Mme le président. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur. La commission des lois n’a pu se réunir pour examiner la motion, mais j’émets un avis défavorable.
Même si nous avons des opinions contraires, le débat démocratique doit avoir lieu, au sein de cet hémicycle, de manière calme et sereine. C’est la force du Sénat de pouvoir débattre en respectant les convictions des uns et des autres. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains. – M. Stéphane Artano applaudit également.)
Mme le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, nous pensions avoir exposé tous les arguments qui nous étaient venus à l’esprit ; nous en avons d’ailleurs partagé un certain nombre. Et voilà que M. le sénateur Ravier nous chamboule !
Monsieur le sénateur, l’imaginaire est souvent le dernier refuge de la liberté. Vous venez de nous donner une formidable raison de voter ce texte.
M. Stéphane Ravier. C’est vous qui êtes dans le fantasme, dans l’imaginaire, et c’est bien le problème !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Imaginons qu’un jour, à Dieu ne plaise, vous soyez au pouvoir : l’avortement serait alors sérieusement menacé dans ce pays ! (Marques d’approbation et applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et RDPI, ainsi que sur des travées du groupe UC. – Mme Elsa Schalck applaudit également.)
Quand il s’agit des droits de l’homme, et surtout des droits de la femme, on n’est jamais hors sujet, monsieur le sénateur. Et il suffit de vous écouter pour que la question se pose.
M. Ravier n’est plus mariniste ; il est devenu zemmourien !
M. Stéphane Ravier. Zemmour ou rien !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Il a changé de bord, pour aller encore un peu plus à droite. Mais laissons cela, c’est de la petite politique politicienne.
Je vous remercie de nous avoir apporté ce témoignage. (M. Stéphane Ravier proteste.) Monsieur le sénateur, les mots que vous avez utilisés à la tribune, je n’aurais jamais osé les prononcer ! Je vous remercie vraiment d’être présent parmi nous. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – Mme Elsa Schalck applaudit également.)
Mme le président. La parole est à M. Xavier Iacovelli, pour explication de vote.
M. Xavier Iacovelli. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, la France ne vit pas en vase clos. Les débats de société transcendent les frontières. Nous ne pouvons donc rester insensibles aux atteintes aux droits des femmes commises non seulement outre-Atlantique, mais aussi sur le continent européen, notamment en Italie, où Giorgia Meloni, qui est aux responsabilités avec vos amis, monsieur Ravier, souhaite développer des solutions de substitution à l’avortement et propose l’octroi d’une allocation pour inciter les femmes à y renoncer.
M. Stéphane Ravier. Mon dieu, une allocation ! Mais quelle horreur ! (Protestations sur les travées du groupe CRCE.)
M. Xavier Iacovelli. En Pologne, où d’autres de vos amis sont au pouvoir, un arrêt rendu par le tribunal constitutionnel (Vives protestations de M. Stéphane Ravier.) équivaut à une interdiction de l’interruption volontaire de grossesse.
En Hongrie, le mois dernier, un autre encore de vos amis, monsieur Ravier, a durci la réglementation en demandant aux femmes qui souhaitent avorter d’écouter battre le cœur du fœtus pour les en dissuader ! (Mme Éliane Assassi manifeste avec véhémence son indignation, tandis que M. Stéphane Ravier se récrie.) Voilà quelle est la réalité de votre famille politique à travers l’Europe et des attaques qu’elle mène contre l’interruption volontaire de grossesse !
Mme Marie-Arlette Carlotti. Il ne faut pas lui donner autant d’importance !
M. Xavier Iacovelli. Mes chers collègues, j’ai quatre questions à vous poser. En tant que législateurs, soutenons-nous le droit à l’interruption volontaire de grossesse, cette grande loi de progrès ? Soutenons-nous le droit des femmes à disposer de leur corps ? Sommes-nous attachés à ce que la France demeure ce phare des droits de l’homme au milieu de cet océan de pays qui attaquent les droits des femmes à travers le monde ?
M. Stéphane Ravier. Vous fantasmez !
M. Xavier Iacovelli. Souhaitons-nous, par cette constitutionnalisation, pousser le Gouvernement – et je lui pose également la question – à faire en sorte que ce droit soit effectif dans l’ensemble de nos territoires, notamment ruraux ?
