Mme Nathalie Goulet. Très bien !
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. Mais nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour opposer la justice à la cruauté, au cynisme et à l’ignominie.
Ce chemin de justice a été ouvert par les résistants, dans le maquis, à Londres, en Afrique du Nord, mais aussi dans nos musées. Ouvert par Rose Valland, ouvert par tous ceux et celles qui se sont battus pour rendre les restitutions possibles.
Avec cette loi, nous rendons hommage à leur engagement et nous en montrons dignes. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi qu’au banc des commissions.)
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, certains moments législatifs sont empreints d’une solennité et d’une émotion particulières. Le projet de loi que nous examinons aujourd’hui en est un. Le législateur n’a pas à écrire l’histoire, mais sa responsabilité peut être de panser certaines plaies du passé.
Les spoliations de biens culturels font partie des crimes de la Shoah pour lesquels nous conservons une dette imprescriptible, selon les mots prononcés par le Président de la République Jacques Chirac en 1995. Elles ne peuvent être dissociées de la politique d’extermination des Juifs d’Europe mise en œuvre par le régime nazi et ses complices, et à laquelle le régime de Vichy a pris toute sa part. En privant ces personnes de leurs œuvres et objets d’art, de leurs livres ou de leurs instruments de musique, c’est bien leur dignité, leur culture, leur histoire et leur identité qui leur ont été retirées.
Même si ces crimes sont irréparables, nous pouvons, et même nous devons faire œuvre de justice et d’humanité en corrigeant ce qui peut l’être. En facilitant la restitution des biens culturels spoliés conservés dans nos collections, votre projet de loi, madame la ministre, y contribue de manière indiscutable.
Ce texte s’inscrit dans la continuité de la première loi de restitution des biens spoliés, que nous avons votée l’an dernier. Nous avions alors unanimement souscrit à la nécessité de lever l’inaliénabilité par devoir vis-à-vis des victimes, mais aussi par nécessité pour nos collections. Nous sommes tous d’accord : ces biens n’y ont pas leur place.
C’est pourquoi notre commission de la culture accueille très favorablement le principe d’une loi-cadre. Nous sommes en effet convaincus que le devoir de mémoire et de réparation nous commande d’accélérer le rythme des restitutions avant que la mémoire des familles des victimes ne s’estompe ou que les recherches ne se révèlent impossibles.
La France doit prendre des mesures fortes pour que des solutions justes et équitables aux spoliations de biens culturels confisquées par les nazis soient trouvées, conformément aux principes de Washington de 1998.
De ce point de vue, l’adoption d’une loi-cadre nous paraît préférable au vote d’une multitude de lois d’espèce. D’abord, parce que c’est le symbole de notre engagement à aller plus loin sur le chemin de la réparation des spoliations antisémites. Mais aussi, parce que c’est une réponse de long terme, globale, fiable et transparente, au problème soulevé par ces spoliations, sans nécessiter l’autorisation au cas par cas du Parlement.
Nous espérons aussi que les perspectives plus tangibles de restitution offertes par une loi-cadre contribueront à mieux sensibiliser les acteurs culturels à l’enjeu des spoliations et à intensifier les recherches proactives, encore trop modestes.
Nous sommes conscients que la complexité et la lourdeur de la procédure parlementaire peuvent décourager certains établissements de s’investir dans ces recherches, car ils n’ont pas la certitude qu’elles aboutiront à une restitution, au moins à brève échéance.
Ce projet de loi crée une procédure administrative permettant à l’État ou aux collectivités territoriales, par dérogation au principe d’inaliénabilité, de restituer les biens culturels appartenant à leurs collections qui auraient été spoliés dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945, après avis de la CIVS sur l’existence de la spoliation et ses circonstances.
Cette procédure nous apparaît satisfaisante à plusieurs titres. Tout d’abord, la rédaction garantit que la restitution s’impose aux personnes publiques lorsqu’il est établi que le bien a fait l’objet d’une spoliation. Ensuite, le périmètre de la procédure est suffisamment large pour qu’elle soit applicable à tous les types de biens culturels relevant du domaine public, y compris le mobilier, les livres et les instruments de musique, mais aussi aux différentes formes de spoliations liées à des persécutions antisémites, quels que soient la personne responsable et le lieu de leur perpétration.
