État de la justice dans les outre-mer

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle le débat sur l'état de la justice dans les outre-mer, à la demande du groupe SER.

Mme Victoire Jasmin, pour le groupe SER .  - (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et du GEST) Je me réjouis de l'initiative du groupe SER d'organiser ce débat. Si la justice, mission régalienne de l'État, connaît des difficultés indéniables dans l'Hexagone, elle est en outre-mer dans un état de faillite avancée, tant dans sa dimension humaine et morale que matérielle et structurelle.

Me Patrick Lingibé, vice-président de la conférence des bâtonniers, dénonce l'état « parfois comateux » de la justice en outre-mer. Ces territoires, qui font la grandeur de la France en matière géopolitique et sa puissance maritime, sont bien éloignés de la République en matière de développement économique, social et judiciaire.

De lourds retards pèsent sur l'activité des juridictions. L'accès au droit est précaire, dans un contexte de grande pauvreté et de fracture numérique. Le récent rapport de la Défenseure des droits le confirme.

L'accès au droit est pourtant un principe fondateur de l'État de droit : tous les citoyens doivent avoir un accès égal à la justice sous toutes ses formes. L'aide juridictionnelle permet en théorie à tout justiciable de faire valoir ses droits. Mais, outre-mer, la réalité est tout autre : en raison de l'éloignement, les habitants de Wallis-et-Futuna et Saint-Pierre-et-Miquelon n'ont pas accès à un avocat en cas de garde à vue.

Alors que la fracture numérique est bien réelle outre-mer, la Chancellerie annonce un plan de transformation numérique pour une justice zéro papier, profondément inadapté à la réalité ultramarine.

Le rapport d'information de Stéphane Artano, Nassimah Dindar et Viviane Artigalas au nom de la délégation aux outre-mer a mis en évidence les difficultés de certains territoires, isolés lors du confinement faute d'accès internet.

Nos territoires souffrent d'un manque de moyens humains et matériels, conséquence de la sous-dotation chronique de la justice en outre-mer. Il faudrait revaloriser l'unité de valeur au profit des avocats ultramarins qui doivent se déplacer en bateau ou avion pour défendre nos concitoyens au titre de l'aide juridictionnelle.

Dans un contexte de défiance vis-à-vis des institutions, les services judiciaires sont particulièrement exposés aux tensions sociales. La crise de confiance est déjà majeure dans l'Hexagone ; elle est désastreuse outre-mer, notamment après le non-lieu sur le chlordécone, au terme de dix-sept années de procédure.

L'argumentation juridique n'a plus de pertinence lorsqu'on ne partage pas la même langue ni les mêmes codes sociétaux.

L'ampleur de la défiance à l'égard de la justice en outre-mer a été mise en évidence par une étude de 2021 du Conseil national des barreaux : 58 % de nos concitoyens ultramarins considèrent qu'il leur est difficile de faire valoir leurs droits.

L'état des établissements pénitentiaires est particulièrement préoccupant. Dans son rapport de 2019, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a émis deux recommandations urgentes liées à des violations graves des droits fondamentaux des personnes incarcérées en outre-mer. Le taux d'occupation des prisons s'élève à 123 %, contre 119,7 % dans l'Hexagone. La CEDH a condamné la France pour traitement dégradant des détenus : sur les neuf établissements mis en cause, trois sont ultramarins.

Ces conditions indignes, que le Contrôleur général des lieux de privation de liberté et l'Observatoire international des prisons ne cessent de dénoncer, rendent difficile le recrutement des personnels carcéraux et de justice outre-mer. Les prises de poste ne sont pas aisées, notamment pour les magistrats et greffiers fraichement sortis d'école.

Cette maltraitance institutionnelle doit cesser.

Les conditions matérielles d'arrivée des agents doivent être améliorées ; le minimum serait de prévoir une avance de rémunération. Signalons aussi que le taux d'absentéisme dans les services judiciaires est supérieur à la moyenne nationale, de même que le taux de rotation - lié à l'âge moyen des agents, inférieur à la moyenne nationale.

Je remercie le ministre des outre-mer pour sa présence, mais je regrette l'absence du garde des sceaux.

Des solutions collectives sont possibles, mais elles supposent de la volonté et des moyens adaptés. Le Gouvernement est-il prêt à répondre aux problématiques récurrentes en outre-mer ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; Mme Éliane Assassi applaudit également.)

