M. Olivier Paccaud. Le déni est un second crime !

M. Claude Malhuret. Vous vous faites les complices de ces crimes ! C’est honteux !

M. le président. Un peu de calme, mes chers collègues !

La parole est à M. François Bonneau.

M. François Bonneau. Monsieur le président. monsieur le ministre, mes chers collègues, la famine orchestrée par l’URSS entre 1932 et 1933 nous rappelle la difficile construction de l’identité ukrainienne, longtemps opprimée et aujourd’hui menacée par la Russie.

La population ukrainienne, répartie dans la région de l’Ukraine actuelle et du Kouban, a été forcée de collectiviser les terres agricoles, afin de permettre l’industrialisation de l’empire soviétique.

Le plan de collecte élaboré par Staline a entraîné des ponctions de plus en plus importantes dans les récoltes, au détriment de la population. De l’ordre de 30 % en 1930, ces ponctions ont porté sur plus de 55 % des récoltes à partir de 1932.

Face à l’opposition virulente des responsables communistes ukrainiens et de la population, le régime soviétique a utilisé l’arme de la faim pour briser le mouvement paysan.

Ce « châtiment par la faim » visait en réalité à éteindre l’identité nationale ukrainienne, l’Ukraine ayant déjà revendiqué son indépendance au moment de la révolution bolchevique. Le droit des Ukrainiens à disposer d’eux-mêmes avait été proclamé par la Rada centrale et une première insurrection paysanne avait brouillé les plans de conquête bolchevique de l’Ukraine au printemps 1919.

Des preuves d’intentionnalité du génocide ont été découvertes lors de la chute de l’empire soviétique. Les réserves de nourriture ont été confisquées et les paysans condamnés à mort ou déportés. Le régime stalinien a également empêché l’exode des Ukrainiens qui ont tenté de fuir et il a mis un terme aux politiques dites « d’ukrainisation ».

Ces preuves tangibles montrent qu’il s’agissait non pas uniquement d’un crime de masse, mais bien d’un génocide au sens de la convention des Nations unies de 1948.

L’Ukraine, ce grenier à blé disposant des terres les plus fertiles au monde, est devenue un charnier, où une famine organisée fit disparaître dans d’atroces conditions hommes, femmes et enfants. Nous ne pouvons taire ce crime.

L’Holodomor, qui signifie « tuer par privation » en ukrainien, a fait entre 3 et 6 millions de victimes. Cet événement est l’un des socles de la reconstruction étatique nationale et identitaire de l’Ukraine post-soviétique.

En 1986, l’historien britannique Robert Conquest a exposé le fonctionnement de la machine génocidaire stalinienne dans un ouvrage intitulé Sanglantes moissons. Son objectif était d’éveiller la conscience publique face à ce drame occulté, afin de l’ancrer dans la mémoire collective.

En novembre 2006, le Parlement ukrainien a reconnu la famine comme un génocide perpétré par l’URSS. Et depuis lors, 31 pays ont fait de même. Le 15 décembre dernier, le Parlement européen a lui aussi adopté, à la quasi-unanimité, une résolution en ce sens, tout comme l’Assemblée nationale, le 28 mars 2023.

Nous ne pouvons pas rester insensibles à cette tragédie. L’histoire nous montre une nouvelle fois combien ignorer ou méconnaître ces faits n’est pas possible pour une nation comme la nôtre, qui défend les droits humains, la paix et la liberté.

La reconnaissance de ce génocide par la France est nécessaire, afin de mettre en lumière une politique d’assimilation et de destruction menée sur des populations civiles.

L’invasion russe a ravivé le souvenir de cette période dramatique pour l’Ukraine, ainsi que la volonté de ce pays de maîtriser son destin malgré toutes les souffrances endurées.

Comme le disait Jean Jaurès, « l’humanité ne peut plus vivre avec, dans sa cave, le cadavre d’un peuple assassiné ». (Applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains et SER.)

M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson.

M. Jean Louis Masson. Je ne voterai pas cette proposition de résolution, et cela pour deux raisons. D’une part, les faits ne correspondent pas à la définition juridique d’un génocide, et, d’autre part, cette proposition a surtout pour but de nuire à la Russie.

Or les faits se sont produits à l’époque de l’URSS, et les vrais responsables sont les dirigeants communistes, aussi bien ukrainiens que russes ou autres – n’oublions pas que Staline était géorgien et Khrouchtchev ukrainien. Au reste, au prorata du nombre d’habitants, Staline a fait plus de morts au Kazakhstan qu’en Ukraine. Il faut donc une certaine mauvaise foi pour vouloir reporter les accusations sur la Russie d’aujourd’hui.

