Ferme France

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France, présentée par MM. Laurent Duplomb, Pierre Louault, Serge Mérillou et plusieurs de leurs collègues, à la demande de la commission des affaires économiques.

Discussion générale

M. Laurent Duplomb, auteur de la proposition de loi .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; MM. Pierre Louault, Alain Duffourg et Franck Menonville applaudissent également.) Après six ans de travail scrupuleux sur la question, dans la tradition du Sénat, je peux affirmer que la France agricole décline. Si nous continuons ainsi, nous nous retrouverons non seulement face au problème de la souveraineté alimentaire, mais bien à celui de la sécurité alimentaire.

Cette proposition de loi a pour but de mettre fin à ce déclin et à cette naïveté coupable bien française qui nous conduit à interdire des productions ici tout en fermant les yeux lorsqu'elles viennent d'ailleurs.

Nous ne pouvons plus nier les évidences : à force d'interdire, de stigmatiser, de ne pas regarder la réalité, la France devient de plus en plus dépendante des autres. Désormais, 71 % des fruits sont importés, comme 85 % du coulis de tomate et 56 % de la viande de mouton.

La débâcle de notre agriculture a les mêmes causes que la chute de l'industrie et de la production d'électricité.

La stratégie malthusienne du tout « montée en gamme » quand le pouvoir d'achat est en berne nous conduit à déclasser 40 % du lait bio, qui ne trouve pas preneur, et à importer l'entrée et le moyen de gamme.

Notre sécurité alimentaire implique de répondre aux besoins du marché de masse et de nous opposer au projet Farm to fork, qui conduira à la dépendance et à la famine. Ce texte peut y contribuer.

Je remercie les 174 sénateurs qui l'ont cosignée et je leur dis : n'ayez pas peur ! Vous êtes élus de toutes les campagnes de France. N'ayez pas peur de redonner de l'espoir à nos paysans. N'ayez pas peur du chantage et de l'intimidation sous couvert d'écologisme.

Comme le disait Clemenceau, nous avons eu le courage de le dire, il faut maintenant avoir le courage de le faire ! (Acclamations et applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP)

M. Pierre Louault, auteur de la proposition de loi .  - L'agriculture française est de moins en moins compétitive, les jeunes se détournent du métier, certains travaillent 70 heures par semaine pour gagner un demi Smic. Il y a urgence : l'agriculture française doit redevenir compétitive.

Nous avons laissé s'effondrer notre industrie et notre production nucléaire, avec de graves conséquences sur notre souveraineté. En ira-t-il de même pour notre agriculture et pour notre souveraineté alimentaire ?

Ce texte d'urgence a été enrichi par la rapporteur. Les mesures sont fortes, certes, mais c'est nécessaire quand la moitié des fruits et légumes ou des poulets sont importés. Elles sont aussi empreintes de bon sens : sécurisation de l'accès à l'eau, réduction des normes, baisse des charges, levée des freins à l'innovation.

Ces mesures ne sont pas anti-écologiques. Est-ce une régression que de permettre l'épandage de pesticides dans des zones très ciblées plutôt que d'arroser tout le champ ?

L'idée du livret Agri n'est pas nouvelle au Sénat. Il facilitera le rapprochement des Français avec leurs agriculteurs et leur offrira la possibilité de financer les investissements de ces derniers.

Le Gouvernement annonce un plan de relance pour l'industrie mettant en avant la réduction de moitié des délais administratifs. Il faut faire de même pour l'agriculture, qui souffre de la surréglementation.

Le moral des agriculteurs est au plus bas : il faut voter ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP)

M. Serge Mérillou, auteur de la proposition de loi .  - Répondre à l'urgence, à la crise, donner aux agriculteurs français les moyens de nous nourrir : tel est l'objet premier de ce texte, d'autant plus critiqué qu'il traite de sujets majeurs : notre agriculture, mais aussi l'alimentation, le changement climatique, les relations entre urbains et ruraux.

Difficile, voire impossible, de parvenir à un consensus. Ce texte est issu de compromis fondés sur les constats du rapport d'information que nous avons publié, Laurent Duplomb, Pierre Louault et moi-même.

