M. le président. La parole est à Mme Corinne Narassiguin. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Corinne Narassiguin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il y a maintenant plus de trente-cinq ans, la Nouvelle-Calédonie était au bord de la guerre civile. Michel Rocard, alors Premier ministre, et Louis Le Pensec, alors ministre des départements et territoires d’outre-mer, devaient relever des défis majeurs : ramener la paix, renouer les liens de la confiance et engager un mouvement de décolonisation pacifique et viable.
Les accords de Matignon en 1988, puis l’accord de Nouméa en 1998 ont été de grands tournants pour maintenir la paix civile après le drame d’Ouvéa, puis l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou.
Si la situation avait atteint un tel paroxysme, c’est en partie à cause de la marginalisation politique et économique des Kanaks, mais aussi, et surtout, en raison des manquements à la parole donnée par la France.
En 2008, dans une tribune commune, Michel Rocard et Lionel Jospin écrivaient : « Au terme du processus, entre quinze et vingt ans après la signature de l’accord de Nouméa, soit entre 2014 et 2018, la Nouvelle-Calédonie disposera donc de la quasi-totalité des compétences et des attributs de la souveraineté, et ses citoyens seront appelés à se prononcer pour savoir s’ils souhaitent le transfert des dernières compétences exercées par l’État. Cette construction originale doit permettre de bâtir un destin commun pour cette population pluriethnique, constituée du peuple d’origine et de ceux qui, depuis un siècle et demi, s’y sont installés durablement. Ce destin commun s’affirmera, soit dans la République française, soit dans un pays dont les liens avec la France seront à définir. »
Le processus engagé par l’accord de Nouméa et les trois consultations portant sur l’accession à la pleine souveraineté sont arrivés à leur terme le 12 décembre 2021, même si la troisième consultation pose de nombreux problèmes en termes d’organisation, de participation et donc de légitimité. Le Gouvernement s’est entêté à maintenir cette troisième consultation, sortant alors de sa neutralité et provoquant ainsi une période de blocage.
Il est clair que les élections provinciales qui doivent se dérouler entre le 12 avril et le 12 mai 2024 ne peuvent pas avoir lieu avec les listes électorales actuelles, qui excluent de trop nombreux Calédoniens. À l’issue de leurs travaux, François-Noël Buffet, Philippe Bas, Jean-Pierre Sueur et Hervé Marseille, rapporteurs de la mission d’information sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, avaient préconisé le report des élections s’il s’avérait impossible de procéder autrement.
Dès lors, nous approuvons dans son principe le report des élections et nous proposerons même la date du 30 novembre 2025 au lieu du 15 décembre 2024. Il s’agirait alors d’un report de dix-huit mois, une telle durée, acceptable selon l’avis du Conseil d’État, nous semblant beaucoup plus adaptée pour laisser du temps aux discussions en cours.
En effet, le consensus politique doit être la priorité absolue. Un accord global entre les parties doit être trouvé, afin de permettre à la Nouvelle-Calédonie de disposer d’un cadre institutionnel stable au cours des prochaines décennies. Cela passera par la réforme du corps électoral, mais aussi par la confirmation du droit à l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie, par l’amélioration de la répartition entre les collectivités des compétences et par le renforcement de ces dernières.
Les discussions entre les parties ont repris officieusement en ce sens en septembre 2023 lors de la rencontre entre les loyalistes et les indépendantistes à Bourail et grâce à la démarche constructive de l’UNI-Palika. C’est une bonne nouvelle, car le dialogue demeure le seul chemin viable pour parvenir à un accord politique pérenne.
Compte tenu de la reprise du dialogue, nous ne comprenons pas la pression qu’exerce le Gouvernement en liant le présent projet de loi organique à un projet de loi constitutionnelle, qui sera examiné dans quelques semaines et risque de compromettre les discussions en cours.
Nous proposerons également un amendement visant à réaffirmer l’impartialité et le rôle moteur de l’État dans les discussions. Rappelons ici que la nomination au Gouvernement de Sonia Backès fut un très mauvais signal.
De plus, présenter un projet de loi partiel, ayant pour seul objet l’élargissement du corps électoral, risque de compromettre toutes les chances d’aboutir à un accord global et de cristalliser les antagonismes.