De même, à l’issue de la Première Guerre mondiale, les vainqueurs ont prétendu que le seul responsable était l’empereur Guillaume II, ce qui est totalement faux, car la cause de cette guerre fut l’assassinat de l’archiduc d’Autriche par des terroristes serbes et bosniaques. Les pays qui soutenaient ces derniers ont donc une large part de responsabilité.

De même, aujourd’hui, les véritables responsables de la guerre entre l’Ukraine et la Russie ne sont pas ces deux pays, mais, au moins pour partie, le trio des provocateurs constitué de l’Otan, des États-Unis et de l’Union européenne.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. N’importe quoi !

M. Jean Louis Masson. Lorsque l’URSS s’est effondrée, la disparition du Pacte de Varsovie aurait dû avoir pour corollaire la dissolution de l’Otan.

Hélas, en totale violation des engagements pris, l’Union européenne et l’Otan se sont étendues vers l’Est, y compris sur des territoires qui avaient appartenu pendant des siècles à la Russie historique. À juste titre, la Russie s’est donc sentie encerclée.

Par le passé, les États-Unis étaient prêts à engager une guerre nucléaire lorsque l’URSS a seulement voulu installer des fusées à Cuba. Aujourd’hui, ce que le trio des provocateurs fait en encerclant la Russie est dix fois pire que l’installation d’hypothétiques fusées à Cuba. C’est pour cela que je suis tout à fait hostile à l’adhésion de pays de l’ancienne URSS à l’Otan et à l’Union européenne, laquelle n’est rien d’autre que le cheval de Troie de l’Otan.

Si la guerre reste conventionnelle, la Russie finira par s’effondrer face aux énormes moyens mis en œuvre par les pays de l’Otan. Le président Poutine acceptera-t-il alors que son pays soit humilié et militairement asservi par l’hégémonie de l’Otan ? Son seul choix serait entre se laisser écraser ou engager l’escalade nucléaire.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Pourquoi est-il l’agresseur, alors ?

M. Jean Louis Masson. Les États-Unis sont le seul pays au monde à avoir utilisé la bombe atomique alors même qu’ils étaient en train de gagner la guerre contre le Japon.

Si la Russie est en train de perdre la guerre et si son existence est en jeu, il se pourrait qu’elle décide d’utiliser tous les moyens dont elle dispose pour se défendre. Les États-Unis seraient alors mal placés pour lui donner des leçons.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. C’est honteux !

M. le président. La parole est à M. Bruno Belin. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Nadia Sollogoub applaudit également.)

M. Bruno Belin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier notre collègue Mme Joëlle Garriaud-Maylam, auteur de cette proposition de résolution.

J’adresse également un fort message de gratitude par rapport à l’action menée par Nadia Sollogoub, présidente du groupe interparlementaire d’amitié France-Ukraine, qui honore le Sénat.

Je salue enfin l’ambassadeur d’Ukraine, présent aujourd’hui dans nos tribunes. Qu’il me soit permis de lui exprimer toute notre solidarité face à la situation du pays qu’il représente.

À l’heure où nous débattons d’un tel texte, mes chers collègues, l’affectif ne doit bien sûr pas prendre le pas. Nous devons bien évidemment nous appuyer sur les faits et sur le droit international, à savoir la résolution de l’ONU de 1948 qui définit la notion de génocide. Nous avons tous en tête le génocide arménien, la Shoah ou les événements du Rwanda au milieu des années 1990.

Quoi qu’il en soit, c’est le droit international qui donne le cadre. Il y a l’intention, la volonté de détruire et la notion de groupe national, qu’il soit religieux, ethnique ou racial. Ce sont ces conditions qu’il faut évidemment examiner quand on pèse l’histoire et les faits.

Bien sûr, il y avait intention de détruire. Nous sommes face à une barbarie organisée : l’histoire raconte les faits. Il y a cette volonté du leader soviétique dans les années 1920. Il y a ce « grand tournant », puisque cette expression date de 1930, pour arriver à la situation connue de 1931-1932 : l’arme de la faim contre les paysans ukrainiens.

Je regrette que la présidente Assassi ait quitté l’hémicycle : je l’aurais mise au défi de regarder deux fois de suite le film LOmbre de Staline. J’ai essayé de le faire, ce n’est pas possible. Il faut se rendre à l’évidence, les faits sont là, et ils sont poignants.

