Le Moyen-Orient à l'heure nucléaire : Quelle politique européenne pour le Moyen-Orient ?
Robert MALLEY, Directeur du programme pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord à l'International Crisis Group de Washington et ancien assistant spécial du Président Bill Clinton pour les affaires arabes et israéliennes - C'est un grand honneur et un réel plaisir d'être là, en France, à Paris, invité en ce lieu.
Pourtant, je vais vous surprendre car je vais commencer par un petit reproche. Je me permets de le formuler malgré le fait d'être invité. Il touche au titre même de mon intervention, « le croissant et la bombe » et au titre de ce colloque, « le Moyen-Orient à l'heure nucléaire ». Je connais bien l'attrait des titres « chocs ». Sans cela, il se peut que vous ne soyez pas venus en aussi grand nombre pour nous écouter aujourd'hui. J'en comprends la logique, mais j'en redoute les origines intellectuelles, et encore plus les implications politiques. Nul n'oserait à l'évidence parler d'une bombe chrétienne, de « la croix et la bombe » ou « l'étoile de David et la bombe ». Bien sûr il n'y a pas plus de bombe musulmane que de bombe juive ou chrétienne, nonobstant la fascination que le monde et l'Occident en particulier ont pour l'Islam. Je formule cette remarque non pour provoquer une polémique, mais plutôt parce que cet exemple d'un titre accrocheur, illustre parfaitement le propos que je veux tenir aujourd'hui.
Nous sommes tous ici présents - analystes et politiques, témoins et décideurs confondus - dépendants des façons de penser qui sont propres à nos pays. Lorsque nous réfléchissons au Moyen-Orient, comme nous allons le faire aujourd'hui et demain, nous avons le choix de privilégier tel ou tel sujet, tel ou tel angle d'analyse, telle ou telle grille de lecture. Ces choix ne sont pas sans conséquence.
C'est ce thème que j'aimerais aborder dans ce panorama, en portant un regard critique sur la ou plutôt les manières, dont la France, les Etats-Unis, l'Occident en général, abordent et appréhendent le Moyen-Orient.
Le titre de cette conférence n'est qu'un exemple innocent. Mais il est révélateur du fait que l'Occident - cela est vrai aussi bien dans vôtre pays que dans le mien - a désormais l'oeil rivé sur l'Iran comme certains l'avaient, hier, rivé sur l'Irak. Ce passage d'une obsession à l'autre n'a rien d'une coïncidence. Il faut bien le reconnaître. C'est la tragique guerre en Irak qui a renforcé la position de l'Iran dans la région. Et c'est ce regain d'influence qui est aujourd'hui à la source de notre anxiété à propos de l'Iran.
L'obsession irakienne a donc conduit à l'obsession iranienne. Les monomanies sont porteuses de dangers. Nous en connaissons les conséquences : le risque de négliger d'autres crises, en particulier le problème israélo-arabe ; la tentation de s'imaginer que tous les acteurs de la région perçoivent le danger iranien de la même manière que nous et, bien sûr, le piège de prendre des mesures disproportionnées par rapport à l'amplitude réelle de la menace.
Evidemment, il ne saurait être question de se détourner de l'Iran, ni de sous-estimer les risques que recèle la crise nucléaire. Le Sénateur Jean François-Poncet vient de très bien les exposer. Il faut s'en préoccuper, mais pas trop et autrement. De cela je reparlerai dans un instant.
Pour l'instant, mon propos est plus général. Ce dont je voudrais parler, c'est de la nécessité d'écarter les idées reçues, de briser les tabous et, comme le rapport de cette commission l'a fait, de regarder en face les réalités et de poser les questions les plus difficiles. Confronter nos certitudes, remettre en cause nos dogmes est impératif compte tenu de la situation actuelle de la région et des dynamiques qui y sont à l'oeuvre.