Mme le président. Merci, cher collègue.
M. Xavier Iacovelli. J’ai été interrompu, madame la présidente !
Mme le président. J’accorderai le même temps de parole à tous, à savoir deux minutes. (Bravo ! sur des travées du groupe Les Républicains.)
La parole est à M. Philippe Bas, pour explication de vote. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Philippe Bas. Mes chers collègues, le Sénat de la République est-il encore capable de discuter sereinement d’un sujet essentiel pour la vie de notre société ? Sommes-nous capables de laisser un instant de côté les passions et de faire un travail utile pour notre pays ? Je le souhaite.
Monsieur le garde des sceaux, vous avez invoqué Simone Veil. Bien que j’aie été l’un de ses plus proches collaborateurs et que je lui sois resté fidèle jusqu’au bout, je ne parlerai pas en son nom. Nul n’a le droit de le faire.
Le vrai combat, c’est elle qui l’a mené. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Françoise Gatel applaudit également.) Le vrai courage, c’est elle qui l’a eu. Il importe de lui en rendre hommage, car les équilibres qu’elle a su trouver sont ceux sur lesquels nous vivons encore, un peu moins de cinquante après. Ne les modifions pas !
M. Loïc Hervé. Très bien !
M. Philippe Bas. Monsieur le garde des sceaux, je ne comprends pas exactement votre position.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Mais si !
M. Philippe Bas. Vous avez évoqué un « beau symbole ». Mais ici, nous légiférons.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Justement, nous légiférons !
M. Philippe Bas. Et lorsqu’il s’agit de la Constitution, nous ne sommes pas à la recherche de symboles ; nous cherchons d’abord à être utiles à notre pays.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. C’est le cas !
M. Philippe Bas. À la fin de votre propos, vous n’avez d’ailleurs pas manqué – et comment faire autrement ? – de prendre des distances par rapport au texte de la proposition de loi, soulignant qu’il devrait être amélioré sur bien des points, car il ne vous paraît pas apporter toutes les garanties nécessaires.
Le Gouvernement n’ayant pas pris l’initiative de déposer de projet de loi constitutionnelle,…
Mme le président. Merci, cher collègue.
M. Philippe Bas. … l’adoption de cette proposition de loi constitutionnelle nous condamnerait à l’organisation d’un référendum. Est-ce réellement votre souhait ? (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
Mme le président. La parole est à M. Loïc Hervé, pour explication de vote.
M. Loïc Hervé. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, madame la ministre, mes chers collègues, le groupe Union Centriste ne votera pas cette motion tendant à opposer la question préalable.
Le débat a eu lieu sereinement en commission, où Mme Vogel a été invitée à présenter sa proposition de loi. (M. David Assouline ironise.) Mme le rapporteur a réalisé un travail équilibré.
Le principe d’une discussion générale est de permettre à chacun d’exprimer son opinion. Or, à ce moment de notre discussion, il me semble que le débat dérape. J’aurai l’occasion d’exposer la position majoritaire du groupe Union Centriste, dans le respect de ceux de nos membres qui voteront différemment. Je souhaite, au nom de mon groupe, que ce débat puisse avoir lieu et que le calme revienne. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
Mme le président. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi constitutionnelle.
En application de l’article 59 du règlement, le scrutin public ordinaire est de droit.
Il va y être procédé dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
Mme le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 7 :
Nombre de votants | 345 |
Nombre de suffrages exprimés | 345 |
Pour l’adoption | 1 |
Contre | 344 |
Le Sénat n’a pas adopté. (Rires et applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Discussion générale (suite)
M. Stéphane Artano. Madame la présidente, madame la ministre déléguée, monsieur le ministre, mes chers collègues : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ».
Oui, vigilants, nous devons l’être, mes chers collègues. Cet avertissement de Simone de Beauvoir est tristement prémonitoire et d’actualité.
En effet, cinquante ans après l’adoption de la loi Veil, force est de constater que le droit à l’avortement est loin d’être acquis. Entre interdiction totale et restriction, les avortements clandestins provoquent, en moyenne, la mort d’une femme toutes les neuf minutes dans le monde.