Les actes de cannibalisme ont été rappelés. La famine était telle que le régime soviétique lui-même avait fait placarder des affiches pour rappeler que manger son enfant était un acte barbare !

Il y avait bien une volonté de détruire, d’anéantir la résistance des paysans ukrainiens. De grenier à grain, l’Ukraine était devenue terre de sang. C’est ici que trouve tout son sens la troisième notion mise en avant par le droit international, à savoir le groupe national. Oui, il y avait volonté d’exterminer une partie du territoire soviétique.

J’ai bien entendu, dans le débat, les propos de certains de nos collègues. Les Ukrainiens n’étaient certes pas les seuls concernés, mais la volonté d’anéantir le peuple ukrainien a tout de même fait entre 6 millions et 7 millions de victimes.

Quelque 31 pays ont d’ores et déjà reconnu ce génocide. Nier, ce serait tuer une seconde fois. Ce sera donc l’honneur du Sénat français que d’adopter cette proposition de résolution relative à la reconnaissance du génocide ukrainien. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mmes Nadia Sollogoub et Hélène Conway-Mouret applaudissent également.)

M. le président. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret.

Mme Hélène Conway-Mouret. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la mémoire d’une douleur est toujours personnelle, intime, et le débat qui s’ouvre cette après-midi n’y échappe pas.

Pour avoir vécu trente ans en Irlande, j’ai le souvenir, sur la côte ouest de l’île, de cette vallée rousse et vide, où le regard ne s’accroche qu’à la seule croix de granit dédiée à la tragédie de Doolough, portant la mention suivante : Erected to the memory of those who died in the famine of 1845-1849, c’est-à-dire : « Érigée à la mémoire de ceux qui sont morts dans la famine de 1845-1849 ».

Quand vous vous recueillez à cet endroit, il vous revient en mémoire le poème de Desmond Egan, qui, comme toute poésie, se dit dans le texte :

In Ireland also

there are places where no birds sing

where the past overgrows the present

where centuries quiver in a leaf

we […]

who had our own holocaust in medieval 1847.

Ce qui signifie, mes chers collègues : « En Irlande aussi, il y a des endroits où aucun oiseau ne chante, où le passé envahit le présent, où les siècles tremblent dans une feuille, nous […] qui avons eu notre propre holocauste au cours d’une moyenâgeuse année 1847. »

Il est vrai que, un jour de mars 1849, plus de 400 personnes sont mortes de faim dans ce comté de Mayo lors d’une dernière marche qui leur avait été imposée par une administration coloniale distribuant un secours d’urgence trop rare à des populations abandonnées. Elles s’ajoutèrent, ce faisant, au 1,5 million de morts que fit la grande famine.

Mon souci n’est pas, mes chers collègues, de relativiser la portée ou la dimension exceptionnelle de la famine qui provoqua entre 1932 et 1933 la mort de 3,5 millions d’Ukrainiens.

Mais il pourrait être de débattre de cette qualification de génocide qu’il nous est proposé de voter – j’ajoute immédiatement que je voterai évidemment ce texte, ainsi que mon groupe politique, comme vient de le rappeler notre président Patrick Kanner. En effet, il ne nous revient pas de qualifier des faits alors que les Nations unies s’y sont refusées et que le débat entre historiens – et pas seulement entre Russes et Ukrainiens – n’est pas achevé.

Non, la question n’est pas là, et ce ne sera pas l’objet de mon propos. Une famine provoquée l’est par une restructuration et la confiscation de la propriété privée, parfois par la constitution de domaines coloniaux et toujours par le refus de presque tout secours aux populations abandonnées, qui les conduisent à la mort. Elle entraîne aussi un effondrement durable de la natalité et force l’émigration.

Je ne sais, dans ces conditions, mes chers collègues, si l’Holodomor est ou non un génocide. Cette « extermination par la faim » est dans tous les cas un événement tragique de l’histoire universelle.

Il me ramène personnellement à la plage lettonne de Liepaja où furent massacrés 10 000 juifs du ghetto de Riga, au collège de Tuol Sleng à Phnom Penh, au Musée de la mémoire et des droits humains à Santiago du Chili.

Il me ramène aussi le 24 avril dernier à la commémoration du génocide de 1915 à Erevan, où j’étais présente, aux côtés de certains de nos collègues de tous bords politiques, pour célébrer la mémoire d’un peuple en larmes et en marche, qui se remémorait un génocide dont l’Europe s’est détournée.

