M. le président. La parole est à M. Guy Benarroche, pour explication de vote.
M. Guy Benarroche. Monsieur le ministre, si les protections sont si importantes, c’est que le législateur et vos prédécesseurs l’ont voulu ainsi, évidemment. Pour la Défenseure des droits, vous procédez à un déplacement du curseur particulièrement inquiétant, non seulement parce que la référence à la peine encourue plutôt qu’à la peine prononcée va à l’encontre du principe d’individualisation de la peine, mais également parce que, dans les faits, les peines encourues sont très supérieures aux peines prononcées – M. Szpiner nous l’a expliqué hier –, si bien que la levée des protections contre l’expulsion concernera un très grand nombre de personnes, pour lesquelles la gravité de la menace qu’elles représentent sera loin d’être établie. Le risque d’atteinte sera d’autant plus important que le recours contre l’expulsion n’est pas, en principe, suspensif.
Par ailleurs, en visant les parents d’enfants français et les personnes mariées avec des conjoints français, les dispositions de l’article 9 génèrent aussi un déséquilibre entre l’objectif de sauvegarde de l’ordre public par des mesures de police administrative et le droit à mener une vie familiale, protégé par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et les articles 3 et 9 de la CIDE.
Pour l’ensemble de ces raisons, monsieur le ministre, notre groupe demande la suppression de cet article.
M. le président. La parole est à M. le ministre, à qui je recommande la concision.
M. Gérald Darmanin, ministre. C’est un article important, monsieur le président, qui sera scruté par le Conseil constitutionnel.
Je comprends la position de M. Benarroche, respectable évidemment, même si ce n’est pas celle du Gouvernement, qui a besoin d’élargir les possibilités d’expulsion.
J’arrive actuellement à faire expulser environ 2 500 étrangers délinquants par an. Il y en a environ 4 000 par an que je n’arrive pas à faire expulser. Ce n’est pas faute de laissez-passer consulaires, mais parce que le juge m’empêche de le faire, à cause des réserves évoquées.
Je prendrai l’exemple d’un ressortissant d’un pays donné, entré en France en décembre 2001 à l’âge de 8 ans, qui n’est pas marié, n’a pas d’enfants sur le territoire national et ne présente aucun justificatif d’insertion professionnelle. Cette personne ne justifie d’aucun type de séjour, et a fait l’objet en neuf ans de douze condamnations – il ne s’agit pas d’accusations de la part de la police, donc –, dont la dernière à dix-huit mois de prison ferme pour conduite sans permis avec récidive, usage de stupéfiants, vols aggravés en récidive.
Puisque cette personne est entrée en France avant l’âge de 13 ans, il n’est pas possible de l’éloigner ni de l’expulser.
Mais une personne présentant le même profil, moins condamnée, qui serait arrivée en France à l’âge de 13 ans et demi, je peux l’expulser. Il n’y a aucune cohérence…
Cet individu n’a pas de lien avec notre pays. Il n’a pas d’enfant, n’est pas marié et n’est pas inséré professionnellement.
Et même s’il l’était, nous pourrions tout de même proposer son expulsion. Or, sous prétexte qu’il est arrivé en France avant l’âge de 13 ans, je ne peux pas procéder à son expulsion ni aller devant le juge.
Ce type de personnes sans lien avec notre pays commettent en général leurs méfaits après l’âge de 18 ans. Le fait qu’elles soient restées quelques années sur notre territoire ne justifie pas de les accueillir plus longtemps lorsqu’elles commettent des crimes en récidive.