M. Jean-François Carenco, ministre délégué chargé des outre-mer .  - Je vous remercie d'avoir mis en lumière cet enjeu, sur lequel je suis déterminé à agir. Je vous prie d'excuser le garde des sceaux, retenu par d'autres engagements ; nous échangeons régulièrement sur nos sujets communs, et des progrès importants ont été réalisés. Sur les affaires en cours, je ne m'exprimerai pas davantage qu'il ne le pourrait lui-même, mais j'apporterai volontiers des éléments de réponse à vos questions.

L'action du Gouvernement dans ce domaine est empreinte de volontarisme et de pragmatisme. Beaucoup a été fait à la suite du rapport de la Défenseure des droits que vous avez mentionné.

La politique de conciliation est essentielle. Deux conciliateurs ont été recrutés en 2022 dans les deux départements antillais. Les juridictions concernées poursuivent les campagnes de recrutement.

La politique de l'amiable est en développement. De fait, nos concitoyens plébiscitent cette forme de justice.

Les hausses inédites du budget de la justice profitent à tous. Ainsi, 68 contractuels sont arrivés outre-mer dans le cadre du déploiement de la justice de proximité - un objectif prioritaire du garde des sceaux.

Sur l'aide juridictionnelle, la Chancellerie est prête à étudier des propositions, en échange d'engagements de la part des avocats ; il faut aussi développer le recours à la visioconférence dans certains cas. La revalorisation de l'unité de valeur ne fait pas partie des évolutions envisagées.

Le garde des sceaux est conscient que l'état de la justice n'est pas parfait en outre-mer, ni d'ailleurs en métropole - cette situation remonte à loin. Mais les hausses importantes récemment intervenues dans le budget de la justice laissent entrevoir des améliorations.

Pas moins de 100 000 ont été créés depuis 2018, dont 71 de magistrats en outre-mer depuis deux ans. Les effectifs de l'administration pénitentiaire sont passés de 2 800 à 2 932 postes, ce qui permet notamment aux agents d'origine ultramarine, nombreux dans cette administration, de revenir plus facilement dans leur territoire d'origine.

Quoiqu'importants, ces renforts restent insuffisants, je le reconnais. Nous prenons en compte les difficultés de recrutement, à travers une aide à l'installation pour les magistrats et les greffiers, des contrats de mobilité et un effort de formation avant la prise de poste, afin que les fonctionnaires appelés à exercer outre-mer soient conscients des spécificités de ces territoires.

Par ailleurs, l'outre-mer est largement concernée par le programme de création de 15 000 places de prison.

L'immobilier judiciaire n'est pas en reste. Des opérations d'ampleur sont en cours, comme à Cayenne, Basse-Terre ou Mamoudzou. Les projets d'investissement représentent plus de 800 millions d'euros. La Défenseure des droits a donc été entendue.

La protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) multiplie aussi les constructions : deux nouveaux centres éducatifs fermés sont en construction, en Guyane et à Mayotte.

Le Gouvernement prend en compte sérieusement les enjeux de la justice outre-mer, avec des efforts humains et financiers considérables. Peut-être ne le dit-on pas assez. Je me réjouis d'en débattre avec vous.

M. Bernard Fialaire .  - Depuis toujours, le RDSE est attentif au renforcement des moyens de l'État dans les outre-mer

La loi de 2017 de programmation pour l'égalité réelle outre-mer (Érom) a fixé un objectif de convergence des territoires ultramarins et métropolitains. Pour l'égalité réelle des droits et des services, l'accès de tous à une justice de qualité est un objectif essentiel.

Mon collègue Stéphane Artano souligne que la prise en charge des frais de déplacement des avocats dans le cadre de l'aide juridictionnelle n'est prévue qu'en Polynésie française. Or les transports en avion, coûteux, sont un frein à l'aide juridictionnelle dans d'autres territoires, dont Saint-Pierre-et-Miquelon. Il convient donc d'ajuster l'indemnisation des avocats concourant à l'aide juridictionnelle. L'égalité est au coeur de notre pacte républicain ! (M. Jean-Claude Requier abonde ; Mme Victoire Jasmin applaudit.)

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Cette question est prise en compte par le ministère de la justice.

Les distances séparant le lieu d'exercice professionnel habituel d'un avocat et celui de son intervention sont souvent importantes. Des dispositifs existent déjà, pour les avocats de Nouméa par exemple, mais ils sont trop restreints.

Reste que la prise en charge des frais de déplacement n'est pas le seul levier. Il faut en particulier intensifier le recours à la vidéo-intervention, en concertation avec les organisations représentatives des avocats.

M. Bernard Fialaire.  - Il faut travailler vite et bien, monsieur le ministre ! Il y va de l'égalité réelle pour les territoires ultramarins.

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Nous travaillons vite et bien, monsieur le sénateur, et nous allons continuer.