Dans son traditionnel discours annuel sur l'état de l'Union, le Président des Etats-Unis a pour coutume de décrire la situation qu'elle soit bonne ou mauvaise. Or le Moyen-Orient va mal. On pourrait - en forçant à peine le trait -décrire la situation comme suit :
· des régimes qui, presque tous, souffrent d'un déficit de légitimité ;
· des successions, que ce soit en système monarchique ou républicain, qui s'apparentent de plus en plus à des passages de témoin héréditaires ;
· l'essoufflement des alliés traditionnels de l'Occident dans la région, en particulier l'Egypte et la Jordanie ;
· des fractures sectaires, lesquelles, que ce soit en Irak, au Liban ou au Yémen aujourd'hui, s'approfondissent et se diffusent à travers la région ;
· un Etat qui s'écroule au Yémen et un autre qui peine à se remettre en Irak ;
· une guerre contre le terrorisme qui semble amplifier le terrorisme plutôt que l'affaiblir ;
· un enracinement de l'Islamisme militant ;
· une croyance répandue et forte en l'efficacité de la violence et des actions militaires, que ce soit en Israël, chez les Palestiniens ou dans d'autres pays arabes ;
· une désaffection croissante vis-à-vis de l'Occident ;
· une perte d'influence et de capacité dissuasive des Etats-Unis, surtout après la guerre en Irak, mais également avec les effets induits de la guerre en Afghanistan ;
· l'effondrement et le discrédit du processus de paix israélo-arabe ;
· l'émiettement géographique, politique et social du Mouvement national palestinien ;
· l'ancrage à droite d'une opinion publique israélienne qui a perdu foi dans la paix ;
· le risque croissant de prolifération nucléaire et de conflit autour du programme nucléaire iranien ;
· des menaces toujours présentes de nouvelles guerres meurtrières, coûteuses et totalement inefficaces, que ce soit entre Israël et le Hamas à Gaza, ou entre Israël et le Hezbollah au Liban.
La liste, je m'en excuse et m'en désole à la fois, n'est évidemment pas exhaustive.
Réexaminer certains piliers d'une politique occidentale qui, manifestement, est bien loin d'accomplir ses objectifs, que cela signifie-t-il concrètement ? J'aimerais aujourd'hui en offrir quelques exemples.
Le premier exemple, le plus fondamental, concerne le point de vue et le regard d'ensemble qui sont souvent portés sur la région, aux Etats-Unis comme en Europe. Ce regard distingue « nos ennemis » de « nos alliés ». C'est une vision - surtout aux Etats-Unis, mais j'en entends souvent des échos en Europe - qui privilégie une métaphore clé : la métaphore des axes.
D'un côté il y aurait « l'axe » pro-iranien, constitué bien sûr de l'Iran, mais également de la Syrie et de leurs mouvements supplétifs, ou soi-disant supplétifs, le Hamas et le Hezbollah.
En face, il y aurait un autre « axe » ou un camp dit modéré, pro-occidental, mené par l'Arabie Saoudite, l'Egypte, la Jordanie et dont ferait partie - selon ce diagnostic - l'Autorité palestinienne et le Fatah.
Cette représentation a du vrai. Mais son caractère statique, caricatural, figé et en décalage avec les perceptions locales, fait qu'elle peine à rendre compte de la réalité et que la part de faux l'emporte sur la part de vrai.
De cette perception binaire de la région, comme divisée entre modérés et militants, pragmatiques et extrémistes, dérivent bon nombre d'axiomes politiques.
Il en va par exemple de la certitude qu'il faille isoler le Hamas, car engager avec lui un dialogue reviendrait à le légitimer, et donc à trahir le Fatah et porter un coup mortel au processus de paix. On peut encore citer l'idée, présente chez certains, que Gaza n'est devenue qu'une avant-garde iranienne et que si la population de ce territoire parvenait à vivre et à respirer normalement cela renforcerait dangereusement le mouvement islamique qui le contrôle et l'allié iranien qui le soutient.
Un de vos grands diplomates ici présent, Yves Aubin de la Messuzière, et moi-même avons, il n'y a pas si longtemps, été vertement critiqués pour avoir enfreint le boycott et discuté avec le Hamas. Je crois que c'est tout à l'honneur de cette commission d'avoir fait la même chose et d'avoir engagé, sans compromission ni complaisance, un dialogue critique et honnête avec les dirigeants du Hamas.
A ceux qui nous critiquent et nous ont critiqués, je dirais : n'a-t-on rien appris des années d'ostracisme stérile et contre-productif à l'égard de l'OLP, pour ne pas savoir qu'ignorer un mouvement enraciné dans l'opinion publique ne le fera pas pour autant disparaître ?
