M. le président. La parole est à M. Pierre Médevielle. (Mme Nadège Havet applaudit.)
M. Pierre Médevielle. « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » : c’est ainsi qu’Henry Kissinger raillait la désunion européenne. Il n’est pas impossible que cette mauvaise plaisanterie revienne bientôt au goût du jour outre-Atlantique.
Que l’on aime ou que l’on déteste Donald Trump, une chose est tout à fait certaine : il aura pour seule boussole la défense des intérêts américains.
Trump ne nous fera pas de cadeaux. Alors, le meilleur cadeau que nous pouvons nous faire, à nous Européens, c’est de ne pas lui en faire ! Il s’agit non pas d’ouvrir les hostilités avec nos alliés historiques, mais d’adapter notre positionnement stratégique à cette nouvelle donne géopolitique. L’Union européenne doit redevenir une puissance si elle ne veut pas rester la vassale des autres puissances. Elle doit rester fidèle à ses valeurs et s’engager pour la paix et la prospérité, mais elle doit surtout défendre ses intérêts.
Le déclin géopolitique du vieux continent s’explique d’abord par son décrochage économique. Pour redevenir une puissance, l’Europe doit renouer avec la croissance. Pour ce faire, elle doit redevenir une terre de production.
J’identifie trois principaux chantiers pour y parvenir : investir massivement dans l’innovation ; mobiliser la commande publique pour nos entreprises ; faire de l’action climatique un levier de compétitivité.
Premier chantier : pour rester dans la compétition technologique mondiale, l’Europe doit faire de l’innovation une obsession économique. C’est non pas une option tactique pour tenter de gagner une ou deux places dans la compétition mondiale, mais une question de vie ou de mort. Si nous cessons d’innover, nous ne pourrons plus garantir la pérennité de notre modèle socio-économique.
Il fallait sans doute qu’un Européen convaincu le dise aussi crûment pour que tous les Européens commencent à y croire. En effet, le rapport Draghi est très clair : si nous n’investissons pas massivement pour moderniser notre économie, l’Union européenne ne pourra plus justifier sa propre existence. Mario Draghi estime cet effort à 800 milliards d’euros par an.
Comment administrer un tel électrochoc ? À l’évidence, il faut précisément moins administrer. La bureaucratie ne favorise jamais la compétitivité ; j’y reviendrai.
La puissance publique dispose aussi d’un puissant levier d’action pour servir en priorité les intérêts européens : la commande publique. C’est le deuxième chantier.
La révision de la directive de 2014 sur la passation des marchés publics doit permettre une réorientation stratégique claire. Nous devons donner priorité à nos entreprises. Pour appréhender la mondialisation avec un peu plus de sérénité, il faut cesser de considérer que les Européens sont des consommateurs avant d’être des producteurs.
Le troisième chantier consiste à faire de l’action climatique un levier de compétitivité, et non l’inverse. Le Pacte vert de la précédente Commission partait d’une excellente intuition : la pérennité de notre économie passe par la transition écologique, pour la simple raison que le réchauffement climatique menace nos intérêts économiques.
Mais la transition écologique ne doit être ni un exercice de repentance ni un appel à la décroissance. Le Pacte vert, par sa dérive bureaucratique, risque de plomber notre économie.
Je conclurai ce propos par un sujet cher à mon cœur : l’agriculture. Celle-ci ne saurait être la seule priorité de la nouvelle Commission, mais elle sera la jauge de son succès. Si l’Europe continue à ouvrir ses marchés à tous les vents, tout en étouffant ses propres agriculteurs sous les normes, alors elle aura échoué. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP. – Mme Nadège Havet applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Monsieur le sénateur Médevielle, je ne peux que partager votre constat, ces sujets sont des questions de vie ou de mort pour l’Europe.
Avant même l’élection de Donald Trump, le protectionnisme, le soutien à l’industrie et la hausse des tarifs douaniers étaient déjà des tendances de l’administration Biden. Nous aurions dû en tirer les conséquences, indépendamment des résultats de l’élection. À présent, l’urgence est devant nous.
Je suis intégralement d’accord sur les priorités que vous avez mentionnées. La révision de la directive sur la passation des marchés publics figure dans la lettre de mission du candidat français à la Commission, Stéphane Séjourné.