Pour terminer, je citerai de nouveau les mots de Michel Rocard et de Lionel Jospin : « Plus que jamais, il faut parler, diagnostiquer sans complaisance les injustices qui persistent et y porter remède, rechercher ce qui rassemble et discuter de ce qui divise. L’État, partenaire politique des accords, en charge de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, doit assurer une mission permanente de dialogue. Il ne doit pas relâcher ses efforts et sa vigilance. […] La question calédonienne est d’intérêt national. Il y va de la position de notre pays dans le Pacifique et de l’honneur de la France, qui doit rester fidèle à la parole donnée. » (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à M. Georges Naturel. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Georges Naturel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi organique qui nous est aujourd’hui soumis est clair et répond aux demandes que l’ensemble des forces loyalistes calédoniennes formule depuis plusieurs mois. Il vise à reporter au plus tard au 15 décembre 2024 les élections des membres du congrès et des assemblées de province en Nouvelle-Calédonie.
Nous aurions certes préféré respecter le calendrier électoral initial. Ces élections auraient dû en effet se tenir dans moins de trois mois, soit au mois de mai prochain. Néanmoins, la réalité de la situation politique calédonienne nous impose ce report pour que ces élections respectent des exigences démocratiques fondamentales.
Il est en effet impossible que les électeurs calédoniens renouvellent les assemblées des trois provinces – la province Nord, la province Sud et celle des îles Loyauté –, ainsi que le congrès, sans que l’on ait réglé préalablement la question du droit de vote en Nouvelle-Calédonie.
Cela a été dit, plus de 42 000 électeurs calédoniens sont aujourd’hui exclus du corps électoral provincial, sur un total de 221 000 électeurs. Près de 20 % des électeurs seraient donc privés du droit de vote lors des élections provinciales si elles avaient lieu au mois de mai prochain avec un corps électoral gelé dans les conditions actuelles. Vous admettrez que cette situation serait inacceptable au regard des exigences démocratiques de notre République !
Parmi ces 42 000 citoyens français ainsi privés du droit de vote aux élections provinciales, certains vivent en continu depuis vingt-cinq ans en Nouvelle-Calédonie. Le droit de vote leur est refusé, car ils se sont installés après novembre 1998, date à laquelle le corps électoral provincial a été vitrifié.
Parmi eux, certains ont aujourd’hui entre 18 et 25 ans. Ils sont nés et ont vécu toute leur enfance en Nouvelle-Calédonie. Leur avenir se situe clairement dans ce territoire. Pourtant, ils ne pourraient pas participer aux élections provinciales, pour une simple et unique raison : leurs parents se sont installés en Nouvelle-Calédonie après novembre 1998, date à partir de laquelle le corps électoral a été gelé, les nouveaux arrivants et leurs descendants ne pouvant en faire partie.
La prolongation de sept mois, soit jusqu’à la fin de cette année, du mandat des assemblées actuelles vise donc à nous laisser suffisamment de temps pour réviser la Constitution et mettre fin au gel du corps électoral provincial.
Certains partis indépendantistes approuvent également ce report. Consulté sur ce projet de loi organique, le congrès de la Nouvelle-Calédonie a émis, à une large majorité, un avis favorable.
Les Calédoniens, dans leur très grande majorité, veulent que les assemblées locales soient renouvelées sans tarder, afin de renforcer leur légitimité démocratique. C’est pourquoi je serai opposé à l’amendement déposé par nos collègues socialistes, qui vise à reporter les élections provinciales jusqu’en novembre 2025.
Depuis mai 2019, la Nouvelle-Calédonie vit une situation politique paradoxale. Elle est dirigée au congrès et au gouvernement par une majorité indépendantiste, alors même que, à trois reprises – en 2018, en 2020 et en 2021 –, lors des consultations référendaires d’autodétermination, les Calédoniens se sont largement exprimés en faveur du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République.
La détérioration économique particulièrement grave que connaît notre territoire, au regard notamment de la situation de sa filière nickel, impose des décisions fortes qui ne peuvent être prises que par des assemblées relégitimées par le suffrage universel des Calédoniens.
Il est donc urgent, monsieur le ministre, que se tiennent de nouveau des élections et que le délai maximal du 15 décembre 2024 soit tenu. Il faut, mes chers collègues, prendre la mesure de l’importance d’un report de ces élections.
