la cohérence recherchée est introuvable.
Monsieur le secrétaire d’État, en prenant pour exemple l’Aveyron, pouvez-vous essayer de nous convaincre que votre politique ferroviaire s’est parfois intéressée aux petites lignes locales ? Berlin, c’est bien, mais Rodez, c’est bien aussi ! (Sourires et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – MM. Joël Bigot et Hervé Gillé applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur Anglars, vous avez tout à fait raison, Rodez, c’est bien aussi ! (Sourires.)
Je vous ferai d’ailleurs une confidence : je suis sans doute le seul membre du Gouvernement qui s’est rendu en voyage officiel dans l’Aveyron en empruntant le train de nuit Paris-Rodez. Ce fut d’ailleurs une gageure, car, en raison d’un dysfonctionnement du chauffage, il y faisait trop chaud ! (Nouveaux sourires.) J’ai néanmoins tenu à le faire, par militantisme en faveur des trains de nuit.
Le protocole d’accord avec la région Aquitaine que vous citez a été signé la semaine dernière par le Premier ministre. Il concerne seize petites lignes et permettra un investissement d’un montant tout à fait inédit de 774 millions d’euros.
Malheureusement, car ce serait trop simple, cela n’efface pas des décennies de sous-investissement chronique comme d’un coup de baguette magique.
Dans le cadre de France Relance, le Gouvernement a engagé au total 300 millions d’euros pour accélérer les travaux les plus urgents et combler le retard accumulé concernant la régénération du réseau.
Par ailleurs, les dysfonctionnements que vous évoquez sur la ligne de train de nuit Paris-Rodez sont de plusieurs ordres : ils sont liés aux conditions météorologiques, mais aussi à la situation sanitaire, du fait notamment de l’indisponibilité d’agents. Pour ma part, j’ai fait remonter les difficultés que mes services avaient rencontrées pour réserver, ce qui peut aussi être une cause de dysfonctionnement particulière.
Je crois que, depuis lors, les choses se sont bien améliorées. En tout état de cause, soyez assuré que le ministère chargé des transports fait désormais le point régulièrement avec la SNCF sur ce dossier sur lequel, je vous le garantis, nous sommes très vigilants, car l’exaspération des usagers est légitime. Quant à Paris-Berlin, c’est une autre affaire !
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Marc Boyer. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-Marc Boyer. Monsieur le secrétaire d’État, les Auvergnats sont de plus en plus exaspérés face à l’isolement ferroviaire croissant des territoires de l’Auvergne et du Puy-de-Dôme.
Voilà bientôt cinq ans, Mme Élisabeth Borne, alors ministre des transports, nous avait fait des promesses d’amélioration substantielle de nos mobilités et de la ligne de train Paris-Clermont-Ferrand.
Les dysfonctionnements récurrents et intolérables de la ligne devaient être résorbés, afin de la rendre plus rapide. Or la situation n’a pas évolué à la hauteur des attentes du territoire, de ses habitants et de ses forces vives, vous l’avez d’ailleurs souligné tout à l’heure, monsieur le secrétaire d’État.
Des travaux de sécurisation et de modernisation de la ligne sont certes en cours, mais ceux qui sont à prévoir pour 2028 ne sont pas financés et, à terme, le gain de temps de trajet sera minime.
C’est pourquoi, comme l’a suggéré le vice-président chargé des transports du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, il paraît absolument indispensable de reprendre d’étude de la ligne grande vitesse Paris-Orléans-Clermont-Ferrand-Lyon, dite POCL, ainsi que Mme Borne l’avait décidé, afin de désenclaver durablement l’Auvergne et le Massif central.
Depuis les années 1950, les progrès techniques effectués sur les voies et les rames ont permis de réduire les temps de trajet. Durant les soixante dernières années, le rétrécissement de la France par le train à grande vitesse a permis de relier les dix plus grandes villes françaises à Paris en moins de deux heures. Une carte de France isochrone le montre : aujourd’hui, seule la métropole de Clermont-Ferrand, capitale auvergnate, est encore à trois heures vingt de trajet au moins de la capitale française, soit au même niveau que la Côte d’Azur.
Par conséquent, si la sécurisation de la ligne Clermont-Ferrand-Paris se révèle nécessaire, il est également indispensable de mener les études préalables à la réalisation d’une ligne à grande vitesse, qui seule permettra le désenclavement de l’Auvergne et du Massif central. Avec Rémy Pointereau, président de l’association TGV Grand Centre-Auvergne, j’y veillerai tout particulièrement. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Rémy Pointereau. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur Boyer, le projet de ligne à grande vitesse Paris-Orléans-Clermont-Ferrand-Lyon répond à un double objectif : pallier la saturation de la ligne à grande vitesse Paris-Lyon et améliorer l’accessibilité de l’Auvergne et du Centre de la France.
Dans son rapport du 1er février 2018, le conseil d’orientation des infrastructures (COI) fixe l’horizon d’engagement des travaux après 2038. En effet, la mise en œuvre, prévue pour 2025, du projet « haute performance grande vitesse Sud-Est » et l’utilisation de deux rames plus capacitaires ont repoussé l’horizon de la saturation de la ligne grande vitesse Paris-Lyon après 2040, reportant l’horizon de pertinence de la réalisation d’une nouvelle LGV.
Dans ce contexte, le Gouvernement s’est fixé comme priorités l’entretien et la modernisation de la ligne Paris-Clermont-Ferrand.
Le schéma directeur prévoit tout de même, je l’indiquais tout à l’heure, un programme de régénération des voies mené par SNCF Réseau d’un montant de 760 millions d’euros en dehors du secteur Île-de-France.
Le contrat de plan État-région prévoit des opérations visant à améliorer la fiabilité et la sécurité de la ligne pour un montant de 45 millions d’euros.
Le renouvellement du matériel roulant, dont l’arrivée est prévue progressivement à partir de la fin 2023, s’élève, pour les trains qui circuleront sur la ligne Paris-Clermont-Ferrand, à 350 millions d’euros.
Enfin, un programme de modernisation d’un montant de 130 millions d’euros, dont les deux tiers sont financés par l’État, dans le cadre d’une convention de cofinancement passée avec la région Auvergne-Rhône-Alpes, est également engagé.
Les études préliminaires qui ont été conduites par SNCF Réseau ont permis de préciser les mesures nécessaires à l’accueil des nouvelles rames à l’horizon de 2024 et à l’amélioration des temps de parcours entre Paris et Clermont-Ferrand à l’horizon de 2026.
Je crois sincèrement que cette ligne, que je connais bien pour l’emprunter souvent, nécessitait des travaux importants, pour améliorer la desserte non seulement de Clermont-Ferrand, mais de toutes les villes intermédiaires – Riom, Moulins, Vichy et Nevers, notamment.
Mme la présidente. Il faut conclure, monsieur le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État. Il était urgent et nécessaire d’adopter une vision plus fine de l’aménagement du territoire.
Mme la présidente. La parole est à M. François Calvet.
M. François Calvet. Monsieur le secrétaire d’État, vous ne serez pas étonné que je vous interroge sur la politique ferroviaire menée dans les Pyrénées-Orientales, un département qui est particulièrement désavantagé en la matière.
Tout d’abord, je n’ai d’autre choix que de revenir sur le projet de ligne grande vitesse Montpellier-Perpignan, qui se hâte on ne peut plus lentement…
Nous devrions nous réjouir, car il est enfin prévu d’engager des travaux, mais, malheureusement, seulement sur un premier tronçon Montpellier-Béziers, à l’horizon de dix ans, puis sur le second tronçon Béziers-Perpignan, à l’horizon de vingt ans.
Le projet de nouvelle ligne a pourtant été engagé dans les années 1990 : il aura fallu cinquante ans pour construire une ligne de 140 kilomètres, et il faudra au mieux vingt ans pour que cette ligne grande vitesse voie le jour, alors qu’il s’agit d’une véritable urgence pour la ville de Perpignan. Est-ce digne d’une politique nationale ?
Je me dois d’y insister, monsieur le secrétaire d’État, il faut réaliser les travaux en une seule fois.
Je souhaite également aborder la question de l’exploitation de la ligne du Train Rouge, dont la pérennité est menacée par l’état désastreux du tronçon Rivesaltes-Caudiès, soit les trois quarts de la ligne.
Pour assurer la saison touristique de 2021, il a fallu réaliser en urgence des travaux d’un montant de 100 000 euros. La subvention de 1,5 million d’euros qui vient d’être débloquée permettra seulement d’effectuer les travaux nécessaires à l’exploitation de la ligne jusqu’à la fin de l’année, mais pas au-delà.
Les derniers investissements importants sur cette ligne datent de 2011-2012. Je me réjouis donc que le préfet de région ait missionné le préfet des Pyrénées-Orientales pour réunir dans les plus brefs délais un comité de pilotage. Je souhaite toutefois avoir des précisions sur ce qui est prévu pour assurer la pérennité de cette ligne.
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Joël Giraud, secrétaire d’État auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ruralité. Monsieur le sénateur Calvet, le projet de ligne nouvelle Montpellier-Perpignan (LNMP) vise à répondre durablement à la demande croissante de mobilité et aux difficultés de congestion rencontrées sur l’axe ferroviaire unique du Languedoc-Roussillon.
Il permettra également de créer un service à haute fréquence le long de l’axe littoral et d’assurer la continuité de la grande vitesse ferroviaire entre la France et Barcelone sur la façade méditerranéenne.
Au bénéfice de tout l’arc méditerranéen, la ligne nouvelle mixte, fret et voyageurs, entre Montpellier et Béziers, réduira de dix-huit minutes le temps de trajet entre Montpellier et Béziers, ainsi que Perpignan, soit près de la moitié des gains de temps de parcours qui sont permis par l’ensemble du projet.
La loi d’orientation des mobilités prévoit la réalisation phasée de la LNMP : dans un premier temps, avant la fin de la décennie, les travaux de réalisation de la liaison mixte, fret et voyageurs, entre Montpellier et Béziers seront engagés, pour un montant d’un peu plus de 2 milliards d’euros ; puis, dans un second temps interviendront ceux de la section Béziers-Perpignan, pour un montant d’un peu moins de 6 milliards d’euros.
La première phase devrait s’achever en 2035 et la seconde en 2045, soit un horizon à 2040, ainsi que vous l’indiquiez.
Souhaitant accélérer la réalisation du calendrier de cette opération tout en assurant la sécurité juridique du dossier, L’État a mené une enquête publique portant sur la section Montpellier-Béziers, qui s’est terminée le 27 janvier.
Lors du comité de pilotage du 2 septembre 2021, les différents cofinanceurs – l’État, la région Occitanie et les collectivités locales – ont donné leur accord de principe sur la répartition des financements pour la réalisation de la section Montpellier-Béziers, l’État et les collectivités participant, à parité, à hauteur de 40 % et l’Union européenne apportant une contribution de l’ordre de 20 %.
Comme pour le GPSO et la LNPCA, ou ligne nouvelle Provence-Côte d’Azur, la création d’une société de financement dédiée à la LNMP est à l’étude. Sans doute savez-vous déjà, monsieur le sénateur, que le protocole d’intention de financement pour la réalisation de la première phase de la ligne nouvelle Montpellier-Perpignan a été signé par le Premier ministre le samedi 22 janvier 2022.
Mme la présidente. Il faut conclure, monsieur le secrétaire d’État !
Mme la présidente. La parole est à M. François Calvet, pour la réplique.
M. François Calvet. Vous n’avez pas eu le temps de me répondre au sujet du Train Rouge, monsieur le secrétaire d’État…
M. Joël Giraud, secrétaire d’État. Je vous répondrai sur ce point par écrit, monsieur le sénateur.
Conclusion du débat
Mme la présidente. En conclusion du débat, la parole est à M. le président de la commission.
M. Jean-François Longeot, président de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, avant toute chose, je tiens à remercier chacun des intervenants de ce débat riche et nécessaire.
Comme l’a indiqué notre collègue Philippe Tabarot, nous sommes à une période charnière de mise en œuvre des dernières réformes ferroviaires.
L’ouverture à la concurrence du transport national des voyageurs, que celui-ci soit conventionné ou non, la possibilité pour les régions de reprendre des lignes de desserte fine du territoire, ou encore la signature d’un nouveau contrat de performance entre l’État et SNCF Réseau sont autant de paramètres qui modifient en profondeur le système ferroviaire national et son modèle économique et qui soulèvent un grand nombre d’interrogations à l’échelon local – certains de mes collègues s’en sont fait les relais, monsieur le secrétaire d’État.
L’étendue des questions qui vous ont été posées, mais aussi leur précision, montre en effet à quel point ce sujet est d’actualité et suscite des inquiétudes légitimes.
Il me semble que ce débat a permis de mettre en lumière quatre points d’attention et de vigilance.
Le premier point qu’il me semble important d’évoquer est l’impact de la crise sanitaire sur le système ferroviaire dans son ensemble et ses potentielles conséquences en matière de desserte de nos territoires.
D’une part, la crise a provoqué des bouleversements dans les comportements des usagers en matière de mobilité dont les effets sont encore incertains à long terme. Nous avons par exemple constaté, Daniel Gueret l’a justement souligné, qu’une partie de nos concitoyens avait choisi, à la faveur du télétravail, de s’éloigner des zones les plus urbanisées. Aux besoins déjà existants en matière de desserte du territoire, il s’en ajoute donc de nouveaux.
D’autre part, cette période a mis en lumière l’importance du train comme levier de décarbonation des transports, premier secteur émetteur de gaz à effet de serre. Le Sénat a joué un rôle moteur pour inscrire dans la loi Climat et résilience du 22 août 2021 les objectifs de développement de la part modale du transport ferroviaire.
Le deuxième point fait consensus : de nombreux orateurs siégeant sur toutes les travées de cet hémicycle et représentant toutes les régions ont regretté que les moyens déployés pour assurer le maillage ferroviaire du territoire soient loin d’être à la hauteur des enjeux et des objectifs en matière de développement de ce mode de transport.
Monsieur le secrétaire d’État, ne transformez pas ces objectifs en incantations et donnez au transport ferroviaire les moyens d’atteindre les ambitions que nous nous sommes fixées ensemble, non pas uniquement dans les grandes agglomérations, mais sur l’ensemble du territoire. Qu’il s’agisse des petites lignes, des trains d’équilibre du territoire (TET), du réseau structurant ou des lignes capillaires dédiées au fret, nous avons pu constater des améliorations, mais, à ce stade, le compte n’y est pas.
Certains de mes collègues ont d’ailleurs rappelé des cas de figure absolument déplorables : par endroits, le réseau ferré est très dégradé, à l’image de celui du sud de l’Aquitaine évoqué par notre collègue Denise Saint-Pé.
À l’heure où les régions envisagent de reprendre l’exploitation d’un certain nombre de petites lignes, un accompagnement financier et un engagement sur le long terme sont absolument indispensables, tant dans le réseau que, parfois, dans le matériel roulant, faute de quoi l’égalité de nos concitoyens devant la mobilité serait significativement affaiblie.
Le troisième point porte sur les discussions conduites actuellement au sujet du contrat de performance entre SNCF Réseau et l’État – nos collègues Philippe Tabarot et Olivier Jacquin l’ont rappelé.
Monsieur le secrétaire d’État, vous l’avez sans doute compris : nous estimons que ce contrat doit être amendé, afin de sortir d’une stricte vision budgétaire et de définir une stratégie ambitieuse de développement du train sur l’intégralité de notre territoire. Nous espérons que les consultations menées entre les parties prenantes permettront d’ajuster ce projet de contrat, conformément aux avertissements que nous avons formulés au début de l’année.
Le quatrième et dernier point que je souhaitais évoquer devant concerne la vision stratégique ambitieuse que nous appelons de nos vœux.
Les évolutions que j’ai évoquées voilà quelques instants – l’ouverture à la concurrence, la crise sanitaire, ou encore la régénération des petites lignes – emportent des conséquences importantes sur le modèle global du financement du système ferroviaire, qui reposait jusqu’à présent en grande partie sur le TGV. Celui-ci doit être réinterrogé, afin de faire du train un véritable outil au service d’un maillage équilibré du territoire et d’une mobilité durable.
Monsieur le secrétaire d’État chargé de la ruralité, nous comptons sur vous ! (Applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains et SER.)
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « Quelle politique ferroviaire pour assurer un maillage équilibré du territoire ? »
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-huit heures, est reprise à dix-huit heures cinq, sous la présidence de M. Gérard Larcher.)
PRÉSIDENCE DE M. Gérard Larcher
M. le président. La séance est reprise.
6
Débat sur le suivi des ordonnances
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur le suivi des ordonnances.
Monsieur le ministre délégué, madame le président de la délégation du bureau chargée du travail parlementaire, du contrôle et du suivi des ordonnances, mesdames, messieurs les présidents de commissions, mes chers collègues, nous nous retrouvons cette après-midi pour débattre, pour la première fois, du suivi des ordonnances prises en application de l’article 38 de la Constitution.
Je salue la présence de Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne, qui répondra, au nom du Gouvernement, aux questions du Sénat.
Ce débat répond à la volonté, exprimée par notre assemblée depuis de nombreuses années, d’encadrer davantage le recours aux ordonnances et d’améliorer leur suivi.
Il fait suite aux préconisations du groupe de travail sur la modernisation des méthodes de travail du Sénat, adoptées le 25 mars 2021, et à la dernière réforme de notre règlement, qui a consacré l’importance du contrôle des ordonnances par le Parlement : au-delà de ce débat, les rapporteurs de chaque loi sont désormais chargés, je le rappelle, de suivre la publication des ordonnances publiées sur leur fondement.
Le Gouvernement, pour sa part, doit présenter, au début de chaque session ordinaire, un programme prévisionnel de la publication des ordonnances et des demandes d’inscription à l’ordre du jour des textes de ratification.
Pour faciliter le contrôle des ordonnances et de leur ratification, le Sénat rend public, depuis un an maintenant, un suivi hebdomadaire du recours aux ordonnances qui permet à tous les acteurs de la loi, mais aussi aux citoyens, de consulter les chiffres actualisés des habilitations accordées, des ordonnances publiées et des ordonnances qui ont été ratifiées.
Ces chiffres illustrent un recours très soutenu et plutôt banalisé aux ordonnances. L’habitude a été prise de légiférer par ordonnances sur des sujets de moins en moins techniques. En parallèle, la ratification des ordonnances s’est raréfiée, puisque seuls 20 % des ordonnances publiées lors de ce quinquennat ont été à ce jour ratifiés.
Cette raréfaction s’accentue : seulement 10 % des ordonnances publiées ces trois dernières années ont été ratifiés. C’est le niveau le plus bas qui ait jamais été observé.
M. Vincent Éblé. C’est vrai !
M. le président. Ce débat doit nous permettre à la fois de tirer la sonnette d’alarme et d’obtenir des réponses face à une évolution que je juge assez préoccupante pour le Parlement.
Je donne la parole à Mme Pascale Gruny, vice-président chargé du travail parlementaire, du contrôle et du suivi des ordonnances, pour nous présenter le bilan de l’année 2021. (Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, et M. Rémy Pointereau applaudissent.)
Mme Pascale Gruny, président de la délégation du bureau chargée du travail parlementaire, du contrôle et du suivi des ordonnances. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Sénat organise pour la première fois un débat en séance publique sur les ordonnances prises en application de l’article 38 de la Constitution – M. le président vient de le rappeler.
Je me réjouis de la tenue de ce débat, tant les ordonnances se sont multipliées ces dernières années, jusqu’à venir concurrencer la loi comme mode normal d’élaboration des textes à valeur législative.
Monsieur le ministre, vous connaissez la position du Sénat sur la question des ordonnances : celle-ci n’est pas nouvelle, et nous vous alertons régulièrement à ce sujet. J’ai moi-même eu l’occasion de vous faire part de notre préoccupation lors du débat sur l’application des lois l’année dernière.
Personne ici ne nie l’utilité des ordonnances, tant que celles-ci portent sur des sujets techniques, comme les travaux de codification à droit constant. Il est donc acceptable que le Gouvernement sollicite des habilitations à légiférer par ordonnances, dans des proportions raisonnables, et à condition que le Parlement puisse débattre lors de la procédure de ratification.
Toutefois, les ordonnances tendent désormais à constituer un mode normal d’élaboration de la loi. Cette année, malgré les efforts constants du Sénat pour limiter le recours aux ordonnances en supprimant des habilitations ou en réduisant leur périmètre, les chiffres sont alarmants : 90 ordonnances ont été publiées en 2021.
En ne tenant pas compte de l’année 2020, qui, reconnaissons-le, fut exceptionnelle, ce chiffre constitue le record du nombre annuel d’ordonnances publiées sous la Ve République. Il représente également le double de la moyenne annuelle d’ordonnances publiées depuis 2007.
Or seulement 10 ordonnances sont en lien direct avec l’épidémie de covid-19. Contrairement à l’année précédente, le recours élevé aux ordonnances ne se justifie donc pas par la réponse apportée aux conséquences de la crise sanitaire.
Sur l’ensemble du quinquennat, à la date du 1er janvier 2022, nous atteignons le nombre impressionnant de 326 ordonnances publiées, soit presque trois fois plus qu’au même stade du quinquennat 2007-2012 et moitié plus qu’à la même période du quinquennat 2012-2017.
Mes chers collègues, pour vous donner un ordre de grandeur, 90 ordonnances ont été publiées en 2021, alors que 64 lois ont été promulguées. Quelque 58 % des textes intervenant dans le domaine de la loi ont donc été des ordonnances.
Bien qu’une ordonnance n’ait souvent pas une portée équivalente à celle d’une loi, les ordonnances publiées sont chaque année plus nombreuses que les lois promulguées – c’est là une spécificité du quinquennat actuel.
En parallèle, seules 65 ordonnances ont été ratifiées depuis le début du quinquennat, soit moins de 20 % du total des ordonnances publiées.
Comme l’a rappelé le président Larcher, ce pourcentage tombe à 10 % pour les trois dernières années. Et encore ! C’est en partie grâce aux efforts du Sénat, qui a intégré, par la voie d’amendements, des ratifications d’ordonnances.
Ce sont des chiffres que nous ne pouvons que déplorer, en particulier à la suite du revirement récent de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui s’estime compétent pour traiter, à l’occasion de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), des ordonnances non ratifiées dont le délai d’habilitation a expiré.
En résumé, nous assistons à une hausse du recours aux ordonnances et à une chute du taux de ratification. Le Sénat ne peut cautionner une telle évolution.