Sans me livrer à un commentaire de la jurisprudence de la Cour suprême américaine, je retiendrai que le droit à l’avortement est l’une des premières cibles des conservateurs excessifs.
J’entends et, d’une certaine façon, je comprends les arguments mis en avant par notre rapporteure. Il n’est pas faux de dire que l’inscription de ce droit dans la Constitution n’empêcherait pas une nouvelle révision constitutionnelle afin de faire céder la disposition protectrice ni qu’elle participerait à une inflation des droits constitutionnels, guère plus enviable que l’inflation législative. Les reproches faits à la « loi bavarde » concerneraient alors aussi la Constitution, et plus largement le bloc de constitutionnalité, qui perdrait en efficacité en devenant trop large.
Ajoutez à cela que le Conseil constitutionnel défend déjà l’accès à l’IVG comme composante de la liberté de la femme, qui découle de l’article II de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Du point de vue du droit, tout cela se tient – d’autant que ceux qui voudraient remettre en cause l’IVG et la contraception sont extrêmement minoritaires en France.
Nous sommes donc face à un texte qui ne semble nécessaire ni d’un point de vue juridique ni d’un point de vue social. Pour autant, je suis cosignataire de cette proposition de loi défendue par Mélanie Vogel et je la voterai.
J’y vois tout d’abord un moyen de défense des droits des femmes dans notre pays. Mais c’est aussi une façon de dire que la France ne reculera pas devant l’obscurantisme et le populisme. Montrons l’exemple, quand d’autres cèdent au recul des idées de liberté et d’émancipation.
Continuons d’affirmer que les droits à l’IVG et à la contraception ne sauraient être malmenés à l’avenir ; ils ne sont pas tributaires d’interprétations. Sur un tel sujet, il est trop précaire de se résoudre à la seule interprétation du juge constitutionnel, en 2001, sur un article datant de plus de deux siècles.
Par ailleurs, un revirement de jurisprudence et d’interprétation serait trop simple à justifier. J’entends déjà ceux qui nous expliqueraient que l’article II de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne se réfère, au sens strict ou historique, ni à l’IVG ni à la contraception. Autrement dit, ce qui est arrivé aux États-Unis pourrait arriver chez nous. C’est la raison pour laquelle il faut aller au-delà.
Comme vous l’avez rappelé, monsieur le garde de sceaux, la constitutionnalisation d’un droit permet de le sanctuariser dans le texte suprême en un droit autonome et de le protéger de toute volonté politique, celle du législateur comme celle des juges.
Bien évidemment, dire qu’un droit constitutionnel fondamental existe ne sera pas suffisant. Nous devrons poursuivre nos efforts pour qu’il devienne effectif, qu’il s’inscrive dans les mœurs. À cet égard, l’éducation des jeunes générations est essentielle.
Il faut aussi empêcher toute restriction de personnels et suppression de centres pratiquant l’avortement lors de restructurations hospitalières.
Vous l’aurez compris, dans sa grande majorité, le groupe RDSE votera en faveur de cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, GEST et SER.)
Mme le président. La parole est à Mme Muriel Jourda. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Muriel Jourda. Madame le président, monsieur le garde des sceaux, madame la ministre, mes chers collègues, à l’instar de la quasi-totalité des sénateurs du groupe Les Républicains, je ne voterai pas ce texte.
Disposant de peu de temps pour vous en expliquer les raisons, mon propos risque d’être un peu brutal.
Je ne le voterai pas, car c’est de la mauvaise législation. Or nous sommes essentiellement des législateurs : lorsque nous pénétrons dans cet hémicycle, nous ne sommes pas des militants ; nous ne délivrons pas des brevets de morale ; nous ne faisons pas de la politique-fiction. (Protestations sur les travées des groupes GEST et SER.) Nous faisons la loi…
Mme Émilienne Poumirol. Et alors ?
Mme Muriel Jourda. … et ce texte, à l’évidence, serait de la mauvaise loi.
Ce serait de la mauvaise loi, car il s’agit d’un texte de réaction à une décision de la Cour suprême des États-Unis, qui vise à renvoyer aux États fédérés le soin de légiférer sur l’IVG. Pas moins de six propositions de loi ont été déposées depuis, preuve que ce texte visant à constitutionnaliser la liberté des femmes de recourir à l’IVG est bien un texte de réaction.