Mme Elsa Schalck .  - Ma collègue Micheline Jacques, sénatrice de Saint-Barthélemy, m'a chargée de poser sa question.

Saint-Barthélemy fait face à une forte augmentation de la délinquance : les atteintes aux personnes ont augmenté de 50 % entre 2021 et 2022, les escroqueries et les atteintes aux biens de 25 %.

L'île compte 27 gendarmes mobiles, dont 10 officiers de police judiciaire (OPJ). Elle est sous-dotée face à des difficultés relativement nouvelles, les effectifs ayant progressé moins vite que les besoins.

Nous nous inquiétons du rajeunissement des prévenus, qui rend nécessaire un accroissement des moyens de protection judiciaire. Cette préoccupation est au coeur des travaux de la délégation sénatoriale aux droits des femmes sur la parentalité en outre-mer.

Le nombre de dossiers implique des audiences foraines durant deux à trois journées, contre une auparavant. Récemment, une matinée entière a dû être renvoyée, mettant à mal la continuité de la justice.

Une part importante des délits sont liés à la consommation d'alcool et de stupéfiants : la sanction judiciaire doit être rapide pour envoyer un message de fermeté.

Les contentieux civils augmentent aussi fortement, liés notamment aux baux d'habitation et aux successions.

Une mise à niveau des effectifs à Saint-Barthélemy est-elle envisagée à court terme ?

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Une déléguée interministérielle aux droits des femmes en outre-mer sera très prochainement nommée. Mmes Caubel et Rome et moi-même travaillons à des réponses aux violences familiales, à l'image de ce qui se fait à Wallis.

Les effectifs de police sont en augmentation. La Lopmi prévoit des moyens supplémentaires. À Saint-Barthélemy, il faut plus de garde-côtes, mais aussi de gendarmes supplémentaires pour l'aéroport.

Les audiences foraines sont la règle à Saint-Barthélemy. Les effectifs judiciaires de Basse-Terre seront au complet au 1er septembre prochain. Enfin, la création d'un tribunal relève de l'organisation de la justice.

M. Franck Menonville .  - Je pose cette question au nom de mon collègue Jean-Louis Lagourgue.

Comme tous les territoires de la République, les outre-mer sont pluriels, mais ils connaissent des problématiques similaires, dont la surpopulation carcérale, une insécurité préoccupante et un manque d'attractivité des juridictions. Les déserts judiciaires côtoient souvent les déserts médicaux. L'accès au droit de nos compatriotes ultramarins est en jeu.

En Polynésie française, une dotation prend en charge les frais de déplacement des avocats dans le cadre de l'aide juridictionnelle, mais, à Wallis-et-Futuna, les justiciables n'ont pas accès à un avocat : ils sont assistés par des citoyens défenseurs.

Comment assurer la défense par un avocat ? Est-il envisageable d'étendre le dispositif polynésien à tous les outre-mer ?

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Renforcer l'attractivité des postes suppose de travailler sur l'accueil des magistrats, le logement, la prime, la suite de la carrière. Je constate une amélioration depuis trois ans mais, en effet, il faut aller plus loin et plus vite.

En ce qui concerne les prisons, l'effort est considérable - M. Sueur ne va pas y croire !

M. Jean-Pierre Sueur.  - Nous verrons bien...

M. Jacques Fernique .  - Les conclusions des états généraux de la justice n'ont pas surpris grand-monde. Pour 70 % de nos concitoyens, la justice n'a pas les moyens de faire son travail. Notre justice est malade. C'est, en effet, le résultat d'une très longue histoire.

Clairement, le Gouvernement a fait un effort financier, mais la dématérialisation à outrance, la multiplication des postes d'assistant de justice et la construction de nouvelles places de prison comme marqueur de revitalisation de la justice ne sont pas la bonne réponse.

Le vice-président de la conférence des bâtonniers a relevé la faible place des outre-mer dans le rapport des états généraux de la justice. Il propose la création d'une ligne budgétaire spécifique aux outre-mer dans le cadre de l'aide juridictionnelle.

Quid des personnes en garde à vue qui n'ont pas d'avocat ? Qu'envisage le Gouvernement quand la distance empêche la mise à disposition d'un avocat ?

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Nous devons poursuivre le travail entrepris. Le budget de la justice outre-mer a augmenté de 14 % entre 2018 et 2022 et augmente encore cette année.

En revanche, je ne crois pas qu'il faille une ligne budgétaire spécifique pour l'outre-mer. Cela irait contre l'unité de la République.