M. le président. L’amendement n° 348 rectifié, présenté par M. Retailleau, Mme Aeschlimann, MM. Allizard, Anglars, Bacci, Bas, Bazin et Belin, Mmes Bellurot, Belrhiti et Berthet, MM. E. Blanc et J.B. Blanc, Mme Bonfanti-Dossat, MM. Bonhomme et Bonnus, Mme Borchio Fontimp, M. Bouchet, Mme V. Boyer, MM. Brisson, Bruyen, Burgoa, Cadec et Cambon, Mmes Canayer et Chain-Larché, M. Chaize, Mmes de Cidrac et Ciuntu, MM. Darnaud et Daubresse, Mmes Demas, Deseyne, Di Folco, Drexler, Dumont, Estrosi Sassone, Eustache-Brinio et Evren, MM. Favreau et Frassa, Mme Garnier, M. Genet, Mmes F. Gerbaud et Gosselin, MM. Gremillet et Grosperrin, Mme Gruny, MM. Gueret, Hugonet et Husson, Mmes Jacques, Josende et Joseph, MM. Joyandet, Karoutchi et Klinger, Mme Lassarade, M. D. Laurent, Mme Lavarde, MM. de Legge, H. Leroy et Le Rudulier, Mmes Lopez, Malet et P. Martin, M. Meignen, Mme Micouleau, MM. Milon et Mouiller, Mmes Muller-Bronn et Nédélec, M. de Nicolaÿ, Mme Noël, MM. Nougein, Panunzi, Paul, Pellevat, Pernot, Perrin et Piednoir, Mme Pluchet, M. Pointereau, Mmes Primas et Puissat, MM. Rapin, Reichardt et Reynaud, Mme Richer, MM. Rietmann, Rojouan, Saury, Sautarel et Savin, Mme Schalck, MM. Sido, Sol, Somon, Szpiner et Tabarot, Mme Ventalon, MM. C. Vial, J.P. Vogel, Bouloux et Cuypers, Mme Imbert, MM. Khalifé et Mandelli et Mme Petrus, est ainsi libellé :
Rédiger ainsi cet article :
I. – Le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile est ainsi modifié :
1° L’article L. 252-2 est abrogé ;
2° À l’article L. 423-19, les mots : « les catégories mentionnées aux articles L. 631-2, L. 631-3 et » sont remplacés par les mots : « la catégorie mentionnée à l’article » ;
3° Au dernier alinéa de l’article L. 426-4 et au premier alinéa de l’article L. 433-12, les mots : « des articles L. 631-2 ou L. 631-3 » sont remplacés par les mots : « de la seconde phrase de l’article L. 631-1 » ;
4° L’article L. 631-1 est ainsi modifié :
a) Les mots : « sous réserve des conditions propres aux étrangers mentionnés aux articles L. 631-2 et L. 631-3 » sont supprimés ;
b) Est ajoutée une phrase ainsi rédigée : « L’autorité administrative tient compte de l’ensemble des circonstances relatives à la situation de l’étranger, en particulier de la durée de sa présence sur le territoire français, ainsi que de la nature, de l’ancienneté et de l’intensité de ses liens avec la France. » ;
5° Les articles L. 631-2 et L. 631-3 sont abrogés ;
6° À l’article L. 632-7, les mots : « , à la date de la décision d’expulsion, ils relevaient, sous les réserves prévues par ces articles, des catégories mentionnées aux 1°, 2°, 3° et 4° de l’article L. 631-3 » sont remplacés par les mots : « la nature et l’intensité de leurs liens avec la France le justifient » ;
7° À l’article L. 641-1, les mots : « les dispositions des articles 131-30, 131-30-1 et 131-30-2 » sont remplacés par les mots : « l’article 131-30 » ;
8° Au quatrième alinéa de l’article L. 742-5, les mots : « ou du 5° de l’article L. 631-3 » sont supprimés.