Monsieur le ministre, lors du débat sur l’application des lois du 2 juin 2021, vous aviez reconnu que les ordonnances étaient devenues un moyen comme un autre de faire la loi. Je me permets de vous citer : « Pour parler franchement, le constat d’une forme de banalisation […] me semble difficile à contester. » Vous expliquiez ensuite cette banalisation par « l’inflation législative » et par le gain de temps qu’offriraient les ordonnances. Vous trouviez des circonstances atténuantes dans la crise liée à la pandémie de covid-19.
Je tiens à vous répondre et à vous interroger sur ces points.
Tout d’abord, le Gouvernement est le principal responsable de l’inflation législative et de l’encombrement de l’ordre du jour !
Par ailleurs, hormis les délais très restreints de certaines habilitations – ce fut le cas pour le premier texte relatif à l’urgence sanitaire, adopté en un mois –, les ordonnances ne permettent pas de gagner de temps. Avant d’être publiée, une ordonnance doit d’abord faire l’objet d’une demande d’habilitation : par définition, le temps de publication d’une ordonnance inclut donc le temps d’adoption de la loi contenant l’habilitation.
Ainsi, hormis les textes financiers, le délai moyen d’adoption d’une loi était de 250 jours lors de la session 2020-2021, tandis que 436 jours étaient nécessaires entre le dépôt d’une demande d’habilitation par le Gouvernement et la publication d’une ordonnance.
Sur le plan sanitaire, nous avons voté les habilitations que vous nous avez demandées en 2020 lors de l’examen des textes relatifs à l’urgence sanitaire.
Certes, nous reconnaissons toujours que les chiffres de l’année 2020 ne sont pas représentatifs. En revanche, l’année 2021 marque à la fois un niveau soutenu de publication d’ordonnances, mais aussi une banalisation du recours aux ordonnances. En comparaison avec l’année 2020, celles-ci ont porté sur des sujets très divers ne présentant pas de liens avec la pandémie de covid-19 : elles auraient très bien pu faire l’objet d’une loi « classique ».
Je pense par exemple à l’ordonnance sur la réforme de la haute fonction publique, ou encore à celle qui portait sur la création de la cinquième branche du régime général de la sécurité sociale, relative à l’autonomie, toutes ordonnances publiées en 2021.
En réalité, ces exemples illustrent que le recours aux ordonnances apparaît davantage comme un moyen de contourner le débat parlementaire que de gagner du temps.
Plus grave encore, le débat peut être bridé par le recours massif aux ordonnances. En effet, chaque habilitation consentie a pour conséquence concrète un dessaisissement du Parlement, puisque ce dernier ne peut légiférer sur le sujet tant que le délai d’habilitation n’est pas expiré, quand bien même l’ordonnance ne serait finalement pas publiée.
J’en viens donc à ma première question : la banalisation du recours aux ordonnances est-elle une méthode d’action pensée, assumée et revendiquée par le Gouvernement ?
Monsieur le ministre, je vous cite une seconde fois, maintenant pour vous interroger sur la politique du Gouvernement en matière de ratification. Lors du débat sur l’application des lois du 2 juin 2021, vous précisiez que « pour ce qui est de la ratification des ordonnances par le Parlement, le Gouvernement s’engage généralement, au moment de la demande d’habilitation et s’agissant de sujets d’intérêt pour les parlementaires, à inscrire à l’ordre du jour le projet de loi de ratification. »
S’il est vrai que, en 2021, l’ensemble des 62 projets de loi de ratification ont été déposés en temps voulu sur le bureau de l’une des deux assemblées, seuls 3, soit moins de 5 %, ont été inscrits à l’ordre du jour par le Gouvernement. Nous sommes donc loin de l’engagement qui a été pris l’année dernière devant nous !
L’absence de ratification pose des problèmes concrets. Au cours des dernières semaines, le Gouvernement a transmis à deux reprises aux assemblées des demandes de désignation dans des organismes extraparlementaires en vertu d’ordonnances non ratifiées. Les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat ont refusé d’y donner suite, considérant que le Gouvernement préjugeait ainsi de l’avis du Parlement et que ces saisines étaient donc prématurées.
L’une d’entre elles a même été adressée alors que le projet de loi de ratification de l’ordonnance visant à créer l’organisme mis en cause – à savoir le conseil d’administration de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE) – était en cours d’examen. La disposition prévoyant la présence de parlementaires au sein de ce conseil ne figure d’ailleurs plus dans la version finale du texte, qui a été adoptée la semaine dernière. Cette précipitation était donc bien inutile !
J’en arrive à ma seconde question : devant un engagement qui ne semble visiblement pas avoir été tenu, pourriez-vous nous indiquer si – et comment, le cas échéant – la politique du Gouvernement en matière de ratification d’ordonnances a évolué ?
Monsieur le ministre, le Parlement est la voix du peuple. Il ne faut pas la négliger ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC. – M. Vincent Éblé applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Monsieur le président, madame la présidente Pascale Gruny, mesdames, messieurs les présidents de commission, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d’abord à remercier Mme Gruny, ainsi que l’ensemble des présidents de commission et les services du Sénat, de leur travail de grande qualité, qui nous permettra d’échanger sur les ordonnances, un sujet particulièrement important et sensible pour le Parlement comme pour l’ensemble de nos concitoyens.
Depuis la dernière réforme de son règlement en 2021, votre assemblée a décidé de mettre en œuvre un suivi systématique de cet outil, prévu à l’article 38 de la Constitution, par lequel le Parlement délègue temporairement au Gouvernement une partie de sa compétence de législateur.
Comme j’avais pu l’indiquer lors de l’une des réunions de la conférence des présidents, le Gouvernement salue avec intérêt cette initiative du Sénat.
Il s’agit du premier débat que nous avons en la matière. Je forme le vœu qu’il soit fructueux et que ce dialogue entre nos institutions soit source d’améliorations, de recherches de bonnes pratiques ou d’évolutions. Je sais que c’est possible si je me réfère au travail sur le contrôle de l’application des lois mené par votre assemblée depuis de nombreuses années. Je ne doute pas que l’utilité de cet exercice de contrôle sera une nouvelle fois démontrée ce soir et permettra de nous améliorer.
Le recours aux ordonnances apparaît souvent comme une nécessité, afin de concilier les contraintes du calendrier parlementaire et les exigences liées à l’élaboration de certaines dispositions législatives particulièrement techniques.
Il n’est pas question pour le Gouvernement de court-circuiter le Parlement : il s’agit d’apporter avec le plus d’efficacité possible une réponse à un problème juridique.
Madame Gruny, vous avez rappelé – d’autres orateurs ne manqueront pas de le faire, j’imagine – le nombre très important d’ordonnances que le Gouvernement a été habilité à prendre sous ce quinquennat, ainsi que les délais d’habilitation et le taux de ratification. Observons ces chiffres avec lucidité, tentons de les comprendre et voyons s’ils reflètent des dysfonctionnements auxquels le Gouvernement peut répondre.
Il est exact d’indiquer que le Gouvernement a pris, depuis deux ans, un nombre record d’ordonnances dans des domaines très variés.
Je tiens à rappeler cependant que la plupart d’entre elles visaient à faire face à l’urgence de la crise sanitaire et à l’impossibilité de réunir le Parlement de manière continue. Celles-ci ont permis, dans un contexte nécessitant une adaptation permanente face à la crise, d’apporter des réponses au plus près des préoccupations de nos concitoyens, alors même que nos administrations, à l’image de nombreux secteurs de notre pays, étaient sous tension.
Comme vous l’avez rappelé, madame Gruny, nous devons garder à l’esprit que cette situation inédite rend difficile, même s’il est nécessaire, tout exercice de comparaison avec les quinquennats précédents. Ainsi, sur les 327 ordonnances prises depuis 2017, quelque 93 d’entre elles étaient liées à la crise sanitaire selon nos calculs.
Si nous mettons cette situation exceptionnelle de côté, le nombre d’ordonnances prises par le Gouvernement s’élève, depuis 2017, à 234 ; certes, ce chiffre est élevé, mais il s’inscrit dans une tendance longue et se situe entre le quinquennat de François Hollande, avec 271 ordonnances, et celui de Nicolas Sarkozy, avec 152 ordonnances.
Ce phénomène va de pair avec une croissance toujours continue du nombre de lois promulguées. On peut dès lors remarquer que, hors conventions internationales, la part des ordonnances dans la production législative s’élève à 53 % sous ce quinquennat, soit un taux supérieur de deux points de plus qu’au cours du quinquennat précédent. Nous sommes donc loin d’une quelconque dérive qui serait propre à ce gouvernement quant au recours aux ordonnances.
Au contraire, loin d’être le signe d’une génération spontanée, le nombre des ordonnances est le symptôme d’une inflation normative continue et généralisée, à laquelle nous devons collectivement réfléchir – nous sommes nombreux à le savoir.
Par-delà les statistiques, qu’il n’est pas toujours aisé de manier entre deux quinquennats – chacun ayant connu leur lot de difficultés, de surprises et de bouleversements –, je souhaite vous redire également que le Gouvernement s’est attaché à transformer les demandes d’habilitation en droit substantiel dès que c’était possible.
Il a ainsi travaillé main dans la main avec le Parlement, en particulier avec le Sénat – je pense par exemple à la loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquences de l’épidémie de covid-19. La version initiale du texte comportait 4 articles, alors que la loi promulguée en comptait 61 – des habilitations avaient finalement été gravées dans le marbre de la loi.
Il n’est pas aisé de retrouver des chiffres globaux concernant cette pratique. Toutefois, celle-ci permet aux parlementaires, au cours de la navette, de renoncer à se dessaisir de leur compétence en travaillant de concert avec le Gouvernement.
Par ailleurs, j’entends parfois, et ce n’est pas toujours faux, que la législation par ordonnance serait plus lente que le recours à la procédure législative classique – vous l’avez rappelé, madame Gruny. J’entends cette critique et je sais que le Sénat veille à ce que les délais d’application des lois, dont les ordonnances sont parfois un élément important, soient les plus réduits possible.
Dans ce domaine, j’observe que le Gouvernement demeure soucieux de prendre des ordonnances dans un délai inférieur à l’habilitation parlementaire.
Ainsi, nous adoptons les ordonnances plus rapidement que sous les deux quinquennats précédents, en n’utilisant en moyenne que les deux tiers du délai d’habilitation, contre 78 % pour le quinquennat de François Hollande et 82 % pour celui de Nicolas Sarkozy. Le Parlement fixe donc un délai butoir au Gouvernement pour légiférer ; ce dernier essaie de le réduire au mieux pour accélérer la production normative, conformément à son objectif.
J’aborderai enfin la question de la ratification qui a déjà fait l’objet, l’an dernier, de débats entre nous et qui ne manquera pas de susciter de nombreuses remarques aujourd’hui.
Mme Gruny a regretté que le Parlement, et plus particulièrement le Sénat, ne soit pas saisi de projets de loi de ratification des ordonnances prises par le Gouvernement. De manière plus générale, j’entends la critique des parlementaires déplorant d’être privés d’un débat sur les mesures contenues dans les ordonnances.
Je voudrais vous apporter des éléments de réponse à ce sujet. Tout d’abord, il me semble utile d’accorder le temps nécessaire aux débats sur les réformes substantielles et de réserver aux ordonnances les rédactions les plus techniques ou les plus urgentes ; telle est d’ailleurs leur fonction.
Étant donné la densité de l’ordre du jour, il n’est pas toujours possible, ni même souhaitable, d’inscrire de trop nombreux textes dont l’examen ne susciterait pas le plus grand enthousiasme ou les plus grandes controverses.
Au contraire, lorsque des ordonnances sont prises dans des domaines sensibles, qui font l’objet d’une attention particulière des députés et des sénateurs, le Gouvernement s’engage généralement, au moment de la demande d’habilitation, à inscrire à l’ordre du jour du Parlement le projet de loi de ratification. Ce fut le cas pour le texte d’habilitation visant à renforcer le dialogue social – le premier voté sous ce quinquennat –, ou, plus récemment, l’ordonnance relative à la justice pénale des mineurs.
En tout état de cause, le Parlement demeure libre d’inscrire à son ordre du jour, notamment lors des semaines de contrôle, la ratification d’ordonnances dont il souhaite débattre ou amender le contenu.
Bien entendu, le Gouvernement est à sa disposition pour se plier à cet exercice de contrôle de son action. Je remarque toutefois que, sur certains sujets, le Sénat souhaite davantage faire connaître son point de vue que de solliciter une ratification. Je rappelle que le Sénat lui-même avait refusé la ratification de l’ordonnance sur la haute fonction publique, qu’il avait pourtant inscrite à l’ordre du jour.
Le Parlement a donc bien la capacité de ratifier les ordonnances de sa propre initiative et de débattre avec le Gouvernement de toute réforme, y compris celles qui sont mises en œuvre par les ordonnances.
Le problème ne réside pas toujours dans l’acte juridique de ratifier, mais plutôt dans la capacité, dont les chambres disposent, d’inscrire un tel texte de ratification à leur ordre du jour ; l’exercice n’est pas toujours consensuel.
On peut regretter que le Parlement se sente dessaisi de sa prérogative législative, dont je rappelle qu’elle n’intervient qu’après son autorisation, mais après « une année parlementaire de tous les records », pour reprendre les termes du dernier rapport d’activité du Sénat, je ne crois pas qu’il aurait été objectivement envisageable d’inscrire des textes supplémentaires à l’ordre du jour.
Sur ce point, un meilleur dialogue entre le Gouvernement et le Parlement permettrait d’identifier les points de tension qui justifieraient l’examen d’un texte ad hoc ou d’une disposition particulière de ratification. Nous devons réfléchir aux formes que peut revêtir ce dialogue.
Pour conclure, je rappelle que le recours aux ordonnances, prévu dès 1958, est un outil précieux à la disposition du Gouvernement, non seulement pour mettre en œuvre rapidement des réformes techniques nécessaires, mais aussi pour agir vite face à une situation de crise ; le Gouvernement s’en est tenu à cette utilisation.
Ce mode de législation ne saurait en aucun cas remplacer le débat parlementaire, auquel, vous le savez, je suis particulièrement attaché, et qui, bien souvent, permet de mieux définir une habilitation ou d’en restreindre la portée.
Je forme donc le vœu qu’un équilibre soit trouvé entre les attentes des députés et des sénateurs et les nécessités qui s’imposent parfois au Gouvernement ; nous devons également veiller à ne pas surcharger inutilement l’ordre du jour des assemblées.
Notre débat d’aujourd’hui et le travail mené tout au long de l’année par Mme Gruny, ainsi que par le secrétariat général du Gouvernement (SGG), que je tiens à saluer, participent de cet objectif. C’est une première étape et je suis certain que notre débat trouvera la même utilité que le débat annuel sur l’application des lois.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je me tiens à présent à votre disposition pour répondre aux présidents des commissions et aux orateurs de chaque groupe.
Débat interactif
M. le président. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.
Je rappelle que chaque orateur peut intervenir pour deux minutes maximum et que le Gouvernement peut, s’il le souhaite, répondre à chaque orateur pour une durée équivalente.
Je vais tout d’abord donner la parole aux représentants des commissions.
La parole est à Mme la présidente de la commission des affaires économiques.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. Monsieur le ministre, le constat dressé par notre collègue Pascale Gruny sur le recours aux ordonnances est éloquent.
Comme vous le savez, nous n’aimons pas beaucoup les ordonnances, qui dessaisissent le Parlement. Celles-ci ne permettent pas d’aller plus vite et donnent souvent l’impression de soustraire le débat à la représentation nationale.
C’est pourquoi notre commission a été particulièrement vigilante sur la réforme particulière du code minier par voie d’ordonnance, lors de l’examen de la loi Climat et résilience l’été dernier.
Dire que cette réforme, à la fois technique et sensible, était attendue est un euphémisme. À l’heure où la souveraineté minière apparaît plus que jamais comme une nécessité, notre commission a souhaité que le Parlement prenne toute sa part à ce travail.
Je saisis donc l’occasion de ce débat pour vous demander un point d’étape sur l’avancée de cette réforme.
Sur l’initiative de Daniel Gremillet, plusieurs dispositions, initialement renvoyées dans l’ordonnance, ont été inscrites dans le marbre de la loi. Monsieur le ministre, pouvez-vous nous confirmer qu’il s’agit bien là d’un acquis et que le travail du législateur sera non pas modifié, voire dénaturé, par les autres ordonnances, mais complété ?
Le Sénat avait par ailleurs souhaité que les parties prenantes soient associées au mieux à l’élaboration des ordonnances : où en est-on sur ce point ?
Enfin, lors de la réunion de la commission mixte paritaire, le délai d’habilitation a été ramené à quinze mois, le Gouvernement ayant d’ailleurs indiqué que l’entrée en vigueur du nouveau code minier d’ici à la fin de l’actuelle législature constituerait une garantie pour la réforme engagée. Étant donné que le calendrier est de plus en plus serré, je voulais savoir si ces délais seront tenus.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Madame la présidente Primas, vous m’interrogez sur la réforme du code minier par voie d’ordonnance. Celle-ci avait été inscrite dans la loi Climat et résilience examinée l’été dernier – je me souviens des discussions que nous avions eues à l’époque. Vous soulignez que cette réforme est très attendue et revêt une importance stratégique pour notre pays.
L’article 81 de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets habilite le Gouvernement à réformer le modèle minier.
Le Gouvernement dispose de trente mesures d’habilitation qui expirent le 21 novembre 2022. La rédaction des textes portant réforme du code est en cours de finalisation. Le lancement des consultations obligatoires, notamment celles du public, du Conseil national d’évaluation des normes (CNEN) et des collectivités d’outre-mer, est imminent.
Je tiens à vous rassurer : les dispositions de ces textes ne remettront pas en cause les éléments insérés dans la loi sur l’initiative du rapporteur de la commission des affaires économiques. Elles seront simplement complétées en respectant le cadre strict des articles d’habilitation ayant été adoptés.
En outre, l’ensemble des parties prenantes ont été étroitement associées à l’élaboration des ordonnances. Le projet de réforme du code minier a ainsi été présenté aux acteurs à douze occasions depuis le mois d’octobre 2021 par la direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGLAN), sous l’égide du ministère de la transition écologique et du ministère de l’économie.
Par ailleurs, une réunion d’échanges avec les parlementaires s’est tenue le 17 novembre 2021 et une seconde réunion dédiée à la Guyane a été organisée le 19 novembre 2021. Une réunion interministérielle s’est encore tenue hier : soyez assurée que le Gouvernement met tout en œuvre pour que cette réforme tant attendue voie le jour dans les meilleures conditions et dans les délais qui étaient impartis.
M. le président. La parole est à M. le vice-président de la commission des affaires étrangères.
M. Olivier Cigolotti, vice-président de la commission des affaires étrangères, en remplacement de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, comme vous le savez, les textes législatifs présentés par le Gouvernement et votés par le Parlement, qui touchent aux secteurs de compétence de notre commission, déterminent en profondeur l’action menée par nos armées et par notre réseau diplomatique à travers le monde.
C’est la raison pour laquelle il est essentiel que, quand ces lois habilitent le Gouvernement à légiférer par ordonnances, le Parlement soit à nouveau consulté et puisse exprimer sa position sur des sujets dont les conséquences sur le long terme se révèlent souvent structurantes.
À ce titre, monsieur le ministre, nous regrettons que le projet de ratification des quatre ordonnances prévues par l’article 30 de la loi du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire (LPM) pour les années 2019 à 2025 n’ait toujours pas fait l’objet d’une inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Alors même que l’esprit de la LPM est d’associer la représentation nationale, nous regrettons la suspension du processus législatif sur des sujets aussi importants que la reconversion dans la fonction publique de nos anciens militaires ou l’extension du congé du blessé aux combattants engagés dans des missions sur le territoire national.
Par ailleurs, mes chers collègues, sur un autre sujet dont chacun de nous mesure l’importance, nous regrettons le choix qui a été fait de ne pas associer la représentation nationale au travail d’adaptation de notre droit pour tenir compte du Brexit.
Alors même que le Sénat a développé une expertise réelle sur ce sujet grâce au groupe de suivi coprésidé par les présidents Christian Cambon et Jean-François Rapin, pourquoi ne pas associer le Parlement ?
Enfin, le projet de loi ratifiant diverses ordonnances tirant les conséquences du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, déposé à l’Assemblée nationale dès le mois de février 2021, n’a jamais été débattu, ce qui laisse peu d’espoir quant à l’examen de ce texte par notre assemblée.
En conclusion, monsieur le ministre, notre commission salue le renforcement du suivi des ordonnances engagé par le bureau du Sénat. Nous appelons simplement le Gouvernement à inscrire systématiquement ces projets de loi de ratification à l’ordre du jour des assemblées, pour nous permettre de tenir un débat contradictoire sur des décisions importantes.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Monsieur Cigolotti, vous m’interrogez – M. le président Cambon nous a également alertés sur le sujet – sur deux séries d’ordonnances prises en vertu d’habilitations que votre commission a examinées durant ce quinquennat.
Comme vous l’avez souligné, il s’agit effectivement de sujets d’importance, puisque ces ordonnances ont trait à la programmation militaire et au Brexit.
S’agissant de ce second sujet, le Brexit donc, je garde en mémoire, pour avoir représenté le Gouvernement lors de l’examen de ce texte, des débats importants qui ont eu lieu à l’époque, tant sur le fond que sur la forme.
Partant d’un texte initial prévoyant une habilitation à légiférer par ordonnances de trente mois, ce qui nous amenait au-delà de l’élection présidentielle – ce point nous avait d’ailleurs été signalé –, la commission mixte paritaire a abouti à une rédaction limitant cette délégation à douze mois.
Je tiens à rappeler que cette évolution était le fruit d’une négociation et d’un dialogue tout à fait légitimes, entre le Gouvernement, les députés et les sénateurs, chacun convenant qu’un compromis pouvait et devait être trouvé. J’ajoute que le Sénat a par ailleurs adopté, après un débat fourni, l’essentiel du texte d’habilitation.
Même si j’entends vos regrets concernant l’absence de ratification, je crois que le débat a pu avoir lieu sur ce sujet, y compris d’ailleurs sur le recours aux ordonnances.
S’agissant de votre premier sujet d’interpellation, je sais que votre commission est très attachée au suivi de la mise en œuvre de la loi de programmation militaire, particulièrement dans la période de fortes tensions internationales que nous connaissons.