Certes, les magistrats en mission ne sont pas une solution durable ; c'est un cautère sur une jambe de bois. C'est pourquoi nous travaillons à renforcer l'attractivité des postes, en agissant notamment sur la formation et les affectations ultérieures.

Le travail continue : merci de voter tous les budgets...

M. Jacques Fernique.  - M. Benarroche, à la place de qui j'interviens, insiste sur la nécessité de conserver l'usage du papier lorsque la connexion internet, voire téléphonique, est défaillante.

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Le zéro papier n'est pas pour demain - il est prévu pour 2027. Mais le numérique donne aussi de bons résultats : regardez ce qui se passe en Guyane dans le domaine de l'éducation nationale. En la matière, il faut agir de manière progressive ; les moyens nécessaires sont prévus dans le cadre de France 2030.

M. Thani Mohamed Soilihi .  - Le rapport des états généraux de la justice consacre deux pages et demie sur deux cent cinquante aux outre-mer : c'est peu quand on connaît le cumul de difficultés auquel ces territoires sont confrontés.

L'accès à la justice est rendu plus difficile par l'absence d'aide juridictionnelle en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna.

Pour remédier à cet état de grande fragilité, le garde des sceaux a annoncé le recrutement de 27 nouveaux juristes assistants et déployé un dispositif expérimental de soutien à Cayenne et Mamoudzou. Ces « sucres rapides » ont fait la preuve de leur utilité pour parer à l'urgence.

Mais, au-delà, il faut bâtir un plan stratégique d'action adapté à chaque territoire. Les outre-mer, ce sont treize territoires, relevant de quatre catégories juridiques.

L'inspection générale de la justice plaide en faveur d'une vision prospective. Quelle suite le Gouvernement entend-il donner à cette recommandation pour injecter dans notre justice les « sucres lents » dont nos outre-mer ont tant besoin ?

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Effectivement, la justice outre-mer a besoin d'un plan stratégique, comme l'administration pénitentiaire.

Je salue l'action du garde des sceaux, qui s'intéresse beaucoup à l'outre-mer. Nous combattons pour que l'outre-mer soit prise en compte par chaque institution. Nous avançons, mais ne sommes pas encore au bout du voyage.

Un poste de délégué aux outre-mer sera placé directement auprès du secrétaire général du ministère de la justice. Un délégué aux droits des femmes et aux violences familiales déclinera un plan stratégique pour chaque territoire. Un concours permettra le recrutement en juillet de sept greffiers à Mayotte, dix en Guyane, tandis que quatorze techniciens du secrétariat général du ministère travaillent sur les réseaux informatiques depuis 2020.

M. Thani Mohamed Soilihi.  - Ce plan stratégique est nécessaire : le Gouvernement peut compter sur les sénateurs pour sa mise en oeuvre.

M. Jean-Pierre Sueur .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) La surpopulation carcérale dans les outre-mer est de 123 %. La CEDH a condamné la France pour l'indignité de ses prisons, notamment à Baie-Mahault en Guadeloupe, Ducos en Martinique et Faa'a Nuutania en Polynésie.

Les conditions sont aussi très difficiles à Nouméa, comme l'a montré la Contrôleure générale des lieux de prévention de liberté : certains détenus sont logés dans des containers marins non isolés. Il faut mettre fin à ces conditions indignes !

En Guyane, le centre pénitentiaire de Remire-Montjoly présente des risques pour la santé du personnel et des détenus. La violence y règne.

Monsieur le ministre, quid de la régulation ? C'est le seul moyen de sortir de la surpopulation carcérale. D'autres peines doivent être préférées à la détention. (Applaudissements sur les travées du groupe SER)

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Les conclusions de la CEDH ont été prises en compte. J'ai visité de nombreuses prisons outre-mer.

Nous multiplions les actions contre des bandes de voyous et de casseurs. Les interpellations et les incarcérations augmentent. Bien sûr, certaines prisons sont d'une vétusté horrible. Nous préférons construire des prisons plutôt que de recourir à la régulation.

En Martinique, une structure d'accompagnement à la sortie de 120 places sera construite ; elle ouvrira dès 2025. L'accompagnement à la sortie, c'est mieux que la régulation.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Il faut les deux ! Cela devient explosif !

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - La régulation pose des problèmes de sécurité.

Près de 400 places seront livrées en Guadeloupe, entre 2024 et 2027, et 500 places supplémentaires seront construites à Saint-Laurent-du-Maroni, en sus de la création d'un tribunal judiciaire.

Nous devons aussi améliorer le recrutement du personnel pénitentiaire. Les centres vétustes devront être rénovés. Jamais depuis quinze ans la programmation n'a été aussi ambitieuse.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Voyez ce qu'a dit M. Molins lors des états généraux de la justice.