II. – Le code pénal est ainsi modifié :
1° L’article 131-30 est ainsi modifié :
a) Au premier alinéa, les mots : « Lorsque qu’elle est prévue par la loi, » sont supprimés et sont ajoutés les mots et la phrase : « et sous réserve que sa situation individuelle n’y fasse pas obstacle en raison, notamment, de la durée de sa présence sur le territoire français, ainsi que de la nature, de l’ancienneté et de l’intensité de ses liens avec la France. Elle est obligatoirement prononcée à l’encontre de l’étranger coupable d’un crime ou d’un délit puni d’une peine d’emprisonnement d’une durée supérieure ou égale à deux ans. » ;
b) À la seconde phrase du troisième alinéa, les mots : « , pour la durée fixée par la décision de condamnation, » sont supprimés ;
c) Après le même troisième alinéa, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« La peine d’interdiction du territoire français cesse ses effets à l’expiration de la durée fixée par la décision de condamnation. Cette durée court à compter de la date à laquelle le condamné a quitté le territoire français, constatée selon des modalités déterminées par décret en Conseil d’État. » ;
2° Les articles 131-30-1, 131-30-2, 213-2, 215-2, 221-11, 221-16, 222-48, 222-64, 223-21, 224-11, 225-21, 311-15, 312-14, 321-11, 322-16, 324-8, 414-6, 431-8, 431-12, 431-19, 431-27, 433-21-2, 433-23-1, 434-46, 441-11, 442-12, 443-7, 444-8 et 462-4 sont abrogés ;
3° Le dernier alinéa de l’article 435-14 est supprimé.
III. – Le dixième alinéa de l’article 41 du code de procédure pénale est supprimé.
La parole est à M. Bruno Retailleau.
M. Bruno Retailleau. Les articles 9 et 10 sont très importants.
Le 13 octobre dernier, nos compatriotes ont été doublement sidérés : une première fois lorsqu’ils ont appris qu’une fois encore, un professeur de la République venait d’être assassiné ; une seconde fois lorsqu’ils ont appris que l’auteur des faits aurait pu faire l’objet d’une expulsion, mais qu’il n’a pas été expulsé au motif qu’il était arrivé sur le territoire français avant l’âge de 13 ans.
Les Français ont découvert qu’il existait une règle, l’expulsion des individus étrangers dangereux, mais que celle-ci était tellement trouée qu’elle avait été, en quelque sorte, tuée par les exceptions. Les exceptions ont tué la règle, et elles menacent désormais les Français.
Progressivement, nous avons abandonné les instruments juridiques de régulation de l’immigration. Progressivement, nous avons organisé – M. le ministre vient de l’indiquer – notre propre impuissance.
Comment voulez-vous que les Français comprennent que l’on protège des individus étrangers très dangereux qui, parfois, ont été condamnés très sévèrement, y compris pour des crimes de sang, et qu’on laisse, exposés à leur menace, à leur violence, à leur barbarie, les Français honnêtes et paisibles ?
Je sais que l’inconstitutionnalité et l’inconventionnalité me seront opposées.
Mes chers collègues, nous sommes des législateurs. Nous exprimons la volonté générale. À ce titre, le débat doit avoir lieu.
Mon amendement ne concerne pas les mineurs de moins de 18 ans. Il ne surtranspose pas – gardons-nous de le faire ! – les règles de la convention européenne des droits de l’homme (CEDH).
C’est au juge, pour l’interdiction du territoire français (ITF), ou à l’administration, pour l’arrêté d’expulsion et sous le regard des tribunaux, qu’il appartient de placer le curseur.
De grâce, ne surtransposons pas et donnons aux Français le gage d’une véritable protection ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. La commission émet un avis de sagesse.
Il faut y voir, monsieur Retailleau, le témoignage de l’attention que nous portons aux préoccupations que vous venez d’exprimer et à l’importance d’un tel sujet pour nos concitoyens.
Ces derniers ont bien sûr été sidérés par les drames auxquels vous avez fait référence. Ils ont été sidérés de comprendre ou de mesurer les conséquences de ces protections.
Dans son propos introductif, M. le ministre a évoqué le sujet en débat : la levée des protections absolues et relatives.
