COM (2002) 746 final
du 20/12/2002
Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution
Texte déposé au Sénat le 21/01/2003Examen : 18/06/2003 (délégation pour l'Union européenne)
Justice et affaires intérieures
Création d'un titre exécutoire
européen
Textes E 2002 et E 2179
COM (2002) 159 final et COM
(2002) 746 final
(Procédure écrite du 18 juin 2003)
Il s'agit de deux initiatives de la Commission européenne - une proposition de règlement portant création d'un titre exécutoire européen pour les créances incontestées ; un Livre vert sur une procédure européenne d'injonction de payer et sur des mesures visant à simplifier et à accélérer le règlement des litiges portant sur des montants de faible importance - qui s'inscrivent dans le cadre de la coopération judiciaire en matière civile.
Bien qu'elles aient le même objet, faciliter le recouvrement des créances au sein de l'Union européenne, elles procèdent de deux logiques différentes, voire contradictoires. Dans sa proposition de règlement, la Commission européenne privilégie la mise en oeuvre du principe de la reconnaissance mutuelle. Cette proposition vise, en effet, à supprimer la procédure d'exequatur dans toutes les situations qui se caractérisent par l'absence de litige sur la nature et le montant d'une dette. Le Livre vert procède, quant à lui, d'une approche différente puisque la Commission européenne envisage de créer une procédure européenne, harmonisée ou uniforme, d'injonction de payer.
À côté des nombreuses difficultés techniques que soulèvent ces deux initiatives, elles posent donc une question de fond qui peut se résumer de la manière suivante : faut-il privilégier l'harmonisation ou l'application du principe de la reconnaissance mutuelle ? Or, cette question se situe au coeur de la problématique liée à la mise en place de l'espace judiciaire européen. La réponse à cette question dépend, en réalité, de l'équilibre à trouver entre ce qui devrait être harmonisé au niveau européen et ce qui devrait continuer de relever de la compétence des États membres, en vertu du principe de subsidiarité.
I - LE CONTEXTE DE CES DEUX INITIATIVES : LA « COMMUNAUTARISATION » DE LA COOPÉRATION JUDICIAIRE EN MATIÈRE CIVILE
Si la coopération judiciaire en matière civile apparaît souvent au second plan au niveau européen par rapport à la coopération judiciaire en matière pénale, elle représente pourtant un enjeu majeur qui intéresse directement la vie quotidienne des citoyens et des entreprises. En effet, dans un espace de libre circulation des biens et des marchandises, il faut des mécanismes de résolution des litiges qui soient simples et rapides. Sinon, les avantages du marché unique ne seraient pas mis à profit par les entreprises.
Cet impératif s'est traduit par l'adoption d'une Convention, le 27 septembre 1968, relative à la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, qui a été transformée en règlement, dit « règlement de Bruxelles I », le 22 décembre 2000. Ce « reformatage » a été rendu possible par le transfert de la coopération judiciaire en matière civile du troisième pilier au premier pilier opéré par le traité d'Amsterdam. L'entrée en vigueur du traité de Nice, le 1er février 2003, a achevé ce processus de « communautarisation », puisque désormais une très grande partie de la coopération judiciaire en matière civile relève de la méthode communautaire pure, c'est-à-dire du monopole d'initiative de la Commission, de la règle de la majorité qualifiée au Conseil avec codécision du Parlement européen, et du contrôle plein et entier de la Cour de justice. De ce fait, à l'occasion du règlement proposé par la Commission, c'est la première fois qu'il est fait usage de la procédure de codécision dans le domaine de la coopération judiciaire.
Le « règlement de Bruxelles I », entré en vigueur le 1er mars 2002, a constitué un progrès essentiel pour la réalisation d'un espace judiciaire européen en matière civile, tant du point de vue de la détermination au niveau européen d'une seule et unique juridiction compétente pour connaître un litige que du point du vue de la reconnaissance et de l'exécution d'une décision. Cependant, cet instrument n'a pas supprimé tous les obstacles à la libre circulation. En particulier, s'il a considérablement simplifié la procédure d'obtention d'une déclaration constatant la force exécutoire d'une décision (l'exequatur) par rapport à la Convention de 1968, il a laissé subsister certaines formalités et un droit de recours du débiteur devant la juridiction de l'État d'exécution.
