COM (2006) 331 final
du 28/06/2006
Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution
Texte déposé au Sénat le 28/07/2006Examen : 25/10/2006 (délégation pour l'Union européenne)
Justice et affaires intérieures
Communications de la
Commission européenne :
« La mise en oeuvre du
programme de La Haye : la voie à suivre » et
« Adaptation des dispositions du titre IV du TCE relatives aux
compétences de la Cour de justice, en vue d'assurer une protection
juridictionnelle plus effective »
Textes E 3210 et
E 3213
COM (2006) 331 final et COM (2006) 346 final
(Réunion du 25 octobre 2006)
La justice et la sécurité font partie des domaines où s'exprime la plus forte demande d'Europe chez les citoyens. Or, malgré certains progrès, comme le mandat d'arrêt européen, les réalisations concrètes sont restées sans commune mesure avec les enjeux soulevés par le développement des formes graves de criminalité transnationale, comme le terrorisme ou le trafic de drogue. C'est pourquoi le traité constitutionnel prévoyait d'étendre les compétences de l'Union européenne dans ces domaines, de renforcer les organes existants comme Europol et Eurojust et il rendait possible la création d'un Parquet européen. L'échec des référendums sur le traité constitutionnel en France et aux Pays-Bas a empêché l'entrée en vigueur de ces solutions.
C'est dans ce contexte qu'a été évoquée l'idée de recourir aux « clauses passerelles ». Je rappelle que les « clauses passerelles » sont des dispositions des traités permettant, après leur entrée en vigueur, de modifier certaines procédures de décision ou de contrôle sans recourir à une Conférence intergouvernementale. Cette idée a d'abord été évoquée par l'Assemblée nationale, dans une résolution adoptée le 29 mars 2006. Elle a ensuite été reprise par le gouvernement français, dans sa contribution du 24 avril 2006 portant sur les améliorations institutionnelles possibles à partir du cadre existant des traités.
Ma démarche a été la suivante : l'idée de recourir aux « clauses passerelles » est évoquée de plus en plus souvent comme une sorte de « remède miracle » pour progresser sur les questions de justice et de sécurité. Je dois vous dire d'ailleurs que ma première réaction a été d'accueillir favorablement cette proposition. Mais, en voulant pousser un peu plus loin ma réflexion, je me suis rendu compte que malgré son importance, ce sujet est peu examiné dans le détail. J'ai donc étudié la signification de ces « clauses passerelles », leurs conditions de mise en oeuvre et leurs implications. Et il ressort de cette étude que les « clauses passerelles » présenteraient certes une utilité, sous certaines conditions, pour faciliter la prise de décision dans le domaine « Justice et Affaires intérieures ». Mais leurs conditions de mise en oeuvre sont si contraignantes qu'il paraît peu vraisemblable d'y recourir dans un avenir proche. En particulier, la décision de recourir à ces « clauses passerelles » nécessite de recueillir l'unanimité des vingt-cinq États membres. Or, il paraît peu vraisemblable que l'ensemble des États membres accepte des transferts de compétence dans des matières régaliennes qui touchent à la souveraineté de chaque État. Et cela d'autant plus que, dans un certain nombre de cas, le recours à la « clause passerelle » irait plus loin que le traité constitutionnel. Il n'est donc pas surprenant que, lors du dernier Conseil « Justice et Affaires intérieures » des 21 et 22 septembre, seuls cinq États, dont la France, aient appuyé l'idée de recourir à la « clause passerelle » pour « communautariser » les matières relevant du « troisième pilier », et pas moins de dix États s'y sont opposés. L'opposition la plus résolue est venue de l'Allemagne. Elle tient principalement à deux raisons. Tout d'abord, l'Allemagne considère que la mise en oeuvre de la « clause passerelle » reviendrait à anticiper sur l'avenir du traité constitutionnel, auquel ce pays reste très attaché. Mais le refus de ce pays tiendrait aussi à la place des Länder, qui exercent des compétences importantes sur les questions de justice et de sécurité.
En définitive, la diversité des positions et le nombre des États membres opposés au recours à la « clause passerelle » rendent peu vraisemblable son utilisation dans un avenir proche. Comme me l'a affirmé un haut fonctionnaire chargé de ces questions, lors d'un déplacement récent à Bruxelles, la « clause passerelle » est en état de cryogénisation.
Devant les difficultés à recourir à brève échéance à ces « clauses passerelles », je me suis donc demandé s'il n'existait pas de solutions alternatives. Et c'est de cette manière que ma démarche m'a conduit au mécanisme des « coopérations renforcées », qui permet aux États qui le souhaitent et le peuvent d'approfondir leur coopération, dans le cadre du traité ou en dehors, sans en être empêché par les autres États membres.