Enfin, le recours à la CIVS garantit un examen scientifique et impartial. Son expertise en matière de caractérisation des spoliations est reconnue et sa compétence en matière de biens culturels est assurée depuis la réforme intervenue en 2018. Son avis ne doit cependant revêtir qu’un caractère simple, afin de responsabiliser les collectivités publiques et conserver une dimension symbolique à la décision de restitution. Le risque que son avis ne soit pas suivi semble assez faible.
L’une des innovations de ce projet de loi est la possibilité offerte aux parties de conclure un accord amiable sur des modalités de réparation autres que la restitution, une fois le principe de celle-ci obtenu par les victimes, par exemple le maintien du bien dans la collection publique en contrepartie d’une compensation financière.
Cette disposition est évidemment avantageuse pour la préservation des collections publiques. Comme l’a montré la transaction conclue entre le musée Labenche de Brive-la-Gaillarde et les héritiers d’un propriétaire allemand spolié, elle pourrait aussi intéresser des familles, en leur garantissant que demeure, dans un lieu accessible au public, une trace mémorielle de la spoliation dont elles ont été victimes. Quoi qu’il en soit, il n’est pas contestable qu’elle constitue une solution juste et équitable au même titre que la restitution, puisqu’elle ne pourra en aucune manière être imposée et qu’elle préserve la reconnaissance de la spoliation et sa juste indemnisation.
Il reste que sa mise en œuvre pourrait néanmoins se heurter à une problématique financière, compte tenu de la faiblesse des crédits d’acquisition dont disposent les établissements. Cela soulève la question des moyens qui seront déployés pour garantir la bonne application de cette loi. J’y reviendrai.
L’article 2 autorise les propriétaires des musées privés ayant reçu l’appellation « musée de France » à restituer, après avis de la CIVS, les biens spoliés de leurs collections acquis par dons ou legs ou avec le concours financier d’une collectivité publique, dans la mesure où ils sont en principe incessibles, sauf à un autre musée de France. La commission est favorable à cette disposition. Elle permet non seulement de lever les obstacles juridiques qui pourraient bloquer la restitution de certains biens spoliés par des musées privés, mais aussi d’inciter les propriétaires de ces établissements à engager des recherches sur la provenance de leurs collections. La commission a d’ailleurs adopté deux amendements visant à faciliter sa bonne application.
Si le projet de loi crée l’impulsion qui nous faisait défaut en facilitant les restitutions, il reste encore un immense travail qui ne pourra se faire à moyens constants, sauf à décevoir les espoirs suscités par ce projet de loi.
Malgré les progrès réalisés ces dernières années, l’engagement de la France en termes humains et financiers reste modeste en comparaison avec celui de plusieurs de nos voisins européens : l’État fédéral allemand et les Länder ont consacré, depuis quinze ans, plus de 40 millions d’euros à la recherche de provenance des biens spoliés.
Pour mettre en œuvre ce projet de loi, les effectifs de la CIVS et de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés de votre ministère devront être renforcés. Le travail de recherche de provenance, clé de voûte des restitutions à venir, devra aussi être intensifié.
Il s’agit d’un travail titanesque, complexe et chronophage, qui requiert un personnel qualifié et disponible. Nous n’y parviendrons pas sans enrichir l’offre de formation en matière de recherche de provenance ni sans donner aux établissements de nouveaux moyens pour recruter des chercheurs de provenance quitte à envisager des recrutements mutualisés.
Maintenant que l’obstacle législatif aux restitutions est en passe d’être levé, ne restons pas au milieu du gué. Même si le travail de recherche de provenance ne débouchera pas toujours sur une restitution, tant l’identification des biens et des ayants droit se révèle parfois complexe, elle constitue une exigence pour mieux rendre compte de l’histoire des spoliations et retracer le parcours des œuvres conservées dans nos collections.
La médiation des biens spoliés fait partie intégrante de la politique de réparation. Elle est une autre manière de rendre aux victimes une part de leur histoire et de leur identité dans les cas où la restitution se révèle impossible. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Decool. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Jean-Pierre Decool. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la question de la provenance des œuvres d’art exposées dans les collections publiques est un sujet majeur pour les musées français. Elle appelle une profonde réflexion sur notre rapport à l’histoire, à la politique mémorielle et à la formation de notre patrimoine culturel. C’est un vaste débat de société qui nous engage collectivement !
