Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie et de l’énergie. Monsieur le sénateur Buis, je veux vous rassurer : si la clairette de Die n’est pas soumise au décret IEF, elle est une appellation d’origine protégée (AOP) bien de chez nous, et elle est à ce titre protégée, y compris dans les accords de commerce international.
Les enjeux que vous mentionnez, notamment viticoles, ne relèvent certes pas directement du champ de la procédure IEF, mais ils sont pris en compte dans le cadre de la gestion du foncier agricole. Le rôle et le pouvoir des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), outil très français, a été renforcé, à la fin du précédent mandat, par la loi du 23 décembre 2021 portant mesures d’urgence pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires, dite loi Sempastous, du nom du député auteur de ce texte.
Je partage votre conviction que l’investissement étranger n’est pas une fin en soi. Je préférerais pour ma part que des investissements français et européens permettent à toutes nos entreprises de se développer.
La réalité – nous avons évoqué ce point hier encore à Berlin, lors du conseil des ministres franco-allemands, où je me suis rendu avec le Président de la République – est toutefois que nous manquons, en Europe, de capitaux de long terme, ce qui n’est pas le cas des grandes zones d’investissement telles que l’Amérique du Nord. Pour remédier à cette situation, il nous faut renforcer notre capacité collective à développer une épargne française et européenne susceptible d’investir dans les entreprises.
En France, des milliards d’euros se trouvent sur des comptes dormants ou sont investis dans des obligations, des supports monétaires, tandis que nous avons trop peu d’investissements dans le capital-actions.
Nous travaillons au renforcement de l’union des marchés des capitaux au niveau européen. Nous travaillons également à l’allongement de l’horizon de nos investissements, afin de donner envie, y compris à nos jeunes, d’investir dans les entreprises. Tel est le sens du plan d’épargne avenir climat instauré par la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, dite loi Industrie verte.
Nous y travaillons également en Européens, puisque le chancelier allemand Olaf Scholz et le président Macron sont convenus de porter un projet de produit d’épargne européen qui nous permettra de renforcer les entreprises européennes.
Je vous rejoins donc sur la direction à prendre, monsieur le sénateur. Soyez assuré que nous nous y employons. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret. (M. Akli Mellouli applaudit.)
Mme Hélène Conway-Mouret. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je remercie les collègues qui ont sollicité l’inscription de ce débat à l’ordre du jour.
Alors que les États-Unis, le Canada ou encore l’Australie ont mis en place des mécanismes de contrôle des investissements étrangers dès les années 1970, la prise de conscience par les pays européens, notamment la France, a été plus tardive.
Cela s’explique naturellement par le fait que l’Europe s’est construite autour d’un marché commun gouverné par les principes de la libre circulation des biens et des capitaux, du libre-échange, mais aussi de la liberté des relations financières avec l’étranger, dont la Chine bénéficie de plus en plus, en dehors des investisseurs traditionnels que sont les États-Unis, le Royaume-Uni ou le Canada. L’exemple le plus frappant est la prise de contrôle, par la Chine, des principaux ports européens, qui a commencé par celle du Pirée, en 2016.
La pandémie a fait bouger les lignes et poussé l’Union européenne à se doter d’un mécanisme de filtrage afin de renforcer son autonomie stratégique.
Au sein de ce mouvement mondial, la France doit trouver un équilibre subtil entre les deux impératifs – vous l’avez évoqué, monsieur le ministre – que sont, d’une part, le renforcement de son attractivité pour accroître sa compétitivité, dont le sommet Choose France, avec ses promesses d’investissements à hauteur de 15 milliards d’euros, est l’un des leviers, et, d’autre part, la réduction de ses dépendances et la protection des secteurs sensibles de la prédation d’investisseurs étrangers derrière lesquels des États concurrents peuvent être à la manœuvre.
C’est dire toute l’importance d’être en mesure de tracer les chaînes de capitaux. Le renforcement du niveau de contrôle le 1er janvier 2024 tout comme l’extension de son champ à de nouveaux domaines vitaux vont dans le bon sens.
Prenons garde, toutefois, que ces mesures ne dissuadent nos potentiels investisseurs et ne débouchent sur des mesures de rétorsion.
Parmi les secteurs sensibles que nous devons protéger, je pense naturellement à celui de la défense, qui a attiré 42 % des investissements contrôlés en 2022 et qui fait l’objet d’un contrôle renforcé du fait de son caractère stratégique et consubstantiel à notre souveraineté.
