compte rendu intégral
Présidence de Mme Laurence Rossignol
vice-présidente
Secrétaires :
Mme Marie Mercier,
M. Jean-Claude Tissot.
1
Procès-verbal
Mme la présidente. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Comment rendre possible le retour en Ukraine des enfants déportés en Fédération de Russie ?
Débat organisé à la demande du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, sur le thème : « Comment rendre possible le retour en Ukraine des enfants déportés en Fédération de Russie ? »
Je vous rappelle que dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l’orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.
Madame la secrétaire d’État, vous pourrez donc, selon votre choix, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé une place dans l’hémicycle, ou de manière globale, une fois que tous les orateurs se seront exprimés.
Dans le débat, la parole est à M. André Gattolin, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. André Gattolin, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, depuis la nuit des temps, les atrocités qui entourent chaque conflit, chaque guerre, sont légion et témoignent malheureusement de la face obscure et terrible de ce que nous osons encore appeler l’humanité.
La première moitié du XXe siècle, au travers de ses deux conflits mondiaux, mais aussi des nombreux génocides perpétrés tant à l’encontre des Arméniens, des populations juives que des paysans ukrainiens a vu se développer ce que d’aucuns appellent la guerre totale, c’est-à-dire non plus une guerre dont les implications et les conséquences se limiteraient aux seuls champs de bataille et à l’affrontement entre forces armées rivales, mais une guerre qui implique l’ensemble des populations, y compris les civils les plus vulnérables et les plus innocents qui soient.
Nous avons ainsi découvert que les enfants étaient non plus seulement des victimes indirectes des conflits, mais de plus en plus souvent des cibles et des otages délibérés.
Depuis un siècle, déporter, assimiler de force, jusqu’à tuer délibérément l’enfant de l’ennemi, est devenu l’une des méthodes caractéristiques des régimes totalitaires en guerre contre leurs voisins ou contre une partie même de leur population.
La quatrième convention de Genève de 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre a précisément été édictée dans le but de mettre fin à ces pratiques inadmissibles.
Ces exactions, qui sont des crimes contre l’humanité et parfois même des crimes de génocide, n’ont pas pour autant cessé : elles se sont poursuivies ces dernières décennies en Asie, en Afrique ou encore en Amérique latine. Même en Europe, on a vu cette guerre de terreur mise en pratique en ex-Yougoslavie au début des années 1990.
Cependant, ce qui se passe depuis le début de la guerre d’invasion lancée par la Fédération de Russie à l’encontre de l’Ukraine n’a pas de précédent en Europe depuis 1945. Parmi les atrocités sans limites et sciemment orchestrées par tout un régime, le sort réservé aux enfants ukrainiens arrachés à leurs familles et à leur pays est sans doute le plus ignoble et le plus révoltant qui soit.
Dans le mépris total du droit international, la Russie procède depuis plus d’un an à un transfert forcé et massif d’enfants ukrainiens vers son territoire, officiellement afin de les « préserver » des horreurs d’un conflit que le Kremlin a lui-même déclenché.
Car c’est là une autre caractéristique des régimes totalitaires que de mettre la jeunesse et les enfants au cœur de leur rhétorique propagandiste et de leur mécanique systématique de désinformation. « Enlever et déporter » devient « accueillir et protéger » ; « éradiquer la culture ukrainienne et russifier » devient « éduquer et intégrer ».
Les premiers transferts forcés de civils, et particulièrement ceux d’enfants, ont débuté dès les premières semaines de l’agression russe ; ils se sont amplifiés au fur et à mesure des conquêtes territoriales. L’ouverture de couloirs dits humanitaires, presque tous orientés vers le territoire russe, y a fortement contribué.
Dans les zones de combat, qui touchent souvent indistinctement les populations civiles et les forces militaires, des millions d’habitants de l’est et du sud de l’Ukraine, dont plus de 700 000 enfants, aux dires des autorités russes, se seraient ou auraient été déplacés, pas toujours volontairement, tant s’en faut, vers le territoire de la Russie.
Tout cela s’est fait sous le contrôle exclusif des autorités du Kremlin, sans la présence sur le terrain des organisations internationales et encore moins des autorités ukrainiennes.
C’est ce qui explique principalement que ce phénomène de déportations forcées ait été durant les premiers mois et demeure encore aujourd’hui aussi mal documenté et quantifié. Il est toujours très difficile de connaître objectivement la population ukrainienne qui a été déplacée vers la Russie et, parmi celle-ci, la part de la population qui a véritablement été déportée de force.