Au cours des décennies précédentes, l’humain était au cœur de la politique française de réparation des spoliations. L’heure était au recueil des témoignages et des récits transmis par les ultimes témoins du passé : commissaires-priseurs, fonctionnaires, conservateurs de musée, marchands d’art.
Aujourd’hui, les biens culturels incarnent l’histoire et sont porteurs de mémoire pour les générations à venir. Nous, parlementaires, avons le devoir de participer à la formalisation de la politique française de restitution, grâce à ce projet de loi.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la déportation des Juifs de France s’est accompagnée du pillage méthodique de l’ensemble de leurs biens, notamment culturels.
Dès l’été 1940, de nombreux domiciles de familles juives ont été vidés – du sol au plafond –, de leur mobilier, de leurs œuvres d’art, de leurs instruments de musique. À Paris, première place mondiale du marché de l’art, pas moins de 40 000 appartements ont été pillés.
Les œuvres spoliées ont d’abord été stockées à l’ambassade d’Allemagne à Paris, puis au Louvre et, enfin, au musée du Jeu de Paume, à partir du mois de novembre 1940.
En France, on estime à 100 000 les œuvres volées ou vendues sous la contrainte, un nombre sans doute sous-évalué. Il est en effet calculé en s’appuyant sur les signalements réalisés après-guerre par les familles. Or toutes ne se sont pas manifestées.
Après la guerre, 60 000 de ces œuvres sont revenues en France, dont une grande partie a été rapidement restituée à ses propriétaires. Certains biens ont été vendus, tandis que d’autres ont été confiés aux musées français.
Oublié quelques années, le sujet de la restitution des œuvres spoliées est revenu sur le devant de la scène au milieu des années 1990.
Depuis une vingtaine d’années, le nombre de restitutions augmente peu à peu, à l’image de la Vierge à l’Enfant, de la Vierge de pitié et de la Scène de bataille : Siège de Carthage par Scipion Émilien, œuvres rendues au mois d’avril dernier à leurs ayants droit.
Malheureusement, certaines œuvres n’ont pas encore retrouvé leurs propriétaires et patientent dans les salles d’exposition de nos musées. C’est alors qu’interviennent les historiens spécialisés : leurs longues enquêtes sont le travail de toute une vie. Ils s’appuient sur un faisceau d’indices hétéroclites : archives nazies, services administratifs de l’État collaborateur, généalogistes, marques sur les œuvres elles-mêmes, descriptions par les familles lésées.
Je tiens à saluer la mémoire de Rose Valland, attachée de conservation à Paris pendant l’Occupation. Figure active de la Résistance, elle a pris de grands risques pour archiver l’ensemble des œuvres spoliées et conservées au musée du Jeu de Paume. Nous lui devons une grande partie des restitutions d’après-guerre. (Mme la ministre le confirme.)
Nous devons affronter ce passé. Pour les œuvres qui appartiennent aux collections publiques, seule une loi spécifique peut autoriser leur sortie du domaine public en raison de leur caractère inaliénable.
Pour faciliter les restitutions et éviter de légiférer au cas par cas, il était essentiel de prévoir une loi-cadre permettant d’aller plus vite. Nous pouvons nous féliciter que ce sujet soit l’une des priorités de votre ministère.
Ce texte pose également la question de l’après-restitution. Aucune compensation n’est prévue après la restitution de l’œuvre. Les musées vont devoir se réinventer pour continuer à faire vivre en leurs murs les œuvres rendues aux familles : l’art numérique peut être une piste de réflexion intéressante. Je suis également favorable au fait d’encourager les familles volontaires à permettre au public d’accéder périodiquement aux biens culturels restitués. Ces différents sujets nourriront, je l’espère, de prochains débats.
L’historien Philippe Verheyde écrit : « L’histoire des restitutions des biens juifs […] est une histoire qui reste à faire. » La France ouvre aujourd’hui un nouveau chapitre.
L’unanimité de notre assemblée sur ce sujet qui nous tient tant à cœur est un très bon signal. Ce débat est essentiel au regard de l’immensité et de la complexité du défi de la restitution d’œuvres. Il doit se poursuivre dans les mois à venir.