Ce tissu industriel est fort de 4 000 entreprises et de 200 000 emplois en France. La guerre en Ukraine a prouvé l’importance de notre base industrielle et technologique de défense, aux dépendances limitées, maîtrisées et, surtout, consenties.
Alors qu’il est demandé à ces entreprises de produire plus, plus vite et de prendre des risques, celles-ci sont confrontées à deux obstacles majeurs.
Si la commande publique est un gage de sécurité pour les industriels, elle ne constitue tout d’abord pas une garantie pour autant. L’allongement du calendrier d’un certain nombre de commandes et de livraisons de plusieurs programmes – Scorpion, Rafale, frégates – par rapport à ce que prévoit la loi de programmation militaire l’atteste.
Nos industriels, en particulier les TPE, PME et start-up, peinent ensuite à emprunter du fait des réticences des établissements bancaires à leur consentir des prêts. Ils peinent aussi à lever des capitaux du fait de la frilosité des investisseurs français, avec pour conséquence l’abandon de leurs activités duales, ce qui prive de plus en plus le domaine militaire de la recherche innovante du monde civil.
Il n’est donc pas surprenant que nos entrepreneurs soient tentés de faire appel à des capitaux étrangers. Ce manque d’intérêt des investisseurs français va jusqu’au rachat par des groupes étrangers d’entreprises au cœur de notre souveraineté, telle Exxelia, entreprise qui produit les composants électroniques complexes utilisés par nos sous-marins nucléaires d’attaque, nos avions de combat ou nos lanceurs Ariane. Les exemples de rachat sont, hélas ! nombreux.
L’intelligence économique, qui vise précisément à procéder à une lecture fine des intérêts manifestés par des opérateurs publics ou privés étrangers à l’égard de nos industriels pour nous renseigner sur les segments qui font défaut à nos concurrents, ne mérite-t-elle pas d’être consolidée ? Elle doit in fine permettre d’éviter à temps la disparition de sous-traitants stratégiques, la fuite des compétences et la captation de pépites technologiques par nos compétiteurs, en particulier extraeuropéens, comme ce fut le cas in extremis pour Photonis, car c’est bien sûr par l’avance technologique que se jouera la prééminence militaire dans les prochaines années.
Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Hélène Conway-Mouret. Si la prise de conscience de la nécessité de protéger nos intérêts est bien là, le cœur du problème demeure l’insuffisance des financements.
N’est-il pas urgent de développer de nouveaux instruments, tels qu’un produit d’épargne européen, pour trouver des financements sans créer de nouvelles dépendances, monsieur le ministre ?
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie et de l’énergie. La réponse est oui, madame la sénatrice ! Le Président de la République et le chancelier de la République fédérale d’Allemagne ont annoncé hier qu’ils souhaitaient développer un produit d’épargne qui permettra notamment d’investir davantage dans l’industrie européenne, et sans doute en premier lieu dans l’industrie de défense, qui – il faut le reconnaître – est aujourd’hui encore trop nationale.
La France est un grand pays de défense, mais aussi un grand pays d’industrie. Pour avoir une industrie de défense de classe mondiale, il faut que le marché de celle-ci dispose de débouchés au-delà du territoire national.
Si le secteur de la défense est fort dans notre pays, c’est pour l’heure en partie grâce à la commande publique. Comme vous le savez, bien que la défense soit exclue du code de la commande publique par des directives européennes, nous avons la possibilité – et c’est heureux – de nous prévaloir de la préférence nationale, pour notre défense nationale comme pour l’exportation.
Il nous faut parvenir à marcher sur ces deux jambes.
Certains dossiers relatifs au secteur de la défense ont été bloqués, tandis que d’autres dossiers ont été autorisés sous réserve de conditions très strictes. Chaque dossier fait l’objet d’un travail d’orfèvre guidé par la souveraineté nationale, en lien avec le ministère de la défense, notre objectif étant de développer une industrie de défense puissante et de qualité. Cela suppose de disposer de davantage de capital, notamment européen.
Toute action concourant au renforcement de notre capacité de défense européenne est naturellement bienvenue.
Comme le Président de la République l’a indiqué dans son discours de la Sorbonne, la défense est l’un des grands axes stratégiques européens qui doivent faire l’objet de manière durable d’une préférence européenne, ce qui est le cas en France, mais pas nécessairement partout ailleurs en Europe.
Mme la présidente. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret, pour la réplique.