La ferme France brûle, notre modèle décline, notre marché est submergé par les importations de denrées qui ne respectent pas nos règles environnementales et sociales. Nos agriculteurs ne parviennent plus à gagner leur vie.

Ce texte n'est pas parfait. J'ai moi-même des réticences sur l'article 13, qui concerne les pesticides. Mais il faut bien éteindre l'incendie et répondre à la détresse des agriculteurs. Mon département, la Dordogne, est rural : ce texte y a été bien reçu.

Nos concitoyens, notamment les plus modestes, comptent sur nous. Tous n'achètent pas bio, non pas par dogmatisme, mais parce qu'ils n'en ont pas les moyens : avec un Smic pour trois enfants, c'est impossible !

Être de gauche, c'est combattre les inégalités. La première d'entre elles concerne le contenu de l'assiette. Cette proposition de loi est un moyen concret pour nous diriger vers une agriculture nourricière, durable et relocalisée. Poursuivre la stratégie actuelle d'importations massives, c'est contribuer à l'érosion progressive de notre souveraineté alimentaire.

Ce texte parle de pesticides, mais aussi de compétitivité, d'innovation et d'adaptation au changement climatique. Je me réjouis par exemple qu'il propose un diagnostic carbone, premier pas de la transition des exploitations. Ce texte transpartisan a le mérite de remettre la souveraineté au coeur de nos débats. (M. Pierre Louault, Mmes Nadia Sollogoub et Sophie Primas applaudissent.)

Mme Sophie Primas, rapporteur de la commission des affaires économiques .  - (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP) La compétitivité est un impératif pour protéger notre modèle agricole, si singulier, si éloigné de l'agriculture industrielle. Nous voulons faire émerger de nouvelles générations d'agriculteurs, motivées par une juste reconnaissance et une juste rémunération.

La compétitivité exige la modernisation : hier, la mécanisation pour sortir les agriculteurs de la pénibilité ; aujourd'hui, l'adaptation au changement climatique et aux attentes des Français.

La compétitivité est aussi une obligation ardente si nous voulons rester maîtres de notre alimentation, en qualité et en quantité.

La compétitivité n'est pas l'ennemi d'une agriculture durable, et on ne saurait opposer la durabilité à la compétitivité.

Mme Françoise Gatel.  - Très bien !

Mme Sophie Primas rapporteur.  - Je sais que nous nous rejoignons sur ce point, monsieur le ministre. Mais pas sur d'autres...

D'une part, depuis la loi Égalim, le Gouvernement impose une exigence environnementale à nulle autre pareille, qui se traduit par une explosion en chaîne des normes et donc des charges pesant sur les agriculteurs. D'autre part, l'encouragement à la montée en gamme se traduit par une fuite en avant, bien décrite par le rapport sur la compétitivité de la ferme France.

En pleine crise du pouvoir d'achat, cette stratégie revient à pousser les plus modestes à acheter des produits importés de pays qui n'appliquent pas les normes françaises, ni même européennes. Résultat : une agriculture à deux vitesses, où l'alimentation de qualité produite en France est réservée aux plus aisés, tandis que les plus modestes doivent se contenter de produits d'entrée de gamme importés.

À force de ne plus jamais parler de compétitivité, on ne s'occupe ni de la fin du mois, ni de la fin du monde, ni de la faim dans le monde.

Mme Françoise Gatel.  - Très bien !

Mme Sophie Primas rapporteur.  - Cette proposition de loi transpartisane pose les jalons essentiels de l'agriculture de demain, compétitive, durable, sobre en intrants. Stockage et partage de l'eau, formation continue des agriculteurs, adaptation au changement climatique : autant de sujets fondamentaux pour définir la future place de notre agriculture dans le monde.

Je vous présente un texte cosigné par plus de la moitié de l'hémicycle, amélioré en commission, et j'espère que notre débat ne sera pas l'objet de caricatures stériles. Le monde agricole assume cette recherche de la compétitivité.

Ce texte lutte d'abord contre les distorsions de concurrence : les surtranspositions sont vécues douloureusement par nos agriculteurs, lorsqu'ils se rendent compte que des normes ne sont pas appliquées par nos concurrents, notamment européens. La commission a enrichi les compétences du haut-commissaire qui pourra être saisi et donner un avis public : il sera votre meilleur allié, monsieur le ministre.