Je comprends que ce n’est pas tellement la méthode, autrement dit le recours aux ordonnances, qui semble poser une difficulté, puisque votre commission en avait adopté le principe, conformément au texte de l’Assemblée nationale, mais, là encore, l’absence de débat parlementaire ultérieur, problème que j’ai abordé tout à l’heure. Votre question s’inscrit donc dans la suite de mon propos introductif.
Il semble nécessaire que le Gouvernement et le Sénat puissent mener un travail de concertation, afin d’identifier les textes de ratification dont votre assemblée souhaite débattre. Je vois mal comment on pourrait le faire pour tous les textes, mais nous pourrions au moins distinguer les textes dont le Sénat, ou l’Assemblée nationale éventuellement, pourrait débattre.
S’il semble difficile de compléter l’ordre du jour à l’infini, nous pourrions tirer les enseignements du travail de suivi des ordonnances – c’est toute l’utilité, me semble-t-il, de ce premier exercice –, afin de mieux anticiper les ratifications considérées comme nécessaires par votre assemblée.
M. le président. La parole est à Mme la présidente de la commission des affaires sociales.
Mme Catherine Deroche, présidente de la commission des affaires sociales. Deux ans et cinq mois : c’est le temps qu’il aura fallu au Gouvernement pour prendre l’ordonnance n° 2021-611 du 19 mai 2021 relative aux services aux familles, une période pendant laquelle le Parlement a été dépossédé d’un sujet pourtant peu technique et qui intéresse le Sénat au titre des compétences dont disposent les collectivités territoriales sur les modes d’accueil de la petite enfance.
Rappelons que cette ordonnance a été prise sur le fondement de l’article 99 de la loi 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique, dite loi ASAP.
Cette habilitation du Gouvernement par la loi ASAP, pour une durée de six mois à compter de la promulgation de la loi, résulte de l’incapacité du Gouvernement à publier l’ordonnance dans le délai de dix-huit mois à compter de la publication de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance, dite loi Essoc, dont l’article 50 prévoyait déjà une habilitation.
Au-delà de la question du délai de publication, cette ordonnance s’est caractérisée par une forme d’habilitation rechargeable, prise à titre conservatoire ou de précaution, que nous voyons malheureusement trop souvent.
L’étude d’impact de la loi ASAP indiquait qu’un projet d’ordonnance avait été établi dès l’automne 2019, mais que des concertations avaient mis en évidence le besoin de prendre des dispositions complémentaires.
Selon les termes de cette étude d’impact, il apparaissait « opportun de laisser la possibilité de compléter le projet d’ordonnance préparé en 2019 par d’autres mesures d’ordre législatif qui pourraient être proposées à l’issue de la réflexion lancée à la demande du président sur les “mille premiers jours” et au terme de la mission en cours de l’Inspection générale des affaires sociales sur l’évolution des missions des services de la protection maternelle et infantile en matière d’accueil du jeune enfant. »
L’habilitation retenue dans la loi ASAP est donc plus large que celle de la loi Essoc. Le Sénat avait supprimé tant l’article 50 de la loi Essoc que l’article 99 de la loi ASAP en première lecture. Force est de constater que la suite des événements lui a donné raison.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Madame la présidente Deroche, vous m’interrogez sur l’ordonnance du 19 mai 2021 relative aux services aux familles.
Cette ordonnance prise dans le cadre de la loi d’accélération et de simplification de l’action publique, dite loi ASAP, vise à faciliter l’implantation, le maintien et le développement des services aux familles, notamment en matière d’accueil du jeune enfant et de soutien à la parentalité.
Le délai d’habilitation était de six mois à compter de la publication de la loi et expirait donc le 7 juin 2021. Cette ordonnance a nécessité des consultations, non seulement avec des acteurs de la société civile, mais aussi avec des commissions consultatives, ainsi que des collectivités. Ces consultations se sont terminées à la fin du mois de mars 2021, et le Conseil d’État a été saisi rapidement après, le 19 avril 2021 exactement.
L’ordonnance a été publiée au Journal officiel le 20 mai 2021, c’est-à-dire avant l’expiration du délai de rigueur. Le projet de loi de ratification de l’ordonnance a ensuite été déposé sur le bureau des assemblées le 13 juillet suivant.
Je vous précise que l’ordonnance est désormais appliquée à 90 %. Seul un décret d’application reste à publier, celui qui concerne les modalités d’application de l’article 9 de l’ordonnance relatif à la possibilité pour les autorités compétentes d’organiser leur coopération en matière de services aux familles, en vue de favoriser le développement des services aux familles au niveau d’un département, d’un établissement public de coopération intercommunale ou d’une commune.
Ce texte réglementaire est en cours de finalisation. Il est prévu qu’il soit transmis pour consultation obligatoire en ce début d’année 2022.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission de l’aménagement du territoire.
M. Jean-François Longeot, président de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat est l’occasion de rappeler à quel point le recours aux ordonnances est fréquent, alors même que l’on constate que le Gouvernement ne prend pas toujours les ordonnances par lesquelles il a pourtant demandé au Parlement de se dessaisir de son champ de compétences.
Je citerai un exemple de ce que l’on pourrait qualifier d’« habilitation de confort » dans le domaine des transports : l’ordonnance prévue à l’article 83 de la loi d’orientation des mobilités (LOM) visant à définir les conditions de prise en charge par l’employeur de certains frais de transport n’a toujours pas été publiée.
L’an dernier, il nous avait été répondu que l’opportunité de recourir à une ordonnance serait évaluée sur le fondement d’un bilan et du baromètre du forfait mobilités durables. Comment le Gouvernement peut-il demander au Parlement de prendre des mesures entrant dans le domaine de la loi pour engager des réformes dont il n’a même pas pris le soin d’évaluer l’opportunité ?
Cette pratique contribue à déposséder le législateur de sa compétence. Elle m’inspire une interrogation : pourquoi ne pas faire davantage confiance au Parlement et aux parlementaires ? Est-ce une question de temps ou d’agenda médiatique ?
Plusieurs exemples montrent pourtant que, lorsque le Gouvernement joue le jeu du travail parlementaire, nous pouvons aller plus vite et faire mieux.
Je citerai trois exemples tirés de la loi Climat et résilience. Le premier concerne la réforme du code minier ; le deuxième, l’adaptation des territoires littoraux au changement climatique et le recul du trait de côte ; le troisième, la création du bureau d’enquêtes et d’analyses sur les risques industriels.
La rédaction d’un projet de loi autonome pour au moins deux de ces trois sujets nous aurait permis de mieux travailler et de prendre le temps de la discussion avec l’ensemble des parties prenantes.
Récemment, nous avons encore pu voir l’importance de l’étape de la ratification parlementaire des ordonnances, à l’instar de l’examen du projet de loi ratifiant l’ordonnance relative à l’instauration d’une taxe sur le transport routier de marchandises en Alsace, qui a permis d’en améliorer significativement le contenu, à la grande satisfaction des élus alsaciens. Cette démarche reste trop rare.
En conclusion, j’insisterai sur deux points : la nécessité d’une plus grande confiance entre le Gouvernement et le Parlement et l’importance de la sérénité du travail parlementaire avec le Gouvernement.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Monsieur le président Longeot, je souhaiterais tout d’abord rappeler, s’agissant du recours aux ordonnances, que, durant ce quinquennat, sauf cas exceptionnel, les demandes d’habilitation du Gouvernement ont systématiquement donné lieu à la publication d’une ordonnance : le taux s’élève à 95 % durant ce quinquennat, contre 87 % sous le précédent quinquennat et 79 % sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Je tenais simplement à rappeler ces chiffres pour mettre notre débat en perspective.
Vous m’interrogez sur l’ordonnance prévue à l’article 83 de la LOM, qui vise à définir les conditions de prise en charge par l’employeur de certains frais de transport, laquelle n’a pas été encore publiée.
Je précise tout d’abord que cette habilitation expire le 23 avril 2022, puisque, comme vous le savez, le délai de vingt-quatre mois a été prolongé de quatre mois en vertu de l’article 14 de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19.
Sur le fond, le plafond d’exonération de cotisations et de charges sociales du forfait mobilités durables avait déjà été relevé à 500 euros par la loi de finances pour 2021. Lors des débats sur la loi Climat et résilience, les parlementaires l’ont de nouveau rehaussé à 600 euros en cas de cumul avec le remboursement des transports publics.
Conformément à l’esprit de la LOM, il s’agit d’un dispositif facultatif, dont la décision et les modalités de versement sont laissées au dialogue social.
La mise en place du forfait mobilités durables est récente, puisqu’elle date de mai 2020. Les retours d’expérience sont encore insuffisants : c’est la raison pour laquelle le Gouvernement considère que, à ce stade, il ne dispose pas d’assez de recul pour décider ou non de rendre le dispositif obligatoire dans le secteur privé. La voie privilégiée pour ce forfait reste donc la discussion au sein de l’entreprise ou de la branche.
Le 15 février 2021, le Gouvernement a lancé un baromètre « forfait mobilités durables », afin de dresser un premier état des lieux du déploiement de ce nouveau dispositif. Les premiers résultats publiés en avril 2021 sont encourageants et soulignent l’importance d’améliorer la connaissance du dispositif.
Le Gouvernement a aussi mis en œuvre un plan incluant notamment des actions de communication pour une plus large diffusion du forfait mobilités durables. Un second baromètre a d’ailleurs été lancé.
Enfin, une évaluation des accords collectifs portant sur la thématique des mobilités domicile-travail, issue des négociations annuelles obligatoires, est prévue par l’article 83 de la LOM. Cette mission d’évaluation a été confiée à l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, dite Agence de la transition écologique), qui la pilote sur les plans qualitatif et quantitatif, pour une livraison de l’évaluation finale prévue au printemps de 2022.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires européennes.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les ordonnances sont devenues un vecteur privilégié de transposition des directives européennes et de mise en œuvre des mesures d’application imposées par les règlements européens.
Se sont ainsi succédé des textes de portée générale faisant une large part aux directives, comme la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, ou la LOM, ou encore des textes destinés à permettre la transposition de textes européens sectoriels, dits Ddadue.
Le recours à des ordonnances en la matière n’est pas nécessairement condamnable dans son principe, en particulier lorsqu’il s’agit de refondre des codes existants pour les mettre en cohérence avec les textes européens. Encore faudrait-il que l’objet et les limites de l’habilitation soient clairement définis.
Ainsi, lorsque le texte européen comporte des options, le législateur est en droit d’être informé des intentions précises du Gouvernement à cet égard avant de l’autoriser à prendre des ordonnances.
Or, si l’étude d’impact du projet de loi signale et expose parfois les motifs d’une surtransposition proposée, les habilitations sollicitées restent quant à elle très imprécises et ne permettent pas de connaître l’usage que le Gouvernement envisage de faire des options ou des marges de manœuvre offertes par la directive ou le règlement concerné.
Depuis le mois de janvier 2018, la commission des affaires européennes du Sénat assure une mission de veille sur les surtranspositions de textes européens dans le droit interne, avec le souci de ne pas surcharger les acteurs économiques d’obligations qui ne seraient pas imposées à leurs concurrents par le droit européen.
Les observations qu’elle formule sont fondées sur une analyse de textes européens, notamment des options et des marges de manœuvre qu’ils autorisent et des justifications présentées par le Gouvernement, en particulier dans l’étude d’impact à l’appui des transpositions qu’il propose.
Si tel n’est pas le cas, le rapporteur de la commission des affaires européennes attire l’attention de la commission saisie au fond sur l’existence d’options et l’imprécision de l’habilitation sollicitée. Dès lors, seul un suivi des ordonnances de transposition permet de s’assurer que toute surtransposition est effectivement justifiée au regard de l’intérêt général, dans le respect du cadre européen.
Or ce suivi est d’autant plus malaisé que la transposition se fait souvent de manière morcelée et échelonnée. Il serait donc de bonne méthode que les demandes d’habilitation soient très précisément documentées sur les intentions de surtransposition et que le Parlement puisse disposer, pour toute habilitation à transposer le droit européen, de la liste des ordonnances envisagées, de leur périmètre et de leur date de publication.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Monsieur le président Rapin, je tiens tout d’abord à souligner la qualité du travail réalisé par la commission des affaires européennes du Sénat, notamment en ce qui concerne la veille sur les transpositions de textes européens dans le droit interne.
Pour parvenir à maintenir un taux de transposition le plus élevé possible, le Gouvernement a recours à des projets de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne, textes qui sont plus communément connus sous l’acronyme de « Ddadue ».
Ces textes comportent un certain nombre de demandes d’habilitation à légiférer par ordonnances, qui permettent de traiter efficacement des questions souvent très techniques, tout en laissant aux parlementaires le soin d’apprécier la portée qu’ils donnent à l’habilitation et, s’ils le souhaitent, de davantage les circonscrire pour exclure certaines surtranspositions qu’ils jugeraient indésirables, faculté que vous avez vous-même rappelée, monsieur le président.
En effet, si le Parlement ne peut étendre le champ d’une habilitation, il peut toujours en réduire la portée. Et dans ce domaine, nous convenons assez volontiers qu’il faut rester vigilant.
Je voudrais également souligner que le Gouvernement partage votre préoccupation et a pris le parti d’éviter, autant que faire se peut, les surtranspositions, comme en atteste la circulaire du Premier ministre du 26 juillet 2017 relative à la maîtrise du flux des textes réglementaires et de leurs impacts, lequel précise notamment qu’« une vigilance particulière sera portée à la transposition des directives européennes » et que « toute mesure allant au-delà des exigences minimales de la directive est en principe proscrite. Les dérogations à ce principe, qui peuvent résulter de choix politiques, supposent la présentation d’un dossier explicitant et justifiant la mesure qui sera soumise à l’arbitrage ».
Par ailleurs, il est requis, dès lors qu’un projet de loi comporte une disposition prise pour la transposition d’une directive européenne, de joindre un tableau de transposition au dossier de saisine du Conseil d’État, afin que ce dernier puisse apprécier, non seulement l’exactitude de la transposition ponctuelle qui lui est soumise, mais aussi sa complétude.
Ces informations se retrouvent dans les études d’impact, ce qui doit permettre au Parlement d’apprécier, à l’appui du premier acte de transposition, l’ensemble des textes qui seront nécessaires pour assurer la complète transposition de la directive.
Enfin, monsieur le président, j’ai bien noté votre demande de disposer d’une vue globale de l’ensemble des dispositions, afin de mieux exercer les prérogatives qui sont les vôtres et, en particulier, d’étudier avec un souci vigilant et constant le risque de surtranspositions inutiles.
M. le président. La parole est à M. le vice-président de la commission des finances.
M. Vincent Éblé, vice-président de la commission des finances, en remplacement de M. Claude Raynal, président de la commission des finances. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaiterais formuler deux observations et interroger le Gouvernement sur une ordonnance.
Ma première observation concerne l’unification du recouvrement des taxes et impositions par la direction générale des finances publiques, la DGFiP, et la refonte des impositions et amendes. Le Sénat s’était en effet largement opposé à une habilitation à légiférer par ordonnance dans un champ considéré comme très large et aux objectifs peu clairs.
Nous observons tout d’abord que plusieurs prolongations de l’habilitation ont été nécessaires et que l’ordonnance vient seulement d’être publiée en décembre.
Par ailleurs, la codification ne s’est pas faite à droit constant. Il revient ainsi au seul Gouvernement de rendre son arbitrage sur la codification de certaines interprétations de la doctrine fiscale ou sur les corrections à apporter ou non aux dispositions pouvant méconnaître le droit de l’Union européenne, ce qui n’est pas satisfaisant.
On peut noter que la loi de finances pour 2022 contient une nouvelle habilitation, pour un délai cette fois-ci allongé de vingt-quatre mois, afin de prendre des mesures complémentaires. Il sera absolument nécessaire qu’un bilan de cette réforme soit présenté au Parlement, plutôt que celui-ci en soit totalement dessaisi.
Ma seconde observation a trait à la généralisation de la facturation électronique pour les entreprises. Le Gouvernement a été habilité à légiférer par ordonnance par la loi de finances pour 2021. Cette ordonnance a été publiée le 15 septembre dernier, dans les délais prévus.
Toutefois, contrairement à ce qui était indiqué dans l’étude préalable, les délais de mise en œuvre ont été décalés à 2024 pour les grandes entreprises, à 2025 pour les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et à 2026 pour les PME. Compte tenu de ces délais, il convient de s’interroger sur le choix de ne pas passer directement par le législateur.
Enfin, je voudrais vous questionner, monsieur le ministre, sur la réforme du régime de responsabilité pécuniaire des comptables publics et la refonte des juridictions financières.
Il a été proposé de recourir à une ordonnance dans le cadre du projet de loi de finances pour 2022. Il s’agit en effet d’une réforme d’ampleur, qui, devant trouver son application au 1er janvier 2023, et ayant fait l’objet d’intenses et longues discussions entre le Gouvernement, la DGFiP et la Cour des comptes, aurait mérité d’y associer pleinement les parlementaires.
Pourriez-vous justifier cette démarche et nous donner des indications sur les échéances de publication de cette ordonnance, à laquelle nous serons bien sûr très attentifs ?
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Monsieur Éblé, vous m’interrogez sur un certain nombre de points au travers de vos deux observations et de votre question.
Vous m’interrogez sur le choix du Gouvernement de demander au Parlement une habilitation à légiférer par voie d’ordonnance pour la généralisation de la facturation électronique pour les entreprises. Il s’agit d’un chantier de très grande ampleur, qui nécessite des travaux exploratoires de longue haleine.
Le Gouvernement a jugé qu’il était nécessaire de ne pas attendre la loi de finances pour 2022 et de donner aux entreprises et à tous les acteurs concernés la plus grande visibilité possible dès 2021, pour leur permettre d’assimiler et d’anticiper très en amont ce mécanisme et de s’y préparer techniquement, quand bien même celui-ci n’entrerait que progressivement en vigueur, en fonction de leur taille, entre le 1er juillet 2024 et le 1er juillet 2026.
Vous avez formulé une seconde observation sur l’unification du recouvrement des taxes et impositions par la DGFiP et la refonte des impositions et amendes par voie d’ordonnance, étant donné l’ampleur du chantier qui sera mis en œuvre par étapes dans un calendrier s’achevant en 2024.
Cette habilitation permet la codification de la fiscalité sectorielle. L’ordonnance n° 2021-1843 du 22 décembre 2021 satisfait ces deux objectifs, mais j’ai bien entendu votre demande d’un bilan de ce qui sera fait dans le cadre de cette ordonnance.
Enfin, concernant l’habilitation pour la réforme du régime de responsabilité pécuniaire des comptables publics et la refonte des juridictions financières, le Gouvernement a pris soin de préciser, dès l’habilitation, les grandes lignes de la réforme, notamment la suppression de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables, le champ des justiciables, les infractions, les sanctions et l’organisation juridictionnelle.
Comme le Conseil d’État l’a noté dans son avis sur le projet de loi de finances pour 2022, cet article d’habilitation particulièrement long et détaillé répondait à une intention claire de permettre au débat parlementaire de s’engager sur les points structurants de cette réforme d’une grande complexité et d’une grande technicité.
Compte tenu du nombre de textes à modifier, le recours à une ordonnance semblait justifié. Le processus consultatif va maintenant être lancé par le Gouvernement, et le texte devrait être publié au cours du mois de mars prochain, après délibération du conseil des ministres.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des lois.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Pour ce qui concerne la commission des lois, monsieur le ministre, trois types d’usage de l’article 38 de la Constitution paraissent, sinon critiquables, du moins discutables.
Le premier est le cas où le Gouvernement n’utilise pas l’habilitation qu’il a demandée. C’est juridiquement son droit le plus strict, mais cela révèle une pratique qui doit être dénoncée : celle de la demande d’habilitation dite « filet de sécurité », que le Gouvernement se réserve d’utiliser en cas de besoin.
C’est oublier que, constitutionnellement, le Parlement ne peut alors plus se saisir lui-même des matières qu’il a déléguées et que le Gouvernement, en multipliant ces habilitations, bloque en réalité l’action du législateur pendant de longues périodes, parfois jusqu’à deux ans.
Pour en donner un exemple récent, le Gouvernement a fait voter dans la loi Engagement et proximité une habilitation sur le régime des débits de boissons. Le délai a expiré en avril 2021 sans que l’ordonnance ait été prise. Le Gouvernement va-t-il solliciter de nouveau le Parlement ? Et, dans l’affirmative, utilisera-t-il cette habilitation ?
Deuxième utilisation critiquable : dans le projet de loi en faveur de l’activité professionnelle indépendante, le ministre délégué aux petites et moyennes entreprises de l’époque sollicitait une habilitation – je n’ose pas la qualifier ici –, parce qu’il lui fallait du temps pour mener une concertation avec les professionnels et décider quoi écrire dans l’ordonnance destinée à modifier les structures d’exercice professionnel libéral.
C’est un peu étonnant… Cela revient en quelque sorte à donner un blanc-seing à l’exécutif, ce qui n’est évidemment pas dans l’esprit de la Constitution.
Troisième et dernier exemple de dévoiement : l’absence de ratification d’ordonnances importantes, que le Gouvernement juge parfois trop « techniques » pour justifier une ratification en bonne et due forme.
Sur ce point, je voudrais vous interroger sur l’ordonnance n° 2021-1193 du 15 septembre 2021 portant modification du livre VI du code de commerce, qui concerne les procédures collectives.
Ce texte apporte des inflexions particulièrement importantes au droit des faillites et exerce, ou n’exerce pas, selon le cas, des options ouvertes par les textes européens. Il y a matière à discuter de ces choix. Le Gouvernement entend-il engager la ratification expresse de ce texte pour laquelle nos collègues François Bonhomme et Thani Mohamed Soilihi ont d’ailleurs déposé une proposition de loi de ratification ? (M. Jean-Pierre Sueur applaudit.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Monsieur le président Buffet, vous m’interrogez sur trois points.
Tout d’abord, vous me questionnez sur l’habilitation visant à réformer les débits de boissons, prévue par la loi Engagement et proximité, qui n’a effectivement pas été prise et pour laquelle le délai d’habilitation a en effet expiré le 26 avril 2021.
Je veux rappeler au préalable que le Gouvernement a peu recours à ce que vous appelez – cela peut s’y apparenter en effet parfois ! – des « habilitations filets de sécurité », puisque, comme je le rappelais, seuls 5 % des habilitations ne donnent pas lieu à un texte.