Il existe d'ailleurs de nombreux précédents de coopérations à plusieurs dans le domaine « Justice et Affaires intérieures ». Ainsi, les accords de Schengen, signés en 1985 entre cinq pays (France, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg), ont constitué une première forme de coopération à plusieurs, dessinée hors traité, mais entre des États membres de la Communauté et ouverte à la participation des autres États. À l'initiative de la France, les ministres de l'Intérieur des cinq pays les plus peuplés (France, Royaume-Uni, Espagne, Allemagne, Italie), rejoints récemment par la Pologne, ont également pris l'habitude de se réunir dans le cadre d'un « G6 » pour évoquer les questions concrètes relatives aux contrôles aux frontières, à l'immigration et à la coopération policière. On pourrait aussi évoquer le traité de Prüm, signé en mai 2005 entre sept pays (Belgique, Allemagne, Espagne, France, Luxembourg, Pays-Bas, Autriche), qui vise principalement à renforcer la coopération policière transfrontalière et les échanges d'informations, notamment en matière de lutte contre les formes graves de criminalité transnationale et l'immigration illégale. Enfin, plus récemment, la France et l'Allemagne, rejointes par l'Espagne, la Belgique et la Pologne, ont engagé un projet d'interconnexion de leurs casiers judiciaires respectifs, afin de permettre la transmission immédiate, à chacun des États participants, des avis de condamnations concernant leurs ressortissants. Comme l'illustre le cas de Schengen, l'expérience montre d'ailleurs que lorsqu'une « coopération renforcée » hors du cadre des traités a réussi, elle a ensuite été élargie à d'autres États membres et intégrée dans le cadre des traités.
Depuis le traité d'Amsterdam, il est possible de lancer des « coopérations renforcées » à l'intérieur des traités. Le recours aux « coopérations renforcées » dans ce cadre permettrait de surmonter l'obstacle de l'unanimité et de faciliter l'adoption des normes. En effet, c'est pour le « troisième pilier » que le traité de Nice se montre le plus ouvert à la perspective de « coopérations renforcées » : la procédure à suivre pour lancer une « coopération renforcée » dans ce domaine est la moins contraignante, car ni l'accord de la Commission, ni celui du Parlement européen ne sont requis et les États membres n'ont pas de pouvoir de veto. L'unique condition tient à l'accord d'au moins huit États membres et l'accord du Conseil statuant à la majorité qualifiée. Le lancement d'une coopération renforcée a, d'ailleurs, déjà été évoqué lors des discussions sur la création du mandat d'arrêt européen pour surmonter le blocage d'un pays (l'Italie), qui s'est finalement rallié à un compromis. Le lancement d'une « coopération renforcée » dans ce cadre aurait valeur d'expérimentation puisque cette possibilité n'a jamais été utilisée jusqu'à présent. Or, c'est seulement par une expérience concrète que l'on pourra réellement mesurer les avantages et les inconvénients de cette formule. Laissons l'expérimentation trancher.
Le recours à des « coopérations renforcées » hors du cadre des traités pourrait présenter un plus grand intérêt encore, en particulier pour les aspects opérationnels. En effet, le recours à ce mécanisme n'est soumis à aucune condition particulière et il permet d'aller au-delà des compétences reconnues à l'Union européenne, ce que ne permettrait pas le recours aux « clauses passerelles ».
Ainsi, la sécurité des frontières extérieures de l'Union européenne représente un enjeu majeur depuis le dernier élargissement. Schengen, qui a constitué la première forme de coopération hors traités, était centré sur la problématique des frontières intérieures. Une nouvelle coopération pourrait s'inspirer de ce précédent pour les contrôles aux frontières extérieures, permettant la création d'une véritable police européenne des frontières.
Afin de renforcer la lutte contre certaines formes graves de criminalité transnationale, une « coopération renforcée » hors traités pourrait également viser la création d'un socle unifié de règles et de procédures, ainsi que la mise en place d'organes intégrés, tels qu'une police judiciaire européenne, un Parquet européen ou une Cour Pénale européenne.
Notre collègue Robert Badinter, lorsqu'il était Garde des Sceaux, avait proposé, en 1982, la création d'une Cour Pénale européenne compétente pour lutter contre le terrorisme, mais cette proposition s'était heurtée à l'époque à l'opposition de certains pays membres. On pourrait reprendre ce projet dans le cadre d'une coopération sous cette forme.