La réaction précède toujours la réflexion. Elle nous fait envisager une situation à travers la fenêtre étroite et déformante de l’émotion plutôt que d’en appréhender toute la complexité.
Deuxième défaut, cette législation, vraisemblablement sans le vouloir, mettrait à mal notre ordonnancement juridique. Je ne suis pas une fétichiste du droit, qui n’est qu’un outil. Toutefois, reconnaissons que nous disposons, en France, d’une boîte à outils assez garnie. Si nous voulons qu’elle reste opérationnelle, elle doit être toujours rangée.
La Constitution décrit l’organisation des pouvoirs publics et affirme un certain nombre de droits fondamentaux. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, nous indique, dans une jurisprudence constante, que le droit des femmes, la liberté des femmes de recourir à l’IVG est la déclinaison d’un de ces droits fondamentaux.
Si nous inscrivons dans la Constitution la déclinaison de tous les droits fondamentaux, au mieux nous en ferons une espèce de code général, au pire nous la rendrons illisible et en réduirons tous les effets à néant. (Exclamations sur les travées des groupes GEST et SER.) Cela est à peu près certain, mes chers collègues.
Enfin, comme l’a souligné le garde des sceaux, ce texte est fait pour être un symbole.
Mme Muriel Jourda. Or la loi n’est pas un symbole, non plus que la Constitution. Nous sommes tous ici touchés par ces femmes américaines…
M. Xavier Iacovelli. Et l’Italie ?
Mme Muriel Jourda. … qui ne pourront plus, selon l’État dans lequel elles vivront, profiter de cette liberté d’avoir recours à l’IVG. Nous l’entendons parfaitement.
Toutefois, même si la France est – ou a été – le phare des libertés individuelles et de l’universalisme, nous ne pouvons nous servir de notre Constitution pour envoyer un message aux femmes du monde entier.
Un texte de loi doit produire des effets juridiques ; il n’est pas fait pour être symbolique. Il ne m’échappe pas que l’effet escompté de ce texte est de protéger la liberté des femmes de recourir à l’IVG. Mais là encore, mes chers collègues, la Constitution n’est pas un coffre-fort ; ou alors, le législateur en détient le code depuis fort longtemps, puisque nous avons modifié la Constitution pas moins de vingt-quatre fois depuis 1958. Cet effet protecteur serait donc assez moindre – mais d’autres de mes collègues développeront ce sujet.
Surtout, de quoi faut-il protéger les femmes ? Quel danger menace aujourd’hui leur liberté ?
M. François Patriat. Et la Hongrie et l’Italie ?
Mme Muriel Jourda. Lors des récentes élections nationales, quel parti politique a inscrit dans son programme l’abrogation de l’interruption volontaire de grossesse ? Aucun ! (On le conteste sur les travées du GEST.) Ce n’est pas à l’ordre du jour ; personne n’est opposé à l’IVG en France.
Mme Émilienne Poumirol. On l’attaque ici même ! (M. Stéphane Ravier s’exclame.)
Mme Muriel Jourda. Cela ne veut pas dire que personne ne le soit, à titre personnel, mais ceux qui le sont gardent leur conviction en leur for intérieur.
C’est précisément tout le danger de ce texte. Comme vous le savez, cette procédure, pour aboutir, est soumise à l’organisation d’un référendum, proposé par le Président de la République. Chacun sait que les résultats des référendums éclairent moins sur l’état de l’opinion par rapport à la question posée que sur la popularité de celui qui la pose. Voilà qui me semble très hasardeux.
Surtout, chaque référendum donne lieu à un débat. En l’espèce, ceux qui conservaient leur opposition à l’interruption volontaire de grossesse dans leur for intérieur seront amenés, tout à fait légitimement, à en faire état sur la place publique. Nous en arriverons donc à la situation étonnante où, pour protéger la liberté des femmes d’une menace inexistante en France (Protestations sur les travées du groupe SER.) – et nous légiférons pour le sol français et pour le droit français –, nous allons rouvrir le débat sur une liberté qui paraissait acquise aux femmes depuis des décennies.