Cette ordonnance visait à rénover le régime du droit des débits de boissons. Elle s’inscrivait ainsi dans le prolongement des travaux interministériels entamés au début de 2019 sous l’égide des ministères de la santé, de l’intérieur et de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), en application du plan national de mobilisation contre les addictions.
Il s’agissait de simplifier cette réglementation complexe, issue d’une succession de réformes, mais également d’encadrer la vente d’alcool pour protéger les mineurs et limiter les consommations à risque.
Toutefois dans le contexte de crise, au regard de la situation très particulière dans laquelle elle a placé, reconnaissons-le, les débits de boissons, il ne nous a pas paru opportun d’intervenir sur les conditions de vente des boissons alcoolisées et leur dosage en alcool. C’est ce qui a conduit le Gouvernement à ne pas recourir à cette habilitation, mais, je le répète, cette situation est exceptionnelle, puisque seuls 5 % des habilitations ne donnent pas lieu à une ordonnance.
Vous m’interrogez également sur la ratification expresse de l’ordonnance du 15 septembre 2021 portant modification du livre VI du code de commerce, qui concerne les procédures collectives.
Selon l’article 196 de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, le Gouvernement disposait de quatre mois, soit jusqu’au 14 janvier 2022, pour déposer un projet de loi de ratification, lequel a bien été déposé sur le bureau du Sénat le 5 janvier dernier.
Deux sénateurs ont également déposé le 16 novembre 2021 une proposition de loi ratifiant, modifiant et complétant cette ordonnance, manifestant ainsi leur volonté de se prononcer sur cette importante réforme de notre droit des entreprises en difficulté.
Force est de constater que ce texte n’a pas encore trouvé sa place dans l’ordre du jour du Sénat en ces derniers mois du quinquennat, tant dans le cadre des semaines réservées à votre assemblée que dans celles qui sont réservées au Gouvernement. Force est de constater que ce sujet est donc devant nous.
Enfin, monsieur le président, je dois avouer que je n’ai pas la réponse à votre troisième question, mais je m’engage à vous la fournir dans les délais les plus rapides.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. Je vous remercie, monsieur le ministre !
M. le président. La parole est à M. le vice-président de la commission de la culture.
M. Stéphane Piednoir, vice-président de la commission de la culture, en remplacement de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans le cadre de la loi du 29 juillet 2019 pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris, le Gouvernement avait obtenu une habilitation extrêmement large, lui permettant de déroger, par voie d’ordonnances, aux règles en matière de voirie, d’environnement, d’urbanisme et de construction, afin de faciliter la réalisation des travaux de restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris.
Le Sénat s’y était toujours opposé, estimant que ces dérogations, d’une part, n’apparaissaient pas vraiment utiles, et, d’autre part, risquaient de faire peser des doutes sur l’exemplarité du chantier de Notre-Dame de Paris et de mettre à mal la crédibilité de notre législation en matière de protection du patrimoine.
Alors même que cette habilitation fut la cause de l’échec de la commission mixte paritaire sur ce texte, le Gouvernement n’a finalement jamais pris aucune ordonnance !
Bien sûr, le fait qu’il n’ait été donné aucune suite à cette habilitation donne raison a posteriori au Sénat. Mais quel dommage, dans ces conditions, que le Gouvernement et les députés soient restés arc-boutés au point de passer à côté du consensus et de l’unité nationale que ce drame aurait pourtant dû susciter.
Comment comprendre que le Gouvernement n’ait finalement pas fait usage de cette habilitation ? Peut-on espérer que, à l’avenir – sait-on jamais –, des efforts soient entrepris pour que les habilitations ne soient sollicitées qu’en cas de réelle nécessité, et avec le champ le plus circonscrit possible ?
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Monsieur Piednoir, vous m’interrogez sur l’habilitation permettant au Gouvernement de déroger par voie d’ordonnances aux règles en matière de voirie, d’environnement, d’urbanisme et de construction, prise dans le cadre de la loi du 29 juillet 2019 pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris.
Cette habilitation avait vocation à faciliter la réalisation, dans les meilleurs délais et dans des conditions de sécurité satisfaisantes, des opérations de travaux de la cathédrale. En effet, en l’absence d’une définition précise du projet de restauration de cette dernière, ainsi que des opérations connexes à ces travaux, au moment de la discussion du projet de loi au Parlement, et compte tenu du calendrier fixé, il est apparu nécessaire de prendre cette précaution – cette demande d’habilitation entrait sans doute dans la catégorie de ce que le président Buffet a appelé les « filets de sécurité ».
Par définition, nous avions en effet besoin d’anticiper les difficultés que nous pouvions éventuellement rencontrer. Personne ne savait à l’époque, monsieur le sénateur – il y avait consensus sur ce point à ce moment-là, et je crois que tel est toujours le cas –, quelles pouvaient être les difficultés ou les contraintes pesant sur cette rénovation, compte tenu notamment de la volonté de tous d’avancer assez rapidement.
Cette habilitation a été circonscrite à certains domaines bien identifiés et aux besoins qui pouvaient être anticipés. Le délai expirait le 28 juillet 2020. Il a été prolongé de quatre mois, soit jusqu’au 28 novembre 2020, période s’inscrivant dans le contexte particulier de crise sanitaire que chacun connaît.
Une seule dérogation a été introduite en application de cette habilitation : il s’agit de l’ordonnance du 18 novembre 2020 dispensant d’obligation de compatibilité avec les schémas régionaux des carrières les décisions d’exploitation de carrières justifiées par les besoins de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris.
Cette possibilité de dérogation n’a toutefois pas été utilisée, l’établissement public chargé de la conservation et de la restauration venant de passer avec un carrier un marché de fournitures de pierres compatibles d’un point de vue esthétique, physico-mécanique et chimique avec les pierres d’origine encore en place sur le monument.
Voilà, monsieur le sénateur, les réponses que je voulais vous apporter.
Je le répète, il n’était pas possible dans ce cadre précis de savoir exactement si nous aurions besoin de ces dérogations, d’où le recours à une ordonnance. Vous vous félicitez d’avoir eu raison trop tôt. Mais on peut aussi se féliciter parfois de prendre les précautions nécessaires, surtout lorsque les projets sont très complexes, vous le savez aussi bien que moi.
M. le président. La parole est désormais aux représentants des groupes, selon les mêmes règles que pour les représentants des commissions.
La parole est à M. Alain Richard.
M. Alain Richard. Ce débat est naturellement bienvenu. Il s’inscrit en réalité dans la suite de débats que nous tenions dans un cercle moins large, au titre de l’application des lois, mais c’est un progrès.
Je souhaiterais nuancer quelque peu les observations de Mme Pascale Gruny quant à la masse des ordonnances prises.
Notre collègue a bien sûr souhaité écarter les ordonnances prises en 2020 dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire. Mais, au moment d’établir la comparaison entre quinquennats, elle les a réintégrées. Or, si on les retire, on observe que le nombre d’ordonnances durant ce quinquennat aura été inférieur à celui du quinquennat précédent. Il me semble donc que l’on peut apporter quelques nuances à ce sujet.
Je souligne aussi – je l’ai déjà fait, sans aucun succès – que, à l’heure actuelle, un dispositif permet de compter les textes, non pas un pour un, mais en fonction de leur longueur. Légifrance tient effectivement un compteur au mot près des différents textes. Si l’on voulait établir une comparaison du poids réel des ordonnances, il faudrait le faire en fonction de leur contenu en droit ainsi mesuré.
Par ailleurs, la comparaison quant à la durée entre la loi et l’ordonnance doit être revue. Pour les lois, on fait commencer le délai au moment où le projet de loi est déposé devant le Parlement, mais, bien évidemment, des travaux préparatoires ont été réalisés en masse auparavant ; en général, ils durent plus d’un semestre, fréquemment une année. Les concertations sont nombreuses avant un projet de loi, comme avant un projet d’ordonnance, mais elles ne sont pas prises en compte également pour évaluer la vraie durée d’un projet de loi et d’une ordonnance.
J’en profite d’ailleurs pour souligner que, pour une fois, monsieur le ministre, une concertation parlementaire a eu lieu pendant la préparation d’une ordonnance, précisément dans le cas que vous avez cité précédemment concernant le code minier. Ce serait une habitude à prendre – ce n’est pas faute de vous l’avoir déjà demandé !
Enfin, si des améliorations sont nécessaires en matière de ratification, nous savons tous que, pour 80 % à 90 % des ordonnances, la ratification se ferait sans débat.
Nous devons donc être sélectifs et, de mon point de vue, ce travail doit être celui de nos commissions : chaque bureau pourrait ainsi débattre sur les ordonnances relevant du champ de la commission dont la ratification est demandée, et on se mettrait d’accord avec le Gouvernement pour le faire par le biais d’une procédure de législation en commission. (M. Julien Bargeton applaudit.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Je vous remercie de vos observations, monsieur le sénateur Richard ; elles viennent corroborer ce que j’ai essayé de dire dans mon propos liminaire.
Premièrement, il y a en effet une certaine difficulté à réaliser une comptabilisation qui soit tout à fait précise, du point de vue numérique, mais aussi, parfois, juridique. Sans doute le présent exercice montre-t-il, monsieur le président, à quel point nous devons progresser sur ces sujets d’évaluation en matière d’ordonnances, afin de disposer de critères partagés entre le secrétariat général du Gouvernement, l’Assemblée nationale et le Sénat. Nous pourrons, alors, travailler sur des chiffres plus précis.
Deuxièmement, j’ai bien noté la remarque au sujet du code minier. Effectivement, c’est un travail très spécifique qui a été mené ; il est relativement atypique par rapport à nos pratiques habituelles.
Troisièmement, il ne m’appartient évidemment pas de m’immiscer dans le choix d’organisation des travaux du Sénat, mais le Gouvernement est disposé à réfléchir à la manière dont on pourrait identifier les ordonnances prioritaires ou justifiant un débat.
Je partage à cet égard votre sentiment, monsieur Richard : comme je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, dans un certain nombre de cas, pour ne pas dire la très grande majorité d’entre eux, la ratification ne nécessiterait pas un débat en séance. Mais c’est le travail que nous devons désormais mener ensemble.
M. le président. La parole est à M. Alain Marc.
M. Alain Marc. Le nombre d’ordonnances publiées ne cesse d’augmenter, et cette tendance se poursuit. Même si la bataille des chiffres ne fait pas rage – au Sénat, il n’y a aucune bataille qui fasse rage ! (Sourires.) –, nous venons de constater, c’est un fait avéré, que ce nombre entre 2012 et 2018 dépasse celui des lois qui ont été adoptées selon la procédure ordinaire.
Cette progression s’est accentuée depuis le début de la crise sanitaire. Ainsi, au cours de la session parlementaire 2019-2020, ce sont 100 ordonnances qui ont été publiées, contre 59 durant la session précédente. Leur part au sein des textes relevant de la loi s’élève à 70 %.
Nous avons le désagréable sentiment que la loi n’est plus considérée comme le processus normal de législation et, par là même, que l’exécutif dépossède les parlementaires de leur pouvoir législatif. Quelques exemples ont été donnés par notre collègue Pascale Gruny, notamment sur la haute fonction publique. Un tel recours abusif aux ordonnances ne reflète pas l’esprit initial de la Constitution de 1958. D’exceptionnel, ce phénomène est désormais devenu habituel.
En outre, la ratification de la grande majorité des ordonnances s’effectue dans des conditions qui ne donnent pas la possibilité aux assemblées parlementaires d’examiner les mesures qu’elles instaurent.
Les projets de loi de ratification sont déposés par l’exécutif, afin qu’ils ne soient pas caducs, mais leur discussion n’est pas inscrite à l’ordre du jour.
C’est là une source d’inquiétudes bien légitimes, par ailleurs accentuées par la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel. En effet, dans une décision en date du 28 mai 2020, le Conseil constitutionnel a considéré que, si le projet de loi de ratification avait été déposé dans les délais, l’ordonnance non ratifiée acquerrait une valeur législative de façon rétroactive, dès la fin du délai d’habilitation.
Monsieur le ministre, l’inscription à l’ordre du jour des projets de loi de ratification des ordonnances revêt une importance cruciale pour la démocratie parlementaire. Envisagez-vous d’y porter une vigilance accrue ?
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Vous m’interrogez, monsieur le sénateur Alain Marc, sur le taux de ratification des ordonnances et les décisions du Conseil constitutionnel.
S’agissant tout d’abord de la référence que vous avez faite au nombre d’ordonnances sur la session parlementaire 2019-2020, reconnaissons que le premier semestre 2020 est inclus dans cette période. Pardonnez-moi de le dire ainsi, mais la comparaison n’est sans doute pas la meilleure quand on sait combien, au cours du printemps 2020, et souvent, d’ailleurs, avec le soutien et le concours du Sénat, nous avons dû recourir à des ordonnances pour faire face à un impondérable bien connu de toutes et de tous ici.
J’en viens à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Si, dans sa décision du 28 mai 2020 relative à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dite « Force 5 », celui-ci a semblé assimiler une ordonnance non ratifiée à une disposition législative, dès lors que le délai d’habilitation était échu, il l’a fait uniquement au sens et pour l’application de l’article 61-1 de la Constitution, c’est-à-dire pour déclarer cette QPC recevable devant lui.
Le juge constitutionnel a d’ailleurs eu l’occasion d’apporter cette précision dans une décision du 3 juillet 2020. Il a également rappelé qu’une ordonnance non explicitement ratifiée devant le Parlement demeure un acte réglementaire, susceptible de recours devant le juge administratif. Cela peut être le cas, notamment, lorsque le pouvoir exécutif outrepasse les limites de l’habilitation.
En aucun cas les prérogatives du Parlement ne sont donc atteintes par cette jurisprudence, dont le Conseil d’État considère qu’elle ne modifie en rien son rôle de garant de la conformité de l’ordonnance à la loi d’habilitation. Elle permet simplement de transférer au Conseil constitutionnel l’intégralité du contrôle de la conformité des lois et des ordonnances aux droits et libertés fondamentales. Cela apporte de la lisibilité à notre état de droit et garantit une meilleure protection des libertés de nos concitoyens.
Dès lors, le Gouvernement n’a pas considéré que ces décisions devaient modifier sa pratique de ratification.
J’ai néanmoins rappelé les éléments de réflexion qui devaient être les nôtres en la matière, partant du constat que, s’il fallait ratifier l’ensemble des ordonnances, nous aurions un sujet d’organisation de l’ordre du jour assez difficile à traiter devant nous, mais que, en revanche, nous avions un travail à faire, avec le Sénat et l’Assemblée nationale, sur certaines ratifications d’ordonnances.
M. le président. La parole est à M. Stéphane Le Rudulier.
M. Stéphane Le Rudulier. Dans la droite ligne de mon collègue Alain Marc, et effectivement sans entrer dans une bataille de chiffres, j’observerai que l’on assiste indéniablement à une banalisation des ordonnances, avec, pour la plupart d’entre elles, une absence de toute procédure de ratification. Cela pose véritablement un problème quant à l’équilibre de nos institutions et, surtout, à la séparation des pouvoirs.
Un acte émanant du Gouvernement ne saurait, d’une manière ou d’une autre, avoir une valeur législative.
Il me semble que le dessaisissement du Parlement est désormais consacré. Comme vous l’avez indiqué, monsieur le ministre, les décisions du Conseil constitutionnel des 28 mai et 3 juillet 2020, par lesquelles ce dernier se reconnaît compétent, une fois le délai d’habilitation expiré, pour examiner les dispositions des ordonnances non ratifiées intervenant dans le domaine de la loi, ont donné le coup de grâce à la protection des assemblées.
J’aimerais, si vous le permettez, revenir à la genèse de notre Constitution.
Toutes les dispositions portant sur la rationalisation du parlementarisme ont été inscrites avec un postulat : l’absence de fait majoritaire. C’est donc pour soutenir un gouvernement potentiellement fragile que la rationalisation du parlementarisme a été mise en place, avec un rôle spécifique dévolu au Conseil constitutionnel, celui de stabiliser le gouvernement en place et de lui permettre de faire adopter ses réformes.
Aujourd’hui, l’esprit de la Constitution est pratiquement inversé, avec la coexistence d’un gouvernement fort et d’un Parlement affaibli.
Pensez-vous réellement, monsieur le ministre, que l’on puisse réformer et gouverner notre pays par ordonnances, alors même que la confiance des Français dans nos institutions et dans notre fonctionnement démocratique s’étiole de jour en jour ? Ne faut-il pas donner un coup d’arrêt à cette évolution néfaste pour nos institutions ?
À cet égard, je déplore sincèrement que la proposition de loi dite « Sueur » n’ait pas prospéré à l’Assemblée nationale.
M. Jean-Pierre Sueur. Et moi donc ! (Sourires.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Vous posez plusieurs questions, monsieur le sénateur Le Rudulier.
La première concerne le Conseil constitutionnel et s’inscrit, comme vous l’avez indiqué, dans la prolongation de la précédente. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit, mais j’insiste sur le fait que la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne change ni la méthode ni la pratique relative aux ordonnances, et qu’il n’y a rien de tel dans les intentions du Gouvernement.
Vous évoquez par ailleurs la « banalisation » – c’est le terme, je crois, que vous avez employé – du recours aux ordonnances. Même si nous devons prendre notre part, il faut tout de même reconnaître que, hors crise du covid, l’usage des ordonnances a été assez important sur les trois derniers quinquennats. Celui qui est en cours ne fait pas exception à la règle.
La réalité, c’est que la France est un pays qui légifère beaucoup, que ce soit par le biais d’ordonnances ou par la voie classique des projets ou propositions de loi. C’est peut-être sur cet aspect des choses que nous devrions rechercher une meilleure régulation. C’est le ministre chargé des relations avec le Parlement qui le dit, mais aussi l’ancien président de groupe à l’Assemblée nationale que je suis. J’ai vu comment les choses se passaient et, selon moi, c’est un axe de travail.
J’entends bien, monsieur Le Rudulier, votre appel à la vigilance sur le véhicule utilisé, à savoir l’ordonnance. Mais nous devons aussi réfléchir au fait que, dans notre pays, on cherche toujours à régler par la loi des questions qui pourraient l’être autrement.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. Nous légiférons même sur le menu des cantines !
M. Marc Fesneau, ministre délégué. Ce n’est pas le seul fait de cette majorité ou de ce gouvernement ; on peut se le dire entre nous, c’est une sorte de mal français !
M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard.
M. Guillaume Gontard. Je vais poursuivre dans la même veine et, à mon tour, rappeler brièvement les chiffres : sous le quinquennat Macron, 345 habilitations par ordonnances ont été accordées, et ce nombre a doublé en dix ans – sans doute est-ce d’ailleurs sur ce doublement qu’il faut insister… La part d’ordonnances ratifiées est, elle, en chute libre, atteignant un taux de 20 % sur le quinquennat. Cela doit aussi nous alerter.
Vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, la décision du Conseil constitutionnel du 3 juillet 2020, précisant qu’une ordonnance non ratifiée avait valeur législative, est venue jeter le trouble. On peine encore à comprendre cette décision, qui entre en conflit avec le deuxième alinéa de l’article 38 de la Constitution, selon lequel les ordonnances « ne peuvent être ratifiées que de manière expresse ».
Le Conseil d’État conteste explicitement cette jurisprudence et se considère comme compétent pour juger d’une ordonnance non ratifiée. Le Sénat la conteste également. Il faut dire que cette décision achève de priver le Parlement de son pouvoir législatif.
La législation déléguée a été mise en œuvre pour faire face à l’instabilité gouvernementale des IIIe et IVe Républiques et au besoin d’accélérer les temps parlementaires, dans un contexte de révolution industrielle, de mondialisation et d’évolution de la société.
Quand la Constitution de la Ve République est venue encadrer cette pratique, jamais ses rédacteurs n’imaginaient qu’un gouvernement puisse disposer d’une majorité nette et fidèle à l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, la conjugaison du fait majoritaire et de la rationalisation du parlementarisme réduit la Représentation au rang de faire-valoir et la prive donc de son rôle de législateur. L’actuel gouvernement innove en la matière, en ne faisant même plus semblant de mettre les formes.
Comment, monsieur le ministre, expliquez-vous un tel recours aux ordonnances et l’abandon des procédures de ratification ?
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. J’avais espéré, monsieur le sénateur Gontard, que mes précédentes réponses au sujet du Conseil constitutionnel soient de nature à vous convaincre.
Elles n’émanent pas de moi, personnellement ; à plusieurs reprises, d’éminents juristes ont souligné que la décision du Conseil constitutionnel ne changeait pas fondamentalement la question du recours aux ordonnances ni la manière dont celui-ci devait être apprécié.
M. Jean-Pierre Sueur. Mais d’autres éminents juristes ont dit le contraire !
M. Marc Fesneau, ministre délégué. Il s’agissait simplement d’acter que, en cas de recours, notamment par le biais d’une QPC, le Conseil constitutionnel se saisirait du dossier. Pour le reste, on se devait bien de suivre la voie habituellement choisie.
L’esprit de la Constitution et la jurisprudence du Conseil constitutionnel sont donc clairs sur ce point : le Parlement habilite le Gouvernement à légiférer par ordonnance, à des fins bien précises et dans un champ déterminé.
Le Conseil constitutionnel censure, comme il l’a d’ailleurs fait l’an passé, à l’occasion de sa décision sur la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés, toute rédaction qui permettrait au Gouvernement de poursuivre d’autres finalités que les finalités prévues par la loi d’habilitation. Nous sommes bien dans l’épure et dans les objectifs de la législation par ordonnances.
Par ailleurs, pardon de le répéter, un grand nombre d’ordonnances prises récemment sont liées à la gestion de la crise sanitaire. Cela signifie, non pas que le recours aux ordonnances est réduit, mais, comme j’ai essayé de le démontrer dans mes propos liminaires, qu’il n’est pas significativement plus important lors de ce quinquennat que lors des précédents. Par conséquent, oui, l’usage des ordonnances s’amplifie de manière continue depuis plusieurs quinquennats, mais celui-ci ne fait pas exception à la règle.
Enfin, s’agissant des ratifications, la solution pourrait être de chercher à identifier, parmi les lois d’habilitation, les ordonnances qui nécessiteraient un débat, selon les voies et moyens que décideraient le Sénat et l’Assemblée nationale.
M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.
Mme Cécile Cukierman. Cela a déjà été dit, le recours aux ordonnances a dangereusement augmenté. Je ne ferai que répéter les chiffres : pas moins de 345 habilitations depuis 2017, soit une hausse de 106 % par rapport au quinquennat de Nicolas Sarkozy et de 6 % par rapport à celui de François Hollande ; en parallèle, seulement 20 % d’ordonnances ratifiées, contre 60 % et 80 % pour les prédécesseurs de l’actuel Président de la République.