Le groupe Les Indépendants se félicite de ce texte et le votera. (Applaudissements.)
M. Emmanuel Capus. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à Mme Monique de Marco.
Mme Monique de Marco. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, en 2013, la sénatrice écologiste Corinne Bouchoux écrivait : « Le passé non assumé ne se digère pas. Tout ce refoulement, cet oubli, il faut en sortir. »
Certains actes continuent de nous glacer le sang des décennies après avoir été perpétrés. On voudrait ne plus les voir mentionnés dans des documents législatifs. Hélas ! Les démocraties mettent des décennies à reconstruire ce que les régimes autoritaires détruisent en quelques mois…
Pour toutes les victimes de la Shoah, leurs enfants, leurs petits-enfants, un devoir de réparation nous incombe, de manière imprescriptible, comme le sont les crimes contre l’humanité perpétrés pendant la Seconde Guerre mondiale.
Tant que cela sera nécessaire, le Parlement devra réparer, comme ici, restituer les biens culturels spoliés par des actes antisémites entre 1933 et 1945. Au-delà de l’aspect patrimonial, priver une personne de son héritage familial et culturel, c’est aussi la priver d’émotions artistiques, le priver d’humanité.
Ne sous-estimons pas les circonstances internationales de ces actes : en France, les spoliations ont été le fait non pas des seuls nazis, mais aussi de Français, politiques, administratifs, anonymes, qui ont acquis des œuvres dans le cadre de procédures dites de vol légal.
Je voudrais saluer le travail de ceux qui se sont opposés dans les premières heures, guidés par leur intuition de justice, notamment des femmes. Je pense à Rose Valland, qui élabore un premier registre en 1940, au péril de sa vie. À partir de 1945, promue capitaine, elle est envoyée en Allemagne, sur le front de l’art. Sur plus de 100 000 œuvres identifiées, 60 000 ont été rapportées en France et 45 000 restituées à leurs propriétaires ou leurs ayants droit dans l’immédiat après-guerre.
Puis, rien, ou presque rien : seulement 184 tableaux sur les 2 000 dits MNR ont été restitués à leurs propriétaires, en grande pompe médiatique.
Après la conférence de Washington, les travaux de Corinne Bouchoux ont permis de relancer la question au Sénat.
Nous, écologistes, savons que le droit international est un puissant outil de communication gouvernementale, mais aussi un bien faible instrument juridique en droit interne…
L’étude d’impact de ce projet de loi confirme le constat de négligence des pouvoirs publics établi par Corinne Bouchoux. Après les années 1950, le statu quo s’est imposé, tant et si bien qu’il est impossible de dire aujourd’hui combien de biens culturels de nos collections publiques auraient été acquis dans des circonstances douteuses. Dans les collections publiques, un énorme travail de recherche s’impose, au-delà des œuvres MNR, pour comprendre les parcours juridiques d’appropriation des œuvres d’individus frappés par les lois scélérates.
Il faut aussi lever des entraves, comme l’accès aux archives nationales, et doter chaque fonds des moyens suffisants pour conduire ces recherches, mais aussi pour identifier les ayants droit, y compris pour les collections des collectivités territoriales, où l’initiative repose sur la bonne volonté d’élus. Enfin, notre intransigeance doit être la même avec les collectionneurs privés, a fortiori lorsqu’ils bénéficient de largesses fiscales : l’article 2 pourrait être renforcé en ce sens.
Au-delà des limites que je viens d’évoquer, je souhaite saluer cette initiative gouvernementale. La procédure de sortie de biens spoliés des collections publiques, instaurée par ce texte, lève le frein législatif aux restitutions, tout en élargissant la période historique de recherches.
Mais quelle leçon pouvons-nous en tirer pour l’avenir ? Dans sa célèbre Lettre au capitaine Butler, Victor Hugo écrivait : « Les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais. L’Empire français […] étale aujourd’hui, avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d’été. J’espère qu’un jour viendra où la France délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée. »
Nous savons que les résultats d’autres massacres et d’autres pillages sont exposés dans nos musées ; il nous revient de nous doter des moyens juridiques pour prévenir l’acquisition publique de ces biens d’origine douteuse. À défaut, nous condamnons les générations futures à de nombreuses lois de réparation. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE.)