Le sort des enfants est encore plus délicat à évaluer.
Ce n’est que depuis février dernier, grâce au travail d’enquête méticuleux, mais malheureusement encore trop partiel, conduit par l’université de Yale, que nous en savons un peu plus sur l’horrible mécanique de déportation systémique mise en œuvre par les autorités russes.
C’est ainsi que nous avons appris l’existence d’au moins une quarantaine de camps de déportation sur le territoire de la Fédération de Russie, ainsi que la présence de véritables centres de tri où nombre d’enfants, à peine arrivés en Russie, ont été séparés de leurs familles pour être ensuite envoyés vers des camps de rééducation ou voués au placement de force dans des familles russes après changement de leur nom et de leur état civil.
Nous savons désormais, sans cependant pouvoir documenter précisément chaque cas, que des milliers d’enfants, parfois âgés de quelques mois seulement, ont fait l’objet de véritables rafles au sein d’orphelinats, d’écoles et de maternités dans les régions occupées.
Au milieu de cette horreur s’est ajouté un drame dans le drame : celui de familles qui, dans les zones d’intenses combats, ont été sollicitées afin d’envoyer leurs enfants pour quelques semaines dans de prétendues colonies de vacances hors des zones de combat afin, soi-disant, de les « protéger » de la guerre. Des enfants qui, de nombreux mois plus tard, ne sont toujours pas revenus…
Mes chers collègues, je vous demande un instant d’imaginer le terrible sentiment de culpabilité pesant aujourd’hui sur ces parents qui, de bonne foi, ont donné leur assentiment pour l’envoi de leurs enfants dans ces colonies sans retour.
Même s’il est impossible aujourd’hui d’investiguer dans les territoires ukrainiens toujours sous contrôle des forces russes et si le travail d’enquête ne sera guère facilité lorsque ces territoires seront reconquis, tant les autorités russes s’acharnent à détruire de manière systématique toutes les preuves qui pourraient conduire à leur incrimination, il est essentiel que ces crimes, véritablement constitutifs d’un acte de génocide, soient instamment dénoncés.
Il faut que les États et les institutions internationales, en application du droit international, s’engagent formellement à mettre en œuvre tous les moyens humains, scientifiques et technologiques dont ils disposent pour documenter précisément ces insupportables exactions. Il importe d’exercer toutes les pressions possibles pour permettre dans les meilleurs délais le retour des enfants ukrainiens déportés.
Il y a là une urgence vitale pour des centaines de milliers d’enfants et leurs familles.
Il y a urgence aussi à tenter de documenter au plus près et au plus vite ces terribles agissements, car rien ne serait pire que l’impunité des responsables de ces déportations massives et sciemment organisées par manque de preuve.
Il n’y a pas de paix possible sans justice ! Et il ne sera pas possible pour ces enfants de se reconstruire un jour si nous ne sommes pas en mesure de leur garantir la justice, rien que la justice, toute la justice !
C’est le sens de la proposition de résolution européenne que j’avais déposée le 10 février dernier au Sénat. Une résolution qui a été largement réactualisée et enrichie grâce aux apports de nos collègues Nadia Sollogoub, présidente du groupe d’amitié sénatorial France-Ukraine et, bien sûr, de Claude Kern et Joëlle Garriaud-Maylam, qui en ont été rapporteurs, respectivement devant la commission des affaires européennes et devant la commission des affaires étrangères de notre Haute Assemblée.
C’est grâce à eux et à vous tous, dans un élan véritablement transpartisan, que notre résolution a été adoptée à l’unanimité dans nos deux commissions et qu’elle est formellement devenue résolution du Sénat le 17 avril dernier. Je vous en remercie. (Applaudissements.)
Mme la présidente. Avant de donner la parole à l’orateur suivant, je voudrais, mes chers collègues, vous informer de la présence dans les tribunes de M. l’ambassadeur d’Ukraine. Je lui souhaite la bienvenue et le remercie d’assister à nos débats. (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que Mme la secrétaire d’État chargée de l’Europe, se lèvent et applaudissent longuement.)
La parole est à M. Jacques Le Nay.
M. Jacques Le Nay. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, « La guerre en Ukraine pousse une génération d’enfants au bord du précipice », alertait l’Unicef dans un communiqué de février 2023.