Un autre produit dérivé de cette conception un peu manichéenne de la région, est l'espoir illusoire de voir la Syrie soudainement changer de camp ou changer d'axe, comme si elle appartenait aujourd'hui pleinement à un de ces axes ou comme si elle pouvait, dans les circonstances actuelles, concevoir un avantage quelconque à rejoindre l'un d'entre eux.
Une autre déduction nuisible de cette vision des choses est l'illusion de l'existence d'un front uni, auquel beaucoup de gens aspirent, alliant Israël et les pays sunnites arabes contre l'Iran, comme si les pays arabes pouvaient faire fi de leurs opinions publiques, qui elles voient la réalité d'une manière bien différente.
Il y a encore d'autres risques à vouloir définir le monde arabe et la région de cette façon. D'abord, cette perception binaire tend à produire les effets qu'elle souhaite enrayer et à renforcer ceux-là mêmes que l'Occident cherche à affaiblir. Offrez à un jeune Arabe aujourd'hui, que ce soit en Afrique du Nord ou au coeur du Levant, le choix entre un militantisme dynamique et une modération molle : sur quoi parieriez-vous qu'il choisisse ? Donnez le choix à Damas, comme on le faisait naguère et comme certains continuent à le faire aujourd'hui, entre un tête-à-tête avec Téhéran et un reniement de ses alliances et de ses idées. Que croyez vous que le régime syrien fera ? Donnez le choix au Hamas entre renoncer en ce qu'il croit, en acceptant les conditions du Quartet, en endossant les habits de ceux-là mêmes qu'il a combattu et vaincu lors des élections de 2006 - et être condamné à l'isolement. Vous serez certain d'obtenir la mauvaise réponse.
Dans tous ces cas, adopter une attitude rigide, c'est rendre plus difficiles encore les évolutions vers le réalisme et le pragmatisme de la part des citoyens arabes, de la Syrie, du Hamas ou du Hezbollah, qu'ils pourraient, sait-on jamais, assumer dans des conditions plus idéales.
De la même façon, l'idée de jouer de la division entre Chiites et Sunnites ou entre Arabes et Persans, n'est-ce pas faire le jeu des extrémistes des deux bords, qui manipulent la polarisation sectaire et ethnique, et dont les plus extrêmes, des deux côtés, l'emporteraient certainement si la bataille se déroulait sur ce terrain-là ?
Bien sûr, l'exemple le plus frappant, et assurément le plus tragique, nous vient d'Irak où, armée de ses préjugés et de son ignorance, l'administration Bush a projeté sa propre vision ethno-sectaire du pays : en le voyant divisé rigoureusement en trois - entre Sunnites, Chiites et Kurdes - elle a contribué à l'éveil, à l'exploitation, à la politisation et à l'institutionnalisation de rivalités confessionnelles et ethniques dont l'Irak souffre encore de nos jours.
Faire de tous les Sunnites des Baassistes et de tous les Baassistes des ennemis jurés voilà bien un des péchés originel des Etats-Unis dans cette mésaventure irakienne, dont on voit et on entend des échos - encore tout récemment avec l'affaire des purges des listes électorales.
Aujourd'hui, après avoir éveillé les démons sectaires en Irak, on se félicite de ce que de plus en plus de politiciens irakiens empruntent désormais un langage et un discours nationalistes. Mais ce discours, aussi bienvenu soit-il, n'est qu'un piètre substitut à l'émergence de véritables institutions nationales, d'un contrat social et politique entre différents groupes irakiens, d'un Etat de droit ou d'une authentique réconciliation nationale. Rhétorique à part, le fond de commerce politique en Irak demeure, malheureusement, trop souvent le sectarisme et l'intolérance ethnique. Ceux qui prétendent aujourd'hui renoncer au sectarisme passent bien souvent sans hésiter à l'intolérance ethnique, comme en témoigne l'usage de plus répandu, de plus en plus abusif chez certains, d'un discours anti Kurdes, opportuniste et périlleux.
Oui, l'Irak va mieux, cela est vrai. Mais il ne va pas bien. Aujourd'hui, il doit se défaire de trois héritages dévastateurs : le régime de Saddam Hussein, l'occupation américaine, mais aussi un modèle, une façon de se représenter le pays, qui est sectaire. Des trois héritages, ce n'est pas nécessairement le dernier qui est le moins grave.