Qu’il s’agisse de détruire pour soumettre ou de détruire pour éradiquer, un massacre de masse répond toujours à la même logique ultime, celle de faire disparaître une population non seulement de sa terre, mais également de la terre, pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt.

Ces massacres ont par ailleurs toujours les mêmes prémisses : la discrimination, la persécution, la marginalisation d’une communauté désignée au regard de tous. C’est bien ce qui est commun à l’ensemble de ces événements, un même processus auquel nous devons être attentifs, car il est toujours à l’œuvre.

C’est pour cela que la mémoire de l’Holodomor doit être rappelée, en raison de l’évocation de la dimension tragique de l’histoire, évoquée par les orateurs précédents.

Je remercie Joëlle Garriaud-Maylam de nous avoir permis aujourd’hui, par ce débat, à la fois d’exprimer notre solidarité à l’égard de l’Ukraine et d’exercer notre devoir de mémoire. Voilà pourquoi le vote de cette proposition de résolution s’impose. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Olivier Paccaud applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Nadia Sollogoub. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Nadia Sollogoub. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur l’ambassadeur d’Ukraine, mes chers collègues, dans les années 1930, une épouvantable famine a causé la mort de 7 millions de victimes civiles.

Elle n’était la conséquence ni d’un dérèglement climatique ni d’un phénomène naturel d’envergure.

Elle était organisée par l’homme, et il s’agit bien, mes chers collègues, d’un événement d’une ampleur tout à fait exceptionnelle. Les victimes étaient essentiellement ukrainiennes, mais aussi kazakhes et russes.

Nous nous demandons, quatre-vingt-dix ans plus tard, comment qualifier ce drame avec précision. C’est bien la question que nous nous posons aujourd’hui – je le précise en écho à l’intervention de notre collègue Jean Louis Masson, qui a déjà très courtoisement quitté l’hémicycle…

Avons-nous le droit, par respect pour les générations passées, par solidarité pour ceux qui souffrent aujourd’hui et par souci des générations futures, de fermer encore les yeux ? Les Européens, pour la plupart, ont été longtemps ignorants de cet épisode désastreux et pourtant pas si lointain de l’histoire.

Ce qui a été appelé Holodomor, contrairement à l’Holocauste, la Shoah, n’a pas laissé beaucoup de traces dans les mémoires européennes. Il faut dire que les forces obscures de l’époque, sous la forme du pouvoir en URSS, ont réussi à camoufler l’horreur.

En 1932, une loi fut promulguée, la « loi des épis ». Quelqu’un qui gardait ou cachait des semences en Ukraine devenait passible de la peine de mort. L’hiver fut glacial. Il n’y avait plus de céréales chez les paysans, plus de nourriture. La population était de plus en plus affamée. Elle commença par manger les animaux d’élevage et sauvages, puis les animaux domestiques, puis les rats, les racines. Certains se suicidèrent. Enfin, la population ukrainienne étant désespérée, on a même rapporté des cas d’anthropophagie.

L’Ukraine devint alors un immense mouroir, dans l’indifférence quasi générale malgré les millions de morts. Lénine l’avait annoncé : « Pour soumettre un peuple, il suffit de l’affamer ».

Aujourd’hui, nous sortons d’un nouvel hiver glacial, qui fait étrangement et terriblement écho à ces faits anciens : « confiscations », « approvisionnements », « ressources », « céréales », « populations civiles », « victimes », « enfants », « déportations »… Les tentations génocidaires, faute d’avoir été démasquées, pourraient-elles tenter de resurgir ?

Notre collègue Joëlle Garriaud-Maylam, très à l’écoute du peuple ukrainien, saluée il y a quelques mois dans l’hémicycle par le président Rouslan Stefantchouk, nous propose une excellente proposition de résolution enjoignant au gouvernement français de reconnaître, enfin, l’Holodomor des années 1930 comme étant un génocide.

Nous avons reçu Mme Oleksandra Matviichuk, avocate ukrainienne et prix Nobel de la paix 2022. Elle-même et son équipe recensent les témoignages qui documentent les crimes de guerre actuellement perpétrés sur le sol ukrainien. De l’Holodomor, voici ce qu’elle dit : « Ceux qui ne connaissent pas leur histoire sont obligés de la répéter. »

Cette femme tient, comme tout le peuple ukrainien, grâce à un immense courage, mais aussi grâce à la certitude que le temps de la paix ne viendra pas sans le temps de la justice.