Depuis plus d’un an, les civils ukrainiens, et plus particulièrement les 8 millions d’enfants du pays, subissent les horreurs de la guerre : crise économique, confrontation à la violence et à la mort, privation de l’accès aux services de base, qui sont malheureusement les conséquences habituelles de tout conflit armé. Mais il semble que cela ne suffise pas à la Fédération de Russie.
Non, le doublement du pourcentage d’enfants vivant dans la pauvreté en Ukraine depuis le début du conflit ne suffit pas ; non, l’exposition de près de 1,5 million d’enfants à un problème de santé mentale directement lié au conflit ne suffit pas ; non, l’interruption de la scolarité de plus de 5 millions d’enfants et la restriction de l’accès aux soins de milliers d’entre eux ne suffisent pas. Mes chers collègues, il a fallu que la Fédération de Russie y ajoute l’enfer de la déportation !
À ce jour, selon les autorités ukrainiennes, plus de 19 000 enfants ukrainiens demeurent en Russie après y avoir été transférés de force. Cette estimation ne tient même pas compte des enfants vivant dans les territoires occupés.
Ces transferts forcés n’ont rien d’une colonie de vacances, comme aimeraient nous le faire croire les autorités russes. Ils ont commencé avant même le début du conflit, lorsque les pensionnaires des orphelinats et les enfants handicapés des territoires de Donetsk et de Lougansk ont été déplacés en Fédération de Russie ou en Biélorussie.
Depuis février 2022, cependant, le mouvement s’est accéléré et amplifié.
D’abord, en s’attaquant brutalement aux infrastructures civiles et aux espaces résidentiels ukrainiens, les forces russes contraignent de nombreuses familles des régions frontalières à s’exiler vers la Russie. Là, un « filtrage » est opéré pour séparer les enfants de leurs parents.
Dans les zones de combat, c’est plutôt le meurtre des parents et l’enlèvement des orphelins qui tiennent lieu de « filtrage », comme le précise la résolution adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, le 27 avril dernier.
Une fois transférés, les enfants sont placés en foyer ou en famille d’accueil et leur procédure d’adoption est facilitée afin d’accélérer leur russification, car c’est bien de cela qu’il s’agit : la rééducation des enfants, l’effacement de leur identité ukrainienne et leur endoctrinement selon les lignes de la politique russe. Très concrètement, cela se traduit par l’attribution forcée de la citoyenneté russe, l’interdiction de parler ukrainien ou de manifester un quelconque signe d’appartenance à la culture ukrainienne et l’exposition obligatoire à la langue, à la culture et à la propagande russes.
Ces faits, évidemment contraires au droit international humanitaire, sont constitutifs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. J’ajoute qu’ils répondent à la définition du crime de génocide telle qu’elle a été établie par la Convention de 1948, qui décrit ce dernier comme un acte « commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », notamment par le « transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ». Mes chers collègues, vous aurez peut-être du mal à le croire, mais la Russie a signé et ratifié cette convention !
C’est pourquoi, au nom du groupe Union Centriste, je salue l’initiative de notre collègue André Gattolin qui a permis au Sénat, par une résolution adoptée le 17 avril dernier, de condamner fermement les déportations d’enfants ukrainiens par la Fédération de Russie. Notre assemblée joint ainsi sa voix à celles de l’ONU, du Parlement européen et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) : toutes ces institutions ont exprimé leur indignation devant les transferts forcés d’enfants et d’autres civils ukrainiens vers la Russie et exigé la condamnation ferme des responsables de cette politique d’État. Par une résolution votée le 27 avril dernier, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, où j’ai l’honneur de siéger, n’a pas non plus hésité à qualifier les enlèvements d’enfants ukrainiens d’actes génocidaires.
Si l’ensemble de la communauté internationale s’insurge, c’est parce que cet enjeu dépasse le seul cadre du conflit entre l’Ukraine et la Russie. Pour reprendre les mots de Mme Olena Zelenska, première dame d’Ukraine, s’exprimant devant le Conseil de l’Europe, la semaine dernière : « Quand les droits de l’enfant sont menacés dans un pays du monde, les droits de l’enfant sont menacés partout. »
Dans ce contexte, mes chers collègues, il nous faut d’abord traiter l’urgence. Notre priorité doit être d’organiser le retour des enfants ukrainiens déportés en Fédération de Russie avant que le lavage de cerveau auquel ils sont soumis n’efface définitivement leur identité. Avec mes collègues de l’Union Centriste, je répète l’invitation faite au gouvernement français et à l’Union européenne de faire pression sur les autorités russes pour que les organisations humanitaires internationales puissent avoir accès aux enfants déportés, déterminer leur nombre réel et leur identité, puis organiser leur rapatriement.