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Je ne suis pas M. Molins et ce dernier n'est plus chargé de ce dossier.

Mme la présidente.  - Et moi je suis la présidente et je mets bon ordre à ce dialogue... (Sourires)

Mme Éliane Assassi .  - Une opération de lutte contre l'immigration illégale sera menée à Mayotte à la fin du mois d'avril, avec le déploiement de 400 gendarmes mobiles supplémentaires et la venue de la CRS 8.

L'amalgame entre immigration et délinquance et l'instrumentalisation de la justice au service d'une politique pénale décidée par le ministre de l'intérieur est inacceptable.

Les nombreuses personnes placées en centre de détention n'auront pas le temps de recourir au juge des libertés et de la détention ; on évoque trois bateaux pour expulser les personnes étrangères.

M. Thani Mohamed Soilihi.  - Elles rentrent chez elles !

Mme Éliane Assassi.  - Les magistrats du siège doivent demeurer indépendants et se tenir loin du tout-répressif et des reconduites aux frontières expéditives et systématiques.

Nous relayons les inquiétudes des associations : les mineurs, notamment, ne pourront être accompagnés. Le tribunal administratif ne pourra répondre à toutes les sollicitations, qui devraient tripler.

Avec cette opération, la justice judiciaire devient l'alliée objective du ministère de l'intérieur. C'est une attaque contre les droits fondamentaux.

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Le premier droit fondamental est de ne pas se faire couper la main dans un bus scolaire, de ne pas voir brûler ce qui existe, de ne pas subir la multiplication des agressions.

M. Thani Mohamed Soilihi.  - On doit entrer légalement dans notre pays.

Mme Éliane Assassi.  - On ne parle jamais des causes !

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Nous avons mis en place un plan gigantesque à Mayotte. Oui, il y faut de la répression. Les opérations qui s'y dérouleront répondent aux demandes des Mahorais, qui ne sont pas en sécurité. Les meurtres, les rançonnages, les embuscades, les attaques de bus scolaires se multiplient.

Les opérations de reconduite et de destruction des habitats indignes se poursuivront dans le respect des règles.

Mme Éliane Assassi.  - Ce n'est pas ce que dit le Contrôleur général des lieux de privation de liberté !

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Six magistrats sont provisoirement affectés en renfort au tribunal de Mamoudzou. Sept agents rejoindront les services du greffe. Nous interpellons les chefs de bande, qui sont des assassins.

Mme Éliane Assassi.  - Je parle de justice !

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Les instances administratives et judiciaires locales n'ont pas connaissance de difficultés rencontrées par le barreau de Mayotte. Les relations sont très fluides.

Tous les services de l'État sont mobilisés contre les passeurs et les délinquants. Les moyens sont là : les personnes peuvent faire appel, nous respectons les règles.

M. Thani Mohamed Soilihi.  - Exactement.

Mme Jocelyne Guidez .  - Nos questions sont redondantes, mais plus on tape sur le clou, plus ça rentre...

Voilà un an, le comité des états généraux de la justice remettait son rapport, qui consacre deux pages sur 216 aux outre-mer. Il y est rappelé que l'accès au droit y est particulièrement précaire, que la fracture numérique y est bien pire que dans l'Hexagone.

Compte tenu de l'état des infrastructures et du taux d'illectronisme, les citoyens ultramarins n'ont pas accès aux mêmes moyens numériques, comme l'a montré le rapport de Stéphane Artano, Viviane Artigalas et Nassimah Dindar.

Lors de la présentation de son plan d'action pour la justice, le 5 janvier 2023, le garde des sceaux a fixé un objectif zéro papier pour 2027. Est-il prévu de conserver le recours au papier dans les outre-mer ? Sinon, quels moyens l'État compte-t-il mettre en oeuvre ?

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Le garde des sceaux ne sera plus en poste en 2027. En tout état de cause, son successeur n'appuiera pas sur le bouton si cela ne fonctionne pas.

Une démarche similaire des services de l'éducation nationale se déroule avec succès.

Nous essayons de progresser dans la transformation numérique : au recrutement de techniciens de proximité pour chaque juridiction s'ajoutent les quatorze personnes du secrétariat général du ministère déployées depuis 2020. Les heures d'ouverture du centre d'appels sont ajustées en tenant compte du décalage horaire. Nous souhaitons aussi réduire les mises à jour durant la nuit hexagonale.

Nous travaillons en vue d'un bon fonctionnement en 2027.