Le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 a appelé à réduire encore davantage les mesures intermédiaires requises pour permettre la reconnaissance et l'exécution dans un État membre de décisions ou de jugements rendus dans un autre État membre en matière civile. Ayant consacré le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et extra-judiciaires, en matière civile comme en matière pénale, il a proposé, dans un premier temps, d'introduire une reconnaissance automatique sans procédures intermédiaires ni motifs de refus d'exécution pour certains types de demandes. Parallèlement, il a demandé au Conseil et à la Commission d'entamer des travaux sur la création d'un titre exécutoire européen.
Le programme commun de la Commission et du Conseil relatif à la mise en oeuvre du principe de reconnaissance mutuelle des décisions en matière civile et commerciale, adopté sous présidence française, a désigné la suppression de l'exequatur pour les créances incontestées comme l'une des priorités de la Communauté. Constatant que le recouvrement rapide des impayés est une nécessité absolue pour le commerce et qu'il représente une préoccupation constante des milieux économiques, il a fait de la création du titre exécutoire européen pour les créances incontestées un projet pilote pour la suppression de l'exequatur.
Mais, que faut-il entendre par l'expression de « titre exécutoire européen » ? S'agirait-il d'une procédure européenne, harmonisée ou uniforme, d'obtention d'une décision comme on l'entend habituellement ? Ou bien, plus modestement, d'un certificat permettant l'exécution de la décision dans un autre État membre sans aucune procédure d'exequatur ? Le Conseil européen n'a pas véritablement choisi entre ces deux options.
Une autre ambiguïté vient du fait que la Commission européenne emploie cette expression indistinctement, alors que les deux démarches procèdent de logiques très différentes. L'une privilégie, en effet, l'harmonisation, alors que l'autre procède de la mise en oeuvre de la reconnaissance mutuelle.
II - LE CONTENU DES DEUX INITIATIVES
Ces deux textes ont des statuts différents. Le premier a un caractère législatif puisqu'il s'agit d'une proposition de règlement. Le second vise simplement à lancer une consultation qui s'adresse à toutes les parties intéressées.
a) La proposition de règlement portant création d'un titre exécutoire européen pour les créances incontestées
En dépit de son titre, cette proposition ne vise pas à créer une procédure uniforme ou harmonisée, mais à supprimer l'exequatur pour toutes les décisions qui, dans le domaine qu'elle définit, portent sur la créance incontestée d'une somme d'argent, ce caractère pouvant découler, soit de la reconnaissance au fond de la créance, soit de la défaillance du débiteur dans la procédure. Il s'agit en réalité d'appliquer pleinement le principe de la reconnaissance mutuelle en transférant le contrôle juridictionnel de la décision de l'État d'exécution à l'État d'émission. La décision de donner un caractère exécutoire à l'échelle européenne incomberait, en effet, à la juridiction dont émane la décision au fond, après un contrôle a posteriori de la conformité de la procédure à certaines normes minimales théoriquement facultatives, relatives notamment au contenu, aux règles de notification de l'acte introductif d'instance et de la décision, aux délais, aux procédures, etc. C'est donc le juge de l'État d'émission qui délivrerait, après certaines vérifications, un « certificat de titre exécutoire européen » à une décision de justice relative à une créance incontestée. La plus-value de ce futur instrument par rapport au « règlement de Bruxelles I » tiendrait donc à la suppression de tout contrôle juridictionnel de la décision par le juge de l'État qui la reçoit pour exécution. La procédure de l'exequatur serait donc totalement écartée.
La principale difficulté de ce texte tient toutefois à la très grande variété des règles nationales de procédure, notamment en matière de notification des actes, et à la nécessité de satisfaire au principe essentiel du respect des droits de la défense, garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Les négociations menées au sein du Conseil sur la proposition de la Commission ont été particulièrement longues et laborieuses. Une première proposition de la Commission ayant été très critiquée par les représentants des États membres, en raison de sa complexité et de son caractère très détaillé, celle-ci a présenté une nouvelle proposition le 30 avril 2002. C'est sur ce second texte que se déroulent actuellement les discussions.
À côté des nombreuses questions techniques soulevées par ce texte, la principale pierre d'achoppement tient à la question de la réserve d'ordre public posée comme condition par plusieurs États membres. En effet, certains États, comme l'Allemagne, le Luxembourg et l'Autriche, souhaitent maintenir un contrôle de conformité à l'ordre public interne dans l'État d'exécution. Or, cette exigence pose en réalité une question essentielle. Le maintien d'un contrôle dans l'État d'exécution, y compris sur l'ordre public, apparaît en effet en complète contradiction avec le principe de reconnaissance mutuelle et la libre circulation des décisions judiciaires.
Un compromis pourrait toutefois se dessiner entre les États membres autour d'une meilleure définition de la création incontestée qui permettrait de restreindre le champ d'application du futur instrument.