En outre, le rapport Draghi identifie de nombreuses pistes prioritaires comme l’unification des marchés de capitaux, l’union bancaire, la réforme de la politique de concurrence et des aides d’État, la simplification et le soutien à l’innovation : autant de priorités pour que l’Europe devienne de nouveau un continent de producteurs et non pas uniquement de consommateurs.
M. le président. La parole est à Mme Marta de Cidrac. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Marta de Cidrac. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que nous débattons ce soir de la politique européenne de la nouvelle Commission et de l’influence de la France, il me semble important d’aborder notre politique étrangère et certains de ses corollaires en ayant en tête l’agitation internationale.
La nouvelle Commission européenne doit inspirer à la France de la vigilance, de l’exigence et de l’anticipation. Tel n’a malheureusement pas toujours été le cas dans le passé…
Tout en restant fidèle à ses engagements européens, la France a des intérêts à défendre. La nouvelle Commission, elle, doit entendre les États membres et ne pas donner l’impression de naviguer à vue.
Nous assistons à un véritable basculement des ambitions diplomatiques de la nouvelle gouvernance vers l’est, les pays d’Europe centrale et orientale gagnant en influence. Ceux qui ne sont pas encore membres sont courtisés par la nouvelle commissaire à l’élargissement : la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine sont les nouveaux élus de cette politique, qui aura pour effet de déplacer un peu plus le centre de l’Europe vers l’est.
Les observateurs internationaux le disent, les conditions dans lesquelles se sont récemment tenues les élections en Moldavie et en Géorgie étaient inquiétantes d’un point de vue démocratique. À part l’avancée à marche forcée de la Commission, rien ne permet de dire que ces pays sont de sérieux candidats à l’intégration. Nous devons donc rester vigilants, ne pas faire de promesses que nous ne pourrions pas tenir et demeurer exigeants sur les critères d’intégration, qui ne peuvent être incomplètement atteints.
Les ambitions de la diplomatie européenne doivent être plus alignées avec les intérêts des États membres fondateurs. Les intérêts des pays d’Europe centrale et orientale ne sont pas nécessairement ceux de la France. Par exemple, faut-il élargir l’Union à l’Ukraine, au risque que l’agriculture de ce pays entre en concurrence avec la nôtre ? Poser la question, c’est commencer à y répondre. Anticipons avec lucidité.
Oui, la France doit faire entendre sa voix et tempérer un tropisme qui, en l’état, ne sert pas suffisamment ses intérêts.
Par ailleurs, tout le monde a constaté le retour de Donald Trump outre-Atlantique et d’un America first décomplexé, avec ce que cela pourrait signifier pour les enjeux climatiques ou le droit des femmes.
En tant qu’Européens, nous ne pouvons ignorer la fragilité de notre autonomie stratégique et notre besoin de maintenir une alliance transatlantique équilibrée. Au milieu des turbulences mondiales, nous ne devons pas oublier nos rivaux géopolitiques que sont la Chine, la Russie ou encore l’Iran.
Les États-Unis seront toujours fidèles à eux-mêmes et nos attentes ne sauraient être démesurées. Soyons réalistes et pragmatiques, car aucune des deux dernières administrations américaines n’était plus favorable que l’autre à l’Europe.
De même, un nouveau défi international de taille se profile pour la nouvelle Commission : il concerne le numérique. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) puis, plus récemment, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) ont permis de protéger les données, de préserver une concurrence équitable et de garantir la sécurité des utilisateurs européens.
Plus généralement, ces règles sont allées dans le sens d’une limitation du monopole des grandes plateformes, en imposant des règles de transparence à leurs algorithmes.
Un nouveau défi se présente : celui de l’intelligence artificielle (IA), secteur dans lequel les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) investissent très massivement. Ces entreprises développent des IA de plus en plus puissantes et intégrées dans nos vies quotidiennes, depuis les assistants personnels jusqu’aux outils professionnels, en passant par le secteur de la cybersécurité.
Certes, le règlement établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle adopté cette année a permis de définir un cadre rigoureux pour garantir que les IA soient a priori sûres, transparentes et respectueuses des droits fondamentaux. Des restrictions ont été prévues pour les systèmes à haut risque, comme ceux qui sont utilisés dans les domaines de la reconnaissance faciale ou du recrutement.