À l'article 13, très commenté, le texte de la commission ne change pas les missions de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), pas plus qu'il ne remet en cause son travail. Nous offrons simplement la possibilité au ministre de l'agriculture de suspendre temporairement une décision de l'Anses, lorsque celle-ci n'est pas en adéquation avec la politique des autres États membres ou que notre souveraineté alimentaire est menacée.

C'est le meilleur moyen pour pousser l'Union européenne à prendre des décisions communes en même temps, en vue d'assurer la sécurité alimentaire de toute l'Europe. Nous avons trouvé là un juste équilibre.

Ce texte s'attache ensuite à modérer les charges de nos agriculteurs pour que leur revenu ne soit plus la variable d'ajustement de la compétitivité : réduction pour épargne de précaution, pérennisation du dispositif travailleurs occasionnels-demandeurs d'emploi (TO-DE), exclusion des entreprises de production saisonnière du bonus-malus - autant de mesures que la commission a rendues budgétairement plus abordables.

Enfin, ce texte encourage le renouvellement des pratiques et l'innovation, avec un crédit d'impôt de trois ans pour l'investissement dans les secteurs les plus intensifs en main-d'oeuvre et la création d'un livret Agri.

Il faut y ajouter trois dispositions concernant l'usage de l'eau. Les drones pourront être utilisés pour des pulvérisations de précision de produits phytosanitaires : il ne s'agit pas d'autoriser les pulvérisations tous azimuts, mais d'accompagner l'innovation pour réduire les intrants. Nous sommes loin de la caricature.

L'attractivité des métiers agricoles passera par l'innovation.

Notre discussion en séance sera riche, si elle évite les effets de manche.

On n'attirera pas les jeunes si l'on étouffe la production par l'application d'un principe de précaution devenu principe d'inaction. Cessons de pointer du doigt une profession qui change ses méthodes. Une juste rémunération s'impose. Les agriculteurs ont une noble mission : nourrir les Français et une partie de la planète. Ils sont à la fois acteurs et bénéficiaires de la lutte contre le changement climatique.

La Nation doit les soutenir. Le Sénat défendra ces thématiques à l'occasion des prochaines échéances. (Acclamations et applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP)

M. Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire .  - Une lente et inquiétante érosion de notre souveraineté alimentaire : tel est le constat du rapport de la mission sur la ferme France, ayant abouti à ce texte, et qui faisait écho à un précédent rapport de Laurent Duplomb.

Je salue la qualité du travail mené par le Sénat, de la mission d'information jusqu'à cette proposition de loi, cosignée par plus de 170 parlementaires issus de cinq groupes, et de la rapporteure.

Ce débat est utile, alors que la concertation sur le pacte et le projet de loi d'orientation et d'avenir agricole lancée en décembre dernier s'achèvera prochainement.

Je souscris à une partie des constats de ce texte. Une partie, car nous n'aurons naturellement pas la même appréciation sur l'action du Président de la République et du Gouvernement depuis 2017. Je pense aux allègements de cotisations patronales, à la création d'un fonds de portage du foncier, au soutien à la modernisation de notre outil de production ou aux réformes structurelles comme la loi Égalim ou la réforme de l'assurance récolte. Les clauses miroir ont été pour la première fois mises à l'agenda européen : elles seront au coeur de la bataille pour offrir l'équité à nos agriculteurs.

Je ne présenterais pas la stratégie du Gouvernement comme le « tout montée en gamme ». Cette défense de la qualité ne date d'ailleurs pas de 2017 : je ne vous ferai pas l'offense de vous rappeler les dates des premières AOC et AOP. Ce sont d'ailleurs les produits de ce type qui sont le plus vendus à l'étranger. Nous considérons - comme vous, je crois - qu'il faut conforter toutes les gammes.

Cela fait soixante ans que nous développons des référentiels de qualité. Dans son discours de Rungis, le Président de la République présentait la qualité comme un facteur de rémunération supplémentaire. Assumons d'avoir ensemble porté cette ambition, par exemple pour le comté : c'est dans ces secteurs que s'installent le plus grand nombre de jeunes agriculteurs.