Je vous invite donc à accueillir favorablement ce projet de loi organique, indispensable pour la Nouvelle-Calédonie, dans la version qui nous est proposée par la commission et à l’adopter avec la majorité la plus large possible. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Thani Mohamed Soilihi applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Médevielle. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Pierre Médevielle. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la Nouvelle-Calédonie, communément appelée « le Caillou », peut nous sembler lointaine, mais elle s’est prononcée trois fois d’affilée en faveur de son maintien dans la République.
En matière de biodiversité, elle abrite 80 % d’espèces végétales endémiques, ce qui la classe, rapporté à sa superficie de 18 575 kilomètres carrés, première au monde en matière d’endémisme. Elle constitue aussi une zone économique exclusive de 1,3 million de kilomètres carrés et un espace géographique de grande importance stratégique pour notre pays.
D’un point de vue juridique, la Nouvelle-Calédonie bénéficie d’un statut sui generis régi par le titre XIII de la Constitution et la loi organique du 19 mars 1999.
De par son statut particulier, elle dispose d’un partage de souveraineté avec l’État, bien que cette notion fasse l’objet d’un débat doctrinal parmi les juristes. Elle bénéficie de ses propres institutions : un congrès, un sénat coutumier et même un gouvernement. Elle jouit aussi d’une autonomie partielle et peut ainsi voter des lois du pays dans certains domaines énumérés par la loi organique qui détermine son statut.
Cette année 2024 est particulièrement importante pour la Nouvelle-Calédonie. En effet, deux projets de loi lui seront consacrés : un projet de loi constitutionnelle visant à modifier le corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province, qui sera examiné au mois de mars au Sénat, et un projet de loi organique visant à reporter les élections de ces mêmes institutions.
Je ne m’attarderai pas sur le premier projet de loi, dont nous aurons l’occasion de débattre pleinement dans cet hémicycle dans quelques semaines. J’espère encore qu’un accord pourra être trouvé entre les acteurs politiques locaux, dans l’intérêt de tous les Calédoniens et, plus largement, de notre démocratie.
Le second projet de loi porte sur les élections qui devaient se tenir en mai prochain. Il vise à les reporter au plus tard au 15 décembre de cette année.
Avec le texte que nous examinons aujourd’hui, nous sommes appelés à répondre à la question suivante : devons-nous, oui ou non, reporter les élections des membres du congrès et des assemblées de province ? M. le ministre et M. le rapporteur nous ont clairement expliqué la nécessité de ce report : la tenue de ces élections constituerait un déni de démocratie tout à fait insupportable.
D’un point de vue juridique, il s’agit de savoir si les conditions nécessaires sont réunies afin de procéder à ce report. La réponse est oui : selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, un tel report doit être limité, exceptionnel et motivé par un objectif d’intérêt général. Je ne m’attarde pas sur ce point, le rapporteur nous ayant parfaitement expliqué en quoi le texte satisfaisait à ces conditions.
D’un point de vue plus politique, presque moral, la question se pose de savoir si un tel report est légitime et nécessaire. Sur ce point, le fait est qu’il n’apparaît plus légitime aujourd’hui de procéder à des élections en Nouvelle-Calédonie sans réinterroger au préalable la composition du corps électoral.
Je le rappelle, celui-ci a été restreint en 1998 à la suite de l’accord de Nouméa. Le corps électoral a ensuite été tout bonnement gelé lors de la révision constitutionnelle de 2007.
En 1998, nous étions tout juste dix ans après le drame d’Ouvéa. Vingt-cinq ans plus tard, le contexte et l’évolution démographique nous éloignent encore davantage de ce qui avait alors justifié une dérogation à certains principes constitutionnels.
Surtout, les conditions fixées par l’accord de Nouméa et qui devaient conduire à réinterroger la composition du corps électoral ont été satisfaites. Je pense notamment aux trois référendums sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie qui ont eu lieu en 2018, en 2020 et en 2021. Il est donc désormais nécessaire et légitime d’avoir ce débat, lequel devra cette année trouver une issue afin que les élections puissent se tenir.
Reporter les élections en 2025 ne me semble pas raisonnable. Je pense que nous avons perdu suffisamment de temps. La Nouvelle-Calédonie est en souffrance économique et sociale et ses habitants ont besoin d’être rassurés. J’espère que, avec ce report et le projet de loi constitutionnelle que nous examinerons au mois de mars, nous pourrons leur apporter rapidement des réponses afin que la Nouvelle-Calédonie puisse avancer dans la sérénité et dans l’unité. Elle en a bien besoin.
