Table ronde

Participent à cette table ronde, animée Emmanuel KESSLER , Rédacteur en chef adjoint de Public Sénat :

Pierre FAUCHON, sénateur de Loir-et-Cher 2 ( * )

Henri BLONDET, conseiller à la Chambre criminelle de la Cour de Cassation

Robert FINIELZ, avocat général à la Chambre criminelle de la Cour de Cassation

Jean-François LECLERCQ, procureur général près la Cour de Cassation de Belgique

Stéphane GICQUEL, secrétaire général de la FENVAC, Fédération nationale des victimes d'accidents collectifs

Dominique VIRIOT-BARRIAL, professeur de droit, Université Paul Cézanne, Aix-Marseille III

Luc BRUNET, SMACL, Société mutuelle d'assurance des collectivités locales

Emmanuel KESSLER

L'application de la loi du 10 juillet 2000 a-t-elle réussi à lever certaines inquiétudes des victimes, qui avaient pu émerger lors du vote de cette loi ?

Stéphane GICQUEL

Les victimes ont leur place dans le procès pénal. Force est pourtant de constater que cette loi semble avoir été élaborée sans elles, voire contre elles. Les victimes ont été totalement absentes du débat législatif. Il ne nous appartient pas de porter un jugement sur la loi et son application. En dix ans, nous avons constaté que les magistrats se sont approprié les concepts de cette loi, suivant une approche très fine de celle-ci.

Sur le terrain, nous accompagnons les familles de victimes, projetées dans un monde judiciaire qu'elles découvrent à un moment où, précisément, elles se trouvent dans une position de vulnérabilité. Il est incontestable que la complexité introduite par la loi Fauchon peut semer le trouble parmi ces familles, dans la compréhension de la décision judiciaire, fondamentale pour son acceptation. Le jugement du tribunal correctionnel de Saint Nazaire dans l'affaire du Queen Mary II, par exemple, interpelle les personnes qui n'ont pas de culture juridique et se révèle peu compréhensible pour les victimes.

Emmanuel KESSLER

Un contentieux lié au risque sanitaire et à la mise en cause des professionnels de santé dans le cadre d'accidents commence à émerger.

Dominique VIRIOT-BARRIAL

Les victimes sont confrontées à un choix quant aux voies de réparation. Dans la notion de catastrophe, nous sommes obligatoirement confrontés à des préjudices de masse, pour lesquels la voie de la simple réparation ne suffit pas toujours car ces événements font émerger une demande de justice sociale, qui passe aussi par la voie pénale.

Cette volonté d'aller sur le pénal s'avère tout aussi prégnante en matière de catastrophe sanitaire. Si, pour les accidents individuels, la recherche de la responsabilité du professionnel de santé ne pose pas problème, il n'en est pas de même en matière de catastrophe sanitaire. Il existe en effet une volonté procédurale d'arriver jusqu'au procès par toutes les voies, et l'interprétation du contenu de la décision judicaire peut soulever quelques questions.

La notion de risque se révèle, en cette matière, particulièrement centrale mais il convient de déterminer la nature de celui-ci - avéré ou potentiel - car si un risque avéré peut engager la responsabilité, quid de la prise en compte d'un risque potentiel simplement susceptible d'entraîner, à un moment donné, un dommage ? Il faut alors se demander si le principe de précaution peut entrer dans la sphère pénale comme il est entré dans la sphère civile et quelque peu dans la sphère administrative. Une telle admission déclenche, pour l'instant, une grande hostilité.

Emmanuel KESSLER

Quel bilan tirez-vous de la loi du 10 juillet 2000 ?

Luc BRUNET

Le contentieux pénal des élus en matière d'homicides et de blessures involontaires se révèle statistiquement insignifiant, représentant moins de 8 % du contentieux pénal des élus. D'un point de vue quantitatif, l'objectif poursuivi par le législateur semble donc atteint, puisque nous avons constaté une baisse significative des mises en cause pénales et des condamnations des élus locaux, alors que dans le même temps, on constate une hausse corrélative des mises en cause des fonctionnaires territoriaux ne bénéficiant pas des dispositions de la loi et de l'appel à la responsabilité des personnes morales de droit public, ces dernières n'encourent toutefois de responsabilité pénale que pour des activités susceptibles d'une délégation de service public. Cette notion, diversement appréciée par les juridictions, a pu donner lieu à des relaxes et conduit les justiciables à rechercher plutôt la responsabilité de la personne physique. Sur un plan qualitatif, la reprise, dans la décision de justice, de l'article 121-3 du Code pénal sans motivation particulière peut cependant paraître choquante.

Henri BLONDET

Je suis frappé par l'intensité des moyens mis en place aux stades de l'enquête, de l'information et du jugement pour essayer de démontrer la vérité et la frustration des victimes face à la constatation d'une absence de lien de causalité qui peut en résulter.