Le second danger de cette façon de voir la région - en plus de produire les effets que l'on essaye de juguler - c'est que l'Europe et les Etats-Unis, en s'y arcboutant, s'interdisent de comprendre certaines des évolutions en cours qui ne correspondent pas à leurs schémas et donc se condamnent d'office à être hors-jeu, à être des spectateurs de transformations réelles qu'ils sont incapables d'influencer. Là encore, je vais offrir quelques illustrations. Regardons ce qui s'est passé ces derniers mois.
L'Arabie Saoudite a repris le dialogue avec la Syrie après une longue période d'ostracisme. Ensemble, les deux nations sont convenues de s'opposer à toute ingérence iranienne au Yémen, et plus discrètement de faire cause commune en Irak.
Riyad a renoué le contact avec le Hamas, qui avait été rompu après l'échec des accords de la Mecque et le dirigeant du Hamas a fait un périple remarqué en Arabie Saoudite, au Koweït et aux Emirats Arabes Unis au cours duquel il a réaffirmé le caractère arabe de son mouvement.
Au Liban, les lignes, longtemps figées entre le camp du 14 Mars et celui du 8 Mars, commencent à se brouiller.
En Irak, les alliés syriens et iraniens, outre leur désaccord yéménite, se livrent une guerre d'influence par partis interposés, une guerre feutrée mais qui rappelle à bien des égards - et étrangement - celle qu'ils ont menée au Liban il y a quelques années, à ceci près qu'au pays du cèdre ils avaient de nombreux intérêts communs qu'ils ne semblent pas avoir en Irak.
Enfin, la Turquie accentue sa présence dans la région. Elle s'efforce de jouer un rôle de médiation entre Israël et la Syrie, approfondit ses liens politiques et économiques avec Damas, prend des contacts avec toutes les parties - que ce soit l'Autorité palestinienne, Israël ou le Hamas - et fournit des efforts accrus en Irak.
On pourrait presque, à la rigueur, conclure que la véritable rivalité dans la région n'est pas entre les membres d'un axe pro-iranien et ceux d'un axe pro-occidental, mais plutôt entre ceux qui relaient une vision iranienne et les tenants d'une autre vision, forgée par la Turquie.
La première, la vision iranienne, met l'accent sur la résistance aux projets occidentaux et à Israël. Elle répond à une demande, à une soif un peu tiers-mondiste, de dignité et d'auto-détermination du monde arabe et du monde musulman et elle se conjugue principalement sur le mode militant.
A l'opposé, la vision turque met l'accent sur la diplomatie tous azimuts. Elle récuse les boycotts ou les interdits de dialogue et elle privilégie l'intégration économique et l'interdépendance régionale.
Bien qu'aucune de ces deux visions ne soit arabe, les deux sont pertinentes, les deux ont de l'écho dans la région, s'accordent avec l'humeur des citoyens de la région et jouissent d'un soutien légitime et authentique.
Et la vision américaine me demanderez-vous ? Elle est tout simplement absente pour le moment, car même sous la présidence de Barak Obama, cette vision est exagérément tributaire d'une grille de lecture dans laquelle ces évolutions - le rapprochement syro-saoudien, le dialogue entre l'Arabie Saoudite et le Hamas, la diplomatie multipartite d'Ankara, les repositionnements inter libanais et les tensions entre l'Iran et la Syrie n'ont ni sens, ni lisibilité, ni intérêt.
En effet, si c'est l'isolement complet du Hezbollah ou du Hamas que les Etats-Unis recherchent, si c'est la réconciliation inter-palestinienne qu'ils redoutent, si c'est un choix clair et sans équivoque qu'ils exigent de la part de Damas, alors toutes ces subtilités, ces nuances, ces petits mouvements qui ne sont pas des mouvements fondamentaux mais n'en représentent pas moins des évolutions, perdent leur sens et leur intelligibilité. Et les opportunités d'encourager ces évolutions, modestes mais non sans signification - que ce soit de la part du Hamas, de Damas ou d'autres encore - s'en trouvent gâchées.
Après avoir vu ce premier problème de concevoir le monde sur un modèle binaire, je vais aborder la question de l'Iran et les façons de voir l'Iran. Je le disais précédemment : l'important est d'y réfléchir, bien sûr, mais de ne pas trop y réfléchir, et surtout d'y réfléchir autrement.