Il y a deux manières d’aborder la question : soit on lève l’ensemble des protections ; soit on les lève seulement dans une série de situations et l’on mesure ensemble si le champ des possibles répond aux préoccupations de nos concitoyens comme à celles que vous avez exprimées.
La question que vous posez anticipe le débat qui se tiendra au Sénat le 12 décembre prochain, à l’occasion de l’examen de la proposition de loi constitutionnelle relative à la souveraineté de la France, à la nationalité, à l’immigration et à l’asile. Nous en comprenons parfaitement la teneur, et vous en avez fixé, en quelque sorte, le cadre intellectuel.
Mes chers collègues, regardons ensemble, en parallèle, ce que nous pouvons faire dans le cadre constitutionnel actuel. Vous serez étonné par l’ampleur des possibilités, mais aussi de ce que vous avez prévu, les uns et les autres, au travers de vos amendements.
Si l’on cumule les amendements de la commission, celui de M. Karoutchi, celui de Mme Aeschlimann ou encore celui du Gouvernement, le champ des possibles est considérable. Cela répondra de manière satisfaisante, me semble-t-il, aux préoccupations que M. Retailleau a exprimées, non pas à titre personnel, mais au nom de l’ensemble de nos concitoyens.
La réserve que nous éprouvons à l’égard de la suppression sèche des protections n’est pas liée – une fois n’est pas coutume – à des raisons conventionnelles.
Elle est purement constitutionnelle : le Conseil constitutionnel nous impose en effet, dans une décision de 2005, d’assurer « une conciliation équilibrée entre la sauvegarde de l’ordre public, qui est un objectif de valeur constitutionnelle, et le droit de mener une vie familiale normale ».
Le Conseil constitutionnel se fonde ici sur le dixième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, qui, comme vous le savez, a été intégré dans notre bloc de constitutionnalité. Dans ce cadre, le Conseil estime qu’il existe un droit à la vie privée familiale.
Sur ce point, et comme souvent en matière constitutionnelle, une tension s’exerce et une conciliation équilibrée doit être trouvée entre deux principes que vous connaissez bien : la sauvegarde de l’ordre public et la protection de la vie privée familiale.
Le législateur peut très bien, dans cet exercice de placement du curseur, mettre l’accent sur la sauvegarde de l’ordre public. Nous savons en revanche à l’avance que le Conseil constitutionnel censurera des dispositions qui pencheraient à 100 % vers la protection de l’ordre public et à 0 % vers la vie privée familiale. Or cela serait le cas si nous supprimions totalement les protections, qu’elles soient absolues ou relatives.
Regardons à présent ce que nous pouvons faire. Les amendements des rapporteurs prévoient une baisse des seuils pour la levée des protections.
Nous proposons ainsi de passer à cinq ans d’emprisonnement pour les protections absolues et à trois ans pour les protections relatives.
Monsieur Benarroche, il est exact que nous souhaitons abaisser significativement les seuils. Je rappelle qu’une peine de cinq ans correspond à un vol avec une circonstance aggravante et qu’une peine de trois ans correspond à un vol simple.
Nous pensons que nous ne pourrions pas aller en deçà sans nous heurter à la Constitution. Je ne vous le cache pas, en proposant ces dispositions, nous testons nous-mêmes les limites des positions du Conseil constitutionnel.
Le Conseil constitutionnel, je le répète, n’est pas opposé au principe de l’abaissement des seuils. En revanche, je ne saurai vous donner d’éléments sur le niveau minimum.
Mme Corinne Narassiguin. C’est un peu long !
M. le président. Il faudrait conclure, monsieur le rapporteur.
M. Bruno Retailleau. Mais c’est intéressant !
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. Au-delà de l’abaissement des seuils, la commission propose, à l’amendement n° 631, d’étendre la possibilité de lever les protections en cas de violences intrafamiliales à la situation où lesdites violences ont été commises sur un ascendant.