Quand la loi Fauchon est parue, j'ai craint que cela ne démobilise le ministère public et les juges d'instruction, n'ouvrant plus d'information dès lors qu'ils estimaient que la faute était indirecte ; mais les magistrats ont continué à rechercher l'intégralité des causes, notamment dans les affaires de catastrophe sanitaire.

Nous avons récemment été amenés à nous interroger sur l'opportunité de préciser davantage la qualification des faits, pour prendre en compte les éléments de la loi. Cela pourrait en effet faire obstacle au développement des poursuites et aux condamnations.

Stéphane GICQUEL

Vous avez pointé le coeur de nos préoccupations. J'espère que la nécessité d'une réponse pénale est partagée mais celle-ci ne se limite pas au seul l'article 121-3. Les catastrophes conduisent à s'interroger sur l'organisation et les moyens mis à la disposition de la poursuite judiciaire. Si le lien de causalité n'est pas établi avec certitude, peut-être faut-il s'enquérir des raisons pour lesquelles cela n'a pas été possible.

Pierre FAUCHON

Il n'y a point de délit sans volonté de le commettre. Dans des cas exceptionnels, cependant, le droit pénalise des actes d'imprudence. Ce faisant, un individu qui n'a pas voulu « faire le mal » sera traité de la même manière qu'un délinquant qui a intentionnellement commis un acte répréhensible. Il s'avère à la fois nécessaire et délicat de pénaliser l'imprudence. Il apparaît pourtant inimaginable de ne pas la pénaliser car les victimes ont besoin de réparation et de justice sociale et cherchent à ce que l'événement tragique qui les a frappées ne se reproduise pas. Or la poursuite pénale incite à la prudence.

Quant aux collectivités locales, je pense que nous pourrions revenir sur la limitation de leur responsabilité aux seules activités susceptibles de délégation de service public, limitation qui peut conduire à des situations invraisemblables.

Lors de l'adoption de la loi, je me suis opposé à une définition trop précise de l'imprudence caractérisée car il est impossible de tout prévoir. Mieux vaut ouvrir un large champ d'interprétation aux juges.

De la salle

Dans certaines décisions, en matière sanitaire notamment, le juge pénal, après la relaxe, lorsqu'il statue au civil, continue à raisonner en pénaliste, exigeant la preuve positive du lien de causalité dans des domaines où le juge civil se contente de présomptions de causalité.

De la salle

En droit du travail, le simple constat d'une contravention à la réglementation en matière d'hygiène et de sécurité constitue une faute caractérisée, créant ainsi une sorte de responsabilité automatique pour le chef d'entreprise, qui apparaît comme une rupture d'égalité manifeste entre les justiciables, chefs d'entreprise ou élus locaux.

Luc BRUNET

Le maire, en tant qu'employeur, est soumis aux règles d'hygiène et de sécurité au travail et donc à la même législation que les chefs d'entreprise en matière d'accident du travail.

Jean-Jacques HYEST

La difficulté que pose la responsabilité pénale des personnes morales de droit public réside dans les sanctions. Les plus graves - dont la dissolution - ne peuvent être appliquées à ces personnes. La notion de délégation de service public renvoie à des services publics et commerciaux qui, eux, se présentent presque comme des entreprises. C'est la raison pour laquelle une telle limite a été appliquée.

Stéphane GICQUEL

Pour les associations de victimes, la mise en cause des personnes morales constitue un progrès évident mais nous demandons que la loi Fauchon ne s'applique qu'aux seules personnes physiques. Faire peser sur les épaules d'un seul homme une catastrophe qui entraîne des effets de grande ampleur ne répond pas en effet à la nécessité d'une réponse pénale. Nous souhaitons voir la responsabilité des collectivités locales élargie, élargissement qui réduirait le nombre des poursuites à l'encontre des fonctionnaires, dont la responsabilité est aujourd'hui recherchée à la place de celle de la personne morale dont ils dépendent. La sanction des personnes morales constitue également une vraie difficulté, le montant des amendes se révélant souvent dérisoire.

Emmanuel KESSLER

Qu'en est-il en Belgique ?

Jean-François LECLERCQ

La législation en vigueur sur la responsabilité des personnes morales a été fortement critiquée car elle peut aboutir à des conséquences curieuses. Je crois cependant que notre pays n'est pas totalement remis de la « chasse aux sorcières » menée contre les magistrats, les autorités de police et de gendarmerie et certains ministres, lors des affaires des enfants disparus, dans les années 1990.

Les propositions de loi visent notamment à créer un système particulier de responsabilité pour les personnes morales de droit public, sans faire de différence entre les entités. Le texte s'avère cependant trop imprécis et perd de vue le fait que certaines activités peuvent être exercées à la fois par des entités privées et publiques.

Nous nous interrogeons également sur la place de la responsabilité des fonctionnaires et agents publics par rapport à celle des décideurs politiques mais cette question revêt une grande complexité.