Le groupe Les Indépendants – République et Territoires votera ce projet de loi, tel qu’il a été adopté par la commission des lois. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP et sur des travées du groupe UC.)
M. le président. La parole est à M. Hervé Marseille. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Hervé Marseille. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, par les accords de Matignon du 26 juin et du 20 août 1988 et l’accord de Nouméa du 5 mai 1998, la Nouvelle-Calédonie s’est engagée dans un processus unique, négocié et ensuite constitutionnalisé, d’émancipation au sein de la République française.
Depuis de nombreuses années, la Chambre haute a multiplié les initiatives pour permettre un suivi attentif du dossier calédonien : création d’une mission d’information dont j’ai eu l’honneur d’être l’un des rapporteurs ; mise en place d’un groupe de contact spécifique présidé par le président du Sénat, Gérard Larcher – cela témoigne de l’importance, comme l’a rappelé le rapporteur, que nous attachons au sujet – ; nombreux rendez-vous avec les autorités et les groupes politiques calédoniens.
Nous sommes arrivés aujourd’hui au bout du chemin engagé il y a trente-cinq ans. Les Calédoniens ont choisi de demeurer au sein de la République à trois reprises.
Toutefois, nous devons noter que l’expression d’une majorité s’est érodée au fil des consultations et que le troisième référendum a fait l’objet d’une abstention massive, à hauteur de 56 % du corps électoral, le FLNKS ayant décidé de ne pas y participer.
Eu égard à l’histoire du pays, d’une part, et aux résultats des consultations d’autodétermination, d’autre part, nous devons, en tant que responsables politiques, redoubler d’humilité et de sens des responsabilités.
L’accord de Nouméa prévoit qu’en cas de réponse négative à la question posée, « les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ». C’est le processus qu’a engagé le Gouvernement ces deux dernières années, avec des fortunes diverses.
Aujourd’hui, le dialogue entre l’État et les indépendantistes est – hélas ! – quasiment rompu : l’Union calédonienne, principale formation politique du FLNKS, a décidé de ne plus participer à aucune rencontre et l’Union nationale pour l’indépendance (UNI) de Paul Néaoutyine a précisé que ses représentants étaient susceptibles de se retirer des discussions si la situation n’évoluait pas d’ici à la fin du mois de mars. Cette formation, pourtant traditionnellement très constructive, a même indiqué que la situation actuelle pourrait « ranimer une situation insurrectionnelle dans le pays ».
Différentes initiatives politiques ont été prises par ailleurs par les non-indépendantistes afin de renouer le dialogue avec les indépendantistes sans la présence de représentants de l’État.
Je pense notamment à celle prise par Calédonie ensemble – formation dont fait partie notre ancien collègue Gérard Poadja –, accompagné par l’UNI, qui a abouti à un document intitulé Propositions de convergences pour un grand accord. Une autre initiative a été engagée par les loyalistes, dont les résultats demeurent pour l’heure inconnus.
C’est dans ce contexte que le Gouvernement a déposé deux textes : un projet de loi organique tendant à repousser la date des élections provinciales et un projet de loi constitutionnelle visant à faire évoluer la composition du corps électoral spécial pour les élections provinciales.
Le projet de loi organique que nous examinons aujourd’hui est un texte assez simple, « anodin » comme l’a dit le rapporteur, qui prévoit de reporter les élections provinciales à une date non précisée, au plus tard le 15 décembre 2024.
Ce texte a recueilli l’avis favorable d’une large majorité transpartisane du congrès, même si les groupes indépendantistes et non indépendantistes souhaitent ce report pour des raisons différentes.
Le second texte, de nature constitutionnelle, concerne le corps électoral spécial et son dégel. Ce sujet occupe une place centrale dans les discussions en cours, puisque c’est ce corps électoral spécial, issu de l’accord de Nouméa et gelé depuis 2007, qui sera amené à participer aux prochaines élections provinciales.
Or les évolutions démographiques sur l’île sont telles que, si les personnes exclues de cette liste représentaient près de 7,5 % des électeurs en 1999, elles sont aujourd’hui 19,3 %, soit presque un cinquième des électeurs.