Mes chers collègues, si véritablement vous voulez protéger les femmes, ne votez pas ce texte ! (Protestations sur les travées du groupe SER. – Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC. – M. Stéphane Ravier applaudit également.)
Mme le président. La parole est à M. Pierre-Jean Verzelen.
M. Pierre-Jean Verzelen. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, madame la ministre, mes chers collègues, avant janvier 1975 – c’était hier –, l’avortement était un délit pénal sanctionné jusqu’à cinq ans de prison. Les médecins pouvaient être condamnés à une interdiction d’exercer et les femmes concernées étaient contraintes de se rendre à l’étranger ou de recourir à des avortements clandestins.
La reconnaissance de l’interruption volontaire de grossesse a été le fruit d’un long combat : on se souvient du « manifeste des 343 » ou de l’acquittement de la jeune Marie-Claire ; on se souvient moins de la première tentative – très encadrée – de légalisation, défendue par Michel Poniatowski, qui échoua en 1973.
À l’époque, ce sujet a profondément divisé la société. Les débats au Parlement se sont déroulés dans une rare violence. Simone Veil, soutenue par Jacques Chirac, par une partie de la majorité et par l’opposition, défendit son texte avec acharnement malgré les attaques personnelles. Son combat était celui de toutes les femmes.
Lors de son discours devant l’Assemblée nationale, elle déclara : « aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement ». Cette phrase est évidemment toujours une réalité : même s’il s’agit d’une décision réfléchie, pesée et assumée, un avortement demeure et demeurera toujours un événement marquant, un drame dans la vie d’une femme.
Suppression de la notion de détresse, allongement des délais d’avortement, remboursement à 100 % par la sécurité sociale… Depuis son adoption, la loi a été largement adaptée et améliorée.
Nous pouvons en convenir, la France n’est actuellement pas menacée d’un retour en arrière sur ce sujet. D’ailleurs, aucune parole crédible, ou reconnue comme telle, ou à tout le moins ayant une certaine audience, ne le réclame ou ne le revendique.
Bien qu’attachés à la protection fondamentale de l’interruption volontaire de grossesse, certains des membres de mon groupe ne voient pas la justification juridique de cette démarche. Ils considèrent qu’il s’agit d’un texte déclaratif, qui n’aura pas d’issue positive ; un symbole qui ne fera pas avancer concrètement l’accès à l’IVG et à l’avortement. Enfin, selon eux, toucher à la Constitution en matière de questions sociétales revient à ouvrir une boîte de Pandore. C’est la raison pour laquelle ils s’abstiendront ou voteront contre cette proposition.
En ce qui concerne l’IVG, force est de constater que toutes les autres démocraties n’avancent pas au même rythme que la France. Au sein même de l’Union européenne, en Pologne, une loi vient de restreindre le droit à l’avortement, qui n’est plus autorisé qu’en cas de viol ou d’inceste.
De l’autre côté de l’Atlantique, la Cour suprême a remis en cause l’avortement : chaque État fédéré est désormais libre de l’interdire – une dizaine d’entre eux font d’ailleurs déjà marche arrière.
À nos frontières, en Italie, Mme Meloni, qui vient de remporter les élections, assume de favoriser le droit à ne pas recourir à l’IVG. Preuve que le combat perdure et que la liberté d’avorter n’est pas acquise, là où nous aurions pu la penser intouchable.
Madame la sénatrice, je ne partage pas certaines des convictions que vous défendez. Votre conception de la société n’est pas vraiment la mienne. Les propos que vous avez tenus plus tôt sont un peu agressifs et culpabilisants, et je ne suis pas certain qu’ils servent de la meilleure manière la cause que vous défendez. Néanmoins, comme d’autres collègues de mon groupe, je voterai en faveur de votre proposition de loi. (Applaudissements sur des travées du groupe GEST.)
Ce qu’une loi a fait, une autre peut le défaire ; il sera beaucoup plus difficile de s’attaquer à cette liberté quand elle sera gravée dans le marbre de la Constitution.
Pour conclure, je dirai qu’il ne manque pas de saveur de voir celles et ceux qui remettent en cause nos institutions, qui défendent l’idée d’une VIe République, s’appuyer aujourd’hui sur la Constitution voulue par le général de Gaulle (Sourires sur les travées du groupe UC.) pour protéger un droit fondamental et essentiel des femmes de ce pays. Je voulais souligner cette avancée.