Mme Jocelyne Guidez.  - Les zones blanches continuent d'exister outre-mer, ne serait-ce que pour le téléphone...

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - La réduction des zones blanches outre-mer fait l'admiration de certains citoyens de l'Hexagone.

M. Stéphane Le Rudulier .  - À l'issue des travaux de la commission des lois sur l'insécurité à Mayotte, nous avons formulé seize recommandations, dont le renforcement des moyens humains du tribunal judiciaire. Le garde des sceaux s'est rendu à Mayotte où il a fait une série d'annonces en ce sens.

Un jeune greffier a dénoncé ses conditions de travail, avant de tenter de mettre fin à ses jours. Les moyens annoncés sont louables, mais insuffisants. Quid de la création d'une véritable cour d'appel ? On nous répond que le volume d'affaires est faible, mais le procureur de la République souligne que les Mahorais préféraient régler les conflits par eux-mêmes : une cour d'appel améliorerait le recours à l'institution judiciaire. Cela réglerait aussi les difficultés organisationnelles en évitant les multiples déplacements entre Mayotte et La Réunion.

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Mayotte ne se réduit pas aux problèmes de sécurité et de justice. Nous travaillons sur de nombreux autres sujets avec les élus, notamment l'éducation et l'accès à l'eau. Lorsque nous songerons à créer une cour d'appel spécifique à Mayotte, c'est que nous aurons réglé bien des problèmes. Je préfère utiliser les financements pour d'autres sujets.

Il y a une chambre d'appel à Mamoudzou compétente pour toutes les décisions, hormis celles relevant de la chambre d'instruction.

M. Thani Mohamed Soilihi.  - Elle ne fonctionne pas correctement...

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - C'est l'affaire du ministère de la justice.

Les jeunes incarcérés à La Réunion n'ont aucun débouché lorsqu'ils sortent de prison. Ce problème me semble prioritaire, contrairement à la création ex nihilo d'une nouvelle cour d'appel.

M. Thani Mohamed Soilihi.  - Cela existait avant la départementalisation.

Mme Victoire Jasmin .  - Depuis mars 2022, le président du conseil de prud'hommes de Basse-Terre et les organisations syndicales alertent sur leurs difficultés à exercer leur mission. Les conseillers prud'homaux de Saint-Barthélemy sont victimes de leur double insularité. L'indemnisation des frais de déplacement et d'hébergement est insuffisante. En outre, les délais de remboursement sont très longs : trois à six mois. Une réforme s'impose. Le rapport du Défenseur des droits appelle à mettre en oeuvre les moyens nécessaires à l'égalité réelle et à l'effectivité du recours aux droits.

Quelles dispositions le Gouvernement compte-t-il mettre en oeuvre ?

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Nos concitoyens ont le plus recours à la justice prud'homale et à la justice familiale. Il faut qu'elles fonctionnent.

Il s'agit de verser les sommes dues : les chefs des cours d'appel de Basse-Terre ont informé le garde des sceaux qu'un suivi mensuel de ces remboursements serait désormais effectué.

Je ne suis pas sûr que l'augmentation du plafond des frais de repas et de nuitées soit une priorité, contrairement à celui des frais de déplacement. En outre, le temps de transport doit être considéré comme un temps de service.

Je solliciterai le garde des sceaux pour qu'il vous réponde plus précisément.

M. Gérard Poadja .  - Lors de l'examen du projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire, j'avais souligné que la Nouvelle-Calédonie est le seul territoire de la République ne disposant pas d'un centre d'accès au droit.

J'ai été entendu. Dix-huit mois après l'adoption du texte prévoyant sa création, où en est-on ?

L'insalubrité du Camp Est, surnommé « la prison de la honte », est catastrophique. Il faut agir. Les autorités judiciaires et les forces de l'ordre appellent de leurs voeux une nouvelle prison. Je salue l'ouverture du centre pénitentiaire Nord. Quelles sont les perspectives ?

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - À ma connaissance, le centre de Koné a ouvert en février. Celui de Nouméa est indigne, avec des cellules à quatre personnes. Il sera rénové et étendu.

Les conseils d'accès au droit de Polynésie et de Saint-Pierre-et-Miquelon ont été créés en 2022. Concernant la Nouvelle-Calédonie, un dialogue nourri a été noué avec l'État. La création d'un conseil de l'accès au droit a été actée. Le ministre de la justice finance certaines actions d'accès au droit.

En raison des embûches juridiques, la Chancellerie avance méthodiquement pour éviter tout retour en arrière. Le projet de décret a été rédigé par le ministère de la justice et soumis au Conseil national de l'aide juridique. Le Conseil d'État en sera prochainement saisi. La naissance de ce conseil est donc plus proche que jamais.