Nous proposons par ailleurs, via l’amendement n° 630, de donner au juge la possibilité de prononcer une ITF à l’encontre de tout étranger reconnu coupable d’un crime ou d’un délit passible de plus de trois ans d’emprisonnement.
Nous émettrons en outre un avis favorable sur l’amendement de M. Karoutchi, qui vise à écarter toute protection absolue ou relative lorsque l’étranger est en situation irrégulière.
De même, nous serons favorables à l’amendement n° 583 rectifié bis de Mme Aeschlimann, tendant à supprimer toute protection en cas de violence sur les élus et les agents publics.
Enfin, nous émettrons un avis favorable sur l’amendement n° 611 du Gouvernement, qui a pour objet de supprimer toutes les protections en cas d’atteinte aux valeurs de la République.
À nos yeux, l’ensemble des possibles ainsi ouverts répond très largement aux préoccupations que M. Bruno Retailleau a exprimées au nom d’une grande partie de nos concitoyens.
Mes chers collègues, sans vouloir influencer en aucune façon votre vote, j’appelle votre attention sur un dernier point.
Si l’amendement de M. Retailleau était adopté, tous les amendements subséquents deviendraient sans objet. Imaginons que la force de conviction du président Retailleau et de ses collègues conduise à faire en sorte que ces dispositions figurent dans le texte qui sera issu des débats parlementaires. La censure du Conseil constitutionnel serait – restons prudents – probable. L’ensemble des mesures que je viens d’énumérer disparaîtraient du texte. Gardez cela à l’esprit, mes chers collègues, quand vous prendrez votre décision.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Gérald Darmanin, ministre. La seule disposition proposée par le Gouvernement, qu’elle soit ou non modifiée par les amendements des rapporteurs, permettrait déjà d’atteindre près de 4 000 mesures d’expulsion par an, alors que nous en enregistrons aujourd’hui à peine 400 à 500.
Je rappelle que l’arrivée avant l’âge de 13 ans sur le territoire national représente 69 % des cas dans lesquels l’expulsion n’est pas possible. Vient ensuite la protection des conjoints de Français, pour 22 %. Nous tranchons là le nœud gordien en matière d’expulsion des étrangers délinquants.
Je le précise, l’article 9 concerne des personnes qui auraient été définitivement condamnées à plus de cinq ans de prison ferme, de façon définitive et après l’épuisement de tout appel. Il s’agit donc bien de délinquants ou de criminels notoires.
Le Gouvernement avait imaginé de fixer le seuil à dix ans de prison et cinq ans en cas de récidive. La commission des lois propose un seuil à cinq ans. Nous allons la suivre.
Je rejoins Bruno Retailleau. Certaines situations sont difficilement compréhensibles pour les Français.
Je prends l’exemple de deux frères de nationalité étrangère nés l’un en 1991, l’autre en 1995. Arrivés en France en 2003, ils ont toujours été en situation régulière. Le premier a été condamné à dix ans d’emprisonnement pour viol sur personne vulnérable, et le second à sept ans d’emprisonnement pour proxénétisme aggravé sur mineur de moins de 15 ans.
Or les deux frères bénéficient de la protection de la loi : ils sont arrivés en France avant l’âge de 13 ans et chacun peut se prévaloir de son lien familial avec l’autre. (M. Bruno Retailleau s’exclame.) Un certain nombre de dispositions – le législateur pourrait s’en convaincre – sont, de toute évidence, absurdes.
Monsieur Retailleau, je comprends tout à fait l’esprit dans lequel vous présentez votre amendement. Je ne peux pas y souscrire, et je ne pourrai émettre sur ce dernier qu’un avis défavorable, non pas pour vous être désagréable, mais parce que je tiens, comme M. le rapporteur, à l’avancée du texte.
Je souhaite notamment qu’il soit validé par le Conseil constitutionnel. En effet, je ne saurais me passer des 3 600 arrêtés ministériels d’expulsion (AME) que ce texte pourrait me permettre d’obtenir.