Mme Hélène Conway-Mouret. Je vous remercie de votre réponse, monsieur le ministre. Avec Pascal Allizard, nous avons convoqué les mêmes arguments pour souligner l’importance de soutenir le financement de la base industrielle et technologique de défense et éviter les difficultés qu’emporte la situation actuelle, en particulier la nécessité, pour nos entrepreneurs, de faire appel à des investisseurs étrangers.
En ce qui concerne les mécanismes de contrôle qui sont à l’œuvre et qui peuvent être renforcés, je citerai le veto que les États-Unis opposent une dizaine de fois par an au rachat d’entreprises américaines par des entreprises étrangères, quand nous ne bloquons que trois projets de ce type chaque année dans notre pays. Peut-être avons-nous des progrès à faire dans le sérieux que nous devons exiger des investisseurs qui peuvent avoir des envies de prédation sur ce que nous possédons de plus précieux.
Mme la présidente. La parole est à Mme Marta de Cidrac.
Mme Marta de Cidrac. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, hier Arcelor, leader mondial de l’acier, Pechiney, leader mondial de l’aluminium, Alstom, géant mondial de l’énergie, mais aussi Technip, Lafarge, Alcatel et Essilor ; demain, peut-être, Biogaran ou Atos : depuis quinze ans, la fragilisation et la vente de nos fleurons industriels ont été sans précédent.
Jamais, en si peu de temps, nous n’avons perdu ce que des générations de Français ont mis des décennies à bâtir.
À qui la faute, me direz-vous, mes chers collègues ? Au tournant des années 2000, la faute à cette idée folle : ce « monde qui vient » verrait les pays développés délocaliser à l’étranger, pour ne garder que les services. En somme, une mondialisation heureuse où le marché n’entrerait jamais en concurrence avec les intérêts nationaux.
Pendant quinze ans, cette vaine croyance a infusé dans toutes les sphères, politique, économique, financière. Une sorte d’exception française s’appuyant sur l’idée que les investisseurs n’ont pas de passeport.
Tous les courants politiques ont leur part de responsabilité, mais certains plus que d’autres. Le Président de la République a été ministre de l’économie entre 2014 et 2016. Son revirement souverainiste post-covid, certes salutaire, paraît tardif et surtout, une fois de plus, soufflant dans le sens du vent.
Le mal a été fait. S’il s’annonce peu aisé, le rétablissement doit tous nous mobiliser.
Pour mémoire, nous débattons d’un dispositif qui a pour origine un décret jugé trop protectionniste à l’époque, et qui avait été réactivé par Arnaud Montebourg avant sa démission. « On a toujours tort d’avoir raison trop tôt », disait Marguerite Yourcenar.
S’il n’est plus possible de réparer la casse de ces quinze dernières années, tentons aujourd’hui de défendre ce qui peut l’être.
Le contrôle des investissements étrangers est, à ce titre, une arme. Nous avons vu en septembre dernier le Gouvernement élargir le champ des activités dites stratégiques aux matières premières critiques, de même que le Sénat a voté récemment un suivi plus soutenu des engagements pris au titre du dispositif IEF.
Indéniablement les choses avancent, et il faut le saluer.
Terminé le temps des grandes fusions, aux éléments de langage préparés par les banques conseils, les cabinets et les agences de communication – « mariage entre égaux », « nouveau leader mondial » ! La crise de souveraineté vécue pendant le covid-19 aura rendu inaudibles ce genre d’arguments auprès des Français. Nos compatriotes ont montré qu’ils étaient attachés à leurs fleurons, et en tant que décideurs publics nous devons accompagner ces aspirations.
Assez ironiquement, les liquidateurs d’hier sont de toute évidence devenus les grands défenseurs de la souveraineté française d’aujourd’hui, quitte parfois à « montrer les muscles » en surjouant l’esprit du dispositif IEF. Chacun en conviendra : une vision souveraine met du temps à s’acquérir.
D’un extrême à un autre, nous sommes passés en 2014 de la vente d’Alstom à General Electric, qui ne concernait rien de moins que notre autonomie nucléaire, au blocage, en 2021, de la fusion entre Carrefour et Couche-Tard ; celle-ci ne présentait pourtant aucun risque pour la souveraineté alimentaire. Sept ans s’étaient écoulés, pendant lesquels le Président de la République d’aujourd’hui a fini par désavouer le ministre de l’économie de François Hollande qu’il était alors.
Le contrôle des investissements étrangers doit donc s’exercer à bon escient : frapper juste, au bon endroit et sans excès. L’idée est d’en minimiser l’imprévisibilité sans décourager non plus les investisseurs étrangers, à plus forte raison lorsque nos intérêts stratégiques ne sont pas menacés.