Elle nous a fait comprendre, avec toute son intelligence et sa passion, combien il était important, pour le peuple ukrainien, d’obtenir l’assurance qu’aucun crime ne peut être dissimulé, qu’aucun crime ne restera impuni et que chacun d’eux sera reconnu par la communauté internationale pour ce qu’il est.

Mes chers collègues, les victimes de l’Holodomor nous demandent la vérité.

Nous la leur devons et nous nous la devons. Car, au-delà de ce drame de l’histoire en terre ukrainienne, notre devoir est de démasquer toute volonté, où que ce soit dans le monde, qu’aurait un peuple « d’infliger à un autre, délibérément, des conditions de vie menant inexorablement à son anéantissement physique. »

L’Holodomor était bien une intention délibérée de détruire un groupe de personnes. Nier son caractère génocidaire, c’est grimer la mémoire des peuples.

Le 26 novembre 2022, jour de commémoration Oleksandra Matviichuk, écrivait encore : « Des millions de personnes sont mortes dans une terrible agonie. Aujourd’hui, la Russie essaie d’effacer la mémoire de ce crime. La Russie démolit le mémorial aux victimes dans Marioupol occupé. Mais la mémoire survit ». Ses paroles font écho à celles du grand poète ukrainien Taras Chevtchenko : « Notre âme ne peut pas mourir ».

Faisons en sorte, mes chers collègues, que notre humanité ne puisse pas mourir non plus. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et INDEP. – Mme Hélène Conway-Mouret applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Édouard Courtial.

M. Édouard Courtial. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « le droit est l’espoir de l’humanité, pas la guerre ». Ces mots sont ceux de Benjamin Ferencz, le dernier procureur des tribunaux de Nuremberg, qui nous a quittés le 7 avril dernier. Il fut un acteur, parmi d’autres, cherchant à faire en sorte que le droit prime sur la vengeance et donnant ainsi, malgré l’horreur et la barbarie, une leçon aux hommes devant l’histoire et un espoir à l’humanité.

Ainsi, depuis 1948, les États se sont engagés conventionnellement à prévenir et à punir le crime des crimes, celui de génocide. Au sommet de l’indicible du fait de la cruauté et de la barbarie qui le caractérisent, c’est la volonté inébranlable de faire disparaître de la surface de la Terre un groupe national, ethnique, racial ou religieux.

L’adoption de cette convention est largement le travail d’un homme : un juriste polonais du nom de Raphaël Lemkin. Choqué par l’impunité accordée aux responsables ottomans après le génocide arménien, il dédia sa vie au combat contre le génocide, terme qu’il a d’ailleurs créé.

À l’occasion d’une conférence célébrant le vingtième anniversaire de l’Holodomor, Lemkin a déclaré : « Ce dont je veux vous parler est l’exemple le plus classique du génocide soviétique, l’expérimentation la plus achevée en matière de russification – la destruction de la nation ukrainienne ».

L’Holodomor, « extermination par la faim », est encore méconnu de nos compatriotes en comparaison des autres crimes de masses du XXe siècle. Cette famine organisée par le pouvoir central stalinien à partir de 1932 a entraîné la mort de 4,5 à 9 millions de personnes en Ukraine.

La collectivisation forcée des terres agricoles placées sous l’autorité de Moscou prenant un tiers des récoltes mène alors à une famine en Ukraine. Malgré les alertes envoyées au pouvoir central sur la situation locale, les directives ne font que se renforcer, s’apparentant à une « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle », élément constitutif du génocide à l’article II c de la convention de 1949.

La nature génocidaire de l’Holodomor a déjà fait l’objet d’une reconnaissance, entre autres, par le parlement ukrainien en 2006, le parlement brésilien en 2007 ou encore les parlements européen et allemand en 2022.

Certaines critiques diront que la reconnaissance de ce génocide vieux maintenant de près d’un siècle au moment où la Russie envahit l’Ukraine apparaît comme une reconnaissance de circonstance. Pourtant, cette reconnaissance sincère des crimes passés est rendue plus que nécessaire par la situation contemporaine.

Alors que la Russie est suspectée de génocide en Ukraine, avec une affaire pendante devant la Cour internationale de justice, la condamnation et la reconnaissance de l’Holodomor sont un signal fort de solidarité. Elle atteste de la position de la France, qui combattra toujours l’impunité des criminels internationaux.

De plus, comme la reconnaissance du génocide arménien, toujours nié par la Turquie, la réalité historique de l’Holodomor est, aujourd’hui encore plus qu’hier, niée par la Russie.