De la salle

Est-il nécessaire que le droit pénal belge se dote d'une règle spécifique, à l'instar de la loi Fauchon, ou un texte général suffit-il ?

Jean-François LECLERCQ

Il s'agit avant tout d'un choix politique.

De la salle

En France, la catastrophe sanitaire de l'amiante fait dix morts par jour, 3 000 à 5 000 morts par an. 100 000  morts sont programmées dans les deux prochaines décennies. Le danger de l'amiante est connu depuis plus d'un siècle. Or, dans ce scandale de l'amiante, la loi du 10 juillet 2000 a produit et continue de produire des effets pervers. Elle constitue un obstacle au procès pénal.

A Dunkerque en 2003 et à Douai en 2004, la loi Fauchon a servi de support au juge pour prononcer un non-lieu. La Cour de Cassation a confirmé ce non-lieu non sur le fond mais sur la forme. Ces décisions ont été vécues par les victimes comme un véritable déni de justice. Un permis de tuer existe-t-il lorsque la cause est indirecte et l'effet différé ? Les conséquences de l'exposition à l'amiante ne sont visibles que 15 à 30 ans après cette exposition. Nous pensons que, pour un scandale sanitaire comme celui de l'amiante, cette loi doit être revue.

Pierre FAUCHON

Je suis l'un des premiers à avoir dénoncé les dangers de l'amiante, en 1979. En tant que législateur, je ne peux cependant porter d'appréciation sur une décision de justice. Je laisse aux juges l'entière responsabilité de leur décision.

La Cour de Douai, en 2008, examinant un jugement du Tribunal de Lille qui avait refusé de vérifier l'existence de victimes concrètes, considérant qu'un lien de causalité ne pouvait être établi, s'est fondée sur la mise en danger délibérée, estimant que les prévenus, disposant d'une parfaite connaissance des dangers de l'amiante, avaient continué à exposer leurs salariés à ce matériau. La mise en danger délibérée peut, dans de telles circonstances, constituer une voie alternative.

Dominique VIRIOT-BARRIAL

Dans le cadre de l'affaire de l'amiante, la responsabilité de l'État a été mise en cause devant le Conseil d'État. Ses décisions, rendues en mars 2004, évoquent, pour la première fois, une notion de faute, quasiment au sens pénal du terme.

De la salle

Le droit et la science évoluent. Les risques scientifiques ignorés sont multiples. En ce domaine, la coopération internationale s'avère indispensable. L'espace pénal constitue le seul domaine où peut être véritablement atteint le responsable. Il conviendrait donc, à l'avenir, d'améliorer la coopération au niveau communautaire, voire international. Il s'avère par ailleurs nécessaire de permettre aux victimes de trouver les techniques de financement pour garantir une égalité des armes. Les juges d'instruction font régulièrement appel aux victimes qui, par la solidarité, disposent des moyens de payer des experts. Enfin, jusqu'à présent, me paraît ignorée l'évolution de la perception par la société de ce qu'est cette notion de catastrophe. Ça n'est plus seulement ce qui blesse dans la chair mais également ce qui blesse dans l'âme, dans le patrimoine collectif, voire dans l'environnement.

Dominique VIRIOT-BARRIAL

La notion de catastrophe recouvre des réalités très différentes. S'agissant des préjudices, la prise en compte ne se limite pas, dans les grandes catastrophes, aux simples préjudices corporels mais touche également aux préjudices « moraux », tant pour les victimes directes qu'indirectes.

Stéphane GICQUEL

Nous avons le souci de déconnecter l'indemnisation de la procédure pénale. Dans de nombreuses affaires, comme AZF, le procès débute alors que le problème de l'indemnisation a été réglé, permettant de se consacrer entièrement au débat pénal, qui doit malgré tout se tenir.

Henri BLONDET

En matière de catastrophe aérienne notamment, se développent des transactions et indemnisations que le parquet ne perçoit pas forcément. Il est souhaitable que les associations de victimes puissent être indemnisées par un recours devant la juridiction pénale, un peu l'équivalent d'un article 700 du code de procédure civile.

Robert FINIELZ

S'agissant de l'équivalence des armes, il ne faut pas oublier qu'il incombe au juge de mener la procédure de manière impartiale. Il peut exister une dérive financière très dangereuse tenant à la multiplication des expertises et leur financement par l'État.

Dominique VIRIOT-BARRIAL

Une affaire récente, en matière de catastrophe aérienne, repose la question de la class action. Le fait d'entrelacer les différents systèmes de réparation et de demandes de « sanction » se révèle très insatisfaisant. Il convient peut-être de s'interroger sur une unification pour gérer tout à la fois les notions de réparation, de justice sociale et de reconnaissance de responsabilité.


* 2 Pierre Fauchon a été nommé membre du Conseil Supérieur de la Magistrature. Son mandat de sénateur a pris fin le 23 janvier 2011.

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