Ces mesures sont, me semble-t-il, bien plus importantes que les autres dispositions que nous avons longuement évoquées.
La seule question à nous poser est de nous demander quelles mesures sont constitutionnelles et lesquelles ne le sont pas.
Je comprends bien que des considérations politiques puissent conduire à pousser dans un certain sens. Je pense néanmoins que nous allons déjà assez loin, dans le respect de la Constitution.
Je souhaite d’ailleurs rappeler un élément, pour la clarté de nos débats : le Conseil d’État considère que le fait d’excepter des protections prévues des étrangers qui continuent de menacer gravement l’ordre public « ne se heurte à aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel, dès lors que les décisions d’expulsion sont soumises au respect du principe de nécessité et de proportionnalité et de l’article 8 de la CEDH, et qu’elles sont placées sous le contrôle du juge ».
Le Conseil d’État ayant – il faut le souligner – validé notre dispositif, nous pensons que ce dernier est constitutionnel.
Monsieur Retailleau, votre amendement va plus loin. Non seulement vous proposez de lever toutes les protections – nous souhaitons les lever uniquement pour les personnes condamnées à plus de cinq ans de prison ferme –, mais vous ajoutez des dispositions tendant à infliger des peines d’ITF automatiques.
Vous engagez le juge à prononcer des peines automatiques, ce qui est contraire, vous le savez, à la Constitution, comme au principe de la libre individualisation des peines par les magistrats.
Par ailleurs, vous aggravez les peines encourues d’une manière que nous jugeons disproportionnée. Cela peut s’entendre politiquement, mais nécessite une réforme constitutionnelle, qui ne serait peut-être même pas suffisante pour apporter les garanties souhaitées ; nous aurons l’occasion d’en débattre lors de l’examen de la proposition de loi constitutionnelle que vous avez déposée.
Monsieur Retailleau, après cet échange, je vous invite à retirer votre amendement, pour le bien du texte, qui est conforme à la Constitution et qui va suffisamment loin.
Cela ne signifie pas que nous avons épuisé le débat sur les questions constitutionnelles et conventionnelles. Mais, en l’occurrence, nous sommes en train d’élaborer la loi ordinaire.
À défaut d’un retrait, je serais contraint d’émettre un avis défavorable sur votre amendement.
J’aurai l’occasion d’émettre un avis similaire sur un certain nombre d’amendements, à l’exception de l’amendement n° 631, sur lequel l’avis du Gouvernement sera favorable.
Vous l’avez compris, ce n’est pas un désaccord de principe que j’exprime ici. Je souhaite simplement sauver ce texte, qui est très important pour la sécurité de nos compatriotes.
M. le président. La parole est à Mme Corinne Narassiguin, pour explication de vote.
Mme Corinne Narassiguin. L’inconstitutionnalité de l’amendement n° 348 rectifié, qui est de surcroît également contraire à la convention européenne des droits de l’homme, a été, me semble-t-il, bien établie.
Nous sommes tous préoccupés par la lutte contre le terrorisme. Nous voulons tous nous assurer que l’État dispose des moyens de garantir la protection de nos concitoyens et concitoyennes face à de telles menaces.
Il serait bon que chacun évite les faux procès, les amalgames,…
M. Max Brisson. Personne n’en fait !
Mme Corinne Narassiguin. … ainsi que les manipulations et l’instrumentalisation de l’attentat d’Arras, ne serait-ce que parce que le présent projet de loi a été rédigé bien avant ce dernier.
Le régime de l’expulsion, tel qu’il existe aujourd’hui, comprend déjà des dispositions qui permettent de lever les protections dans les cas où il est établi que les personnes visées participent à des entreprises terroristes.
La question n’est pas de modifier encore une fois le droit ; le vrai sujet porte sur les moyens que nous voulons bien nous donner – et peut-être ne pas perdre – dans notre administration et dans nos préfectures.