Il faut évidemment y réfléchir. Quoi que l'on puisse penser du programme nucléaire iranien et de sa légitimité, nul ne peut aujourd'hui sous-estimer les risques qu'on vient d'entendre de prolifération ou encore d'une attaque provenant - beaucoup le croient ou le craignent - d'Israël contre les centrales nucléaires iraniennes.
Il ne faut pas trop y réfléchir, parce que nous voici en effet passés d'une manie à une autre. Comme toute fixation, celle-ci a ses vices. C'est d'elle qu'est née l'idée, ô combien vaine, d'un front israélo-arabe contre la puissance perse, ou bien encore la tentation, ô combien dangereuse, d'inciter à l'antagonisme Sunnites contre Chiites ou Arabes contre Perses. De l'obsession excessive sur l'Iran découlent d'autres excès. La main de l'Iran serait partout, à Gaza ou au Yémen. Son programme nucléaire menacerait le monde entier et la guerre serait justifiée pour juguler cette puissance montante.
Il faut enfin y réfléchir autrement. C'est cela qu'avec mon collègue Frédéric Tellier, qui travaille avec moi sur le problème iranien, ce que nous essayons de faire à l' International Crisis Group . Pour ma part, je n'ai pas de conclusion définitive sur la question de savoir si l'Iran a pris la décision irrévocable de développer une bombe. Certainement. Il a beaucoup fait pour attiser les soupçons, ou du moins faire croire qu'il cherche à s'en donner les moyens, quitte à en rester là. Il est capable de se doter de l'arme atomique, mais est conscient des périls qu'il encourrait s'il venait à franchir ce pas. Je ne sais pas non plus l'incidence exacte des événements dramatiques qui ont secoué l'Iran depuis les élections contestées du mois de juin sur la volonté ou la capacité du régime à dialoguer avec Washington.
Je sais encore moins où mèneront ces événements, bien qu'ils soient sans précédent, qu'ils représentent une rupture forte dans l'histoire de la République islamique. La légitimité du régime et les ressorts de son pouvoir s'en trouveront pour longtemps affectés.
Quant à la question de savoir si le régime chutera, comme l'affirment avec beaucoup d'empressement certains de mes concitoyens, je dirais ceci : après avoir passé trente ans à ignorer l'Iran et à se couper de lui, on ne se fait pas brusquement expert en la matière et surtout on ne fonde pas une politique sur la possibilité abstraite d'un avenir et d'un régime différents en Iran, lorsque le présent interpelle et lorsque, pour les Etats-Unis au moins, des intérêts fondamentaux sont en jeu, en Afghanistan et en Irak en particulier.
En revanche, ce dont je suis convaincu, c'est de l'inefficacité totale et sans ambigüité de la politique qui a été suivie jusqu'à présent. On a réclamé de l'Iran une concession qu'il n'offrira jamais : l'arrêt total de son programme d'enrichissement domestique d'uranium. On a fait usage, pour l'y inciter, d'un instrument qui illustre notre incompétence et notre incapacité à comprendre les ressorts de ce régime : des sanctions économiques plus punitives que persuasives, qui ne produiront jamais, vu le caractère de ce régime, les concessions politiques escomptées. Et on brandit régulièrement et avec désinvolture la menace d'une attaque militaire qui pourrait coûter autant à ceux qui la conduiraient qu'à ceux qui en seraient la cible. Tout cela permet à certains Iraniens, qui le croient déjà, de se convaincre davantage et d'en convaincre d'autres, que le but ultime de l'Occident demeure d'affaiblir et à terme d'abattre leur régime.
Objectif illusoire, moyens inefficaces et chantage imprudent : l'addition est lourde et désolante.
Alors oui, il faut réfléchir autrement, ensemble. Cela voudrait dire penser à une solution sur le problème du programme nucléaire iranien autre qu'un arrêt pur et simple de l'enrichissement d'uranium. Une solution qui pourrait redonner confiance à l'Occident sur les intentions de Téhéran, tout en prenant en compte les intérêts et les droits iraniens en matière nucléaire. Cela voudrait dire également réfléchir aux réponses à apporter aux préoccupations légitimes de Téhéran en matière de sécurité régionale. Cela voudrait dire, pour les Etats-Unis, essayer d'engager un dialogue, non pas uniquement sur la question nucléaire, mais sur des sujets d'intérêt mutuel tels que l'Afghanistan, l'Irak et le trafic de drogue. Cela voudrait dire enfin - tabou extrême - examiner sans complaisance mais sans a priori ce que signifierait réellement un Iran nucléaire.