Ensuite viendra le temps de la justice. Je salue la décision de la Cour pénale internationale (CPI) du 17 mars 2023 d’émettre des mandats d’arrêt contre Vladimir Poutine et contre la commissaire russe aux droits des enfants, Maria Lvova-Belova. Il serait toutefois souhaitable que ces mandats d’arrêt soient élargis à l’ensemble de la chaîne des responsables de la mise en œuvre des transferts forcés et s’accompagnent d’un nouveau train de sanctions européennes visant les revenus et le patrimoine de ces responsables.
Pour que justice soit faite, il importe dès à présent de bien documenter et de recenser tous les cas de transferts forcés par la création d’un registre international des dommages. Les faits sont têtus et la Fédération de Russie ne pourra fuir ses responsabilités indéfiniment.
Mes chers collègues, je souhaite que le débat qui se tient aujourd’hui au Sénat envoie un signal fort au gouvernement français, à l’Union européenne et aux institutions internationales. Que la Fédération de Russie soit prévenue : nous ne fermerons pas les yeux, nous ne nous tairons pas et nous n’oublierons pas. Les enfants ukrainiens sont nos enfants, et nos enfants sont notre avenir ! (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine. Nous assistions, horrifiés, aux premiers bombardements russes sur Kiev. Plus d’un an après, la guerre continue de faire rage. L’armée russe a commis en Ukraine toutes sortes d’exactions, allant de bombardements ciblés à des massacres de masse de civils ukrainiens, comme à Boutcha.
Le 11 mars 2023, le bureau du procureur général d’Ukraine a annoncé qu’au moins 464 enfants ukrainiens étaient morts depuis le début du conflit et que plus de 16 000 enfants avaient été déportés en Russie. Je ne pensais pas devoir employer aujourd’hui le terme « déportés ». Son origine remonte à 1453 et à la prise de Constantinople par Mehmet II, qui décidait de remplacer les Byzantins en déplaçant les populations. Je vous fais grâce de la longue litanie des déportations qui se sont succédé dans l’histoire européenne jusqu’à aujourd’hui. Les événements qui se déroulent en Ukraine nous rappellent les heures les plus sombres de notre histoire.
Rien ne semble freiner Vladimir Poutine, à l’encontre duquel un mandat d’arrêt « pour déportation illégale d’enfants » a été émis par la CPI. Dans une résolution votée le 27 avril dernier, le Conseil de l’Europe qualifie les enlèvements d’enfants ukrainiens vers la Russie de crimes de génocide et exige leur rapatriement.
L’ONG Save Ukraine a réussi à organiser le rapatriement de dix-sept enfants ukrainiens, mais l’association, faute d’accord diplomatique entre Kiev et Moscou, doit se plier aux règles strictes de l’administration russe. Aussi, son action demeure très limitée.
Quels moyens humains et financiers pouvons-nous apporter à cette ONG ? Quelle action diplomatique est-il possible d’engager auprès des autorités russes ?
Nous ne devons pas nous habituer à ces images insoutenables, à ces déportations, à ces exactions. Notre devoir de mémoire nous oblige à ne surtout pas abandonner ces enfants ukrainiens, qui auraient pu être les nôtres. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. André Guiol.
M. André Guiol. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous remercions le groupe RDPI et particulièrement André Gattolin, très impliqué sur ce sujet, pour l’organisation de ce débat.
Comme si la guerre ne portait pas en elle-même suffisamment d’atrocités, le pouvoir russe fait preuve en la matière d’une imagination sans limites.
Tout comme l’annexion de la Crimée en 2014, l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, a été ponctuée de bombardements de villes, d’hôpitaux, d’écoles. Nous découvrons maintenant la déportation de milliers d’enfants ukrainiens vers la Fédération de Russie.
Des centaines d’enfants de la région de Kherson ont été soustraits à leurs parents, sous le prétexte de jolies colonies de vacances, ou encore enlevés après l’arrestation, voire l’assassinat d’un parent, ou grâce à un subterfuge quelconque. Ce sont des milliers d’enfants qui ont été ainsi déportés, causant le désarroi et le malheur de leurs familles.