Mme la présidente. La parole est à M. Julien Bargeton.
M. Julien Bargeton. Madame la ministre, le premier projet de loi que vous nous présentez aborde un sujet douloureux, solennel et grave, sur lequel il me semble important que nous nous penchions, aussi longtemps après.
Dans La tête d’obsidienne, André Malraux écrit : « L’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort. » Bien qu’il fasse référence à Picasso et aux traces que celui-ci a laissées, ce texte nous parle de manière symbolique de la façon dont l’art transcende, transmue le réel. Or ce projet de loi touche précisément à cela : la manière dont l’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort.
Le moment est venu d’examiner un tel texte. Jamais auparavant les documents n’ont été aussi nombreux et aussi accessibles, depuis la chute de l’Union soviétique, depuis l’ouverture et la numérisation de toutes les archives. Les travaux scientifiques se sont accélérés et les États coopèrent de plus en plus sur la question de la restitution des biens juifs spoliés pendant les persécutions antisémites de 1933 à 1945.
Vous avez ainsi mentionné le tableau de Klimt, Le rosier, qui a pu être restitué après un travail commun entre le musée d’Orsay et le Belvédère de Vienne, grâce à des recherches intensives et à une coopération entre les deux États.
Les familles y sont prêtes : l’éloignement de la Shoah, avec le lent apaisement de la douleur, permet aussi d’insister sur la dimension de transmission de mémoire qu’implique la restitution de ces collections, car il s’agit aussi de la mémoire de la Shoah elle-même.
Le Gouvernement avait présenté un projet de loi voilà deux ans, que vous rapportiez déjà, madame Gosselin. Vous aviez déclaré à l’époque que chaque demande donnait lieu à un processus administratif et législatif laborieux et qu’il était temps d’élaborer une loi-cadre. La voilà.
En 2019, la M2RS a été créée au sein du ministère de la culture. Avec la disparition des témoins directs de la Shoah, le souvenir de certaines œuvres disparaît parfois. Il est donc temps d’accélérer pour restituer les œuvres dans de bonnes conditions.
C’est pourquoi nous parvenons à un consensus sur ce texte. La question n’est pas simplement symbolique ; elle ne concerne pas seulement la justice. Il s’agit également de réparation intime, car c’est bien là le rôle de l’art.
J’ai ainsi à l’esprit le peintre Mark Rothko, artiste américain d’origine juive russe, parti bien avant la Shoah avec sa famille pour rejoindre son père aux États-Unis en 1913. Sa jeunesse fut marquée par des traumatismes profonds, en raison des pogroms et des massacres de Juifs dans ce qui était à l’époque l’Empire russe ; aujourd’hui, ce sont les pays baltes.
La manière dont ce traumatisme a nourri son œuvre est saisissante : ses fameux rectangles vibrants de couleurs peuvent être perçus comme une tentative de donner une énergie nouvelle à des tombes. En effet, bien que chaque personne puisse interpréter les œuvres d’art à sa manière, l’œuvre de Rothko peut être vue comme une représentation de tombes, celles qui n’ont jamais été érigées pour les victimes des pogroms dans l’Empire russe, qu’il a transmuées en tableaux vibrants de couleurs et donc d’énergie.
Aujourd’hui, c’est également à cela que nous devons penser. Nous nous souvenons avant tout de personnes qui avaient fait le choix de faire vivre l’art en construisant des collections. En leur restituant leurs biens, nous leur rendons leur mémoire, et nous reconnaissons la contribution précieuse qu’ils ont apportée à l’art et aux artistes. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, SER et CRCE.)
Mme la présidente. La parole est à M. Lucien Stanzione. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Lucien Stanzione. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, c’est avec une émotion particulière que j’interviens sur ce sujet nous ramenant aux heures les plus sombres de notre histoire : la spoliation des biens juifs durant l’Occupation, mais également depuis 1933.
Nous nous apprêtons à examiner un projet de loi historique. Héritage volé, les biens concernés ont été arrachés et dispersés à travers le monde et leur inestimable valeur occultée par l’injustice.