Dans son avis du 7 décembre 2023, le Conseil d’État a rappelé qu’il était nécessaire de revenir à un corps électoral provincial glissant, les dispositions actuelles comportant « des dérogations aux principes d’universalité et d’égalité du suffrage » qu’il convient de modifier afin « d’en corriger le caractère excessif résultant de l’écoulement du temps ».
Le dépôt d’un texte constitutionnel ne traitant que de la question du dégel du corps électoral spécial, que le Sénat devrait examiner à la fin du mois de mars, est loin de faire l’unanimité, contrairement au report que nous examinons aujourd’hui.
Il s’agit d’une solution « partielle et unilatérale », qui, au lieu d’aiguillonner le dialogue entre les différentes parties prenantes, comme vous l’aviez évoqué en commission, monsieur le ministre, va au contraire contribuer à aggraver les tensions.
Il nous semble en conséquence opportun de nous interroger sur la temporalité envisagée pour l’examen de ce texte, d’autant plus que le report des élections proposé par le Gouvernement doit donner aux différentes parties plus de temps pour parvenir à un accord sous l’égide de l’État, à un consensus s’inscrivant dans un cadre républicain et démocratique.
Le cadre républicain, c’est l’accord de Nouméa qui a été constitutionnalisé et approuvé par 72 % des Calédoniens. Il doit constituer le plancher de ce nouveau consensus.
Le cadre démocratique, c’est le résultat des consultations référendaires, l’expression de la souveraineté du peuple calédonien sur son avenir, qui doit en constituer le plafond.
La mission d’information sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie avait d’ailleurs souhaité que les différents sujets institutionnels ne soient pas traités de manière isolée, en silos, et avait marqué sa nette préférence pour un accord global.
Cette position est également celle du Conseil d’État, qui considère que la recherche du consensus, poursuivie depuis vingt-cinq ans par les gouvernements successifs constitue une donnée fondamentale de l’élaboration de l’organisation politique qui prendra la suite de celle issue de l’accord de Nouméa.
Les heurts qui se sont déroulés la semaine dernière ont constitué un exemple, si besoin en était, du contexte particulièrement préoccupant sur l’île.
Le groupe Union Centriste votera évidemment le projet de loi organique qui nous est présenté aujourd’hui.
Pour autant, nous appelons de nos vœux, monsieur le ministre, une nouvelle initiative. Nous savons que vous êtes déjà beaucoup engagé sur ce sujet, mais comme on dit à Tourcoing, « yes, you can » ! (M. le ministre sourit.) Une telle initiative devra permettre de construire un accord, dans le prolongement de la poignée de main entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, dans le respect des principes de liberté, d’égalité et de fraternité, sur cette « terre de parole, terre de partage », puisque telle est la devise de la Nouvelle-Calédonie. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et INDEP et sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Olivier Bitz applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Mélanie Vogel. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
Mme Mélanie Vogel. Alors que l’accord de Nouméa a ouvert la voie à un processus de décolonisation qui doit in fine pouvoir aboutir à une réelle mise en œuvre de l’autodétermination néo-calédonienne, la Nouvelle-Calédonie demeure traversée par de profondes inégalités dans tous les domaines. Ces inégalités sont le miroir de l’histoire coloniale. On constate ainsi un décrochage scolaire beaucoup plus important parmi les élèves dont la langue maternelle n’est pas le français, mais aussi des inégalités en termes de revenus ou d’occupation des postes à responsabilité dans l’économie – et j’en passe.
Ces problèmes ne peuvent évidemment pas être résolus dans le cadre du statut actuel, qui a toujours été conçu, nous le savons, comme transitoire. Vingt-cinq ans après la signature de l’accord de Nouméa, il est temps que ce statut évolue. C’est pourquoi les négociations en cours réunissant tous les acteurs locaux et l’État sont essentielles.
Dans l’esprit de la démocratie consociative, qui a permis de bâtir des ponts sur les fractures profondes, ces échanges doivent permettre un accord de long terme sur un nouveau statut : ils seront inclusifs ou ils ne seront pas ; ils se feront au rythme des acteurs concernés ou ils échoueront.