Je le répète : je n'ai aucune certitude qu'une solution acceptable aux uns et aux autres puisse être trouvée, encore moins qu'elle puisse l'être dans les conditions actuelles. L'impasse des discussions qui ont eu lieu aujourd'hui sur le transfert de l'uranium enrichi iranien incite pour le moins à la prudence sur ce sujet. Mais persister dans une voie qui n'a mené à rien et qui n'empêchera en rien l'Iran de continuer son programme nucléaire ne me semble ni logique, ni défendable.
Le troisième et ultime exemple est le processus de paix, processus qui nous nargue depuis longtemps et paix qui nous échappe depuis toujours. A ce sujet, que de tabous à briser et que d'idées reçues à repousser ou du moins à revoir !
En premier lieu, il y a l'idée selon laquelle les négociations bilatérales entre Israéliens et Palestiniens peuvent produire un accord de paix final. Les Etats-Unis aujourd'hui se sont justement fixé comme objectif la reprise de ces pourparlers, rejoints en cela par beaucoup de pays européens. Comme si c'était d'un manque de négociations que le processus aurait souffert depuis seize ans ! C'est plutôt d'un manque de créativité, d'imagination et de courage qu'il a souffert. Mais certainement pas de négociations...
Regardons la réalité en face. Le Mouvement national palestinien est fragmenté, scindé entre la Cisjordanie et Gaza, le Fatah et le Hamas ; l'OLP est en panne de légitimité. La diaspora se sent plus que jamais hors du coup. Les Palestiniens de Jérusalem sont chaque jour davantage coupés de leurs frères. De tout cela découle une crise grave de la représentation politique palestinienne. Israël n'y est certainement pas pour rien. Il n'y est pas non plus pour tout. Reste que la situation aujourd'hui exige qu'on s'interroge sincèrement et sérieusement sur la capacité des dirigeants palestiniens actuels à signer un accord de paix, à le faire avaliser par leur peuple, à le mettre en oeuvre et à le faire durer.
Du côté israélien, le constat est différent mais pas les conclusions. Aucun gouvernement, qu'il soit de droite ou de gauche, qu'il soit du Likoud ou travailliste, n'a pu mener à bien des négociations globales avec les Palestiniens. Aucun n'a pu survivre, après avoir fait une concession, même minime, à leur égard. Aucun, à une seule exception, n'a osé défaire ne serait-ce qu'une seule colonie de peuplement dans les territoires palestiniens occupés. Il faut noter que l'exception - le gouvernement d'Ariel Sharon - l'a fait non pas dans le cadre d'une négociation, mais à l'issue d'une décision unilatérale.
En effet, pour la grande majorité des dirigeants politiques israéliens, tout revient à un calcul de coûts/bénéfices. Or dans l'esprit de ceux qui gouvernent à Jérusalem, aujourd'hui comme hier, entre, d'une part, le coût d'un face-à-face pénible, difficile, avec des dizaines de milliers de colons, la certitude d'une déchirure sociale et politique profonde qu'entrainerait le démantèlement des colonies et le retrait des territoires occupés et, d'autre part, les bénéfices incertains d'un accord, il n'y a pas « photo ».
Plus grave : seize ans après la signature des Accords d'Oslo, quasiment plus personne en Israël ou en Palestine ne croit réellement au processus que ces accords ont lancé ; plus personne ne s'y intéresse sérieusement. Ce n'est pas seulement qu'ils aient perdu l'espoir qu'un accord de paix soit signé, c'est qu'ils doutent qu'un accord, même s'il était signé, puisse répondre à leurs besoins les plus intenses ou à leurs désirs les plus profonds.
Les Palestiniens pressentent que la création de l'Etat que leur offrirait Israël ne leur procurera ni dignité, ni honneur, ni souveraineté, ni reconnaissance de l'injustice historique qui a été commise envers les réfugiés. Or plus que tout autre chose, c'est cela qu'ils veulent, l'Etat n'en étant qu'une expression.