J’ai bien entendu vos réponses, monsieur le ministre, mais je crois que, même en dehors du motif du covid, et pour reprendre les termes du rapport sénatorial, nous nous situons toujours à un « niveau exceptionnel ».
L’usage débridé de cet outil, combiné à la récente jurisprudence du Conseil constitutionnel, devient forcément source d’inquiétudes.
Ainsi, allant à l’encontre de la révision constitutionnelle de 2008, qui impose une ratification expresse des ordonnances, les juges ont considéré qu’il n’était pas nécessaire que celles-ci soient ratifiées pour obtenir valeur législative, une fois qu’est passé le délai d’habilitation, exonérant ainsi le Gouvernement d’un examen devant le Parlement.
Les inquiétudes sont d’autant plus grandes qu’un récent article du journal Marianne, faisant état du programme d’un futur candidat potentiel, actuellement Président de la République, précisait que l’objectif était de réduire le travail législatif et le temps consacré à l’examen des textes de loi…
On voit bien là comment l’exécutif pourrait s’engouffrer dans la brèche de l’évitement du débat démocratique, piétinant la légitimité du travail parlementaire. Finalement, la verticalité du pouvoir se renforce jour après jour.
Nous aimerions donc connaître la position du Gouvernement sur la question de la ratification expresse des ordonnances et savoir s’il souhaite aller plus loin dans le transfert du pouvoir législatif vers le pouvoir exécutif, avec un Parlement qui n’écrirait plus la loi.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Vous me pardonnerez de me répéter, madame la sénatrice Cukierman : c’est sans doute inhérent à l’exercice de ce débat interactif…
Je rappelle donc que le recours aux ordonnances est certes important, mais que ce quinquennat ne fait pas exception à la règle. Voilà plusieurs années que ces niveaux sont constatés, et cela pour les raisons que j’ai tenté d’expliquer dans mon propos liminaire.
Par ailleurs, il suffit d’examiner les textes concernés par le recours aux ordonnances pour observer que la crise du covid, qu’on le veuille ou non, a tout de même imposé d’élaborer un certain nombre de textes de loi dans l’urgence. Mme la sénatrice Gruny l’a souligné, bien qu’elle ne partage pas tout à fait les mêmes données que le Gouvernement – comme j’ai également eu l’occasion de le dire, disposer de données communes participera de la bonne évaluation du recours aux ordonnances.
Je rappelle en outre que ce recours n’est pas un moyen de contournement du Parlement et que la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne remet rien en cause de ce point de vue. (Mme Cécile Cukierman s’exclame.)
Enfin, et c’est un point sur lequel je puis aller dans votre sens, nous devons examiner la question de la ratification des ordonnances. Il s’agirait, je l’ai dit, de déterminer la raison de repérer les ordonnances justifiant l’organisation de débats à l’Assemblée nationale et au Sénat.
Voilà un élément sur lequel nous pourrions travailler, car, admettons-le, toutes les ordonnances n’ont pas le même degré d’importance. Il faut pouvoir distinguer une simple codification de mesures telles que celles qui ont été prises, par exemple, dans le cadre de l’ordonnance des mineurs et qui, pour le coup, ont donné lieu à des débats de qualité au Sénat et à l’Assemblée nationale.
M. le président. La parole est à Mme Annick Billon.
Mme Annick Billon. La Haute Assemblée est en pointe sur le suivi des ordonnances. Comme cela a été rappelé, la dernière réforme de notre règlement a renforcé le suivi des ordonnances publiées sur le fondement de l’article 38 de la Constitution. On trouve ainsi sur le site du Sénat un tableau de bord détaillé, ainsi qu’une analyse synthétique pour chaque trimestre.
Si l’année 2020 a représenté un record absolu en termes de publication d’ordonnances, celui-ci s’explique partiellement par le recours massif aux ordonnances pour répondre aux conséquences de la pandémie de covid-19 : quelque 67 % d’entre elles ont été publiées dans ce cadre. Bien qu’il soit en recul, le nombre d’ordonnances publiées en 2021 se maintient à un niveau exceptionnel.
On voit donc à quel point les récents outils de contrôle introduits par le Sénat sont d’actualité. Ils permettent notamment de constater, au-delà de la hausse du recours aux ordonnances, jamais très satisfaisant pour le parlementaire qui se trouve relégué au rang de spectateur d’un travail législatif hors les murs, une plus inquiétante chute du taux de ratification de ces ordonnances.
Les statistiques du dernier trimestre de 2021 font apparaître que ce taux de ratification est sensiblement plus faible qu’au cours des deux quinquennats précédents. Cela a d’ailleurs été dit par notre collègue vice-présidente Pascale Gruny en début de séance.
Monsieur le ministre, comment expliquer ce phénomène ? Cela n’est évidemment pas satisfaisant et cela pose un véritable problème au Parlement. Je ne ferai que rappeler des chiffres déjà mentionnés : environ 100 ordonnances pour la session 2019-2020 et un nombre moyen d’ordonnances publiées par an passé de 14 avant 2007 à 64 depuis 2017.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Le recours aux ordonnances a effectivement augmenté de manière significative à partir de 2020.
Toutefois, rappelons certains chiffres : avec 28 ordonnances prises en 2017, 27 en 2018 et 57 en 2019, la tendance avant la crise sanitaire est tout à fait comparable à celle qui a été observée durant les précédents quinquennats, même si les mêmes remarques de fond s’imposent sur chacune de ces périodes. Les 124 ordonnances prises en 2020 représentent 38 % du total des ordonnances comptabilisées durant le présent quinquennat.
Le sujet que vous évoquez, madame la sénatrice Billon, est précisément celui qui doit appeler notre vigilance, et c’est d’ailleurs aussi toute l’utilité du débat de ce jour, rendu possible par le choix du Sénat de modifier son règlement. Il s’agit, bien évidemment, de la question des ratifications.
C’est sur ce point que nous devons travailler, et le Gouvernement, par l’intermédiaire de son secrétariat général, entend bien le faire, afin d’améliorer le taux de ratification, tout en veillant à dresser le bon diagnostic et à évaluer correctement les ratifications nécessitant un débat à l’Assemblée nationale et au Sénat. Il y a là un point de vigilance particulier, car – en cette matière, nous nous rejoignons sur les chiffres – nous constatons comme vous la faiblesse du taux de ratification.
Voilà ce sur quoi nous devons travailler, monsieur le président. Cet exercice d’évaluation doit permettre, au même titre que celui sur l’application des lois, de disposer d’éléments tangibles et précis et d’améliorer, sur ce fondement, le taux de ratification des ordonnances.
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Roux.
M. Jean-Yves Roux. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous connaissez le peu d’appétit que le groupe du RDSE nourrit pour le recours aux ordonnances.
M. Jean-Claude Requier. Eh oui !
M. Jean-Yves Roux. La récente jurisprudence du Conseil constitutionnel ne nous rassure pas, puisque, le délai d’habilitation passé, certaines dispositions pourront être considérées comme législatives.
Nous assistons bien à une banalisation de l’article 38 de la Constitution. Certains y verront le signe d’une utilisation outrancière ; j’y vois, pour ma part, le fait que nous légiférons trop précipitamment, au risque que les mesures que nous votons ne tombent dans des abysses ou soient potentiellement dévoyées par quelques représentants d’intérêt. Ce risque est évidemment majoré lorsque nous arrivons en fin de législature et que les majorités nouvelles n’auront pas forcément pour priorité de les proposer au débat parlementaire.
J’en viens à une question concrète.
Le projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, dit 3DS, sur lequel nous avons passé quelques heures de débat, comprend de nombreuses ordonnances : création des établissements publics locaux pour réaliser des projets d’infrastructures – c’est l’article 9 quater –, clarification des compétences des organismes fonciers solidaires ou encore, à l’article 48, dispositions relatives au Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) et aux conditions de la participation des collectivités territoriales au financement de ses missions de règles relatives à la publicité foncière.
Je pense aussi à l’amélioration de la prise en charge des conséquences dues aux situations de sécheresse ou, excusez du peu, l’habilitation pour adapter les dispositions de la loi en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie.
De même, mes chers collègues, nous examinerons la semaine prochaine le projet de loi portant réforme des outils de gestion des risques climatiques en agriculture. Deux dispositions, les articles 7 et 9, prévoient encore des ordonnances relatives à l’assurance contre les aléas climatiques en agriculture, ainsi qu’à l’organisation du fonds de secours pour l’outre-mer.
Or le dépôt des projets de loi d’habilitation doit intervenir avant trois mois. Est-il bien raisonnable de procéder ainsi ? Monsieur le ministre, en cette toute fin de législature, quel sort réservez-vous à ces ordonnances, présentes et futures, qui touchent à la vie quotidienne de nos concitoyens, mais aussi à leur égalité devant la loi ? (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme Nathalie Delattre. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Vous m’interrogez, monsieur le sénateur Roux, sur certaines habitations, notamment celles qui figurent dans le projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale.
Je ne vous ferai pas l’injure de rappeler que l’examen de ce texte est en cours d’achèvement. La commission mixte paritaire, qui s’est tenue hier, est parvenue à un accord, ce dont le Gouvernement se félicite. Le texte devrait être définitivement adopté en séance publique au début du mois de février.
Le projet de loi initial comportait 12 mesures d’habilitation. Ce nombre ne devrait pas varier sensiblement – il n’y a pas eu d’inflation sur ce point – dans le texte issu de la commission mixte paritaire.
En outre, depuis le 1er janvier 2022, deux lois portant chacune une mesure d’habitation ont été adoptées par le Parlement.
Vous m’interrogez sur le fait que certaines mesures d’habilitation sont présentées en fin de quinquennat.
Ce fut la même chose, pardonnez-moi de le dire, pour les quinquennats précédents : autant que je me souvienne, des mesures d’habilitation avaient été proposées en fin de quinquennat, que ce soit sous François Hollande ou sous Nicolas Sarkozy.
Je ne vois pas comment on pourrait faire grief au Gouvernement, à une majorité et, au fond, à un Parlement de se saisir de problématiques par voie d’habilitation à légiférer par ordonnance à quelques mois ou quelques semaines d’un débat démocratique à venir. Si tel était le cas, nous figerions les positions de nombreux mois avant l’échéance. Jusqu’au dernier moment, me semble-t-il, il faut assumer que le Gouvernement gouverne et que le Parlement légifère, y compris au travers d’habilitations à légiférer par ordonnances.
En outre, il existe tout de même une forme de continuité républicaine… Le Parlement continue de siéger à l’issue de ces échéances démocratiques, même s’il peut y avoir interruption au moment des élections, et le travail d’évaluation de ces habilitations se poursuit.
Nous pouvons nous féliciter de cette continuité démocratique. Si, à chaque épisode électoral, nous devions cesser d’habiliter à légiférer par ordonnance, nous risquerions un phénomène d’embouteillage ou de blocage aux conséquences néfastes.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
M. Jean-Pierre Sueur. Refusant que le Parlement ne soit jamais en état de débattre d’une réforme aussi importante que celle de la haute fonction publique – suppression du corps des préfets, des inspections générales, de l’École nationale d’administration (ENA)… –, le Sénat a adopté, le 6 octobre 2021, une proposition de loi marquant son opposition à la ratification de l’ordonnance ayant trait à cette réforme.
Cela s’est traduit par le vote suivant : 225 voix contre la ratification, 32 voix pour. J’ai alors demandé à la ministre qui représentait ce jour-là le Gouvernement – demande que j’ai réitérée par la suite – quelles conclusions celui-ci entendait en tirer. Puisque je n’ai jamais obtenu de réponse, monsieur le ministre, je vous pose une nouvelle fois la question : quelles conclusions tirez-vous de ce vote du Sénat ?
J’en ajoute une seconde. Lors de sa séance du 4 novembre 2021, le Sénat a adopté, par 322 voix pour et 22 voix contre, une proposition de loi constitutionnelle garantissant le respect des principes de la démocratie représentative et de l’État de droit en cas de législation par ordonnance. À la suite de ce vote massif, j’ai demandé à Mme la ministre chargée de la fonction publique quelles conclusions le Gouvernement en tirerait : elle n’a articulé aucune réponse. J’ai réitéré ma question : je n’ai toujours pas eu de réponse.
Par conséquent, je vous la pose une nouvelle fois, monsieur le ministre : quelles conclusions le Gouvernement tire-t-il de ce vote ?
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne. Monsieur le sénateur Sueur, vous avez évoqué à la fois la ratification de l’ordonnance du 2 juin 2021 portant réforme de l’encadrement supérieur de la fonction publique de l’État et la proposition de loi constitutionnelle garantissant le respect des principes de la démocratie représentative et de l’État de droit en cas de législation par ordonnance, adoptée par le Sénat.
S’agissant du premier point, si j’ai bonne mémoire, vous vous êtes saisis vous-mêmes de cette question au moyen d’une proposition de loi, texte que le Sénat a rejeté faute d’accord entre les parties.
M. Jean-Pierre Sueur. Nous étions contre la ratification !
M. Marc Fesneau, ministre délégué. Il ne m’appartient pas de me prononcer sur la voie que vous avez choisie, étant entendu qu’il entre parfaitement dans les prérogatives du Sénat de demander que le Parlement examine une ratification d’ordonnance ; mais vous admettrez que le Gouvernement, après en avoir débattu, ait pu faire un choix différent de ce qui lui était proposé. Assumons nos différences sur ce sujet. (M. Jean-Pierre Sueur s’exclame.)
S’agissant de votre second point, monsieur le sénateur, reconnaissons que le débat qui nous occupe présentement entre dans le champ démocratique.
Il ne m’a pas échappé que nous vivions un moment particulier de la vie politique, le moment joyeux des élections et du débat électoral, qui est tout à fait sain. Il appartiendra à chacun de formuler des propositions pour améliorer les voies et moyens du travail parlementaire. Je rappelle d’ailleurs que nous avions engagé un projet de loi constitutionnelle prévoyant un certain nombre d’évolutions en ce sens ; malheureusement, nous n’avons pu mener son examen à son terme. Ces questions demeurent donc devant nous.
Si vous me permettez cette remarque, je tiens tout de même à dire que c’est un peu plus compliqué qu’on ne le dit. En effet, si toutes les habilitations devaient être ratifiées en séance publique, puisque c’est ce que vous demandez en quelque sorte, il faudrait pouvoir inscrire ces textes à l’ordre du jour parlementaire.
M. Jean-Pierre Sueur. Nous pouvons les adopter en commission !
M. Marc Fesneau, ministre délégué. Monsieur Sueur, sans qu’il soit forcément besoin d’en passer par une loi, c’est dans un dialogue sain et démocratique entre les assemblées et le Gouvernement – cette après-midi, je n’ai cessé de dire que c’est là une exigence à laquelle nous devons, en effet, nous astreindre –, qu’il nous faut, en pratique, améliorer le processus de recours aux ordonnances.
M. le président. Monsieur le ministre délégué, il est inhabituel qu’un président de séance prenne la parole à l’issue d’un débat, mais, en tant que président du Sénat, je veux vous dire qu’il est important que l’exécutif et le Parlement échangent et que les droits de ce dernier soient respectés. J’y suis pour ma part extrêmement attentif.
Je ne sais pas s’il faut une loi, ce sujet relevant plutôt de bonnes pratiques entre l’exécutif et les assemblées. En la matière, des progrès doivent être faits de part et d’autre, et nous jouerons tout notre rôle.
Quoi qu’il en soit, je remercie encore une fois la vice-présidente chargée du travail parlementaire, du contrôle et du suivi des ordonnances d’avoir organisé ce débat. Il faudra en tirer tous les enseignements, de sorte qu’il ne s’inscrive pas dans une forme de liturgie, mais qu’il réponde à cette exigence de progrès, en faveur d’une législation de qualité et d’une démocratie pleinement représentative.
Nous en avons terminé avec le débat sur le suivi des ordonnances.
Mes chers collègues, l’ordre du jour de cette après-midi étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures trente.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures trente-cinq, est reprise à vingt et une heures trente, sous la présidence de Mme Valérie Létard.)
PRÉSIDENCE DE Mme Valérie Létard
vice-présidente
Mme la présidente. La séance est reprise.
7
Communication relative à une commission mixte paritaire
Mme la présidente. J’informe le Sénat que la commission mixte paritaire chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à combattre le harcèlement scolaire n’est pas parvenue à l’adoption d’un texte commun.
8
Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques
Débat sur les conclusions du rapport d’une mission d’information
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande de la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences, sur les conclusions du rapport Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques.
Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses, dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.
Je rappelle que la mission d’information dispose d’un temps de présentation de huit minutes, le Gouvernement lui répondant pour une durée équivalente.
À l’issue du débat, la mission d’information disposera d’un droit de conclusion de cinq minutes.
Dans le débat, la parole est M. André Gattolin, rapporteur de la mission d’information qui a demandé ce débat.
M. André Gattolin, rapporteur de la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, quatre mois après l’adoption du rapport de la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français, je suis heureux que les conclusions de nos travaux fassent, ce soir, l’objet d’un débat public avec le Gouvernement.
Avant d’en venir aux constats et aux principales recommandations de la mission, je tiens tout d’abord à remercier mon groupe, le Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, qui a accepté de consacrer son droit de tirage à ce sujet.
Je tiens aussi à remercier chaleureusement chacun des membres de cette mission de sa participation, en me félicitant de l’adoption à l’unanimité de ce rapport, tout particulièrement le président Étienne Blanc, dont la rigueur et l’ouverture d’esprit nous ont permis d’œuvrer ensemble dans une totale relation de confiance.
Enfin, madame la ministre, je vous remercie de votre présence parmi nous. Vous aviez accepté que vos services apportent leur contribution à nos travaux et vous nous avez livré plusieurs pistes de réflexion, dont certaines ont nourri nos recommandations.
L’intérêt de ce débat est à présent de vous entendre sur les suites que vous entendez leur donner. J’ai la conviction sincère que ce rapport a déjà fait bouger des lignes. Sur un sujet encore peu documenté en France, il aura au moins contribué à alerter assez largement sur un phénomène longtemps ignoré dans notre pays : celui des influences et des ingérences étrangères qui menacent notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques.
Lorsque nos travaux ont commencé, en juillet 2021, nous nous sommes appuyés sur des exemples étrangers, plutôt alarmants, notamment dans les pays anglo-saxons. En effet, les mondes académiques australien et britannique sont depuis plusieurs années en première ligne, notamment, il faut bien le dire, en raison de leur dépendance aux droits d’inscription des étudiants étrangers et des éventuelles pressions exercées par les pays dont ceux-ci sont originaires.
Il peut s’agir du contrôle des diasporas, de la censure qui s’exerce sur les chercheurs, du façonnage de l’image ou de la réputation d’un État en assurant la promotion d’un « narratif » officiel par l’instrumentalisation des sciences humaines et sociales.
Il faut noter que, dans ces États, c’est sous l’impulsion de leurs parlements, avec lesquels nous avons beaucoup échangé, que les universités et les gouvernements ont commencé à étudier la mise en œuvre d’un cadre juridique et de lignes directrices pour protéger leur enseignement supérieur et leur recherche.
Qu’en est-il de la situation en France ?
Notre premier constat est celui d’une menace bien réelle, mais encore largement sous les radars. Le monde académique français se caractérise par sa culture d’ouverture et par son niveau d’excellence. Ce qui fait de notre pays une cible de choix, c’est bien sûr le haut niveau de notre recherche scientifique – la France figure au troisième rang du classement de Shanghai –, mais aussi, malheureusement, le relatif manque de moyens de sa recherche, tant publique que privée.
Lors des auditions, il nous a été rapporté plusieurs exemples préoccupants d’ingérence, mais seulement dix cas jugés sérieux ont, semble-t-il, fait l’objet d’un signalement en 2020.
L’identification des tentatives d’influence reste cependant assez problématique : celle-ci est peu organisée et ne fait pas l’objet d’un recensement exhaustif.
Autre phénomène inquiétant et qui demeure largement hors des radars : celui de l’autocensure croissante des chercheurs, par crainte de mesures de représailles – je pense ici notamment au chantage au visa ou à l’interdiction d’accès à certaines sources.
Notre second constat concerne notre dispositif de protection de la recherche, qui demeure insuffisamment connu au sein même des institutions universitaires et académiques.
Pourtant, il existe bel et bien un dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation tout à fait structuré et organisé, qui s’articule entre, d’une part, le Haut Fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère de l’enseignement supérieur, et, d’autre part, le réseau des fonctionnaires de sécurité et de défense désignés au sein de chaque établissement.
Toutefois, ces différents échelons nous sont apparus peu connus des principaux intéressés, à savoir les chercheurs, et insuffisamment coordonnés.
Par ailleurs, le dispositif actuel de protection se limite au domaine des sciences et technologies, et sur des niveaux de risques particulièrement élevés. De fait, les menaces qui pèsent sur les sciences humaines et sociales sont exclues de la vigilance et de la chaîne de remontée d’information vers le ministère. Cela explique l’incapacité actuelle à fournir un état des lieux et une cartographie exhaustive du problème.
Venons-en à présent nos principales recommandations.
Compte tenu du temps qui m’est imparti, j’irai à l’essentiel des objectifs majeurs que nous avons identifiés, qui se déclinent en vingt-six propositions.
Le premier objectif est de promouvoir la question des interférences étrangères au rang de priorité politique. C’est une étape indispensable, à notre sens, pour dresser un état des lieux et surtout coconstruire avec le monde universitaire des réponses adaptées. Il est essentiel que les réponses et les procédures à mettre en œuvre soient largement acceptées par le monde universitaire, soucieux de son indépendance et de son autonomie.
Nous préconisons la constitution d’un comité scientifique, prenant la forme d’un « Observatoire des influences étrangères et de leurs incidences sur l’enseignement supérieur et la recherche ». Il associerait universitaires et spécialistes des ministères pour élaborer une étude scientifique de référence récurrente sur l’état des menaces constatées en France.
Le deuxième objectif est d’aider les universités à protéger leurs valeurs de libertés académiques et d’intégrité scientifique dans le respect de leur autonomie. Il ne s’agit nullement de brimer la recherche ou de décourager les partenariats, mais d’ériger, au niveau national, la transparence et la réciprocité en principes cardinaux de toute coopération universitaire internationale.