Une autre piste envisageable serait de limiter, dans un premier temps, le champ de la coopération à certaines formes graves de criminalité qui font déjà l'objet d'un degré élevé d'harmonisation et qui nécessitent une action concertée entre plusieurs États. On pense notamment à la traite des êtres humains. À partir des textes adoptés au niveau européen ou au niveau international, il serait envisageable de créer un socle pénal commun entre plusieurs États, par le biais d'un accord international. Une police judiciaire commune pourrait être créée, sur le modèle des équipes communes d'enquête, composée de policiers et de magistrats des différents États avec un juge directeur unique. Un Parquet européen collégial, composé de procureurs délégués par chaque État participant, pourrait également être établi. Ce Parquet européen serait compétent pour déclencher, diriger et contrôler les enquêtes menées par les équipes communes. Il pourrait être saisi par les parquets nationaux ou être investi du pouvoir d'évocation d'affaires. Il exercerait l'action publique devant les juridictions des États membres ou devant une Cour Pénale européenne, conçue sur le modèle de la Cour Pénale internationale. Les parlements nationaux des États participant à cette forme de « coopération renforcée » pourraient constituer une commission commune chargée de suivre ces questions.
Renforcer la coopération opérationnelle pour les questions de justice et de sécurité est une impérieuse nécessité pour la crédibilité de l'Europe. Au moment où l'Europe doit se rapprocher davantage des citoyens, c'est par des solutions pragmatiques que l'on pourra dépasser les blocages actuels et faire des avancées concrètes pour répondre aux préoccupations des citoyens.
Compte rendu sommaire du débat
M. Pierre Fauchon :
Le recours aux « clauses passerelles » présenterait un réel intérêt pour transférer les matières relevant du « troisième pilier » dans le « pilier » communautaire et appliquer le vote à la majorité qualifiée au Conseil et la procédure de codécision avec le Parlement européen.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le Parlement européen soutient l'idée de recourir aux « clauses passerelles », car la procédure de codécision le placerait sur un pied d'égalité avec le Conseil, alors qu'il est simplement consulté dans le cadre du « troisième pilier ». Le recours aux « clauses passerelles » pourrait donc avoir pour effet de renforcer ses prérogatives.
Dans ce contexte, j'ai été surpris d'apprendre, lors de la Conférence interparlementaire sur l'« espace de liberté, de sécurité et de justice » qui s'est tenue à Bruxelles les 2 et 3 octobre derniers et à laquelle je participais, que le Parlement européen avait adopté, le 28 septembre dernier, lors du vote d'une résolution sur la politique commune dans le domaine de l'immigration, un amendement de suppression d'un paragraphe qui demandait aux chefs d'État et de gouvernement de faire jouer la « clause passerelle » de l'article 67 § 2 du TCE, pour faire passer les mesures relatives à l'immigration légale de l'unanimité au vote à la majorité qualifiée au Conseil et à la codécision avec le Parlement européen. Il me semblait, en effet, que le Parlement européen s'était prononcé en faveur des « clauses passerelles ». Auriez-vous des éléments permettant de m'éclairer sur ce point ?
M. Hubert Haenel :
Selon les indications figurant dans la presse, il apparaît, en effet, que le Parlement européen a voté cet amendement de suppression, qui a été adopté par 302 voix, dont celles du PPE et des députés français membres de ce groupe, contre 249. Le député européen Alain Lamassoure aurait indiqué qu'il s'agissait d'une erreur.
En tout état de cause, cet épisode ne remet pas en cause la position du Parlement européen, exprimée par plusieurs résolutions, en faveur des « clauses passerelles ».
M. Jacques Blanc :
Quelle est la position du Parlement européen au sujet des « coopérations renforcées » ?
M. Hubert Haenel :
Il y a une forte réticence au sein du Parlement européen à l'égard des « coopérations renforcées », en particulier lorsque ces coopérations se développent hors du cadre des traités. En effet, dans ce dernier cas de figure, le Parlement européen n'exerce aucun droit de regard puisqu'il s'agit d'une coopération intergouvernementale ; c'est pourquoi j'évoque alors, dans mon rapport, l'idée d'un contrôle exercé par les parlements nationaux.
M. Pierre Fauchon :
J'ajoute que le Parlement européen ne verrait pas son rôle s'accroître avec les coopérations renforcées dans le cadre des traités, alors qu'il pourrait bénéficier de la procédure de codécision avec les « clauses passerelles », ce qui aurait pour effet de lui donner un immense pouvoir.
M. Jacques Blanc :
En définitive, on en revient donc à des enjeux de pouvoir.
M. Hubert Haenel :
Exactement !