Malheureusement, ce règlement ne fait qu’effleurer le sujet et de lourdes incertitudes demeurent, notamment dans le volet relatif à la cybersécurité. Alors que l’IA est de plus en plus implantée dans ce domaine, la nouvelle Commission devra remettre l’ouvrage sur le métier. Il est urgent de permettre l’émergence de solutions cybereuropéennes et indépendantes.
De même, face à l’intégration de plus en plus fréquente d’IA pilotées par les Gafam dans nos outils numériques du quotidien, il conviendra de prendre des mesures analogues à celles qui ont été prises à l’époque lors de l’adoption du RGPD.
Il y a urgence à agir, car les géants du numérique outre-Atlantique battent tous les records d’investissement dans l’intelligence artificielle, sur fond d’une compétitivité déjà asymétrique entre l’Europe et les États-Unis.
En conclusion, qu’il s’agisse de grande diplomatie ou de soft power, la nouvelle Commission ne peut se permettre d’osciller entre navigation à vue et absence de vision à long terme. Plus que jamais, la vigilance, l’exigence et l’anticipation doivent être de mise. Monsieur le ministre, il y va aussi de l’intérêt de la France. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Madame la sénatrice, la politique d’élargissement de l’Europe est également un facteur de stabilité géopolitique. Les zones grises à nos portes, trop longtemps négligées, sont devenues des zones d’ingérence de puissances étrangères hostiles et d’instabilité potentielle.
Toutefois, cette politique doit se faire sur la base du mérite. L’intégration est soumise à des conditions très claires, en matière de respect de l’État de droit, de réforme des marchés ou de lutte contre la corruption. En outre, lors d’un élargissement, les institutions européennes doivent également être réformées pour fonctionner avec plus de membres.
Les élargissements prendront le temps nécessaire. La France, avec ses voisins, est prête à accompagner le mouvement, mais il n’y a ni procédure accélérée ni décision politique visant à le forcer. Il faut faire en sorte que les pays candidats n’intègrent l’Union européenne que le jour où ils y seront totalement prêts. La France est extrêmement vigilante à cet égard.
En ce qui concerne le numérique et l’intelligence artificielle, vous avez souligné le travail réalisé par la précédente Commission, notamment par le commissaire Breton. Vous le savez, il s’agit de l’une des priorités fléchées par le Président de la République lors du plan de relance.
Notre souveraineté en ce domaine passera non seulement par la régulation et les normes, mais avant tout par l’investissement et l’innovation. À défaut, nous nous retrouverions dépendants des innovations des autres, qui fixent les normes.
L’agenda de la précédente Commission était largement centré sur la régulation. Il me semble que le prochain agenda devra être axé sur l’investissement, la simplification et l’innovation pour assurer notre souveraineté dans les domaines du numérique, de l’intelligence artificielle ou de l’informatique quantique, mais aussi dans tous les secteurs d’innovation.
M. le président. La parole est à M. Olivier Henno. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Olivier Henno. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, Donald Trump ayant été réélu président des États-Unis – ce n’est pas un scoop ! –, l’Europe devra plus que jamais faire preuve de puissance – cela a été dit dans nombre des interventions précédentes – face au géant américain, dont la doctrine sera « l’Amérique d’abord ».
Il faut s’attendre à voir les États-Unis se replier sur eux-mêmes encore davantage que ces dernières années. Comme l’a justement indiqué Jean-François Rapin, nous devrons peut-être regarder vers le Pacifique plutôt que vers l’Atlantique.
Le devoir de l’Union européenne est de procéder à des réformes importantes pour ne pas dévisser, mais surtout pour conserver, voire accroître sa compétitivité. Le rapport de Mario Draghi est à cet égard en tout point d’actualité. Peut-être n’a-t-il pas été assez mis en lumière en France, où la création de richesse demeure l’angle mort du débat public, ce que nous regrettons.
Ce rapport met en avant trois axes pour relancer la croissance au sein de l’Union européenne : innover pour combler nos retards technologiques, adopter un plan commun pour la décarbonation et la compétitivité, renforcer la sécurité et réduire les dépendances.