Pareillement, la majorité des Israéliens pressentent qu'un traité de paix signé avec l'entité palestinienne actuelle ne leur procurera pas la sécurité telle qu'ils l'entendent, c'est-à-dire l'acceptation sincère par les Palestiniens en particulier et les Arabes en général, non que l'Etat juif existe, mais que cette existence est légitime. L'autre sécurité, celle d'ordre militaire et pratique que peuvent procurer les armes, ils l'ont déjà, telle qu'ils la voient, ou du moins autant qu'ils estiment pouvoir l'avoir. Ils préfèrent ne compter sur nul autre qu'eux-mêmes pour la conserver. La sécurité d'ordre moral, psychologique, plus profonde, c'est à cela qu'ils aspirent et c'est cela qu'ils doutent de plus en plus de pouvoir obtenir à travers un accord.
Alors, à quoi bon reprendre les négociations bilatérales aujourd'hui ? Cela serait faire peu de prix de la crédibilité du Président palestinien qui a juré de ne pas le faire sans gel complet des colonies de peuplement. Cela ne servirait à rien si on n'a pas répondu par avance à cette question capitale : quelle raison a-t-on de penser que ces négociations puissent être menées à bien, puissent résoudre le conflit israélo-palestinien, alors qu'elles ont toujours échoué jusqu'à maintenant, alors qu'elles ont été menées dans des circonstances autrement plus favorables ?
L'heure n'est pas à la reprise de ce qui a déjà été tenté, mais n'a jamais pu réussir, ni à l'heure de Clinton, ni à celle de Bush, ni sous l'égide de Yasser Arafat et de Ehud Barak, ni sous celle de Mahmoud Abbas et de Ehud Olmert. L'heure est aux idées neuves, même s'il faudra un peu de temps pour y parvenir.
Mon collègue Henry Siegman, que vous entendrez tout à l'heure, et qui selon moi n'a pas d' alter ego pour sa témérité, sa créativité et sa probité intellectuelle a proposé une alternative. Il vous en parlera plus en détail mais on peut schématiquement parler d'une paix imposée. Cette idée a le mérite de rompre avec le passé et de ne pas s'en remettre uniquement à des parties qui ont démontré mille et une fois leur incapacité à résoudre seules leur conflit. Cette idée m'intrigue mais en même temps me pose problème et j'en ai souvent discuté avec lui.
D'abord, je doute qu'une administration américaine puisse aller aussi loin dans sa capacité à imposer une solution et à assumer la crise avec Israël qui en résultera inévitablement.
Ensuite, car je ne sais pas si l'on peut clore ainsi un conflit historique. Le réduire, en faire disparaître certains de ses aspects les plus nocifs, oui. Mais le résoudre définitivement, je m'interroge. C'est en tout cas l'une des pistes à explorer.
Pour ma part, ce qui me semble essentiel, au minimum, c'est de trouver un moyen d'élargir l'arène, de faire en sorte que le processus, quel qu'il soit, ne demeure pas entre les mains d'un groupe étroit d'Israéliens ou d'un groupe étriqué de Palestiniens. Il faut que ce processus recouvre ou trouve pour la première fois une véritable crédibilité. Comment faire la paix - je parle d'une paix qui tienne, qui dure, qui persiste - si on en exclut les forces les plus dynamiques, les plus mobilisées, celles qui sont capables de lui faire barrage ou de lui accorder de la légitimité - diaspora réfugiée islamiste du côté palestinien, colons et religieux du côté israélien ?
C'est une question de méthode : qui parlera, qui négociera au nom des Palestiniens et des Israéliens ? C'est aussi une question de contenu. Là encore, je crois qu'il faut des idées neuves pour faire en sorte que l'accord final, quand bien même il ressemblerait énormément aux idées de Clinton, aux idées de Taba ou à celles de Genève, puisse être enrichi et inclure des éléments de solution qui résonnent avec davantage de gens des deux côtés du conflit, avec tous ceux qui ont été jusqu'à maintenant les laissés-pour-compte du processus de paix.
Je terminerais par un mot sur les Etats-Unis car j'en viens et un mot sur la France, puisque j'y suis.