En dépit du fait qu'il s'agissait de la première proposition en matière de coopération judiciaire où il était fait usage de la procédure de codécision, et malgré l'importance de l'enjeu pour les entreprises et les citoyens, les députés européens ne semblent guère s'être mobilisés sur ce texte et ont fait un usage pour le moins surprenant de leur droit d'amendement.
Appelé à se prononcer en première lecture, le Parlement européen s'est certes prononcé en faveur de la suppression de la réserve d'ordre public. Toutefois, on peut regretter que, en suivant le rapporteur du texte, M. Joachim Wuermeling, il ait introduit plusieurs dispositions qui, si elles étaient acceptées par le Conseil, aboutiraient à alourdir la procédure. Il a ainsi inséré un droit de recours des débiteurs contre l'émission d'un titre exécutoire, en totale contradiction avec l'objectif de la proposition qui tient précisément à faciliter le recouvrement des créances incontestées.
b) Le Livre vert sur une procédure européenne d'injonction de payer et sur des mesures visant à simplifier et à accélérer le règlement des litiges portant sur des montants de faible importance
La Commission européenne envisage ici la création d'une procédure européenne, harmonisée ou uniforme, d'injonction de payer.
La question majeure posée par le Livre vert porte sur le fait de savoir si un éventuel instrument communautaire doit être limité aux litiges transfrontaliers ou bien s'il devrait s'appliquer également aux affaires purement internes. La Commission européenne privilégie, dans son Livre vert, cette deuxième conception. Elle considère, en effet, que, « au-delà des questions de praticabilité et d'équité, un déséquilibre notable en termes d'efficacité entre les moyens procéduraux fournis aux créanciers de différents États membres pour recouvrer leurs créances, qu'elles soient de faible importance ou incontestées, pourrait avoir une incidence directe sur le bon fonctionnement du marché intérieur ».
Les autres questions, mis à part le choix de l'instrument le plus approprié pour procéder à une harmonisation (règlement ou directive), concernent le champ et le contenu de cette harmonisation. Il s'agit, par exemple, de savoir si une procédure européenne d'injonction de payer doit contenir des dispositions désignant la personne précise (juge ou greffier) qui doit mener à bien la procédure et posséder le pouvoir de délivrer une injonction de payer.
Il convient de souligner qu'il existe en Europe une très grande variété de procédures en la matière, mais que l'on peut distinguer de manière schématique deux modèles. Un modèle « par preuve » (appliqué en Belgique, en France, en Grèce, au Luxembourg, en Italie et en Espagne) dont la caractéristique essentielle est l'obligation pour le plaignant de produire une preuve écrite qui justifie la créance en cause. Selon ce modèle, la délivrance d'une injonction de payer nécessite donc au préalable un examen du fond de l'affaire par un juge. À l'inverse, la procédure d'injonction de payer « sans preuve » (pour laquelle ont opté l'Autriche, la Finlande, l'Allemagne, la Suède et le Portugal) se caractérise par l'absence totale d'examen au fond de la créance en cause par la juridiction. C'est seulement si le défendeur conteste la créance que l'affaire sera examinée par un juge. Ainsi, alors que l'école « par preuve » estime indispensable que le juge assure une protection minimale du défendeur, le modèle « sans preuve » met surtout l'accent sur la responsabilité du défendeur lui-même.
L'existence de ces deux modèles opposés serait-il un obstacle à une procédure uniformisée ? « Le fossé culturel entre les traditions « par preuve » et « sans preuve » peut-il être comblé ? », s'interroge la Commission.
La Commission européenne semble tenir en piètre estime la procédure française puisque, dans une note de bas de page, elle écrit : « Il importe de souligner à ce propos que la procédure française d'injonction de faire [sur laquelle est fondée l'injonction de payer] n'est guère couronnée de succès et que le Président du Tribunal de Grande Instance de Paris a préconisé sa suppression dans une proposition de réforme ». Elle met, en revanche, l'accent sur les exemples autrichien et portugais, qui illustrent, d'après elle, « la possibilité d'assembler les éléments les plus positifs des deux modèles classiques des procédures d'injonction de payer ». Elle s'interroge sur le fait de savoir si une solution de niveau européen peut s'inspirer de cet hybride.
Il convient donc de souligner qu'une harmonisation européenne et la création d'une procédure uniforme ne seraient pas nécessairement fondées, loin s'en faut, sur le modèle français dans l'esprit de la Commission.
La contribution du gouvernement à ce Livre vert serait en cours d'élaboration.