Cela m’amène à la réflexion suivante. Depuis plusieurs années, notre droit se sédimente à l’épreuve du temps et des événements ; il nous faut maintenant consolider une doctrine d’emploi ferme et efficace.
Aux États-Unis, le système du CFIUS, pourtant bien plus dur que notre dispositif IEF, n’aura jamais été l’ennemi des affaires, bien au contraire !
Aujourd’hui, l’actualité rattrape la théorie et se télescope avec le présent débat. Il s’agit de la vente de Biogaran et du potentiel démantèlement d’Atos, deux dossiers qui seront scrutés quant à l’emploi que Bercy fera du dispositif IEF. Des paroles transpartisanes fortes ont été exprimées sur le dossier Atos ; je les salue et y apporte mon soutien.
Bien que n’étant doté jusqu’à présent d’aucune prérogative en la matière, le Parlement a toujours été un rempart et un aiguillon de vérité pour défendre le patrimoine industriel des Français.
Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Marta de Cidrac. Monsieur le ministre, vous l’aurez compris, je souhaitais non pas vous poser une question, mais vous soumettre ces réflexions.
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie et de l’énergie. J’ai bien entendu vos réflexions, madame la sénatrice : je suis d’accord sur l’essentiel, mais votre présentation de certains dossiers, notamment celui d’Alstom, était quelque peu biaisée.
On oublie souvent de raconter la totalité de l’histoire : quand Alstom a décidé de vendre ses turbines à General Electric, la société était dans une situation extrêmement difficile. Elle s’est ensuite développée, puis est devenue un des champions mondiaux du transport via l’acquisition de Bombardier, que j’ai évoquée tout à l’heure. Dans le même temps, l’activité des turbines à gaz s’est effondrée dans le monde : GE a perdu énormément d’argent et a finalement décidé de revendre ses activités, que nous allons – je l’espère, car la transaction n’est pas encore complètement actée – racheter, dans le cadre de la relance du nucléaire.
Il faut donc faire attention, et regarder toute l’histoire : grâce à la transaction que certains ont regrettée, nous avons aujourd’hui un champion mondial dans le secteur du matériel de transport ferroviaire. Je ne sais pas dans quel état serait Alstom si la société avait gardé son activité turbines.
Concernant les autres dossiers sensibles – Biogaran, Atos –, nous les suivons de très près. Tout dépend de l’identité des acquéreurs potentiels, mais s’ils viennent de l’étranger, et a fortiori d’un pays situé en dehors de l’Union européenne, nous faisons un examen minutieux : nous sommes prêts à nous opposer à des transactions ou à imposer des conditions draconiennes, dans le respect de l’équilibre que j’ai précédemment présenté.
Mme la présidente. La parole est à Mme Marta de Cidrac, pour la réplique.
Mme Marta de Cidrac. Monsieur le ministre, l’idée est non pas de refaire l’histoire et de vous demander de nouveau des explications, mais d’être vigilant pour l’avenir, comme vous l’avez dit.
J’ose espérer que les parlementaires que nous sommes seront aussi associés à ces réflexions. C’était le sens principal de mon intervention, car nous abordons là des sujets très sensibles qui peuvent relever de la souveraineté nationale. J’espère que nous aurons votre attention.
Mme la présidente. La parole est à M. Cyril Pellevat.
M. Cyril Pellevat. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais commencer par remercier, à mon tour, et saluer notre collègue Jean-Baptiste Lemoyne d’avoir pris l’initiative de ce débat.
Dès la proclamation du principe de liberté des relations financières entre la France et l’étranger en 1966, les sujets de défense ont été exclus de son application, au nom de l’intérêt de la Nation. Par la suite, à partir des années 1980 et plus récemment avec le décret Montebourg et la loi Pacte, la France a fait le choix de contrôler les investissements étrangers en France dans divers autres domaines, en soumettant à l’autorisation de Bercy les IEF portant sur une activité réalisée en France et qui, même occasionnellement, participe à l’exercice de l’autorité publique ou est de nature à porter atteinte aux intérêts nationaux.
Sont ainsi concernés, comme cela a été dit à plusieurs reprises – je ne les rappellerai donc pas –, les secteurs dits sensibles par nature, dont la liste est dressée par voie réglementaire.