Enfin, il nous faut promouvoir aux niveaux national et international – en particulier au niveau européen – l’adoption d’un référentiel de normes et de lignes directrices pour encadrer la compétition toujours plus forte qui s’établit au détriment de l’Europe dans le domaine de la recherche et de la propriété intellectuelle.
Pour conclure, je veux indiquer que ce rapport n’a pas épuisé le sujet. C’est un « rapport vigie » destiné à alerter la communauté universitaire et les pouvoirs publics.
Nos travaux ont été très largement relayés dans la presse française. À l’étranger, une vingtaine de sites d’information turcs ont lancé une campagne de presse très virulente contre une chercheuse qui avait accepté de témoigner devant la mission sur des tentatives d’intimidation. Nous avons dû alors effectuer un signalement au Haut Fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Enfin, ce rapport a contribué à accélérer le calendrier de plusieurs ministères sur le sujet des ingérences étrangères.
Le Premier ministre a ainsi lancé une mission interministérielle, tandis que le ministère de l’intérieur, à travers la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le ministère des affaires étrangères, ainsi que l’inspection générale de l’enseignement supérieur et de la recherche (IGESR) se sont beaucoup intéressés à notre rapport.
Je gage, madame la ministre, que votre ministère s’est également emparé du sujet et qu’il mettra en œuvre les mesures appropriées. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes SER et UC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Madame la présidente, monsieur le président de la mission d’information, cher Étienne Blanc, monsieur le rapporteur, cher André Gattolin, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, cet été, sur l’initiative du groupe RDPI, le Sénat a décidé de consacrer une mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde académique.
C’est une question évidemment cruciale et, à cet égard, permettez-moi de me réjouir que nous puissions avoir ce débat en séance publique au Sénat, tant la question qui est posée est déterminante à la fois pour notre souveraineté et nos libertés.
La recherche et l’enseignement supérieur sont par essence ouverts sur l’international, et la science ne doit pas connaître de frontière. Pour autant, les établissements d’enseignement supérieur et le monde académique sont au cœur d’échanges internationaux nombreux. Cette richesse, nous devons la développer avec ambition, mais sans naïveté face à d’éventuelles menaces. C’est également vrai s’agissant de l’innovation, avec un enjeu supplémentaire : celui de la compétition économique internationale.
Nos établissements sont désormais beaucoup plus visibles sur les radars d’acteurs dont les intentions ne sont pas conformes à nos valeurs, ce qui doit nous inciter à une plus grande vigilance.
L’organisation de la surveillance et la prévention des éventuelles influences étatiques étrangères au sein des établissements d’enseignement supérieur et de recherche est articulée avec la structuration des acteurs qui en constituent le paysage. Des acteurs de l’administration centrale sont chargés de la stratégie et de la vigilance, qui se déclinent au sein de chaque établissement et opérateur autonome dans sa gouvernance, avec l’ensemble des acteurs territorialement compétents.
On ne saurait prétendre protéger notre potentiel et notre patrimoine scientifiques sans y associer pleinement les chercheurs et les enseignants-chercheurs eux-mêmes, qui doivent s’approprier ces enjeux et être, à leur niveau, acteurs de la préservation tant des établissements que des activités de recherche et d’enseignement.
L’intégrité scientifique constitue un formidable levier en la matière. C’est pourquoi notre action a aussi porté sur cette dimension.
Grâce aux remontées spontanées des chercheurs, des directeurs de laboratoire ou des 160 fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD) ou FSD adjoints, le ministère est constamment informé des principales interactions internationales, ainsi que des éventuelles menaces et risques d’ingérence qui pourraient affecter l’écosystème de l’enseignement supérieur.
Le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation est piloté par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il vise à protéger les savoirs, les savoir-faire et les technologies les plus sensibles des établissements localisés sur le territoire national.
Nous sommes également acteurs du dispositif de gouvernance interministérielle de la politique de sécurité économique, au travers notamment du comité de liaison en matière de sécurité économique (Colisé).
Régionalement, l’accompagnement des référents et l’animation de ce réseau sont copilotés par les délégués à l’information stratégique et à la sécurité économiques (Disse) et les délégués régionaux académiques à la recherche et à l’innovation (Drari).
Le déploiement de ces dispositifs se poursuivra en 2022 au sein des pôles de compétitivité, puis dans toutes les autres structures d’écosystèmes de valorisation de l’innovation.
Au-delà des structures, le Gouvernement est animé d’une ferme volonté : renforcer le dispositif de protection de notre potentiel scientifique et notre souveraineté dans les technologies clés, et cela dans tous les champs qui bénéficient d’un soutien financier de l’État.
Certains financements publics sont désormais explicitement soumis à la prise en compte des impératifs de souveraineté nationale face aux risques d’ingérence. Tel est le cas, par exemple, des soutiens aux projets de France Relance. La protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST) est également une exigence pour la mise en œuvre des programmes prioritaires de recherche du programme d’investissements d’avenir (PIA).
Qu’il s’agisse de la recherche ou de l’enseignement supérieur, nous avons poursuivi et amplifié ce travail depuis la publication du rapport de votre mission d’information.
Tout d’abord, la circulaire du Premier ministre du 11 octobre 2021, relative au renforcement de la transparence des actions d’influence étrangère conduites auprès des agents publics de l’État, a été relayée auprès de chaque établissement.
Ensuite, le 28 janvier dernier, les modalités pratiques de communication au ministère des projets d’accords de partenariats internationaux des établissements d’enseignement supérieur français ont été rappelées et réaffirmées à tous les chefs d’établissement et présidents d’organisme de recherche par voie de circulaire.
Affirmer ces règles, établir des process et des procédures est une chose ; les faire vivre et permettre aux acteurs de se les approprier est un autre travail. Nous le conduisons notamment avec la DGSI, dans le cadre de sa mission de sécurité économique.
Ainsi, un certain nombre de préconisations établies conjointement ont été adressées aux établissements, assorties d’exemples pratiques permettant à chacun de mieux identifier et comprendre les tentatives d’ingérence ou les points de vulnérabilité constatés. Il s’agit là de réponses opérationnelles face aux risques d’influence et d’ingérence étrangères.
En cohérence avec la réaffirmation des priorités gouvernementales, nous avons aussi porté une attention toute particulière aux enjeux de sécurité numérique.
Un travail conjoint avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) et le ministère de l’éducation nationale nous a permis de nous doter d’une feuille de route stratégique et opérationnelle dans le domaine de la sécurité numérique. Un comité stratégique de sécurité numérique sera ainsi installé au cours de ce mois de février.
J’ai récemment rencontré le directeur général de l’Anssi pour traiter avec lui de l’état de la menace cyber et lui exposer les avancées du ministère dans la réponse aux risques y afférents. De son côté, il est intervenu au début de cette année devant l’ensemble des recteurs et des délégués régionaux académiques à la recherche et à l’innovation (Drari). Nous le savons : une réponse appropriée aux risques passe nécessairement par une compréhension commune des enjeux et implique donc des actions de sensibilisation sur le terrain.
Lors de mon audition, j’ai aussi évoqué la désignation de référents de sécurité économique par le président de chaque société d’accélération du transfert de technologies (SATT). Ces nominations sont désormais effectives.
Enfin, la protection de notre potentiel scientifique n’est évidemment pas d’ordre strictement national : c’est un véritable enjeu de souveraineté européenne, qui suppose une cohérence communautaire. À cet égard, la Commission européenne a présenté le 18 janvier dernier une boîte à outils à destination de l’ensemble des établissements de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation de l’Union européenne. Il s’agit, une nouvelle fois, de les aider à se prémunir des influences étrangères.
Mesdames, messieurs les sénateurs, vous l’aurez compris : le sujet traité par votre mission d’information est pris au sérieux, non seulement en France, par l’ensemble des autorités de l’État, mais à l’échelle européenne. Cette question fait l’objet de travaux continus, et je tiens à féliciter la Haute Assemblée, qui, par ce rapport, a mis en lumière un enjeu majeur pour notre souveraineté et le respect de nos valeurs. (M. Julien Bargeton applaudit.)
Débat interactif
Mme la présidente. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.
Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question et son éventuelle réplique.
Le Gouvernement dispose pour répondre d’une durée équivalente. Il aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de répondre à une réplique pendant une minute. L’auteur de la question disposera alors à son tour du droit de répondre pendant une minute.
Dans le débat interactif, la parole est à Mme Vanina Paoli-Gagin.
Mme Vanina Paoli-Gagin. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, certaines vérités sont d’une évidence telle que l’on a tendance à les oublier. Ce soir, je tiens à rappeler l’une d’elles : il n’y a pas de grande nation qui ne soit une nation scientifique.
Nombre d’entre nous en sont convaincus dans cet hémicycle : pour une large part, la souveraineté d’une nation se fonde sur ses performances scientifiques, c’est-à-dire sur sa capacité à découvrir, à créer des savoirs, à les transmettre, à les convertir en atouts économiques et en innovations industrielles.
La mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français, à laquelle j’ai eu l’honneur de participer, l’a rappelé, et je remercie son rapporteur, André Gattolin, d’avoir placé ce sujet stratégique au cœur de nos débats.
L’un des nombreux volets abordés me tient particulièrement à cœur : mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques, c’est avant tout mieux valoriser la recherche et les chercheurs.
La recherche doit redevenir la filière d’excellence qu’elle était, sans quoi nous financerons sur les deniers publics les futures innovations industrielles des États-Unis et de la Chine. Mais elle ne doit surtout pas devenir une autoroute, imposant un sens unique et n’offrant que de rares sorties. Au carrefour des universités, des laboratoires et des industries, la recherche se protège aussi en devenant un tremplin vers l’entrepreneuriat et le marché.
À cet égard, la loi de programmation de la recherche (LPR) a fixé un cadre ambitieux. Elle renforce l’attractivité de la recherche en rehaussant les rémunérations et en donnant aux chercheurs des moyens plus importants pour conduire leurs travaux.
Madame la ministre, le chemin tracé me paraît bon. Nous devons désormais nous y engager à vive allure, et encore plus massivement, pour rester dans la course. Au-delà des crédits votés, quels indicateurs avez-vous mis en place pour évaluer l’attractivité des métiers de la recherche, à court et moyen termes ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Madame la sénatrice Paoli-Gagin, vous avez raison : nous devons réinvestir en faveur d’une recherche d’excellence, pour transformer ses résultats dans le domaine de l’innovation au bénéfice de la société tout entière. C’est précisément l’un des objectifs de la connaissance : améliorer, grâce au progrès, les conditions de vie de chacun.
Vous avez mentionné les crédits prévus à cette fin par la loi de programmation de la recherche. S’y ajoutent les fonds du plan France Relance. D’ailleurs, pas plus tard que cette après-midi, j’assistais au côté du Premier ministre à l’installation du comité de suivi du plan France 2030.
Ce comité associe l’ensemble des parties prenantes, qu’il s’agisse des parlementaires, bien entendu, des responsables d’entreprises ou encore des collectivités territoriales : c’est ensemble que nous devons reconstruire notre souveraineté économique et industrielle, en la fondant sur la recherche.
En parallèle, il faut creuser beaucoup plus en profondeur la question des compétences.
Bien sûr, le sujet de l’évaluation a été abordé à cette occasion. Quand on parle d’innovation, on ne saurait présupposer que l’échec est forcément négatif : au contraire, il faut le considérer comme une expérience. Nous développons d’ores et déjà l’esprit d’entreprise chez les jeunes étudiants via le plan « L’esprit d’entreprendre ». Nous devons évidemment continuer à le soutenir.
Notre nation est déjà scientifiquement forte : en matière de recherche et d’enseignement supérieur, la France figure au troisième rang mondial. Toutefois, plus nous serons forts,…
Mme la présidente. Il faut conclure, madame la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre. … plus nous risquons d’être la cible d’ingérences, dont nous devons nous prémunir.
Mme la présidente. La parole est à Mme Vanina Paoli-Gagin, pour la réplique.
Mme Vanina Paoli-Gagin. Madame la ministre, les élus de notre groupe ont récemment lancé une mission d’information sur un sujet connexe.
Il s’agit de mieux documenter ce paradoxe si français : comme vous l’avez rappelé, notre recherche est excellente, mais nous n’avons que trop peu de nouveaux champions économiques européens ou mondiaux.
Mme la présidente. La parole est à M. Stéphane Piednoir.
M. Stéphane Piednoir. En matière d’ingérence étrangère, nous connaissons depuis longtemps l’espionnage industriel et économique, avec les nombreuses techniques de captation d’information sur lesquelles il se fonde. Nous disposons d’ailleurs d’un certain nombre d’exemples récents.
En revanche, les stratégies d’influence dans le monde universitaire sont plus insidieuses et n’ont encore été que peu analysées. Avant tout, je me félicite que le Sénat se soit saisi de ce sujet, qui représente un enjeu de taille pour notre pays. Le rapport de notre mission d’information l’a confirmé, et je saisis cette occasion pour remercier nos collègues Étienne Blanc et André Gattolin de leur travail de qualité.
Nous sommes face à une menace réelle, reposant sur des stratégies nouvelles et planifiées à long terme.
Nos établissements d’enseignement supérieur, notamment nos universités, obéissent aussi à un objectif d’ouverture et de rayonnement international. Or ils ne semblent pas suffisamment armés face aux pratiques de désinformation, de propagande ou d’intimidation.
Madame la ministre, lors de votre audition devant notre mission d’information, vous avez souligné que plusieurs dispositifs existaient, et c’est exact. Vous avez notamment mentionné les fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD) désignés au sein de chaque établissement, ainsi que les collaborations entre les responsables des universités et le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) pour l’instruction des partenariats.
Toutefois, le rapport de la mission d’information montre clairement la mauvaise coordination de tous ces acteurs et la nécessité de former l’ensemble de la communauté académique face aux risques liés aux influences extra-européennes.
Aussi, pouvez-vous nous dire s’il est possible d’envisager un dispositif spécifique et, surtout, coordonné pour former non seulement les membres des instances de gouvernance universitaire, mais aussi les doyens, les directeurs de laboratoires et même l’ensemble des chercheurs ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Piednoir, vous soulignez avec raison l’une des conclusions majeures de la mission d’information : les relais existent, mais leur coordination reste à améliorer.
Il est essentiel de mettre en réseau tous les fonctionnaires de sécurité de défense avec le HFDS ; il est tout aussi nécessaire que le secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN) travaille en lien étroit avec l’Anssi.
J’ai évoqué les cyberattaques. À ce titre, nous travaillons précisément avec le SGDSN et avec l’Anssi pour concevoir des formations communes dispensées en cascade, en commençant par les chefs et responsables d’établissement et en poursuivant avec l’ensemble des chercheurs et enseignants-chercheurs. En effet, ce sont eux qui, en général, noueront des contacts avec les homologues : ce sont donc eux qui, les premiers, pourront déceler des attitudes inamicales, en tout cas s’interroger sur la réciprocité des collaborations scientifiques engagées.
Enfin, votre mission d’information préconise une meilleure prise en compte des sciences humaines et sociales. Il faut le reconnaître : pour l’heure, on s’attache essentiellement à la protection scientifique et technologique. Or, vous le rappelez avec raison, à l’instar de M. Gattolin, ces influences peuvent aussi s’exercer par le biais d’intimidations dont sont victimes les sciences humaines. Nous avons attiré l’attention du HFDS et des FSD sur ce point.
Mme la présidente. La parole est à M. Thomas Dossus.
M. Thomas Dossus. La mission d’information sur les ingérences étatiques extra-européennes à l’université a eu le mérite d’explorer un nouveau champ de réflexion pour l’action gouvernementale : la protection des universités contre ces manœuvres.
Les mots ont un sens, tout particulièrement celui d’« ingérence ». Notre rapporteur l’a clairement rappelé, il s’agit là d’une zone grise entre, d’une part, l’influence, laquelle est parfois légitime, et, de l’autre, l’intrusion, la captation, le vol ou la trahison, qui sont, eux, déjà sévèrement punis par notre droit national.
C’est de cet entre-deux que le danger semble provenir. Si le Gouvernement se décide à contrer ces dérives, il devra suivre une ligne de crête entre protection de notre souveraineté et préservation des libertés académiques.
En effet, ces libertés sont une richesse pluriséculaire de notre pays. Nos universités ont tout loisir de nouer des partenariats et de dialoguer scientifiquement avec les établissements d’autres pays. Elles sont autant de ponts qui relient les cultures ; elles constituent les vecteurs de notre influence nationale et de l’enrichissement du patrimoine scientifique mondial. Cette richesse doit être préservée.
Madame la ministre, voilà pourquoi il me semble important de ne pas surréagir : il ne faudrait pas que le remède soit pire que le mal.
À cet égard, j’attire votre attention sur la vingtième préconisation de notre rapport : soumettre les projets d’accords internationaux des universités à l’avis des ministères concernés. J’insiste sur ce point : il s’agirait d’un avis simple et non d’une autorisation. C’est un impératif si l’on ne veut pas rogner un certain nombre de libertés, fondamentales pour notre pays.
Dès lors, ma question est simple. Si une politique gouvernementale est indispensable en la matière, quelles garanties pouvez-vous nous donner qu’elle ne se traduise pas, dans les faits, par le renforcement du contrôle de l’État sur les universités ?
Pour ce qui concerne les sciences humaines et sociales, les propos tenus en début d’après-midi par votre collègue Sarah El Haïry comme par les membres du groupe Les Républicains ne m’ont pas rassuré : on peut bel et bien craindre que l’État n’entreprenne de soutenir une recherche autorisée, face à une autre jugée déviante.
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Dossus, je tiens à vous rassurer : l’avis simple est d’ores et déjà la règle.
Chaque fois qu’un établissement souhaite signer un accord de coopération avec un autre établissement, il le signale au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. La plupart du temps, cette procédure ne pose aucune difficulté, si bien que le projet d’accord ne reçoit pas de réponse à ce titre.
J’ajoute que la mention d’une difficulté n’est en aucun cas synonyme d’interdiction. Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères pointe simplement le risque auquel un tel accord nous expose ; mais en aucun cas il ne prononce une autorisation ou une interdiction, et c’est bien normal.
Les collaborations entre chercheurs ne faisant pas l’objet d’une convention entre établissements sont encore plus libres : elles se nouent au gré des rencontres, lors de colloques, d’écoles d’été, ou encore à la faveur de relations interpersonnelles.
C’est pourquoi il est très important de former jusqu’à la base les chercheurs et les enseignants-chercheurs : personne n’a intérêt à voir de telles ingérences prospérer.
Un grand nombre de chercheurs reçus au titre des programmes d’accueil aux scientifiques en exil nous décrivent les pressions qu’ils peuvent subir dans leur pays. Dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE), nous consacrerons d’ailleurs, à Marseille, deux journées de travail aux moyens permettant de préserver les libertés académiques, de soutenir les échanges universitaires et la diffusion de la connaissance. Il est bel et bien essentiel de s’assurer que les partenariats conclus obéissent à un esprit de réciprocité et respectent nos valeurs.
S’ils prennent pleinement conscience de ces risques, les chercheurs et les enseignants-chercheurs seront les mieux placés pour s’en prémunir : en ce sens, je le répète, les formations ont toute leur importance.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Mes chers collègues, en début d’après-midi, nous avons débattu du woke. À présent, nous en venons aux ingérences chinoises à l’université : je perçois une certaine continuité dans l’ordre du jour du Sénat ! (Sourires.)
Madame la ministre, André Gattolin le souligne dans le rapport qu’il a établi au nom de notre mission d’information, la fragilité du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche peut provenir d’une trop grande dépendance des institutions aux financements fournis par les droits d’inscription des étudiants étrangers et par les relations avec des entreprises dont l’origine des fonds n’est pas toujours connue avec précision.
Vous connaissez ma passion pour le classement de Shanghai… (Sourires.) Les services que nous avons auditionnés – vous devinez à qui je fais référence – nous l’ont certifié : de toute évidence, il s’agit là d’un outil de repérage et de ciblage destiné à recueillir les informations les plus intéressantes.
La modicité des droits d’inscription et l’octroi de financements publics annuels assurés sont des outils forts pour protéger notre indépendance. Le modèle de l’université à la française, que l’on déclare souvent dépassé ou archaïque, pourrait donc être un outil majeur au service de notre souveraineté nationale.
Dès lors, je vous propose cette formule : remplacer le classement de Shanghai par le classement Leclerc de l’indépendance nationale ! (Sourires.)
M. Stéphane Piednoir. Vous êtes incorrigible, mon cher collègue !
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Ouzoulias, j’ai plusieurs fois eu l’occasion de rappeler l’origine de ce classement, créé à Shanghai par l’université Jiao Tong à la demande du gouvernement chinois : ce dernier entendait mesurer l’effet des investissements massifs qu’il s’apprêtait alors à consentir en faveur de la recherche et de l’enseignement supérieur sur la visibilité des universités chinoises.
Dès lors qu’un tel classement devient mondial, suivre la progression des universités chinoises, c’est scruter l’évolution de l’ensemble des universités retenues dans ce cadre.
Évidemment – c’est d’ailleurs un combat que je mène à l’échelle européenne –, nous devons préserver notre système universitaire, majoritairement financé par des fonds publics.
Je puis parler du cas français en connaissance de cause : plus des trois quarts, et même généralement près de 80 %, des financements de nos universités proviennent de l’État, auxquels s’ajoutent les financements des collectivités territoriales, les ressources liées à la formation continue et à l’apprentissage. Si des financements privés sont apportés, ils passent par le biais de fondations extérieures aux établissements, lesquelles disposent d’une comptabilité particulière et sont soumises à des contrôles spécifiques.
Bien sûr, ce modèle nous protège. En revanche, les chercheurs et les enseignants-chercheurs eux-mêmes restent parfois quelque peu naïfs quant aux liens interpersonnels qu’ils peuvent nouer avec leurs collègues. À ce titre, ils doivent conserver une vue d’ensemble : c’est tout le sens de ce rapport sénatorial, et ce sera l’objet de l’information qui leur sera adressée.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour la réplique.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la ministre, à l’instar de mon collègue André Gattolin, j’en suis convaincu : il faut absolument promouvoir un autre classement dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne.
Un tel outil permettrait de mesurer précisément, d’une part l’intégrité scientifique, de l’autre la qualité de l’expertise : il faut s’assurer que cette dernière est dégagée de tout conflit d’intérêts.
Mme la présidente. La parole est à M. Olivier Cadic.