III - LA QUESTION PRINCIPALE SOULEVÉE PAR CES DEUX INITIATIVES : LE RESPECT DE LA SUBSIDIARITÉ
Ces deux textes offrent une illustration des problèmes liés à la mise en place de l'espace judiciaire européen qui ont été au coeur des travaux de la Convention sur l'avenir de l'Europe. Les questions soulevées par ces deux initiatives sont les mêmes que celles rencontrées à propos d'autres sujets, notamment en matière pénale, et les préoccupations rencontrées sont identiques. Il s'agit, d'une part, d'assurer une meilleure délimitation des compétences entre l'Union européenne et les États membres et, d'autre part, de trouver un équilibre entre l'harmonisation du droit et des procédures et la reconnaissance mutuelle.
L'intervention du Président du Conseil des Barreaux de l'Union européenne (CCBE), M. Helge Kolrud, lors d'une audition devant la commission juridique et du marché intérieur du Parlement européen, le 25 mars dernier, est, à cet égard, intéressante. Estimant que « les avocats auront affaire à de plus en plus de projets des institutions européennes visant à harmoniser les lois et les procédures au sein de l'Union », et « étant donné l'attachement que les citoyens ressentent à juste titre à l'égard de leur propre système juridique », il a formulé un principe de base permettant d'aborder les projets actuels et à venir. Ce principe serait le suivant : « subsidiarité sauf en cas d'injustice ». La subsidiarité serait donc présumée à moins qu'elle ne provoque une injustice, c'est-à-dire des frais ou des retards qui n'ont pas lieu d'être.
Appliquant cet adage au Livre vert de la Commission, il a notamment considéré que, en vertu de ce principe, il n'y avait pas de raisons objectives à ce qu'une procédure européenne d'injonction de payer désigne la personne précise d'une juridiction (un juge ou un greffier) pour délivrer une injonction de payer (question n° 10), ou qu'elle définisse le contenu de la demande (question n° 11), ou bien encore qu'elle énumère les documents justificatifs (question n° 12). En revanche, il a considéré que ce principe s'opposait à un titre exécutoire européen limité aux seuls aspects transfrontaliers. En effet, l'existence de deux procédures différentes, l'une applicable aux affaires internes et l'autre réservée aux affaires transfrontalières, ne serait pas, d'après lui, dans l'intérêt des consommateurs et des avocats et serait de nature à entraver le bon fonctionnement du marché unique.
Cependant, l'expression « subsidiarité sauf en cas d'injustice » ne paraît pas totalement satisfaisante. Tout d'abord, la notion même de subsidiarité contient l'idée de réparer une injustice résultant des différences entre les États membres. Ensuite, l'injustice est une notion subjective qui n'apparaît pas comme un critère objectif. Enfin, on voit mal si ce principe devrait s'appliquer pour assurer une meilleure délimitation des compétences ou bien pour trouver un équilibre entre l'harmonisation et la reconnaissance mutuelle.
Plutôt que cette formule, il paraît préférable de s'en tenir à un strict respect du principe de subsidiarité et de proportionnalité, tant pour assurer une meilleure délimitation des compétences entre l'Union européenne et les États membres que pour trouver le bon équilibre entre l'harmonisation et la reconnaissance mutuelle. Ainsi, on peut s'interroger sur l'intérêt de définir une procédure européenne d'injonction de payer uniforme au sein de l'Union européenne dans le seul but de faciliter le recouvrement des créances incontestées dans les affaires transfrontalières. La pleine application du principe de la reconnaissance mutuelle et la suppression de l'exequatur permettraient, en effet, de répondre à cette préoccupation sans bouleverser les systèmes juridiques nationaux. Mais cela suppose que les États membres acceptent l'absence complète de contrôle dans l'État de réception du titre, y compris sur l'ordre public. D'autres pistes de réflexion pourraient être la création d'un référé provision européen ou une harmonisation de la notion d'ordre public au niveau européen.
Un strict respect du principe de subsidiarité et de proportionnalité permettrait donc de répondre aux préoccupations liées à la mise en place de l'espace de liberté, de sécurité et de justice. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, tant les recommandations du groupe de travail que les projets soumis par le Présidium de la Convention, insistent tout particulièrement sur la nécessité de garantir un strict respect de ce principe, dans ces matières tout spécialement, en conférant un rôle particulier aux parlements nationaux.
Sous réserve de ces observations, la délégation a décidé, à ce stade, de prendre acte de ces propositions et de les évoquer lors d'une prochaine réunion consacrée au respect du principe de subsidiarité dans l' « espace de liberté, de sécurité et de justice ».