L’adoption de cette proposition de résolution est donc un moyen pour la France de s’élever et de relayer la voix des victimes et de l’Ukraine. Face au choix russe du silence et du révisionnisme, cette résolution vise à encourager à ouvrir un travail de fond de réflexion historique et mémorielle juste et indispensable.

Je salue donc cette initiative, portée par notre collègue Joëlle Garriaud-Maylam, que je soutiendrai, bien évidemment. Car si l’on ne veut pas répéter les erreurs du passé ni être aveugle à celle du présent, un regard juste de l’histoire est nécessaire. Qualifier l’Holodomor de génocide, c’est reconnaître une réalité immuable. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC. – Mme Hélène Conway-Mouret applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Olivier Becht, ministre délégué auprès de la ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargé du commerce extérieur, de lattractivité et des Français de létranger. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la résolution que le Sénat examine aujourd’hui revêt une importance toute particulière, non seulement parce que la mémoire de la grande famine de 1932-1933, dite Holodomor, est devenue un élément central de l’identité de l’Ukraine, mais aussi parce que les souffrances alors endurées font écho à celles que le peuple ukrainien subit aujourd’hui, alors que sa capitale Kiev a encore été visée hier par des missiles hypersoniques russes.

D’hier à aujourd’hui, en effet, la détermination dont la nation ukrainienne fait preuve au cours de l’histoire force notre admiration.

Ce texte est également important, car il souligne l’envergure de ce crime de masse qu’est l’Holodomor, resté longtemps méconnu en raison de la volonté des autorités soviétiques de dissimuler les preuves attestant de leur implication dans son organisation.

Il a ainsi fallu attendre l’arrivée au pouvoir de M. Gorbatchev pour que la vérité se fasse progressivement jour, grâce au travail des historiens, qui, à partir de l’exploitation des archives, ont mis en lumière la réalité du projet soviétique. Celui-ci ne visait rien moins que l’écrasement d’un ennemi intérieur fantasmé : le koulak, paysan possédant, que le régime considérait également comme le représentant d’un nationalisme ukrainien cherchant à saboter sa politique de collectivisation forcée.

Pour atteindre ce but, le régime a recouru aux amendes, aux confiscations des moindres réserves de nourriture, mais aussi aux blocus de villages entiers fuyant la famine et aux déportations collectives. Cette répression implacable a fait plusieurs millions de victimes.

Mesdames, messieurs les sénateurs, la proposition de résolution que vous examinez aujourd’hui revêt aussi une signification toute particulière en raison de sa résonance évidente avec l’actualité.

La Russie cherche aujourd’hui à instrumentaliser l’histoire, afin de nourrir un récit national justifiant ses ambitions impérialistes et sa guerre d’agression contre l’Ukraine. Elle pousse la manipulation des événements jusqu’à la dénégation de la réalité de l’Ukraine comme peuple et comme nation.

Face à ces agissements, la France poursuit son soutien au travail indispensable des historiens. Je pense, notamment, aux programmes que nos unités mixtes de recherche en France et à l’étranger ont mis en place, avec l’Ukraine, en histoire et en sciences sociales. L’attachement à la vérité des faits historiques est la marque des nations démocratiques.

La dernière commémoration de l’Holodomor le 26 novembre dernier a rappelé avec une acuité toute particulière que la Russie aggrave par sa guerre d’invasion l’insécurité alimentaire mondiale dont de nombreux États souffrent aujourd’hui.

Là encore, la France a agi avec résolution : le Président de la République a annoncé à cette occasion le soutien de la France à l’initiative Grain from Ukraine, lancée par le Président Zelensky, soutien qui s’est très concrètement traduit par une contribution supplémentaire de 6 millions d’euros pour le transport et la distribution par le programme alimentaire mondial de céréales d’Ukraine à destination du Yémen et du Soudan.

Au travers de cette proposition de résolution, vous vous inscrivez dans ce travail de reconnaissance d’un crime indéniable, comme l’ont fait d’autres Parlements à travers le monde et l’Assemblée nationale il y a peu.

Comme je l’avais indiqué lors de l’examen à l’Assemblée nationale, il n’est pas dans les habitudes du Gouvernement de reconnaître comme génocide des faits qui n’ont pas préalablement été qualifiés comme tels par une juridiction, qu’elle soit française ou internationale. Mais la réalité des crimes commis lors de l’Holodomor ne fait pas de doute, et c’est pourquoi le Gouvernement soutient ce texte.

Je tiens à redire ici le soutien constant et indéfectible de la France à l’Ukraine, pour l’aider à se défendre, mais également à tenir.