Plus de quatre-vingts ans après, il est temps d’apaiser, de réparer, de rétablir l’équilibre et de redonner une voix à cette histoire confisquée. Ces biens culturels – œuvres d’art, livres ou instruments de musique – étaient autrefois en harmonie avec l’âme de leurs propriétaires, mais les nazis, avec le soutien de l’État français de l’époque, complice et acteur de ces exactions, ont procédé à des vols, des pillages, des confiscations abjectes, des saisies.
Sous le couvert de l’aryanisation, bercés par l’antisémitisme le plus radical, ils ont fait des lois du Reich et des rafles une occasion pour dépouiller les Juifs de ces trésors qui leur reviennent aujourd’hui de droit. Des familles entières ont été dépossédées, des communautés réduites au silence, des vies brisées… tout cela au nom de la discrimination et de la haine !
Nous nous souvenons tous des débats précédant l’adoption de la loi du 21 février 2022 relative à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites. Les parlementaires de tous bords avaient alors exprimé leur volonté de trouver une solution législative durable. Il est temps, mes chers collègues, de mettre fin à cette injustice persistante.
Nous devons simplifier la restitution et lever les barrières qui entravent ces retours légitimes. Les procédures complexes les avaient rendus difficiles ; la simplification des démarches, l’établissement de critères clairs, l’engagement de délais raisonnables, toutes ces mesures forment un message : nous reconnaissons votre souffrance, nous honorons votre histoire, nous rétablirons l’équité.
Le contexte juridique entourant les biens spoliés est actuellement un labyrinthe complexe. Dès 1943, plusieurs ordonnances ont été prises par le gouvernement de Londres pour prévoir la nullité des actes de spoliation. Un inventaire des biens en question a été dressé en 1949, mais il était incomplet. De nombreuses restitutions ont eu lieu à la suite de procédures de recherche.
Cependant, les œuvres concernées sont juridiquement enchaînées, inaliénables et imprescriptibles. Actuellement, deux moyens de restitution existent : une procédure de nullité de l’acte de spoliation devant les tribunaux judiciaires ou une décision du juge administratif ou judiciaire de restitution des biens classés MNR.
Le présent projet de loi propose d’introduire trois nouveaux articles dans le code du patrimoine pour faciliter ces retours. Le premier crée une dérogation de principe de l’inaliénabilité des biens publics ; le deuxième prévoit la nullité de plein droit des actes de spoliation ; enfin, le troisième instaure une procédure spécifique qui garantit des délais raccourcis et des critères clairs pour les demandes.
En simplifiant les procédures, nous guiderons ces biens vers leurs propriétaires légitimes. La restitution n’est pas un simple acte de justice ; c’est une réparation, une réconciliation, la reconnaissance de la valeur inestimable de ces biens pour la mémoire collective et pour les générations futures.
Nous ne pouvons pas changer le passé, mais nous pouvons agir pour corriger les torts commis et tisser un avenir de justice et de solidarité. Tel est notre devoir envers ceux qui ont été dépouillés, envers notre histoire et envers nous-mêmes. La restitution des biens spoliés aux Juifs est une étape cruciale vers la réconciliation, une étape de la construction d’un avenir dans lequel le passé n’est pas oublié, et les erreurs sont rectifiées. Il y va de notre devoir de mémoire.
Avant de conclure, je souhaite saluer le travail de la sénatrice Corinne Bouchoux, qui a rédigé un important rapport sur ces questions de restitution ; celui, ensuite, de notre collègue Catherine Morin-Desailly, qui, depuis des années, fait avancer cette question des biens spoliés ; celui, aussi, de Béatrice Gosselin, notre rapporteure, secondée par les services de la commission, avec qui j’ai participé à de très nombreuses auditions intéressantes.
Enfin, madame la ministre, merci de vous être saisie de cet important sujet. Ce projet de loi concerne aujourd’hui les biens spoliés. Demain viendra le tour des restes humains, et, dans un avenir que j’espère proche, celui des biens mal acquis, un projet sur lequel j’aurai plaisir à travailler sur le fond.
Mes chers collègues, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain soutiendra ce projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945. Ensemble, œuvrons pour réparer ces injustices, pour que les trésors volés retrouvent leur place légitime et pour que la mémoire des victimes soit honorée.
Le temps est venu d’agir pour rendre justice à ceux qui ont été privés de tout. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)