En posant un diagnostic sévère, mais juste, Mario Draghi propose dans son rapport des réformes structurelles qui pourraient être extrêmement utiles pour rendre l’Union européenne plus forte. Il souligne par exemple que le ralentissement de la croissance de la productivité est associé à celui de la croissance des revenus et à un affaiblissement de la demande intérieure en Europe.
L’écart entre le PIB européen et le PIB américain est passé d’un peu plus de 15 % à 30 % entre 2002 et 2023. L’écart entre les PIB par habitant s’est moins creusé, car la croissance démographique a été plus rapide aux États-Unis qu’en Europe, mais il reste important. En parité de pouvoir d’achat, il est passé de 31 % en 2002 à 34 % aujourd’hui. En clair, l’Europe et la France dévissent pour ce qui est de la création de richesse.
Dans son rapport, Mario Draghi fait au total 170 propositions et préconise une nouvelle stratégie industrielle pour libérer le potentiel d’innovation dans l’Union et investir en mutualisant les ressources. Il estime que la mise en œuvre de ses propositions nécessiterait entre 750 milliards et 800 milliards d’euros d’investissements par an d’ici à 2030, soit 4,5 % du PIB européen.
Pour accroître l’innovation, il est proposé de doubler le budget du programme-cadre de recherche et d’innovation en le portant à 200 milliards d’euros sur sept ans et de créer une agence européenne pour l’innovation. Cette mesure va dans le bon sens. Nous avons en Europe des ingénieurs et des chercheurs de talent ; encourageons-les à rester chez nous et à ne pas céder aux sirènes des géants américains du secteur. Garder les talents européens sur le sol européen, quel bel objectif !
Un autre thème sera aussi au cœur des préoccupations de la future Commission : les relations diplomatiques et les conflits à nos frontières. Le poids de la France dans le jeu diplomatique européen s’est amoindri ces derniers temps, ainsi que nous l’avons constaté lorsque le Président de la République a déclaré ne pas exclure l’envoi de troupes au sol en Ukraine, sans être suivi par nos partenaires européens.
Or, aujourd’hui, l’Union européenne doit faire front commun pour aider l’Ukraine face à la Russie. Nous ne pouvons pas exclure la possibilité que les États-Unis de Donald Trump cessent de livrer des armes à l’Ukraine. L’Union européenne devra alors accélérer sa production pour ne pas abandonner l’Ukraine à un triste sort. La France est dans la course sur ce sujet, ainsi que François Bonneau l’a rappelé.
Pour conclure, les enjeux sont de taille dans ce contexte géopolitique chaque jour un peu plus incertain. La France devra, au sein des instances européennes, promouvoir des réformes de compétitivité pour que l’Union reste dans la course sur l’échiquier mondial.
N’oublions jamais ce mot d’André Frossard : l’histoire de l’Europe occidentale est un destin voulu, et non un destin fortuit.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Monsieur le sénateur Henno, je partage totalement votre analyse.
Il faut en effet conserver nos talents, nos chercheurs, nos ingénieurs, nos scientifiques, nos entrepreneurs en Europe. Les chiffres donnés dans les rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi prouvent que, en matière de publications scientifiques, l’Europe est très bien placée par rapport à ses concurrents chinois ou américains, mais qu’elle décroche en revanche en matière de dépôts de brevet et surtout de commercialisation des innovations.
Il est donc nécessaire de permettre la mobilisation de l’épargne, tant privée que publique, pour soutenir les innovations de rupture, en s’inspirant par exemple de la Darpa américaine, la Defense Advanced Research Projects Agency, liée au Pentagone.
Soutenir les start-up, mobiliser l’investissement, faciliter le développement des entreprises à l’échelon européen : tous ces chantiers sont nécessaires. Nous devons avoir cette belle ambition de conserver nos talents en Europe afin de développer l’autonomie de notre continent.
M. le président. La parole est à M. Michaël Weber. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Michaël Weber. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la nouvelle Commission, plus conservatrice que jamais, devra pourtant reprendre le chantier le plus ambitieux de notre histoire, celui du Pacte vert.
Le diagnostic posé était simple : personne ne peut, en son âme et conscience, défendre un modèle de vie où l’air que nous respirons est vicié, où l’eau que nous buvons et la nourriture que nous mangeons sont contaminées, où la nature périclite, où les sols s’appauvrissent, où le climat s’emballe et où les catastrophes s’enchaînent.