Mais comment connaître leur nombre exact ? Sont-ils près de 20 000, comme certaines estimations le laissent penser, ou dix fois plus, comme les autorités ukrainiennes le déclarent ? Comment rendre possible le retour en Ukraine de tous ces enfants déportés ?
C’est la difficile question qui nous préoccupe aujourd’hui, dans le contexte d’une guerre durable.
Il est bien évident qu’il faut tout d’abord soutenir financièrement toutes les organisations humanitaires impliquées dans la recherche et le rapatriement des jeunes victimes, ainsi que les autorités ukrainiennes, déjà très investies, pour comptabiliser les familles concernées et recenser toutes les formes d’enlèvement utilisées.
L’association Save Ukraine connaît bien le processus post-enlèvement, ce qui devrait permettre au gouvernement ukrainien et à la communauté internationale d’identifier et de localiser les enfants déportés. Il importe de mobiliser les moyens humains et matériels en faveur de la poursuite de ce travail d’inventaire et d’affinage des données sur ces enfants, qu’ils se trouvent dans des familles d’accueil ou dans des camps.
La pression diplomatique est également nécessaire, mais sous un angle très spécifique, puisque ce problème n’entre pas dans le processus connu des échanges de prisonniers de guerre. Par ailleurs, la Russie ne peut reconnaître la bassesse de ses agissements. Ces déportations illégales d’enfants n’ont par conséquent aucune existence officielle.
Il appartient à la Croix-Rouge et à l’ONU, dont la Russie, rappelons-le, vient de prendre la présidence du Conseil de sécurité, de mettre en place un dispositif de règlement pour le cas où celui-ci deviendrait possible.
Faut-il rappeler que la Russie a ratifié la convention relative aux droits de l’enfant ?
Il appartient aussi à la France de faire inscrire à l’ordre du jour du Conseil de sécurité la question des droits des enfants, sur la base de la résolution 2427 adoptée en 2018, et d’inviter la Russie à contribuer à résoudre ce type de situation. Il s’agit de mettre la Russie et Vladimir Poutine devant leurs contradictions.
Aujourd’hui, chaque récupération d’enfant est une opération isolée, qui repose sur des contacts informels et dangereux. Le temps joue contre ces enfants, qui sont « russifiés », endoctrinés. Une approche globale s’impose.
Une doctrine de prévention doit être mise en œuvre autour de deux principes.
Tout d’abord, les autorités ukrainiennes doivent, dans la mesure du possible, éloigner du théâtre de guerre le maximum d’enfants mineurs.
Ensuite, nous devons mener une « guerre informationnelle » positive, si j’ose dire, en utilisant notamment les réseaux sociaux, lesquels, pour une fois, porteraient bien leur nom. Il s’agirait de mettre devant leurs responsabilités les familles d’accueil russes, qui pensent participer à une action d’évacuation humanitaire en éloignant ces enfants des zones de combat. Ces familles savent-elles qu’elles sont en réalité complices de crimes de guerre, une qualification déjà retenue par une commission d’enquête de l’ONU ? Il faut le leur faire savoir.
J’en viens au volet de la réponse judiciaire.
La Cour pénale internationale a été saisie, ce qui est une bonne chose. On peut en effet se réjouir des deux mandats d’arrêt émis en mars dernier par la CPI pour le crime de guerre de déportation illégale d’enfants ukrainiens : l’un contre le président russe ; l’autre contre Maria Lvova-Belova, sa commissaire aux droits de l’enfant.
Bien entendu, Vladimir Poutine conteste la légitimité de ces procédures. Il n’empêche qu’il s’en trouve encore davantage mis au ban de la communauté internationale.
Rappelons aux Russes ce vieil adage : « Bien mal acquis ne profite jamais ! » Prévenons-les que ces enfants, que le pouvoir russe souhaite dresser contre l’Ukraine et l’Occident, sont de véritables bombes à retardement pour leur identité russe. Ce peuple mérite mieux au regard de son histoire ! (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Pascale Gruny. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Pascale Gruny. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous ne devons pas craindre de nous répéter ce matin.
Je tiens à dire en préambule que nous comptons sur le Gouvernement pour fédérer toute la communauté internationale autour de ce drame.