Comme je l’ai rappelé, fidèles à l’ADN du groupe Les Indépendants – République et Territoires, chacun de nos membres votera selon ses convictions. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, RDPI et INDEP, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains.)
Mme le président. La parole est à M. Guillaume Gontard.
M. Guillaume Gontard. Madame la présidente, madame la ministre déléguée, monsieur le ministre, mes chers collègues, qu’est-ce qu’une Constitution ?
Les étudiants en première année de droit et de sciences politiques sont soumis à cette épineuse question dès leur premier cours de droit constitutionnel. La réponse tient en trois points : il s’agit, premièrement, d’un traité d’organisation des pouvoirs publics garantissant leur séparation ; deuxièmement, d’un système de subordination des normes ; troisièmement, d’un corpus de droits et de valeurs.
La Constitution est notre norme suprême. Chacun, dans cet hémicycle, connaît la force aussi bien juridique que symbolique du texte constitutionnel et des principes à valeur constitutionnelle. Entendre sur nos travées qu’inscrire le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution ne serait pas ou peu utile me stupéfait, encore plus après les propos abjects du sénateur Ravier.
M. Stéphane Ravier. Décidément !
M. Guillaume Gontard. Non, la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne protège pas positivement le droit à l’IVG. Oui, son inscription dans le marbre constitutionnel, bien plus dur à tailler que le calcaire de la loi, est une protection considérable accordée aux femmes. Beaucoup en rêvent à travers le monde ; on la pleure de l’autre côté de l’Atlantique.
Il est un truisme qu’il faut étrangement répéter, et vous avez raison, monsieur le ministre, de le faire : il est bien plus complexe de modifier le texte constitutionnel que la loi, a fortiori dans notre Ve République rationalisée, où l’exécutif tient le Parlement dans sa main. De l’autre côté des Alpes, malgré sa victoire d’une ampleur inédite, la coalition des fascistes et de la droite n’est pas en mesure de changer la Constitution. C’est un soulagement.
Comme M. le garde des sceaux l’a rappelé, ne prenons pas de risque ! Le funeste destin politique de nos voisins transalpins nous rappelle que si l’IVG n’est pas aujourd’hui menacée dans notre pays, il faut profiter de ce moment pour protéger ce droit avant qu’il ne soit trop tard. Pareille occasion ne se représentera pas de sitôt.
Comment inscrire le droit à l’IVG dans le corpus de droit et de valeurs qu’est notre Constitution ?
Ce débat est légitime. Dans la tradition constitutionnelle française, ces droits et valeurs sont plutôt énumérés dans des textes historiques, qui font la grandeur de notre pays : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le magnifique préambule de la Constitution de 1946, textes rattachés au préambule de la Constitution de 1958.
Mais ce n’est pas une exclusive : nombre de valeurs cardinales et de droits fondamentaux de notre République sont énoncés au long des articles de la Constitution, tels que l’égalité, la laïcité, la souveraineté nationale, l’abolition de la peine de mort.
Alors que faire ? Écrire une nouvelle charte des droits des femmes pour compléter la trop masculine Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Renforcer l’article 1er de la Constitution, qui assure déjà la parité politique ? Créer un article 66-2 pour interdire l’entrave à l’IVG ? Ce débat est fécond et légitime, mais ce n’est pas celui du jour.
Nous ne souhaitons pas, sur la base de ce texte, engager aujourd’hui un processus de révision constitutionnelle d’origine parlementaire qui déboucherait sur un référendum. Nous souhaitons envoyer un message politique au Gouvernement pour le rassurer et lui signifier qu’il trouvera au Sénat une majorité pour faire adopter un projet de loi inscrivant le droit fondamental à l’IVG dans notre Constitution.
Libre à lui, libre à vous, monsieur le garde des sceaux, de choisir la rédaction qui conviendra le mieux, de convoquer une commission spéciale d’éminents juristes, ou même une Convention citoyenne, pour écrire une charte des droits des femmes.
Aujourd’hui, nous souhaitons que le Sénat se prononce en faveur de ce principe,…