M. Olivier Cadic. Madame la ministre, l’excellent rapport établi par notre collègue André Gattolin, au nom de la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français, met en lumière les travaux du chercheur Antoine Bondaz. Ce dernier a souligné la priorité donnée en Chine, depuis les années 2010, à l’intégration civilo-militaire. Il met l’accent sur les échanges d’informations entre les laboratoires chinois de recherche civile et leurs équivalents militaires.
Dans le rapport qu’il a consacré, l’an dernier, aux opérations d’influence chinoises, l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem) relève que de nombreuses universités civiles chinoises contribuent à la recherche militaire, voire à certaines activités : « Au moins quinze universités civiles ont été impliquées dans des cyberattaques, des exportations illégales ou de l’espionnage. » C’est Xi Jinping lui-même qui préside la commission centrale pour le développement de la fusion civilo-militaire !
L’entreprise des technologies de l’information et de la communication Huawei a ouvert en France six centres de recherche de pointe. En 2018, cette société a déposé un brevet pour une technologie permettant d’identifier des personnes d’origine ouïghoure. Or les doctorants, qui, pour certains, relèvent de conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre), signent une clause de confidentialité au profit de l’entreprise.
Quels garde-fous a-t-on prévus pour que les universités et les chercheurs entretenant des liens avec la Chine ne puissent contribuer à des applications militaires ou à l’élaboration de technologies de surveillance, de contrôle et d’oppression de la population chinoise ?
Enfin, lors de votre visite à Shanghai en 2018, vous aviez été informée de la coopération stratégique engagée entre l’Institut Pasteur de Shanghai et le laboratoire P4 de l’institut de virologie de Wuhan. Le P4 jouit désormais d’une notoriété mondiale, puisqu’il est au centre des interrogations sur les origines du virus de la covid-19.
Qu’a décidé, à l’époque, le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation quant à la suite de ces coopérations ? Ces dernières se poursuivent-elles ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Cadic, tout d’abord, il faut garder à l’esprit que, lorsque vous vous rendez en Chine pour rencontrer des responsables d’université, notamment leurs présidents, ils sont toujours accompagnés d’un membre du parti.
M. Pierre Ouzoulias. Voilà ! Il faut y revenir ! (Sourires.)
Mme Frédérique Vidal, ministre. La liberté académique n’y est pas tout à fait conçue dans les mêmes termes qu’en Europe ; c’est une réalité.
Je vous le confirme, un certain nombre d’universités civiles chinoises sont impliquées dans les dossiers militaires. Mais, de même, plusieurs laboratoires de nos universités concluent des contrats avec l’armée. La recherche duale existe aussi en France, par exemple au Centre national d’études spatiales (CNES), comme dans de très nombreux pays.
Il s’agit évidemment d’un champ extrêmement protégé et surveillé. D’ailleurs, dans les universités, les premières zones à régime restrictif (ZRR) ont été créées pour les laboratoires dédiés à la recherche duale.
Vous évoquez également les Cifre, qui peuvent être passés avec des entreprises. Un référent sécurité s’y consacre tout particulièrement au sein de l’association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT). De plus, l’avis du haut fonctionnaire de sécurité et de défense est sollicité en amont, lorsque les bourses Cifre soulèvent telle ou telle interrogation. Tous les travaux sensibles sont bien sûr pris en compte au titre de la PPST.
L’Institut Pasteur de Paris collabore avec l’Institut Pasteur de Shanghai et le P4 de Wuhan n’a rien à voir avec lui. À l’origine, une coopération visant à former les personnels du P4 de Wuhan a été menée avec le P4 de Lyon. Toutefois, faute de réciprocité, elle s’est éteinte d’elle-même. L’Institut Pasteur de Shanghai travaille, lui, sur des souches virales locales, sans transfert de souche – nous y avons veillé.
M. Olivier Cadic. Je vous remercie, madame la ministre !
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Fialaire.
M. Bernard Fialaire. Le partage des connaissances est vital pour le travail scientifique. Il permet des progrès qui bénéficient à l’humanité tout entière : nous ne pouvons que le réaffirmer en ces temps de pandémie, la collaboration scientifique internationale ayant permis le développement d’un vaccin en un temps record.
Si la circulation des idées est essentielle, on ne peut occulter les luttes d’influence que subit actuellement notre monde académique.
Ces stratégies sont pensées sur le long terme et orchestrées par des États extérieurs à l’Union européenne, qui, à cette fin, mettent en œuvre des moyens parfois colossaux. Elles dépassent le cadre de la diplomatie d’influence – celui du soft power –, qui n’est pas une activité anormale pour un pays. Au contraire, il s’agit ici d’offensives visant à instrumentaliser certains enseignements et à s’emparer de données sensibles.
Dans son rapport d’information, notre collègue André Gattolin, dont je tiens à saluer le travail, recommande l’adoption d’un référentiel de normes et de lignes directrices, afin de mieux sanctionner ces interférences. Il s’agirait de dispositions de valeur nationale, européenne et internationale. Il suggère à ces fins de mettre à profit la présidence française de l’Union européenne.
Madame la ministre, est-ce une solution qu’envisage le Gouvernement ? Ce sujet donne-t-il lieu à une concertation entre, d’une part, le ministre de l’Europe et des affaires étrangères, et, de l’autre, le secrétaire d’État chargé des affaires européennes ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Fialaire, la Commission européenne a d’ores et déjà formulé un certain nombre de propositions au titre de la boîte à outils que j’évoquais précédemment.
Au sein de l’Union européenne, de grandes différences nationales demeurent, qu’il s’agisse du système universitaire ou du monde de la recherche. Il est important que les uns et les autres puissent s’approprier les dispositifs qui correspondent le mieux à leurs besoins.
Ce que nous avons prévu dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, ce sont deux journées de travaux, à Marseille, au début du mois de mars prochain.
La première réunira les différents ministres de l’Union européenne chargés de ces questions ; la seconde s’ouvrira aux représentants de pays avec lesquels l’Union européenne a l’habitude de collaborer.
Il est absolument essentiel de réaffirmer le principe de la liberté académique : il s’agit de l’une des valeurs défendues par toutes les universités où la recherche peut être menée sans entrave, partout dans le monde. À cet égard, il faut bien sûr garantir l’intégrité scientifique : certaines manœuvres d’ingérence peuvent contraindre telle ou telle personne à y renoncer. Il faut donc réaffirmer ces principes très clairement.
Nous devons aussi définir dans quel cadre il nous paraît opportun de développer ce que l’on appelle des « coopérations équilibrées ».
Il est extrêmement difficile de maintenir des liens scientifiques avec des pays dans lesquels la liberté académique est mise à mal, mais c’est aussi parfois la seule corde de rappel pour nos collègues qui travaillent dans ces pays. Ils peuvent ainsi compter sur la mobilisation de la communauté scientifique si, par malheur, il leur arrive quelque chose dans leur pays d’origine.
Nous devons en permanence rechercher un équilibre.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Michel Houllegatte.
M. Jean-Michel Houllegatte. Madame la ministre, le 20 octobre 2020, à l’occasion d’une conférence consacrée à l’Espace européen de la recherche, la déclaration de Bonn sur la liberté de la recherche scientifique a été adoptée par les ministres de la recherche des vingt-sept États membres de l’Union européenne.
Le texte décrit notamment la liberté scientifique comme « le droit de définir librement les questions de recherche, de choisir et de développer des théories, de rassembler du matériel empirique et d’employer des méthodes de recherche universitaires solides ».
Cette définition implique également le droit de « partager, diffuser et publier ouvertement les résultats, y compris par le biais de la formation et de l’enseignement ». La déclaration affirme par ailleurs la liberté des chercheurs d’exprimer leur opinion sans être désavantagés par le système dans lequel ils travaillent.
Ce texte engage bien évidemment les gouvernements à mettre en place un système européen de surveillance de la liberté académique et de protection de la recherche contre toute intervention politique.
Force est de constater que cette déclaration a eu peu d’écho en France, où, à l’exception d’un communiqué du ministère des affaires étrangères, elle n’a pratiquement pas été relayée dans les milieux universitaires ; mais peut-être me démentirez-vous, madame la ministre.
Les auteurs du rapport préconisent, dans leurs recommandations 24 et 26, de mettre à profit la présidence française de l’Union européenne pour proposer une stratégie ambitieuse de diplomatie scientifique, à la fois défensive et offensive, dans la lignée du début de prise de conscience de nos partenaires, mais aussi de promouvoir une norme européenne et internationale de clarification des échanges universitaires.
Madame la ministre, au-delà des journées de travail de Marseille, qui permettront de réaffirmer ce cadre, irez-vous plus loin ? Qu’attendez-vous très concrètement de cette présidence de l’Union européenne ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Houllegatte, vous avez raison de le rappeler, la déclaration de Bonn a proposé une définition consensuelle des libertés académiques que nous devons a minima préserver dans le cadre de l’Union européenne.
En revanche, je ne vous suis pas quand vous prétendez que cette déclaration n’a pas eu d’écho. La majorité des organismes et des universités ont décliné cette déclaration dans des chartes, ce qui montre qu’elle a également été adoptée sur le terrain, et pas seulement au niveau gouvernemental.
Au-delà, une université du nord de l’Europe, en lien avec des universités canadiennes, me semble-t-il, a proposé de mettre en œuvre une surveillance mondiale de la question des libertés académiques au sein de l’Observatoire mondial des libertés académiques.
L’Europe a adhéré à cet observatoire, qui, à partir d’un certain nombre de critères, évalue le niveau des libertés académiques dans les différents pays. La note maximale est égale à 1 et, de mémoire, la France affiche un score de 0,881. Je me réjouis certes que nous fassions partie des pays classés entre 0,8 et 1, mais c’est tout de même la moindre des choses.
Nous avons donc encore des progrès à faire pour mieux défendre les libertés académiques.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Michel Houllegatte, pour la réplique.
M. Jean-Michel Houllegatte. Je précise, madame la ministre, que la déclaration de Bonn est disponible sur internet en anglais, mais pas en français…
Mme la présidente. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Cela m’ennuie un peu de vous le dire, madame la ministre, mais je reste sur ma faim. Nous avons travaillé d’arrache-pied pour produire ce rapport en deux mois. Quatre mois après, on nous égrène quelques orientations de propositions dans des circulaires qui rappellent l’existant. C’est certes important, mais nous attendons de l’État français qu’il mette en œuvre une vraie politique.
J’ai passé mon temps, après la publication de ce rapport, dans des comités interministériels et des réunions pour expliquer la situation. Et l’on se contente de rappeler aux gens qu’ils doivent respecter la déclaration de Bonn dans le cadre de leurs partenariats et coopérations !
Nous avons dit explicitement que le délai d’un mois dont disposent les pouvoirs publics pour s’opposer à un accord n’était pas acceptable. Comment expliquer qu’une université aussi renommée que ParisTech ait signé en août dernier deux partenariats avec des établissements chinois liés à l’armée populaire de libération chinoise, alors qu’elle avait été alertée plusieurs fois par les services ?
Nous attendons donc une véritable politique publique, coordonnée, en la matière. Bien sûr, vous n’engagez ici que le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. D’autres administrations sont impliquées, et je sais qu’un rapport a été remis au Premier ministre.
Dans les mois qui viennent, assisterons-nous vraiment au déploiement d’une palette d’instruments permettant de répondre aux problèmes que nous avons posés ? En l’état, j’ai l’impression que c’est business as usual…
La boîte à outils contenue dans le rapport de la Commission européenne du 18 janvier dernier fait soixante pages. Ce ne sont certes que des recommandations et des orientations, mais elles sont détaillées. Nous aimerions avoir une vision plus panoramique.
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Gattolin, oui, je le disais dans mon propos introductif, il est important de rappeler les principes, mais cela ne suffit pas.
C’est pourquoi nous avons travaillé à l’élaboration d’un plan de protection, conjointement avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) et la DGSI. Des référents ont par ailleurs été nommés dans les sociétés d’accélération du transfert de technologies (SATT).
Nous avons commencé des cycles de formation de tous les recteurs et délégués régionaux académiques, avant de nous adresser aux présidents d’université et aux directeurs d’établissement.
Nous allons enfin travailler sur la question des délais de réponse que vous avez évoqués, mais il faut un peu de temps pour cela.
Quoi qu’il en soit, je vous assure que les rappels effectués n’ont pas été inutiles.
Quant au point spécifique que vous soulevez, si vous évoquez la fondation ParisTech, c’est un organisme de droit privé, qui n’a pas à demander au ministère avec qui elle doit passer des accords. Malheureusement, je n’ai pas été sollicitée par la fondation ParisTech, qui n’a aucun lien avec le ministère.
Mme la présidente. La parole est à M. Édouard Courtial.
M. Édouard Courtial. Madame la ministre, je voudrais souligner la cohérence de nos débats aujourd’hui : celui sur le wokisme cet après-midi, puis celui sur les travaux de la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire.
Les frontières sont ténues entre diplomatie culturelle, coopération scientifique, influences ou interférences – si l’on adopte un point de vue anglo-saxon – et ingérence. Saupoudrez le tout avec un hard power diplomatiquement appelé « narratif puissant » dans un contexte de sharp power, et vous comprendrez que l’exercice n’est pas aisé et qu’il appelle de la part des élus et de tous les acteurs une forte mobilisation.
La question qui m’importe est notre degré de conscience des différentes formes d’influence, leurs risques en termes de souveraineté et les politiques que nous y opposons.
Nous avons abordé dans le rapport le sujet du financement étranger d’établissements éducatifs privés. Les réponses australiennes à ce phénomène sont très instructives. Les questions des fonds d’investissement dans l’éducation et les nouvelles technologies dans l’enseignement supérieur imposent une forte vigilance.
Le cas du rachat par le fonds chinois Weidong Cloud Education de la Brest Business School en 2016 en est un exemple criant : le choix de cette ville n’est pas anodin, alors même qu’elle est un point stratégique de défense, avec une base militaire, un lycée naval et un centre d’instruction. À l’époque, le groupe avait mis en avant sa philosophie d’ancrage territorial fort. En tant qu’élus des territoires, nous ne pouvons qu’être interpellés.
Ces investissements dans la matière grise de très haut niveau, dont l’objectif est de développer des normes techniques et scientifiques en Occident, constituent un élément essentiel de la politique des nouvelles routes de la soie.
Cela se traduit aussi par la stratégie Made in China 2025, qui, à terme, vise non pas une pénétration des marchés, mais une intégration globale de tous les échelons. Concrètement, le but pour la Chine est la création, la diffusion et l’imposition de ses propres normes de production sur tous les marchés.
Quelles mesures peuvent-elles être prises pour recenser ces investissements dans le supérieur ? Comment mieux adapter la réponse existante, mais insuffisante, que constitue la politique interministérielle de protection du potentiel scientifique et technique ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Courtial, vous m’interrogez sur les raisons qui nous empêchent de contrôler les financements du secteur privé, qui peuvent parfois se faire par des puissances étrangères avec des buts non amicaux.
Dans la loi de programmation de la recherche, j’avais proposé une ordonnance pour mieux encadrer le financement de l’enseignement privé en France, mais cette disposition a été retirée à la demande du Sénat…
Quand le Gouvernement formule des propositions, on a souvent l’impression qu’elles vont à l’encontre des intérêts du secteur privé.
Je tiens à le rappeler devant vous ce soir, mesdames, messieurs les sénateurs, nous avons besoin d’un système d’enseignement supérieur mixte. Certaines structures privées, notamment les établissements privés à but non lucratif ou d’intérêt général, font partie intégrante de notre modèle d’enseignement supérieur.
Toutefois, il suffit de disposer d’un local susceptible d’accueillir du public pour créer une structure d’enseignement supérieur privée et se prévaloir du titre « d’école ». Aucune règle ne l’interdit !
C’est pourquoi j’avais souhaité, dans la loi de programmation de la recherche, que ces créations soient mieux encadrées. À l’époque, on m’avait rétorqué que j’étais contre l’installation du privé en France. Je serais ravie que vous portiez aujourd’hui un regard différent sur cette proposition.
Il faut bien entendu savoir résister aux investissements étrangers. C’est vrai pour l’université comme pour les collectivités, et c’est la raison pour laquelle nous devons développer un réseau de surveillance solide de toutes les installations effectuées en France qui, in fine, pourraient nuire à notre pays.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Moga.
M. Jean-Pierre Moga. Madame la présidente, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord remercier André Gattolin de ce rapport.
Madame la ministre, l’université est assurément un haut lieu de la République, qui participe à la construction des futures générations ; la liberté d’expression doit bien entendu y régner. Or, la présente mission d’information l’a démontré, l’université est un lieu de conflits où la recherche d’influence peut devenir une véritable stratégie d’interférence.
Aussi, je soutiens pleinement le deuxième objectif avancé par la mission : il faut aider les universités à protéger leurs valeurs de libertés académiques et d’intégrité scientifique. La connaissance est assurément une question d’intérêt général !
Une première mesure concrète consiste à lutter contre la censure d’intervenants ou de conférenciers, notamment via le bénéfice de la protection fonctionnelle ou la possibilité d’actions en justice. On doit pouvoir laisser s’exprimer l’ensemble des opinions, dans le respect de la loi qui fixe des limites – diffamation, injure, provocation à la haine, etc.
Une seconde mesure consiste à réaffirmer l’autonomie de la recherche par un impératif renouvelé de neutralité axiologique, notamment via la possibilité d’une évaluation contradictoire des résultats d’une soutenance. La recherche doit transmettre des connaissances, et non traduire un jugement moral ou politique.
Dès lors, madame la ministre, comment le Gouvernement entend-il renforcer les libertés académiques afin que l’université bénéficie de la variété de ses ressources conceptuelles ? Et comment se protéger des risques d’influence et d’ingérence étrangère, notamment en ce qui concerne la sécurité numérique ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Moga, l’université est un lieu non pas de conflits, mais de débats, car débattre empêche de se battre. L’échange d’arguments permet de se forger des opinions, au-delà des idées préconçues.
L’apport de l’université, c’est précisément de faire prévaloir la méthode scientifique et le principe de l’évaluation contradictoire.
Nous avons tous observé, au cours de cette pandémie, comment se construit un consensus scientifique. Au début, chacun dit : « Je pense que… » À la fin, le pluriel l’emporte, car, sur certains points, nous pouvons dire « Nous savons », et, sur d’autres, « Nous restons dans l’ignorance et nous cherchons encore ». C’est ainsi que la science fonctionne.
Il est essentiel de préserver le débat contradictoire. Pour cela, chacun doit, dans le respect de son champ de compétences, être capable de proposer des hypothèses, de porter des idées et d’en débattre de manière argumentée, sans invectives ni disqualification préalable.
Si, à l’occasion d’un travail de recherche, vous ne trouvez que des éléments qui confortent vos hypothèses de départ, c’est probablement que votre bibliographie est mal construite ou que vous travaillez, non sur une question controversée, mais sur un sujet qui fait l’objet d’un consensus scientifique.
Quant aux problèmes de cybersécurité, ils sont bien réels. Nous y travaillons avec l’Anssi pour former les acteurs et les aider à se protéger au mieux. Nous effectuons notamment des tests grandeur réelle, au cours desquels nous mimons des attaques et nous observons la manière dont les acteurs réussissent à se protéger.
Mme la présidente. La parole est à M. Christian Redon-Sarrazy.
M. Christian Redon-Sarrazy. Madame la ministre, ma question porte sur la sécurisation des données nécessaires à la recherche scientifique.
Les attaques dans l’espace numérique se sont multipliées, partout dans le monde, à un rythme quasi exponentiel ces deux dernières années. Tous les experts font part de leurs inquiétudes et confirment que la situation sécuritaire dans l’espace numérique est désormais particulièrement préoccupante et devrait continuer à se dégrader dans les années qui viennent. La capacité des cybercriminels à commettre leurs forfaits croît plus rapidement que celle de leurs victimes à se protéger.
L’une des recommandations du rapport de la mission est de généraliser la réalisation par l’Anssi d’un audit sur la sécurité des systèmes informatiques des universités, afin d’identifier les failles existantes.
Je pense notamment aux rançongiciels, qui ont pris d’assaut les systèmes informatiques de certaines entreprises, mais aussi d’hôpitaux, de laboratoires de recherche ou d’universités. Ces derniers font peser un risque, par la copie, voire la perte de données sensibles, et ce risque s’accroît avec l’essor des data lakes, qui permettent de stocker sans garanties sérieuses des données sensibles, ainsi sujettes aux attaques extérieures.
Quant à nos moyens de protection, dans son rapport d’avril 2021, la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP) recommandait au Gouvernement de développer et de renforcer les liens entre les acteurs politiques publics et les industriels du numérique, afin de faire émerger des solutions de cloud de confiance.
Cette solution souveraine s’avère d’autant plus pertinente depuis que le Cloud Act, adopté au Congrès américain en 2018, permet un accès extraterritorial aux données stockées chez des fournisseurs de service établis sur le territoire des États-Unis.
Pourtant, un mois après la remise du rapport de la CSNP, votre gouvernement annonçait que « certaines des données les plus sensibles de l’État français et des entreprises peuvent être stockées en toute sécurité en utilisant la technologie cloud développée par Google et Microsoft, si elle est concédée à des entreprises françaises ».
Plus récemment, ce sont les opérateurs du nucléaire français qui annonçaient recourir au service cloud Azure de Microsoft pour stocker des données.
Dès lors, ma question est la suivante : le Gouvernement a-t-il pris conscience de la vulnérabilité des infrastructures informatiques de la France, en particulier s’agissant du stockage des données dédiées à la recherche scientifique, à l’heure où les principales puissances numériques sont au bord du cyberaffrontement ?
Mme la présidente. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Christian Redon-Sarrazy. Les mesures prises sont-elles à la hauteur du risque ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Redon-Sarrazy, le sujet que vous évoquez est pris extrêmement au sérieux ; nous y travaillons avec l’Anssi.
Comme le préconise le rapport, les audits des systèmes d’information des opérateurs du ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation ont commencé, avec notamment les tests grandeur nature que j’évoquais précédemment, qui permettent de mesurer si les préconisations de l’Anssi fonctionnent et si les établissements sont capables d’éviter quelques pièges classiques des cybercriminels. J’ai rencontré le directeur de l’Anssi pas plus tard que la semaine dernière pour travailler sur cette question.
Tous les centres de calcul sont aussi protégés de manière très spécifique, comme vous pouvez l’imaginer.
La question du cloud de confiance se pose au niveau européen. Malheureusement, il reste là encore un peu de travail avant de parvenir à un accord sur cette question. Mais, nous le savons, c’est collectivement que nous devrons trouver une solution.