Le Gouvernement a décidé de ne pas reporter le troisième référendum et insisté pour l’organiser en plein covid-19 alors que les indépendantistes demandaient son report, que la pandémie touchait, de manière inégale par rapport au reste de la société, les Kanaks, en particulier les personnes les plus marginalisées, et que d’autres scrutins ont été reportés du fait du covid-19 – j’ai moi-même été élue dans le cadre d’un scrutin reporté d’un an à cause de la pandémie du covid-19. Cette décision a fait mal au processus en cours.
À l’époque, le ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu, avait déclaré : « En démocratie, les élections se tiennent à l’heure. » Deux ans plus tard, constatant l’échec de la stratégie de l’entêtement, le Gouvernement propose de lui-même un report des élections en Nouvelle-Calédonie, ce report ne faisant pas consensus sur place.
Tel est le contexte, difficile, dans lequel ce projet de loi nous est soumis. Certes, des circonstances exceptionnelles peuvent justifier le report d’un scrutin, le Conseil constitutionnel est extrêmement clair à ce sujet.
Mais le report qu’il nous est proposé de voter, ainsi que sa durée, ne résulte malheureusement pas d’une évaluation objective, ni du contexte, ni des circonstances exceptionnelles, lesquelles, nous le reconnaissons, existent bel et bien.
Le plan du Gouvernement est de pousser à ce que des négociations sur un nouveau corps électoral aient lieu en sept mois ou bien d’imposer une modification qu’il aura lui-même choisie. Cette proposition de loi, compte tenu de la manière dont elle nous est soumise et du moment où elle nous est présentée, est de nature à déstabiliser les négociations, dans un contexte déjà fragile.
Oui, c’est vrai, cela a été dit, un cinquième des habitantes et des habitants de la Nouvelle-Calédonie serait exclu du scrutin s’il avait lieu selon les règles actuelles. Oui, il s’agirait d’une atteinte manifeste au principe du suffrage universel. Oui, pour des raisons objectives – le temps passe ! –, cette situation, si elle n’est pas réglée, ne peut mathématiquement qu’empirer.
Donc oui, encore oui, cette situation doit évidemment évoluer, mais cette évolution doit impérativement être négociée avec tous les acteurs.
La procédure actuelle pourrait éventuellement être envisageable si le contenu de la réforme était consensuel, mais ce n’est manifestement pas encore le cas.
La réforme du corps électoral proposée par le Gouvernement ne peut pas aboutir, tout du moins aujourd’hui. Pis, en poussant cette réforme, alors que des négociations sont en cours et pourraient ne pas aboutir d’ici au mois de décembre, nous prenons un risque politique plus grand. Telle est la crainte du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires.
Une réforme du corps électoral ne peut être actée qu’à l’issue d’un dialogue entre tous les acteurs. Un projet de loi constitutionnelle pourrait alors être déposé pour traduire cet accord commun. Ensuite, de nouvelles élections pourraient avoir lieu avec le corps électoral ainsi modifié, et ce même si des élections avaient lieu cette année, en mai, avant un éventuel accord.
Si nous ne sommes pas convaincus par le report des élections en décembre 2024, c’est donc non pas parce que nous considérons que le corps électoral actuel n’est pas un problème, au contraire, mais parce que, parmi les diverses options envisagées, dont, disons-le franchement, aucune n’est satisfaisante, nous avons l’impression que l’adaptation du calendrier électoral et la prise en compte de toutes les questions qui en découlent devraient intervenir à la suite d’un accord politique, et non en amont. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. le président. La parole est à M. Robert Wienie Xowie.
M. Robert Wienie Xowie. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, par ce texte, le Gouvernement propose de reporter les élections du pays au plus tard le 15 décembre 2024, le temps de modifier la Constitution pour ouvrir plus largement le corps électoral et d’organiser le scrutin qui doit normalement se tenir en mai 2024.
Le Gouvernement, en facilitant l’intégration des nouveaux arrivants en prévoyant une durée de résidence de dix ans, cherche à légitimer une nouvelle forme de colonisation de peuplement en organisant une noyade démographique du peuple originel.
C’est totalement contraire aux résolutions des Nations unies, qui recommandent aux « puissances administrantes » de « veiller à ce que l’exercice du droit à l’autodétermination ne soit pas entravé par des modifications de la composition démographique dues à l’immigration ou au déplacement de populations dans les territoires qu’elles administrent ».