Plus récemment, le ministre de l’économie a souhaité renforcer les contrôles et, depuis le 1er janvier 2024, ont été incluses dans cette liste les activités portant sur les matières premières critiques, la photonique, les technologies intervenant dans la production d’énergie bas-carbone et la sécurité des établissements pénitentiaires. De même, le régime d’autorisation a été étendu aux prises de contrôle de succursales en France par des entités de droit étranger, et – cela a aussi été dit, voilà l’inconvénient d’être le dernier orateur ! – le seuil déclenchant le contrôle IEF dans les sociétés françaises cotées a été abaissé de 25 % à 10 % des droits de vote.
Cette volonté de renforcer les contrôles se comprend, car elle permet de protéger les intérêts stratégiques français et d’éviter que nos fleurons puissent tomber dans les mains d’États qui pourraient chercher à nuire à la France ou dont les valeurs sont trop différentes des nôtres.
Toutefois, il faut être prudent et ne pas tomber dans un protectionnisme exacerbé. Nous ne pouvons pas, dans le cadre de notre objectif de souveraineté économique et industrielle européenne, nous désoler du manque d’investissements en Europe si nous les entravons, en particulier s’ils sont intraeuropéens. Rappelons que les entreprises de l’Union européenne sont, elles aussi, soumises à la plupart des contrôles mis en place.
Plusieurs spécialistes s’inquiètent de la tendance actuelle au durcissement des contrôles qu’ils estiment être un frein à la constitution de géants européens dans des secteurs stratégiques. Nous devons rester un pays, un continent, ouvert aux capitaux étrangers afin de permettre l’émergence d’un véritable marché de l’investissement dans l’Union européenne.
Un équilibre doit donc être trouvé entre protection de nos intérêts et développement de notre souveraineté économique et industrielle européenne.
Aussi, monsieur le ministre, je souhaiterais savoir comment vous envisagez la construction d’une approche européenne en matière d’IEF qui permettrait de concilier protection de nos actifs stratégiques et nécessité de faire émerger des géants européens dans le cadre de la construction d’une souveraineté économique européenne. La France se positionne-t-elle à Bruxelles en faveur d’une véritable vision européenne sur la question des investissements intraeuropéens ou préférez-vous vous en tenir à une vision plus nationaliste ? Si tel est le cas, pour quelles raisons ?
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué, pour répondre à M. Pellevat, puis pour quelques propos conclusifs. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie et de l’énergie. Monsieur le sénateur, je vous remercie de vos remarques, qui montrent la nécessité de trouver un équilibre : nous souhaitons une France et une Europe ouvertes sur le monde, en mode « conquête » et non en mode « citadelle imprenable, mais assiégée ».
Nous devons agir en Européens, même si un certain nombre d’éléments importants de souveraineté restent nationaux. J’y insiste, il faut trouver un équilibre. À ce stade, la coordination entre les pays est bien développée, mais sachez que cinq États membres de l’Union n’ont pas de procédure IEF ou l’équivalent, quel que soit le nom qu’on lui donne.
Un règlement européen en cours de discussion devrait contraindre chaque État membre à avoir sa propre procédure, car nous ne souhaitons pas qu’un pays ou un autre devienne le lieu privilégié pour servir de cheval de Troie.
Cher Jean-Baptiste Lemoyne, je tenais à vous remercier tout particulièrement, ainsi que Mme Lienemann, qui ne siège plus dans cet hémicycle, mais avec laquelle vous avez beaucoup travaillé sur ce dossier depuis de nombreuses années. En effet, vous nous permettez de débattre aujourd’hui de manière extrêmement franche, transparente, lucide et équilibrée du sujet des investissements étrangers en France – c’est un défi –, et plus généralement de l’intelligence économique. Il faut que nous puissions, à la fois, nous protéger et nous projeter de manière structurée et systématique, en informant la représentation nationale sur le dispositif, mais aussi en l’associant aux réflexions. Pour tout cela, je vous remercie infiniment.
Mesdames, messieurs les sénateurs, depuis 2019, nous avons profondément rénové notre dispositif national d’intelligence et de sécurité économiques, au-delà d’ailleurs du seul contrôle des investissements étrangers en France, avec trois objectifs : protéger nos actifs stratégiques d’une déstabilisation, tout en captant les opportunités de partenariats internationaux bénéfiques et en maintenant le principe d’une économie ouverte ; garantir nos chaînes d’approvisionnement, car, nous l’avons vu pendant la crise du covid-19, elles peuvent être mises à mal ; prévenir l’application d’une réglementation étrangère qui affecterait nos intérêts économiques, industriels et scientifiques – un point important, même si nous l’avons peu évoqué aujourd’hui.