De Barack Obama, j'écrivais à l'heure de son élection qu'autant sa candidature avait été révolutionnaire, autant sa présidence ne le serait pas. Cela ne se voulait pas être une critique, mais un constat et je crois qu'on en voit aujourd'hui la réalité, en particulier au Moyen-Orient. Le nouveau locataire de la Maison Blanche, chantre du changement, n'en est pas moins l'héritier du passé. Dans un sens, il en est l'otage. Cela est vrai dans le sens pratique et concret du terme. Il a hérité d'une situation dont il a les plus grandes difficultés à se défaire : une guerre en Irak dont il ne voulait pas, qu'il ne peut pas terminer dans la précipitation et dont il ne peut pas éliminer les conséquences négatives quant à la crédibilité des Etats-Unis, la polarisation régionale et le sectarisme que le pays exporte. Un autre legs est ce processus de paix en banqueroute, qui même dans le meilleur des cas eût été extrêmement difficile à réparer.
L'héritage n'est pas seulement dans les faits, il est également dans les esprits. Certaines habitudes de pensée, certaines visions des choses se sont, au fil des ans, incrustées dans les esprits. Ainsi, il y a l'idée qu'on puisse faire d'abord un exemple de la Cisjordanie, et oublier Gaza. Il y a également l'idée qu'on puisse renforcer les soi-disant modérés et isoler les prétendus extrémistes et l'idée qu'il faille toujours brandir la menace de sanctions contre l'Iran et garder sur la table, pour faire preuve de sérieux et de force, l'option militaire. Enfin, il y a l'idée qu'il faille simplement reprendre le processus tel qu'il a été et de faire mieux que ce qui a été mal fait par le passé. Dans ce sens, le legs de Bush aura été doublement nocif : il a mal fait ce qu'il ne devait pas faire, ce qui a convaincu ses successeurs qu'ils pouvaient faire mieux. Un homme comme Obama que tout, de par son passé et de par son parcours intellectuel, devait pousser aux zones d'ombre, à la nuance et aux subtilités, a dû se soumettre à la clarté aveuglante des fausses certitudes. Cela était à prévoir. Comme je l'avais écrit à l'époque, cela était inévitable. C'est ce qui est advenu. Mais c'est maintenant, à l'heure où sa politique moyen-orientale butte sur un mur - comme il l'était également prévisible - que commencent le véritable défi et la véritable question de savoir quelle sera la politique d'Obama.
De tous ses péchés - ils n'étaient pas peu nombreux - le plus grave qu'aura commis le Président Bush aura peut-être été son obstination, ce refus borné d'adapter ses croyances à l'impitoyable test de la réalité. Obama, lui, semble être équipé d'une toute autre souplesse intellectuelle. Maintenant que les efforts qui ont été entrepris par lui et son équipe ont pour la plupart échoué, c'est à lui de démontrer, en dépit des revers politiques et des échéances électorales qui approchent, qu'il peut néanmoins s'ajuster, prendre des risques et réussir.
Quant à la France, que vous connaissez mieux que moi, je m'avancerais tout de même en disant qu'il me semble qu'elle oscille un peu entre les deux univers que j'ai décrits, entre cette conception binaire du monde et cette conception plus souple et plus fluide. Elle adopte une ligne dure, très dure, lorsqu'il s'agit de l'Iran et en même temps une politique novatrice, plus ou moins réussie, de dialogue avec la Syrie. Elle refuse d'engager le dialogue avec le Hamas mais veut aider peut-être un échange de prisonniers qui aboutirait à la libération d'un citoyen français et qui impliquerait, par définition, des contacts avec le mouvement islamiste. Le tout est agrémenté d'un évident désir de peser, d'être actif, contrebalancé par une acceptation réaliste de ses limites. Vu de l'extérieur, cela donne un peu le tournis, mais je ne peux m'empêcher de penser qu'au vu du vide qui règne dans la région, principalement du vide occidental, du vide européen et du vide américain que je regrette, la France a en main une opportunité de faire bouger les lignes si elle le veut, d'élargir encore davantage le champ du débat si elle le désire et d'être en quelque sorte un pont si elle ose l'essayer. Elle pourrait faire plus, elle pourrait faire autrement et elle pourrait, dans la mesure réaliste de ses moyens - on peut toujours rêver - faire la différence. Merci.
Jean FRANCOIS-PONCET, Sénateur et co-auteur du rapport sur l'évaluation de la situation au Moyen-Orient - Je remercie beaucoup Monsieur Malley. Comme vous avez pu le constater, il est un analyste très fin de la réalité du Moyen-Orient. De ce qu'il a dit, je ne sais pas si nous pourrons tirer rapidement des conclusions sur ce qu'il faut faire, mais nous aurons l'occasion de le questionner au cours des débats.