Je pense notamment au suivi du travail illégal et à la multiplication des OQTF. Mobilisons plutôt les moyens de l’État sur le suivi des individus dangereux. En un mot, mettons les moyens là où c’est nécessaire.
Enfin, rappelons-nous aussi que, selon les chiffres du ministère de l’intérieur lui-même, la grande majorité des auteurs d’attentats déjoués ou commis depuis 2015 sont français. (M. Roger Karoutchi le conteste.)
M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, pour explication de vote.
M. Bruno Retailleau. Mon amendement vise à supprimer les exceptions à la règle que sont les protections dont bénéficient des étrangers ayant été condamnés, souvent, à de lourdes peines.
Il faut toujours lire les excellents rapports de la commission des lois. D’ailleurs, bien que nous ne soyons pas parfaitement sur la même longueur d’onde, je voudrais sincèrement remercier M. le rapporteur du développement qu’il vient de faire.
À la page 103 du rapport de la commission, on trouve, parmi les profils d’étrangers protégés contre l’expulsion, celui d’un « individu condamné à 42 reprises entre 1991 et 2019 pour des faits de vol, trafic de stupéfiants, violence sur conjoint, violence sur personne dépositaire de l’ordre public, outrage et agression sexuelle ». Est-ce faire un amalgame que de réclamer son expulsion ? Voilà ce dont il est question ! Nous ne pouvons pas noyer le débat dans des arguties juridiques.
Je respecte l’État de droit et la norme constitutionnelle. Mais nous devons rechercher l’équilibre entre, d’une part, l’expression de la volonté générale, la démocratie et la souveraineté populaire et, d’une part, les décisions juridictionnelles, d’autre part.
Rappelez-vous la période des attentats et les critiques dont nous avons fait l’objet. Avec notre collègue Philippe Bas, nous avions déplacé le curseur entre les libertés publiques et la sécurité, parce qu’il fallait alors faire face à des situations extrêmement dangereuses.
Par deux fois, le Conseil constitutionnel avait censuré la mesure réprimant la consultation de sites djihadistes. C’est incompréhensible !
C’est pour ces raisons que je pose un tel débat.
J’ai compris l’enjeu juridique autour de mon amendement. Je pourrais être disposé à le retirer sous réserve que M. le rapporteur et M. le ministre me donnent l’un et l’autre l’assurance que l’amendement de Roger Karoutchi, celui de la commission, celui de Mme Marie-Do Aeschlimann et celui du Gouvernement recueilleront un avis favorable.
En d’autres termes, je ne retirerai mon amendement qu’à la condition d’avoir la certitude qu’il existe une autre voie de passage. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Gérald Darmanin, ministre. J’ai déjà annoncé que le Gouvernement serait favorable à l’amendement de Mme la rapporteure.
Je dois encore examiner les autres, mais il me semble que l’amendement de M. Karoutchi n’est pas constitutionnel ou qu’à tout le moins, il soulève quelques questions.
Monsieur Retailleau, le texte du Gouvernement, modifié par la commission, permet déjà de répondre à l’exemple que vous avez pris dans le rapport de la commission des lois.
L’expulsion de la personne en question serait prononcée du fait non pas de votre amendement, mais de l’article 10 dans sa rédaction actuelle, c’est-à-dire celle de la commission.
Votre amendement aurait pour effet d’obliger le juge à prononcer une peine automatique de non-retour pour cette personne. En cela, il fragiliserait juridiquement l’avancée considérable que représente l’article 10.
En résumé, si je ne peux pas expulser la personne que vous citez en exemple aujourd’hui, je le pourrai demain, grâce à l’article du Gouvernement modifié par la commission des lois. L’objectif est donc atteint.
Je vais à présent regarder d’un œil particulier l’amendement de M. Karoutchi, comme je le fais pour l’ensemble des sénateurs, mais singulièrement pour M. Karoutchi. (Sourires.)