Pourtant, alors que les circonstances exigent de faire preuve de volontarisme, la composition politique de la nouvelle Commission ne reflète en rien les préférences électorales des citoyens. Tout concourt à faire d’elle un simple secrétariat du Conseil européen, dénué de toute autonomie et incapable de définir un intérêt général. La Commission étant dominée par des gouvernements réactionnaires, la culture européenne du consensus est dangereusement mise en péril.
La Commission ne doit pas céder à la pression politique des extrêmes. L’Union européenne doit rester ce lieu où nous faisons en conscience des choix inscrits dans le long terme pour le climat, pour une alimentation durable, pour la biodiversité et pour plus de justice. La véritable responsabilité de la France, au-delà de ses inquiétudes sur son influence, est de contribuer au maintien d’une politique commune forte, indépendante et résolue.
Or rien n’est plus délétère que l’incertitude provoquée par les atermoiements et les renoncements qui brouillent notre message et nous détournent de ce que nous sommes. Le fameux cap devient un chemin en zigzag, l’objectif s’éloigne et le découragement, voire le cynisme, nous gagne.
La plupart des grands projets européens pour l’avenir ont ainsi été fortement compromis. Le plan de réduction de l’utilisation des pesticides est aujourd’hui lettre morte. La stratégie « de la ferme à l’assiette » est en partie démantelée. L’application du règlement contre la déforestation et la dégradation des forêts est reportée sous la pression des États-Unis et du Brésil. La révision du règlement Reach, pierre angulaire de la stratégie « zéro pollution », a également été reportée à plusieurs reprises. Enfin, les ambitions environnementales de la politique agricole commune (PAC), fruits de plusieurs années de travail et de réflexion, ont été enterrées en l’espace de quelques semaines, tandis que le projet d’interdire la vente de moteurs thermiques d’ici à 2035 suscite déjà une fronde.
Le retour de Donald Trump sur la scène internationale signifie en outre le mépris des règles, la défense coûte que coûte des énergies fossiles, l’entrave à la réglementation stricte de l’usage des pesticides et des organismes génétiquement modifiés (OGM), le dénigrement, enfin, des ambitions écologiques et climatiques de l’Europe. Ne nous laissons pas entraîner dans la course à un capitalisme sauvage, vers notre propre ruine et celle du monde.
Aux plus conservateurs d’entre nous, à ceux qui demeurent attachés à la préservation de la nature et des paysages, qui renvoie à une tradition, à une identité, à un modèle d’agriculture familiale, à une alimentation locale, je demande de ne pas oublier cette fameuse phrase de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Si nous voulons que rien ne change, il faut tout changer. »
Que nous le voulions ou non, le monde est en mutation. Notre responsabilité, celle de la France dans une Union incertaine et imprévisible, est de ne pas subir cette évolution, en tenant le cap du progrès social et environnemental. Ainsi, la seule question qui vaille est la suivante : la France a-t-elle encore le poids nécessaire pour assumer cette responsabilité ?
Monsieur le ministre, j’ai écouté bien sûr votre réponse à l’intervention de Bernard Jomier. Nous vous jugerons sur vos actes. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Monsieur le sénateur, il faudra en effet l’agilité du Guépard pour relever tant de défis ! Vous pourrez compter sur notre détermination.
Les ambitions environnementales de la France, portées lors du mandat précédent dans le cadre du Pacte vert, répondent à des enjeux de compétitivité et d’autonomie stratégique sur le plan énergétique. Nous investissons dans les énergies renouvelables, dans le nucléaire et dans la décarbonation de notre continent.
Ces ambitions restent des objectifs majeurs, que nous n’opposons pas à la compétitivité ni à l’investissement dans la réindustrialisation de l’Europe. Au contraire, l’objectif est bien de faire de notre continent un modèle et un pilote sur ces sujets, notamment en ce qui concerne nos relations avec nos grands partenaires commerciaux, à commencer par les États-Unis.
M. le président. La parole est à M. Ronan Le Gleut. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Ronan Le Gleut. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, et si nous passions à l’âge adulte ?