M. Roland Ries :
Il est évident que, dans une Europe à vingt-cinq ou vingt-sept États membres, les procédures de décision actuelles ne permettent pas d'avancer dans des délais raisonnables sur ces questions, en particulier lorsqu'il s'agit de sujets importants. Face à cette situation, deux voies s'offriraient donc à nous :
- la première consisterait à aller vers une Europe à géométrie variable avec la différenciation, grâce au mécanisme des « coopérations renforcées ». C'est d'ailleurs sous cette forme que l'on progresse dans le domaine de la défense, compte tenu de la difficulté à se mettre d'accord à vingt-cinq ;
- l'autre voie possible consisterait à recourir aux « clauses passerelles ». Mais qu'entend-on précisément par cette expression et quelles seraient ses implications, notamment au regard des dispositions du traité constitutionnel ?
M. Hubert Haenel :
Lors de la négociation des traités, il y a certains points qui n'ont pu faire l'objet d'un accord. Plutôt que de renoncer à certaines avancées, il a donc été décidé de maintenir la procédure de décision existante, mais de rendre possible une modification de celle-ci (par exemple le passage de la procédure de consultation à la procédure de codécision) par une décision à l'unanimité des États membres, sans qu'il soit nécessaire de modifier à nouveau les traités. C'est ce que l'on appelle une « clause passerelle ».
On peut donc dire que les « clauses passerelles » sont des dispositions des traités qui prévoient, sur des points précis, une procédure simplifiée d'évolution ne nécessitant pas la convocation d'une conférence intergouvernementale.
Il existe en réalité deux types de « clauses passerelles » en matière de justice et d'affaires intérieures :
- pour les matières qui ont été « communautarisées » par le traité d'Amsterdam, comme l'asile, l'immigration et les autres politiques relatives à la libre circulation des personnes, ainsi que la coopération judiciaire civile, il s'agit de la « clause passerelle » de l'article 67 § 2 du traité instituant la Communauté européenne, qui permet notamment de remplacer la règle de l'unanimité au sein du Conseil par le vote à la majorité qualifiée en codécision avec le Parlement européen ;
- pour les matières qui relèvent du « troisième pilier », c'est-à-dire la coopération policière et la coopération judiciaire en matière pénale, il s'agit de la « clause passerelle » de l'article 42 du traité sur l'Union européenne, qui permet de « communautariser » tout ou partie de ces questions.
Ces « clauses passerelles » sont issues du traité d'Amsterdam. En effet, lors de la négociation de ce traité au sein de la Conférence intergouvernementale, les représentants des États se sont divisés au sujet de la « communautarisation » du « troisième pilier ». Certains États étaient favorables au transfert du « troisième pilier » dans le « pilier » communautaire et au passage de l'unanimité au vote à la majorité qualifiée au Conseil et à la codécision avec le Parlement européen sur ces questions, mais d'autres s'y sont opposés. Faute de parvenir à un accord, les négociateurs ont introduit la possibilité d'une telle « communautarisation » par une « clause passerelle ».
On peut toutefois relever que les conditions de mise en oeuvre de ces « clauses passerelles » ne sont pas identiques. En effet, la « clause passerelle » de l'article 42 du TUE est plus difficile à mettre en oeuvre que celle de l'article 67 § 2 du TCE car elle nécessite non seulement une décision unanime des gouvernements, mais aussi une ratification par l'ensemble des parlements nationaux, voire un référendum dans certains États membres. En outre, cette « clause passerelle » nécessiterait vraisemblablement une révision constitutionnelle préalable dans certains États membres, notamment en France.
L'appréciation des implications de la mise en oeuvre de ces « clauses passerelles » au regard des dispositions du traité constitutionnel est délicate. Par certains aspects, l'utilisation des « clauses passerelles » s'apparenterait aux dispositions du traité constitutionnel, notamment par le fait qu'elles permettraient de transférer les matières relevant du « troisième pilier » dans le « pilier » communautaire et d'étendre la procédure de vote à la majorité qualifiée au Conseil en codécision avec le Parlement européen. Mais, sur d'autres aspects, les conséquences des « clauses passerelles » se distingueraient nettement des dispositions du traité constitutionnel. Ainsi, en supprimant le droit d'initiative des États membres dans le domaine de la coopération policière et judiciaire en matière pénale, la « clause passerelle » de l'article 42 du TUE irait au-delà de ce que prévoyait le traité constitutionnel. De même, cette « clause passerelle » ne permettrait pas d'étendre les compétences de l'Union européenne dans ces domaines, de renforcer les organes existants comme Europol et Eurojust ou de créer un parquet européen, contrairement à ce que prévoyait le traité constitutionnel.
M. Jacques Blanc :
Le recours aux « coopérations renforcées » me paraît effectivement une piste intéressante étant donné qu'il permettrait de contourner l'obstacle de l'unanimité.
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A l'issue de ce débat, la délégation a autorisé la publication de ce rapport d'information paru sous le numéro 47 et disponible sur Internet à l'adresse suivante :
www.senat.fr/europe/rap.html