Pour atteindre ces trois objectifs, nous utilisons des outils qui nous permettent de prioriser notre surveillance sur des entreprises, des laboratoires publics, des technologies critiques et des secteurs particuliers. Nous avons évidemment en tête des États dont nous nous méfions un peu plus que d’autres – il faut le reconnaître.
Ce dispositif élargi et renforcé nous a permis de détecter et de traiter près de 1 000 cas de sécurité économique en 2023, soit trois fois plus qu’en 2020, ce qui traduit la montée en puissance de notre détection et peut-être aussi celle des risques. Nous avions répertorié 350 alertes de sécurité en 2020, 480 en 2021, puis 700 en 2022 et, je viens de le dire, presque 1 000 en 2023.
Pour entrer dans le détail, près de 50 % des alertes sont de nature capitalistique : investissement, achat d’une part minoritaire, etc. Ensuite, 40 % des alertes concernent des risques sur les savoirs et savoir-faire stratégiques. Enfin, 10 % des alertes relèvent d’actions de déstabilisation ou du simple droit commun.
En la matière, je vous assure que nous n’avons que des partenaires, et aucun ami.
Parallèlement, le Gouvernement a significativement renforcé ses instruments d’action selon le principe que toute alerte détectée doit être traitée.
Au-delà du contrôle des investissements étrangers, sur lequel je vais revenir, notre premier réflexe est de toujours établir un dialogue avec les entreprises et les investisseurs identifiés de façon à éluder, atténuer ou éliminer la menace. Face au développement des législations à portée extraterritoriale, nous avons renforcé – c’est un point très important – l’applicabilité et la reconnaissance de la loi du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, dite loi de blocage. Ce texte vise à nous prémunir contre des demandes d’information au titre de procédures judiciaires ou administratives que nous qualifierions d’abusives.
Nous avons ainsi, par un décret récent du 18 février 2022, créé un guichet d’accompagnement des entreprises qui est rapidement monté en charge – on a noté 98 saisines en deux ans –, avec une reconnaissance quasi systématique par les autorités étrangères de son action.
Nous mobilisons également des fonds publics, en lien avec Bpifrance, notamment la poche d’investissement French Tech Souveraineté dotée de 650 millions d’euros.
Enfin, nous venons, par un décret très récent du 14 mai 2024, de renforcer le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation. Il permet d’empêcher des individus ou des entités malintentionnés d’accéder aux savoirs et savoir-faire sensibles.
Par ailleurs, et l’essentiel de nos débats aujourd’hui ont porté sur ce point, la France dispose désormais de l’un des régimes les plus aboutis s’agissant du contrôle des investissements étrangers en France. Je ne le décrirai pas, car il l’a déjà largement été par vous, mesdames, messieurs les sénateurs, dans vos interventions et par moi-même dans mes réponses. Le dispositif a été renforcé trois ou quatre fois au cours de ces dernières années. En janvier 2024, il a été étendu à la recherche et développement (R&D) dans les technologies bas-carbone, d’extraction, de transformation et de recyclage de matières critiques : ces secteurs sont, si je puis dire, les derniers nouveaux venus !
Nous avons aussi renforcé les moyens humains, comme j’ai eu l’occasion de l’évoquer : près de 30 personnes travaillent quotidiennement à l’instruction des demandes et au suivi des engagements, et je les en remercie.
Malgré le ralentissement de l’activité de fusions-acquisitions dans le monde, l’activité du contrôle des IEF est restée stable en 2022. Vous aurez le rapport complet pour 2023, qui devrait être prêt d’ici à la fin du mois de juin, mais les premières indications que nous avons eues montrent une relative stabilité de l’activité. Le nombre de dossiers était de 325 en 2022, de 328 en 2021 et le chiffre sera similaire en 2023.
En 2022, 131 opérations d’investissement étranger ont été autorisées par le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, 53 % d’entre elles étant assorties de conditions pour préserver les intérêts nationaux. Ce taux s’élève, dans le secteur de la défense, qui représente à lui seul 40 % des procédures IEF, à 76 % des autorisations délivrées.
Le rapport qui sera disponible à la fin de juin sera complété par les informations que vous aviez demandées à la suite du dernier rapport, notamment d’informations sur les contrôles des contrôles. Une fois le contrôle effectué et les conditions fixées, est-ce suivi d’effets ? La réponse est oui : le suivi est fait de manière systématique.