Il faut aussi que tout un chacun s’informe et comprenne la situation. Les gens n’hésitent pas à communiquer de très nombreuses informations, dont certaines sont extrêmement précieuses, via leur téléphone portable. Ils ne comprennent pas que si celles-ci venaient à tomber entre des mains malveillantes, elles permettraient que l’on fasse pression sur eux ou sur notre pays.
L’éducation à la cybersécurité est donc essentielle, pour tous nos concitoyens.
Mme la présidente. La parole est à M. Yves Bouloux.
M. Yves Bouloux. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à saluer l’excellent travail, mené en un temps record, par la mission d’information présidée par notre collègue Étienne Blanc, dont André Gattolin était le rapporteur.
Madame la ministre, les conclusions de ce rapport sont sans appel : la menace est réelle. La France est une cible pour les influences étrangères. Au-delà de la simple influence culturelle, certains États comme la Chine semblent réorienter leur stratégie autour de l’économie.
Tel est le cas de certains instituts Confucius, qui recentrent leurs activités sur la coopération économique en ciblant spécifiquement les entrepreneurs et les cadres dirigeants, avec la mise en place d’un réseau et de partenariats.
Si un partenariat universitaire n’est pas en soi une mauvaise chose, il doit être réalisé en toute transparence, et non sans une certaine vigilance. Les recommandations formulées dans le rapport tendent à sécuriser ces partenariats en permettant notamment la saisine des ministères concernés, l’économie, l’intérieur ou encore les armées.
Les auteurs proposent également que les accords passés avec les filiales françaises des entreprises étrangères extra-européennes soient systématiquement soumis à une procédure d’examen préalable.
Quelles suites allez-vous donner à ces recommandations, madame la ministre ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Bouloux, des dispositions réglementaires s’appliquent déjà à tous les partenariats internationaux établis par les établissements d’enseignement supérieur. C’est évidemment le cas des partenariats noués entre les instituts Confucius et les établissements d’enseignement supérieur, qui entrent dans la catégorie des partenariats internationaux.
Il est essentiel de préserver l’accès au système d’information de l’établissement, en veillant concrètement à l’existence de systèmes d’information séparés. Des personnes non autorisées ne doivent pas, en toute légalité, car on leur en aurait donné l’accès, s’introduire dans le système d’information.
Les actions de coopération sont menées sous la responsabilité des présidents ou des directeurs d’établissement. Ils en assurent la mise en œuvre dans le cadre de leur autonomie, mais doivent évidemment respecter les dispositions réglementaires, notamment celles qui concernent la protection du patrimoine scientifique et technique.
Toutefois, vous avez raison de le souligner, monsieur le sénateur, nous devons aller encore plus loin, en intégrant les sciences humaines et sociales à la protection de ce patrimoine scientifique et technologique. Pour le moment, les actions étaient centrées sur l’intelligence économique et les technologies. Mais nous devons aussi nous prémunir contre les ingérences intellectuelles.
Chaque fois qu’ils rencontrent un problème spécifique, les établissements se retournent vers le ministère. Nous leur apportons des conseils et leur suggérons parfois de rompre leurs accords avec les instituts Confucius.
Mme la présidente. La parole est à M. Yves Bouloux, pour la réplique.
M. Yves Bouloux. Je ne doute pas de votre travail sur ce sujet, madame la ministre, mais j’insiste : dans un monde toujours plus dur, nous devons instamment protéger notre patrimoine.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.
M. Jean-Yves Leconte. Lorsque nous débattons des conclusions de ce rapport sur la meilleure manière de protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques, nous ne devons jamais oublier que le fondement même de l’université reste la circulation et le partage des connaissances, des idées, des hypothèses et des doutes ; vous l’avez d’ailleurs rappelé, madame la ministre.
Deux sortes de menaces peuvent finalement être identifiées : l’espionnage et la captation d’information, tout d’abord – en la matière, le rapport formule de nombreuses propositions ; l’influence, ensuite, une menace plus complexe, qui va de pair avec la circulation des idées.
Si nos chercheurs sont bons, on peut espérer qu’ils parviendront à déjouer les influences que certaines puissances souhaiteraient avoir sur eux. Mais il subsiste les pressions directes, qui, par le biais des menaces, peuvent peser sur les orientations de la recherche.
Je citerai en exemple les travaux de Mme Cécile Vaissié, consacrés aux réseaux du Kremlin en France, sur lequel notre mission d’information ne s’est pas particulièrement penchée d’ailleurs. En 2019, cette universitaire a dû faire face à des attaques en diffamation d’origines variées, dignes des meilleures procédures bâillons.
Il a fallu qu’elle trouve la force de se défendre et de contrer les menaces qui pesaient sur ses travaux. La justice lui a finalement donné raison, en confirmant le caractère sérieux et documenté de son travail, mais ce combat fut difficile, et elle s’est trouvée très isolée pour le mener.
Madame la ministre, quelles conséquences avez-vous tirées de cette expérience ? Comment, trois ans plus tard, proposez-vous de lutter contre ces menaces de procédures bâillons – il est beaucoup question de lanceurs d’alerte actuellement –, afin de prémunir nos chercheurs contre de telles opérations ? Il y va de la liberté académique et de la liberté de la recherche.
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Leconte, vous avez raison de distinguer, d’une part, ce qui relève de l’espionnage – autrement dit de la captation de résultats obtenus dans des laboratoires français et de leur transfert non consenti vers d’autres laboratoires –, et, d’autre part, ce qui relève de l’influence.
S’agissant de l’influence, il convient également de séparer deux aspects. En matière de recherche, les idées circulent naturellement. Par définition et par principe, des chercheurs français ont pu influencer des chercheurs d’autres pays, et réciproquement.
Il y va autrement lorsque l’on contraint un chercheur à braver l’interdit et que l’on touche à son intégrité scientifique. Il est inadmissible de forcer un chercheur à renoncer à son intégrité, c’est-à-dire à publier, sous la pression, des résultats contraires à ses travaux.
Si la justice s’est mêlée du cas que vous rapportez, le monde académique, en général, se protège en réalité lui-même. Les autres chercheurs confirment ou infirment la validité de l’hypothèse scientifique qui a été émise, puis démontrée ou discutée par les pairs.
C’est en cela que réside la force de la recherche. C’est cela qui la rend internationale : elle est indépendante de toute action en justice, puisque c’est l’évaluation par les pairs qui fait foi, et cela dans le monde entier.
Dans le cas spécifique que vous mentionnez, rappelons encore et toujours la nécessité absolue de demander la protection fonctionnelle et de ne jamais rester seul dans ce genre de circonstances. L’institution est là pour protéger la liberté académique, donc protéger le chercheur.
Mme la présidente. La parole est à M. François Bonhomme.
M. François Bonhomme. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier nos collègues membres de la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français, en particulier André Gattolin, de ses travaux très bien documentés.
Madame la ministre, beaucoup s’inquiètent des importantes opérations d’influence, voire d’ingérence étrangère, dont la France fait l’objet. Dans tous les domaines, des efforts particuliers sont déployés pour déstabiliser notre pays.
Les travaux issus de la mission d’information ont permis de mettre en exergue cette réalité, longtemps ignorée et peu documentée : les influences étrangères sur le monde académique constituent aujourd’hui à l’évidence une menace réelle pour notre souveraineté nationale.
Ainsi, des États comme la Chine, la Russie, la Turquie ou encore certains États du Golfe persique s’emploient, dans nos universités, à détourner délibérément les valeurs de liberté et d’intégrité scientifique à des fins de politique intérieure ou d’ingérence.
Les travaux de la mission d’information soulignent que ces ingérences sont le fruit d’une combinaison d’au moins trois facteurs : premièrement, l’influence des ressources budgétaires, qui se matérialise, pour les chercheurs français, par des rémunérations et des conditions de travail moins favorables que dans les autres pays ; deuxièmement, la faiblesse administrative d’établissements, certes autonomes dans leur gestion, mais soumis à des injonctions souvent contradictoires ; troisièmement, et enfin, la culture d’ouverture d’un monde de la recherche par nature réticent à penser son activité dans un contexte de conflits et d’intérêts nationaux.
Madame la ministre, dans ces conditions, pourriez-vous nous indiquer les mesures que vous envisagez de prendre afin de pallier, ou tout au moins de corriger, ces trois fragilités majeures de notre système d’enseignement supérieur ?
Comment comptez-vous, par là même, aider les universités à faire face à ces ingérences et, finalement, mieux protéger notre patrimoine scientifique et notre liberté académique ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Bonhomme, s’agissant de la première des trois raisons que vous avancez, nous avons la chance, je le répète, d’avoir un système protecteur de ce point de vue.
En effet, l’immense majorité des ressources budgétaires des établissements publics vient du secteur public, c’est-à-dire de l’État, des collectivités territoriales ou des fonds alloués à la formation continue, à la formation professionnelle ou encore à l’alternance. Ces établissements ne sont donc pas concernés par le financement massif par des puissances étrangères. Cela peut être le cas, parfois, de certains établissements privés ; il convient alors de faire preuve d’une extrême vigilance.
S’agissant, ensuite, de l’autonomie des établissements – la loi d’autonomie ayant été portée par Mme Pécresse, vous ne sauriez la remettre en cause, monsieur le sénateur –, il n’y a pas d’injonction contradictoire. Les établissements publics répondent aux politiques publiques et choisissent eux-mêmes la voie à suivre pour y répondre. Pour avoir été moi-même à la tête d’un établissement, je vous confirme que certains laboratoires doivent être mieux protégés que d’autres ; chaque chef d’établissement concerné le sait.
Enfin, vous évoquez la « naïveté » de certains chercheurs, qui estiment bien plus important de partager que de protéger et qui parfois, d’ailleurs, ne voient pas très bien en quoi leurs recherches peuvent intéresser au-delà de leurs collègues travaillant sur les mêmes sujets.
En la matière, précisément, nous devons faire preuve de persuasion et de pédagogie. Nous devons communiquer sur des exemples de recherches qui pouvaient paraître extrêmement conceptuelles ou fondamentales à l’origine et qui ont été néanmoins captées au bénéfice d’autres puissances. Cela suppose une certaine force de conviction, comme souvent dans l’université.
Mme la présidente. La parole est à M. Cédric Vial.
M. Cédric Vial. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi de remercier à mon tour Étienne Blanc et André Gattolin, respectivement président et rapporteur de la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire.
Les travaux auxquels j’ai eu l’honneur de participer montrent à quel point les enjeux sont forts et notre situation préoccupante.
Nous péchons par naïveté. Ni notre souveraineté ni notre liberté académique ne peuvent être conditionnées au moindre compromis ou à de petits ajustements offerts ou concédés, sous l’influence méthodique de nations étrangères.
Toute relation diplomatique nous expose assez logiquement à des stratégies d’influence dans un cadre officiel. En revanche, des agissements nettement plus offensifs révèlent une ingérence et une volonté d’infléchir notre liberté académique, par des formes de censure, de pression, d’incitation financière ou de désinformation.
En l’état, force est de constater que notre réponse institutionnelle n’est pas adaptée, particulièrement en matière de sciences humaines et sociales. De plus, la tradition d’ouverture des établissements français prépare peu les universitaires et les chercheurs à prendre conscience de l’existence même de ces stratégies étrangères.
C’est pourquoi notre mission propose au Gouvernement de réaffirmer l’autorité et l’expertise des fonctionnaires de sécurité et de défense, en leur confiant un rôle de formation et de sensibilisation de l’ensemble de la communauté académique à ces risques d’influence.
Notre rapport préconise également d’associer les collectivités territoriales, particulièrement les régions, qui disposent du réseau et de la connaissance de terrain susceptibles de garantir une capacité de réaction importante et reconnue sur le territoire.
Madame la ministre, je souhaiterais vous entendre sur ces deux derniers points, en particulier sur le rôle que peuvent jouer les collectivités territoriales dans ce travail que nous devons mener en commun contre l’ingérence des États étrangers. Je vous remercie de bien vouloir nous éclairer sur la position du Gouvernement.
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Monsieur le sénateur Vial, nous en revenons toujours à cette question de la formation et de la sensibilisation.
Les fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD) seront bien sollicités pour mettre en place des formations. Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) préparent, je le répète, des formations communes. Certaines ont déjà été dispensées auprès des recteurs ou des délégués régionaux. Elles sont sur le point d’être élargies aux chefs d’établissement.
Les FSD assurent également un relais sur le terrain, en adaptant les formations selon les disciplines, puisque toutes ne sont pas exposées aux mêmes risques. Certains risques sont transversaux, d’autres pèsent en particulier sur certaines disciplines.
Ainsi le SGDSN envisage-t-il des évolutions spécifiques aux sciences humaines et sociales. Ces dernières sont prises en compte dans les recommandations de la Commission européenne, qui englobent la recherche dans son ensemble et ne se limitent pas aux questions de souveraineté économique ou de protection scientifique et technologique.
Il est important que tout le monde s’y mette. Si les régions ont des compétences particulières dans la surveillance du territoire, en complément de la surveillance exercée au niveau national, pourquoi ne pas les mettre à contribution ?
L’essentiel à mes yeux est de travailler à la sensibilisation de tous. Comme toujours, on a l’impression que cela n’arrive qu’aux autres, jusqu’au moment où cela nous arrive. Cela passe souvent par des exemples. Toutes les bonnes volontés sont bienvenues.
Mme la présidente. La parole est à Mme Béatrice Gosselin.
Mme Béatrice Gosselin. Madame la ministre, j’ai participé aux travaux de la mission d’information dont les conclusions font l’objet du présent débat.
À ce titre, j’ai été frappée par les témoignages de personnalités étrangères, dont les pays sont plus vigilants et plus impliqués que le nôtre vis-à-vis des influences extérieures. En effet, l’Australie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, le Canada et même les États-Unis ont vu apparaître avant nous ces stratégies d’influence offensives que nous évoquons aujourd’hui.
Certes, le phénomène y est amplifié par la situation de dépendance de ces pays à l’égard des droits d’inscription des étudiants étrangers ; les moyens de pression des puissances étrangères s’en trouvent facilités.
Le rapport de notre mission d’information montre bien néanmoins que le problème se développe en France également. Pour concevoir la bonne réponse, il faut pouvoir évaluer le niveau de la menace et savoir la repérer.
Faisant le constat du manque d’informations disponibles sur les faits en question, notre mission propose un ensemble de mesures visant à établir un état des lieux.
Par ailleurs, force est de constater que le dispositif de sécurité français concerne uniquement les risques élevés d’atteinte aux intérêts économiques ou défensifs de la Nation réprimés par le code pénal, comme l’intrusion dans des lieux stratégiques ou le vol de documents.
Ce dispositif fait l’impasse sur les sciences humaines et sociales. Pour protéger notre enseignement supérieur et notre recherche, il faudrait donc étudier la mise en œuvre d’un cadre juridique spécifique, d’ordre administratif, voire pénal, visant à sanctionner les atteintes aux libertés académiques.
Qu’en pensez-vous, madame la ministre ? Compte tenu de la dimension mondiale de la question, ne serait-il pas pertinent, par ailleurs, de prévoir une coordination entre pays concernés ?
Dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, nous pourrions imaginer une action forte, visant à faire de la déclaration de Bonn un texte fondateur de l’Union en matière de recherche, promouvant tant l’intégrité scientifique que la transparence. Il me semble en effet important d’inscrire notre stratégie à l’échelon européen.
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Madame la sénatrice Gosselin, vous avez cité un certain nombre de pays, dont vous avez entendu des personnalités. Celles-ci vous ont expliqué à quel point leur pays prenait à bras-le-corps, comme le nôtre, les questions d’ingérence de puissances étrangères.
Toutefois, vous l’avez dit aussi, et, croyez-moi, cela fait une énorme différence, ces pays sont dans une situation de dépendance.
Quand, dans certaines universités australiennes, 70 % des ressources proviennent des droits d’inscription des étudiants internationaux et quand ces derniers sont à 90 % chinois, vous imaginez bien que le jour où ces étudiants exigeront un droit de regard sur la façon d’enseigner, ces universités seront confrontées à un sérieux problème de financement.
Là, nous pourrions parler d’influence ou d’ingérence. Là, des enseignants pourraient être poussés à renoncer à leur intégrité scientifique. Là, cela deviendrait très problématique.
C’est la raison pour laquelle tous les pays qui fondent le modèle économique de leurs établissements sur des droits d’inscription très élevés sont aussi particulièrement attentifs à se protéger des ingérences étrangères. Ils y parviennent, en réalité, avec plus ou moins de succès.
S’agissant de la question juridique, je le répète : la meilleure protection des libertés académiques, c’est le monde académique lui-même.
On n’attaque pas un chercheur au motif qu’il a publié des résultats contestables. On le conteste sur le terrain de la science et de la recherche. Ses confrères peuvent l’interpeller, le questionner, démontrer que ses conclusions ne sont pas partagées et, ainsi, l’amener à s’interroger de nouveau. C’est ainsi en réalité que naissent les débats et les écoles de pensée, qui peuvent s’affronter pendant très longtemps.
La liberté académique me semble très bien protégée par le monde académique. Il faut lui laisser la main.
Conclusion du débat
Mme la présidente. En conclusion du débat, la parole est à M. Étienne Blanc, président de la mission d’information qui a demandé ce débat.
M. Étienne Blanc, président de la mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous venons d’assister à un débat particulièrement riche et complet.
L’un des mérites que notre assemblée retiendra sans doute des travaux de cette mission sera d’avoir mis au cœur du débat politique cette question essentielle, à laquelle le Gouvernement et les pouvoirs publics au sens large ont donné le sentiment, jusqu’à aujourd’hui, d’avoir répondu de manière insuffisante.
Si nos travaux - nous regrettons de n’avoir disposé que de huit semaines - n’ont pas été facilités par la pause estivale, nous avons pu tout de même auditionner, grâce au rapporteur André Gattolin, un grand nombre d’universitaires.
Nous avons également élargi le périmètre de notre mission à un certain nombre de pays qui connaissent les mêmes problèmes que nous, même si c’est dans des circonstances un peu différentes - vous l’avez rappelé, madame la ministre, à propos de l’Australie.
À cet égard, l’audition de M. James Paterson, sénateur et président de la commission conjointe du parlement australien sur le renseignement et la sécurité, a été d’une grande richesse et d’une grande densité. Elle nous a informés précisément sur les actes que commet la Chine à l’encontre des libertés académiques en Australie.
Oui, nous avons eu le mérite de lancer un débat nécessaire sur un sujet absolument essentiel ! Sans reprendre l’intégralité des vingt-cinq propositions, raisonnables et réalistes, mais aussi ambitieuses, que contient le rapport, je retiendrai trois idées principales.
La première est le concept de zone grise. Notre collègue Leconte l’a très bien dit : l’université se fait un honneur de partager et d’échanger ses résultats, avec d’autres établissements et centres de recherche de l’ensemble de la planète. C’est une vieille tradition française, d’ailleurs, que ces échanges. C’est aussi la tradition que de faire connaître sa langue, sa culture, son histoire, pour qu’elles puissent rayonner sur le monde.
D’un autre côté, il y a l’utilisation de ces recherches par des pays qui ne fonctionnent pas, comme nous, de manière démocratique. Ceux-ci cherchent à capter les informations, à les confisquer et à peser sur certains enjeux qu’ils jugent essentiels. Et ils refusent toute liberté d’analyse ou toute intelligence susceptible d’apporter des réponses qui leur déplaisent.
Nous pensons tous à la situation du peuple ouïghour ou aux événements qui surviennent dans nos universités lorsque nous voulons aborder le drame du génocide arménien ou tant d’autres sujets.
Entre ces deux conceptions, il existe une zone grise, que nous ne connaissons pas et qui mérite d’être mieux analysée. Aussi, nous demandons au Gouvernement de favoriser les échanges universitaires, afin de nous aider à mieux comprendre cette zone grise et à mieux lutter contre les influences.
Ma deuxième observation porte évidemment sur les méthodes qui sont désormais utilisées par ces pays. Nous avons parlé de procédures judiciaires. Elles sont assez inédites et se répandent. Pour mieux lutter contre ces méthodes, nous devons mieux les comprendre, et pour mieux les comprendre, il faut faire travailler en réseau tous les services de renseignement, parfois militaires.
À cet égard, l’audition du représentant de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) a été particulièrement intéressante, bien que le chapitre consacré à l’université et à l’académie fût peut-être par trop réduit. Un certain nombre de propositions du rapport s’inspirent ainsi des expériences qui nous ont été présentées.
Enfin, le troisième point sur lequel j’insisterai est la faiblesse de la volonté politique. Madame la ministre, en réponse à un certain nombre de questions, vous nous avez affirmé que des circulaires étaient diffusées et qu’une prise de conscience était en cours. Après avoir mené ces travaux, nous pensons que de telles réponses ne sont pas encore à la hauteur de l’enjeu.
En effet, et je conclurai par là, l’enjeu est considérable. Bien au-delà de la captation et des questions purement matérielles, les pays qui se comportent de la sorte s’attaquent à une liberté essentielle, contenue dans les dispositions de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales de 1950. Je veux parler de la liberté d’enseigner et de son corollaire, la liberté de pensée. C’est à ces libertés que ces pays s’attaquent.
C’est pour cela que la mission d’information nous dit dans son rapport qu’il est grand temps de réagir, et puissamment. (Applaudissements sur toutes les travées, à l’exception de celles du groupe CRCE.)
M. Olivier Cadic. Très bien !
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec le débat sur les conclusions du rapport Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques.
9
Ordre du jour
Mme la présidente. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à demain, mercredi 2 février 2022 :
À quinze heures :
Questions d’actualité au Gouvernement.
À seize heures trente :
Débat d’actualité sur le thème « Énergie et pouvoir d’achat : quel impact de la politique du Gouvernement ? ».
De dix-huit heures quinze à vingt heures trente puis de vingt-deux heures à vingt-trois heures quarante-cinq :
(Ordre du jour réservé au groupe UC)
Proposition de loi tendant à redonner un caractère universel aux allocations familiales, présentée par M. Olivier Henno et plusieurs de ses collègues (texte de la commission n° 400, 2021-2022) ;
Débat sur le thème « L’amélioration de la prise en charge des personnes atteintes du trouble du déficit de l’attention ».
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à vingt-trois heures cinq.)
Pour la Directrice des comptes rendus du Sénat,
le Chef de publication
ÉTIENNE BOULENGER