Dorénavant, le gouvernement français décide seul, au nom de la démocratie, qui sera citoyen calédonien et met ainsi fin aux équilibres ardemment négociés entre partenaires calédoniens.
Souvenons-nous que l’ouverture du droit à l’autodétermination aux communautés arrivées par la colonisation est le fruit de l’accord de Nainville-les-Roches en juillet 1983. Souvenons-nous que la citoyenneté calédonienne a été un enjeu essentiel de l’accord de Nouméa. Aujourd’hui, avec ce projet de loi, la question de la citoyenneté calédonienne est définitivement et unilatéralement préemptée par l’État.
Le Gouvernement veut ainsi revenir sur la réforme constitutionnelle de 2007 engagée par Jacques Chirac qui, lui, nous avait compris et dont je salue la mémoire.
Lors de l’examen de ce texte au congrès de la Nouvelle-Calédonie, le 17 janvier dernier, un hommage appuyé a été rendu à Louis Le Pensec, qui fut ministre des départements et territoires d’outre-mer dans le gouvernement de Michel Rocard. Ces deux hommes furent les principaux artisans des accords de Matignon : ils ont su bâtir des accords de paix.
Nous avions alors été habitués à un gouvernement privilégiant toujours le dialogue, l’intelligence et la compréhension mutuelle.
Malheureusement, cette méthode semble révolue. Sous prétexte d’encouragement au dialogue, le Gouvernement accélère la cadence et veut prendre de vitesse l’opinion française et le peuple kanak par la même occasion. La justification maladroite du projet de loi montre que l’objectif du report n’est pas de faciliter les discussions. Ce changement brutal de méthode suscite de très vives inquiétudes.
Les indépendantistes, au congrès, ont dénoncé l’incapacité de l’État français à apporter au dossier calédonien des solutions durables et souligné le non-respect de la parole donnée par Édouard Philippe, devant le comité des signataires, de reporter le référendum à la fin 2022. De même, ils ont dénoncé la légèreté avec laquelle sont traités des éléments fondamentaux de l’accord de Nouméa, qui n’appartiennent qu’aux discussions entre partenaires locaux.
La volonté de l’État de contraindre les partenaires indépendantistes à conclure absolument un accord global avant le 1er juillet ignore le temps du palabre.
Les accords de paix ont été les accords les plus aboutis que la Nouvelle-Calédonie ait connus ; ils ont même été cités en exemple dans le monde en plusieurs occasions.
Nous déplorons que cet esprit, qui a contribué à déployer le vivre-ensemble, n’anime plus nos interlocuteurs actuels. Le Gouvernement a choisi son camp et remet en cause le corps électoral, qui est l’essence même de ce processus novateur et inédit de décolonisation. Il annonce une date ultimatum pour conclure les discussions : le 1er juillet. Et, si un accord venait à être conclu, les élections provinciales pourraient être repoussées une nouvelle fois jusqu’à décembre 2025 pour laisser le temps de modifier la loi organique.
Or la Cour de cassation, dans son arrêt du 22 juin 2023, considère que les circonstances locales perdurent au regard des droits de l’Homme aussi longtemps que notre pays reste sur la voie de la décolonisation. Les élections provinciales pourraient donc, sans ambiguïté, se tenir normalement.
Au nom de la démocratie, on nous a refusé de reporter la date de la troisième consultation référendaire. Le ministre des outre-mer Sébastien Lecornu nous disait alors que, dans une démocratie, on tient ses élections à l’heure… Au nom de cette même démocratie, l’État sollicite un report « exceptionnel et transitoire », pour reprendre les termes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Le report à la fin 2022 de la troisième consultation n’aurait-il pas été tout aussi exceptionnel et transitoire ?
Un poids, deux mesures ! Et nous sommes de nouveau devant ce dilemme : si la démocratie se révèle être un obstacle à la décolonisation, laquelle de ces deux notions devient prioritaire ? Il n’y a pas de réponse prédéfinie. La réponse, une fois de plus, devrait être donnée par l’histoire.
Chez nous, le temps du palabre est plus profitable que la témérité. Le Président du Sénat l’a lui-même rappelé, lors de notre première rencontre : le temps du palabre est un temps de sagesse. N’oublions jamais que les accords de Matignon et de Nouméa sont des accords de paix, qui ont permis, depuis trente-six ans, un vivre-ensemble si cher aux Calédoniens.