M. Pierre Frogier .  - Je rejoins les propos de M. Poadja sur la surpopulation carcérale chronique au Camp Est de Nouméa. Ce centre pénitentiaire a été construit sur les vestiges de l'ancien bagne, qui date du Second Empire. On y recense 600 détenus (M. le ministre acquiesce) pour une capacité de 400. La surpopulation est de 300 % dans le quartier de la maison d'arrêt des hommes.

M. Sueur a parlé des containers. L'état du bâti reste vétuste et sous-dimensionné. C'est indigne, lorsque 5 ou 6 détenus sont entassés dans une cellule de 12 mètres carrés. L'État a été condamné par la justice administrative à verser 700 000 euros d'indemnités.

Les magistrats de l'ordre judiciaire ont même prononcé des remises en liberté, considérant ces conditions de détention comme un traitement dégradant. C'est de plus en plus difficile pour le personnel pénitentiaire : 44 agressions ont été recensées dans les prisons en 2022, 23 depuis le début de cette année. Allez-vous enfin annoncer la construction d'un nouveau centre pénitentiaire et nous donner un calendrier précis ?

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Analyse partagée, monsieur le sénateur, tant sur les conditions indignes de détention que sur les violences carcérales à Nouméa. Sur ces violences, des plans et des formations sont prévus, mais la seule solution, c'est la rénovation-extension du Camp Est.

À Koné, le Gouvernement a prévu 120 places, ce qui, certes, est encore insuffisant face à la hausse des incarcérations.

Je m'engage à ce que vous ayez une réponse écrite précise sur le début des travaux de rénovation-extension.

M. Bernard Jomier .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) La France a été condamnée à de multiples reprises tant par sa propre justice que par la CEDH pour les conditions de détention indignes.

Mais ce n'est que l'un des symptômes de l'état de la justice : 58 % des Ultramarins, 70 % des Guyanais estiment qu'il leur est difficile de faire valoir leurs droits - c'est deux fois plus qu'en métropole. Comment ne pas s'indigner du manque d'avocats ? À Wallis-et-Futuna, les avocats sont défendus par des citoyens défenseurs - ils sont donc privés d'avocats !

L'outre-mer catalyse les maux du service public. La part du financement des services publics dans notre pays représentait 18,1 % du PIB en 1980 ; il est toujours de 18 % aujourd'hui, alors que la population outre-mer a plus que doublé, passant de 1,4 à 2,7 millions d'habitants. Votre gouvernement refuse de revenir sur la moindre exonération fiscale et sociale ; a-t-il l'intention de financer le service public judiciaire à la hauteur des besoins ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER)

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - La réponse est oui. (M. le ministre commence à se rasseoir ; M. Bernard Jomier proteste.)

Je peux répéter ce que j'ai dit : les places de prison à Basse-Terre, à Baie-Mahault, à Saint-Laurent-du-Maroni, à Nouméa... Un budget de fonctionnement de la justice inégalé depuis ces quarante dernières années... Comment pouvez-vous nous interroger sur nos intentions ? Nous les démontrons par nos actes. Je vous ferai un récapitulatif des cinq dernières années.

Certes, on ne va pas assez vite. Mais il ne s'agit pas de contraintes budgétaires : il y a un problème d'attractivité, de disponibilité des terrains, des entreprises. Tout cela est souvent plus difficile outre-mer. Futuna, c'est loin : 34 heures de vol ! Et pourtant, il y a une défense des citoyens avec les citoyens défenseurs. C'est une réalité historique. Ils seraient peut-être mieux défendus par des avocats, mais regardez les efforts accomplis ! Je vous enverrai cela par écrit.

M. Bernard Jomier.  - J'ai touché un point sensible, mais je parlais de l'état des services publics depuis 1980 : vous n'êtes pas au pouvoir depuis quarante ans. Mais tant que nous ne rectifierons pas le fléchage vers les services publics, nous n'y arriverons pas. Vous devez en convenir.

Mme Annick Petrus .  - Le tribunal de proximité de Saint-Martin couvre Saint-Martin et Saint-Barthélemy, et dépend du tribunal de Basse-Terre. C'est le seul, avec celui de Saint-Laurent-du-Maroni, à bénéficier d'une dérogation qui lui permet d'assumer quasiment toutes les missions du tribunal judiciaire de Basse-Terre, y compris celles de son président. Conséquence : entre 250 à 300 dossiers en cours au civil, soit plus qu'à Basse-Terre !