Depuis maintenant plus d’un an, l’invasion russe de l’Ukraine se poursuit et avec elle son cortège de morts, de souffrances et de destructions. Les dizaines de milliers de vies qu’elle a enlevées, les millions de destins qu’elle a brisés nous heurtent au plus profond de nous-mêmes. Il s’agit, pour reprendre les mots d’Antonio Guterres, d’« un affront à notre conscience collective ».
Naturellement, toutes les victimes de cette absurde agression éveillent en nous un sentiment de compassion, d’indignation et parfois de légitime colère. Mais certaines situations nous révoltent instinctivement encore plus : les enfants, symboles du martyr de l’innocence aux mains de la barbarie, sont les victimes que nous voudrions ne jamais avoir à déplorer. Et pourtant, au moins 500 d’entre eux ont déjà été tués depuis le début des hostilités. Plus d’un millier ont été blessés et un nombre incalculable subit, d’une manière ou d’une autre, le chaos engendré par la guerre : ils sont orphelins, séparés de leurs familles, déplacés en Ukraine ou exilés en Europe ; ils vivent dans des conditions dangereuses et précaires ou sont exposés aux risques d’abus et d’exploitation en tout genre.
Ils sont aussi déportés en Russie. Oui, déportés ! Ce mot, que l’on croyait banni à jamais du vocabulaire européen, est pourtant celui qui s’impose pour nommer la réalité vécue par tant d’enfants ukrainiens. Entre les 20 000 enfants qui ont été officiellement identifiés par le gouvernement ukrainien et les 700 000 évoqués par plusieurs sources, y compris russes, il reste extrêmement difficile de savoir combien d’enfants sont touchés par ce rapt de masse.
Pour autant, si l’ampleur du phénomène reste à déterminer avec précision, son existence ne souffre d’aucune contestation ; d’autant que, comble du cynisme, ces déportations sont revendiquées par les autorités russes elles-mêmes, qui prétendent sauver ces enfants en les mettant à l’abri des combats.
Certes, la rhétorique du Kremlin nous avait habitués de longue date à ces accommodements avec la vérité. Mais depuis le début de « l’opération militaire spéciale » en Ukraine, la propagande russe se mue en caricature de 1984 d’Orwell. Jour après jour, elle donne raison à Soljenitsyne pour qui « tout homme qui choisit la violence comme moyen doit inexorablement choisir le mensonge comme règle ».
Ces mensonges, auxquels personne ne peut décemment croire, sont proférés pour étayer tant bien que mal un récit bancal, que Moscou s’échine à construire pour justifier sa guerre.
Dans cette réalité alternative, les dirigeants ukrainiens sont ravalés au rang de néonazis contrôlant le poste avancé d’un Occident belliqueux et menaçant la Russie. Quant à l’Ukraine, elle n’est qu’une province injustement arrachée à la mère patrie. Et la nation ukrainienne, depuis toujours consubstantielle à la nation russe, n’existe tout simplement pas.
Chacun peut s’en rendre compte en contemplant le courage et la détermination avec lesquels les Ukrainiens défendent leur pays : la fable russe est d’une incroyable inconsistance. Alors, pour que la réalité rejoigne un tant soit peu la fiction, Moscou cherche par tous les moyens à russifier les territoires soumis.
Dans cette mécanique, l’enlèvement d’enfants à grande échelle occupe une place tout à fait centrale, car déporter les enfants, c’est avant tout chercher à priver l’Ukraine de son identité et surtout de son avenir. Pour servir cette entreprise, les Russes et leurs affidés ont mis en place un véritable système, aussi complexe qu’insidieux.
Celui-ci débute avec le ciblage des enfants, qui doivent être isolés de leur famille. Ceux qui se trouvent déjà placés en institution ou en orphelinat, ceux qui sont hospitalisés ou séparés de leurs parents dans les sinistres « camps de filtration » sont les plus touchés. Mais les autorités russes poussent la perfidie jusqu’à inciter les familles ukrainiennes à envoyer leurs enfants dans ce qui est présenté comme des « colonies de vacances », loin des zones à risques.
Pour certains, le parcours se poursuit avec leur transfert dans des « camps de rééducation » disséminés sur tout le territoire russe, jusqu’en Sibérie. L’objectif de cette troublante évocation du goulag est à la fois simple et terrible : « extirper » leur identité ukrainienne et les conditionner à devenir d’authentiques citoyens russes.