Le continent européen a délégué sa sécurité collective aux États-Unis, principalement au travers de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Tous les quatre ans, les Européens sont-ils pour autant condamnés à trembler face aux suffrages exprimés par quelques électeurs américains dans certains États pivots ? Devons-nous continuer à renoncer à assurer notre propre sécurité collective, élément pourtant fondamental de notre souveraineté ?
En réalité, le premier mandat du président Trump tout comme sa récente campagne électorale sont des éléments de fragilisation de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Par conséquent, notre sécurité collective est, de fait, fragilisée.
Face à cela, nous, Français, commettons l’erreur de ne pas écouter nos partenaires. Parce que, à juste titre, les Français considèrent que leur sécurité est assurée par leur propre armée, parce que nous sommes le seul pays à disposer de la dissuasion nucléaire, parce que sur terre, sur l’eau, dans les airs ou dans l’espace nous disposons de la meilleure armée d’Europe, nous considérons que nous assurons nous-mêmes notre sécurité. C’est juste, mais nos partenaires ont confié presque aveuglément leur sécurité au parapluie américain.
Par conséquent, nous avons un rôle particulier à jouer pour aller vers l’autonomie stratégique. En effet, non seulement nous avons la première armée d’Europe, mais du point de vue diplomatique, dans l’Europe post-Brexit, nous sommes le seul pays de l’Union européenne à disposer d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies.
Au sujet de la fragilisation du traité de l’Atlantique Nord, l’ancienne ministre des armées Florence Parly avait très justement indiqué, les États-Unis ayant une conception transactionnelle de leur adhésion à l’Otan, que « la clause de solidarité de l’Otan s’appelle article 5, pas article F-35 ».
Dès lors que l’article 5 est fragilisé, nos partenaires européens sont d’une certaine manière autorisés à ne pas acheter systématiquement sur étagère le matériel américain. La France doit se réveiller et saisir cette opportunité nouvelle. Nous fabriquons le meilleur matériel au monde. Nos ingénieurs font preuve d’un brio exceptionnel. Toutes les études objectives établissent que le Rafale est incontestablement le meilleur avion de chasse de la planète. Naval Group, KNDS, MBDA, tous les acteurs français ou européens sont capables de produire les meilleurs matériels.
En conséquence, compte tenu de la fragilisation de l’article 5, il est temps de développer une base industrielle et technologique de défense véritablement européenne, que les Européens se saisissent enfin de leur propre destin et se tournent vers l’achat prioritaire de matériels européens.
Dans ce contexte, la France a un rôle à jouer en matière de défense et d’industrie : saisissons l’élection de Trump comme une occasion pour la France, et donc pour l’Europe. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Monsieur le sénateur, je partage votre analyse. Elle est d’ailleurs valide indépendamment du résultat de la récente élection américaine, puisque les tendances protectionnistes, l’unilatéralisme, l’éloignement de l’Europe et la priorité donnée à la rivalité stratégique avec la Chine, ainsi que les appels des présidents tant démocrates que républicains pour que les Européens investissent davantage dans leur propre défense sont des tendances structurelles, dont le président élu est un accélérateur ou un révélateur. À cet égard, on le voit, il y a une continuité de la politique américaine.
Vous l’avez dit de manière éloquente, les Européens ne peuvent pas laisser leur sécurité dépendre des décisions que prennent tous les quatre ans les électeurs du Michigan ou du Wisconsin.
Nous devons donc investir dans notre autonomie stratégique et dans l’industrie de la défense. La France a un rôle à jouer pour développer la préférence pour l’industrie européenne de défense, parce que nous portons une vision stratégique de la défense du continent. Nous continuons d’investir dans notre outil de défense et de sécurité. À l’issue des deux mandats du Président de la République, nous aurons doublé le budget de défense de la France, et j’espère que cette dynamique se poursuivra.
Sachons aussi écouter nos voisins et respecter les impératifs de sécurité de nos partenaires, tant ceux qui sont en première ligne face à la menace de la Russie que ceux qui placent la relation transatlantique au cœur de leur sécurité. Sachons répondre à leurs inquiétudes et à leurs préoccupations géopolitiques : c’est ainsi que nous pourrons bâtir l’Europe de la défense, l’autonomie stratégique et la souveraineté européenne que nous appelons de nos vœux.