Pourtant, le tribunal judiciaire de Basse-Terre compte 12 magistrats, contre 4 à Saint-Martin, pour un volume comparable. Nous n'avons que 7 greffiers, alors qu'il y en a 14 à Basse-Terre !

Le contentieux civil a augmenté de 50 %. En mars 2023, il n'était plus possible de prendre date pour introduire une nouvelle affaire avant octobre 2023 !

L'aide juridictionnelle ne se porte pas mieux : une seule semaine de permanence d'aide juridictionnelle en Guadeloupe pour 300 avocats inscrits ! Dix à quinze avocats sont domiciliés à Saint-Martin, douze à Saint-Barthélemy sont tenus d'assurer une à deux journées de permanence pénale par semaine et le paiement de cette aide survient avec beaucoup de retard à cause du sous-effectif du greffe.

Il faudrait donner au tribunal judiciaire de proximité de Saint-Martin son autonomie totale. Il revient à l'État d'assurer la continuité territoriale et l'égalité devant la justice. Seriez-vous prêt à pallier cette difficulté par des réformes ?

M. Jean-François Carenco, ministre délégué.  - Ne parlons pas des avocats de Saint-Barthélemy, qui sont surtout des avocats d'affaires. À Saint-Martin, les contentieux fonciers mobilisent beaucoup. Nous nous mobilisons pour les réduire avec le président Mussington. La cité administrative et judiciaire créée en 2025 sera un outil de 1er ordre. Il y a aussi la question de l'attractivité pour les magistrats.

Dans le cadre du comité interministériel outre-mer, nous en parlons avec le président Mussington afin de proposer des avancées à Mme la Première ministre.

M. Patrick Kanner, pour le groupe SER .  - Je ne regrette pas d'avoir porté ce débat. L'appartenance à notre République se définit par le respect de ses principes fondamentaux.

Aux termes de l'article 1er de la Constitution, la France est une république indivisible, laïque et sociale. Cela suppose un droit applicable uniformément sur le territoire, qui n'empêche pas une République plurielle. La plasticité ne doit pas nous conduire à renier nos principes.

L'outre-mer est pluriel : treize territoires aux statuts différents, un statut spécifique pour la Nouvelle-Calédonie, des terres inhabitées comme les Terres australes et antarctiques françaises et Clipperton. Certains ont un statut particulier, une justice spécifique. Définir un cadre unique n'est pas aisé, mais c'est la République.

L'histoire de la France dans ces outre-mer n'a pas été facile. Le pouvoir régalien doit être d'autant plus irréprochable, car ce passé colonialiste qui nous oblige. Mais l'État est loin d'être parfait. Les états généraux de la justice font état d'une crise profonde, d'une justice au bord de la rupture, de délais de jugement indécents, nourrissant une défiance croissante de nos concitoyens.

Malgré des hausses de crédits, cette justice garante du respect du droit reste en difficulté. Nous partons de loin... Il reste beaucoup à faire - ce que vous ne niez pas. Ne prenez pas nos exigences comme la négation de ces efforts.

Nous adoptons trop souvent un prisme hexagonal, et l'adaptation des mesures outre-mer est parfois insuffisante. Les taux de pauvreté et de chômage y sont particulièrement élevés, le coût de la vie exponentiel. Ces inégalités doivent être prises en compte, tout comme l'éloignement.

On ne peut accepter qu'en 2023, tous les justiciables n'aient pas le même accès au droit. Seul l'État peut assurer l'impartialité.

Nos collègues ont exposé les failles de ce service public et posé un diagnostic. Nous veillerons à y apporter les bons remèdes. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE)

Prochaine séance, mardi 2 mai 2023, à 14 h 30.

La séance est levée à 16 h 50.

Pour le Directeur des Comptes rendus du Sénat,

Rosalie Delpech

Chef de publication

Ordre du jour du mardi 2 mai 2023

Séance publique

À 14 h 30 et le soir

Présidence : M. Roger Karoutchi, vice-président, M. Vincent Delahaye, vice-président

Secrétaires : M. Joël Guerriau - Mme Françoise Férat

1. Débat sur le thème : « Quelles solutions pour développer l'hydrogène au sein de notre mix énergétique ? » (demande du groupe Les Républicains)

2. Proposition de loi visant à assurer la qualité et la pérennité des réseaux de communications électroniques à très haut débit en fibre optique, présentée par M. Patrick Chaize et plusieurs de ses collègues (texte de la commission, n°518, 2022-2023) (demande du groupe Les Républicains)

3. Débat sur le thème : « Quelle réponse au phénomène mondialisé des fraudes fiscales aux dividendes ? » (demande du groupe CRCE)