Pour d’autres, le parcours se termine par leur adoption par des familles russes, présentée comme un acte de pure bienveillance. Plusieurs décrets ont d’ailleurs été pris pour encourager les processus d’adoption, mais aussi pour simplifier les procédures de changement d’identité, de nationalité et de filiation de ces enfants.
En droit international, ces actes s’apparentent largement au crime de génocide. Seule l’intention finale, bien qu’elle apparaisse assez évidente, reste, semble-t-il, à caractériser sans équivoque. En revanche, ces actes relèvent sans ambiguïté de la catégorie des crimes de guerre. C’est d’ailleurs cette qualification qu’a retenue la Cour pénale internationale pour émettre, le 17 mars, un mandat d’arrêt international à l’encontre de la commissaire russe aux droits de l’enfant, mais aussi, et surtout, de Vladimir Poutine.
Ces poursuites internationales, qui visent le chef d’un État membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, sont un véritable coup de tonnerre diplomatique, qui témoigne de l’extrême gravité des faits. Ces derniers, à défaut de pouvoir être immédiatement condamnés sur le plan judiciaire, puisque la Russie n’est pas partie au statut de Rome, doivent l’être sur le plan politique avec la plus grande fermeté.
L’intitulé du débat de ce jour nous invite toutefois à aller au-delà de la nécessaire condamnation de ces crimes et à nous interroger sur la manière de rendre possible le retour des enfants déportés en Russie.
Jusqu’à présent, rien n’a permis de faire reculer Vladimir Poutine : ni les revers militaires, ni la contestation intérieure, ni les sanctions. Nos moyens d’action peuvent donc sembler relativement limités.
Il est toutefois indispensable, pour tenter de prévenir autant que possible les méfaits des autorités russes à l’égard de ces enfants, de les faire connaître. Notre débat, modestement, y contribue, tout comme la proposition de résolution européenne récemment adoptée sur l’initiative d’André Gattolin et après le rapport de notre collègue Joëlle Garriaud-Maylam.
Il s’agit d’un préalable indispensable au maintien, voire à l’accentuation, de la pression internationale sur ce sujet. Comme le suggère la résolution européenne du Sénat, le Gouvernement pourrait dans ce contexte engager une initiative diplomatique multilatérale. Son objectif devrait être double : d’une part, permettre l’accès des organisations humanitaires à ces enfants et, d’autre part, ouvrir des canaux de communication et des routes de retour.
Il est surtout fondamental que, à travers cette initiative, les familles ukrainiennes sachent qu’elles ne sont pas seules et que nous nous tenons à leurs côtés. Certaines d’entre elles se sont lancées, avec un courage confondant, dans des périples vertigineux pour retrouver la trace de leurs enfants, franchissant parfois plusieurs frontières pour contourner les lignes de front et parcourant des milliers de kilomètres, y compris en territoire russe.
Des institutions et organisations non gouvernementales ukrainiennes accompagnent ce combat et accomplissent une tâche colossale de recensement, d’identification et de localisation des enfants. Sans leur travail, conjugué aux enquêtes menées par certaines instances internationales, le rapatriement des enfants ukrainiens resterait sans doute un vœu pieux.
Grâce à elles, un peu plus de 300 enfants auraient à ce jour pu retrouver leur pays, voire leur famille. Cela montre que, malgré le danger, malgré l’immensité des difficultés, leur retour est possible. Fournir à ces structures tout le soutien possible, qu’il soit humain, technique, matériel ou financier, voilà une autre piste d’action mise en avant par la résolution. Je ne peux évidemment qu’y souscrire.
Madame la secrétaire d’État, l’Ukraine a besoin de notre aide pour faire cesser l’invasion. Continuons demain, comme nous l’avons fait hier et comme nous le faisons aujourd’hui, à la lui apporter sans réserve.
Mais ces enfants, ces familles, ont aussi besoin de notre aide. Alors, soyons au rendez-vous de la dignité la plus élémentaire, de l’avenir aussi, pour que cette génération d’enfants traumatisés à vie par la guerre ne devienne pas, en plus, une génération volée.
Le sujet d’une dissertation de philosophie que j’ai eu à traiter me revient à l’esprit : l’acte humain peut-il être inhumain ? Je crois que nous avons aujourd’hui la réponse. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et RDPI. – Mme Michelle Meunier applaudit également.)