La perte de compétitivité date de la fin des années 1990. Ce qui a été défait pendant des années ne pourra être reconstruit du jour au lendemain. Évitons de tomber dans les caricatures, ayons de l'humilité. Nous défendons les mêmes choses : la compétitivité des agriculteurs.

Il est impératif de prendre en compte le changement climatique pour penser notre nouvelle souveraineté alimentaire, qui sera durable ou ne sera pas. Il faut adapter les systèmes de production aux sols et à l'eau, notamment, et donc assumer des transitions nécessaires : disons-le aux agriculteurs, d'autant plus qu'elles ne s'opposent pas à la souveraineté.

Compétitivité n'est pas un gros mot. Dire qu'une interdiction n'est pas toujours la solution ne remet pas en cause notre ambition environnementale. La France ne peut pas faire toute seule avant tout le monde : elle n'est pas une île.

Nous avons besoin d'une transition, ce n'est pas rabattre sur les objectifs que de le dire. À produire toujours, dans une course folle, de nouvelles normes, nous menaçons l'existence même des agriculteurs dans nos territoires. Il faut assurer l'accès à une alimentation suffisante pour tous, et préserver notre vocation exportatrice alors que la guerre en Ukraine nous rappelle cruellement l'enjeu de la sécurité alimentaire. Nous ne pouvons opposer impératif productif et impératif climatique.

La consultation sur le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOA) veille à préserver cet équilibre, sur la base de constats factuels. Les participants saluent un exercice réussi : j'ai voulu que les acteurs puissent se projeter à l'horizon 2040, mettre autour de la table des personnes d'horizons différents pour penser un chemin. Cette consultation a pris une dimension tant nationale que territoriale, et je salue l'implication des régions et des chambres d'agriculture. Elle se tient également dans les lycées agricoles et avec le grand public.

L'initiative du Sénat ne remet pas en cause cette concertation en cours (Mme le rapporteur le confirme), mais enrichit le débat. Le PLOA élargira le spectre, pour mieux armer notre agriculture face au réchauffement climatique. Comment massifier les transitions d'exploitations dans des territoires qui en auront besoin ? Comment assurer le financement des exploitations ? Comment améliorer l'attractivité du métier, et faire mieux connaître les contraintes du secteur dans la société ? La mobilisation des connaissances produites par la recherche, l'innovation seront clés.

Enfin, comment préserver un cadre soutenable de financement de la transition de l'agriculture et éviter toute concurrence déloyale ? La proposition de loi ouvre des champs utiles et nécessaires, qui entrent en résonance avec l'action du Gouvernement, dans les mois à venir.

« N'ayez pas peur ! », disait Laurent Duplomb. (Mme le rapporteur s'amuse.)

M. François Patriat.  - Ce n'est pas possible !

M. Marc Fesneau, ministre.  - J'aime l'expression : n'ayons pas peur de parler de compétitivité agricole, de trouver des consensus, de sortir des caricatures, d'affronter les grands défis, la transition et les défis climatiques. N'ayons pas peur de ce débat utile, que nous devons aux agriculteurs. (Applaudissements sur les travées du RDPI, du RDSE, ainsi que sur plusieurs travées des groupeUC et Les Républicains ; M. Serge Mérillou applaudit également.)

Question préalable

M. le président.  - Motion n°10, présentée par MM. Salmon, Labbé, Benarroche, Breuiller et Dantec, Mme de Marco, MM. Dossus, Fernique, Gontard et Parigi et Mmes Poncet Monge et M. Vogel.

En application de l'article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France (n° 590, 2022-2023).

M. Daniel Salmon .  - (Applaudissements sur les travées du GEST ; Mmes Annie Le Houerou, Nicole Bonnefoy et M. Joël Bigot applaudissent également.) Le GEST est viscéralement attaché au débat démocratique, mais a déposé une motion de rejet préalable, qui tient tant au calendrier qu'au fond, car ce texte comporte des régressions majeures. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains)

M. Bruno Sido.  - Caricature !

M. Daniel Salmon.  - Alors qu'une concertation est en cours sur le PLOA, le Sénat estime inutile de s'appuyer sur les travaux des élus et des acteurs locaux. La société civile, qui se sent en décalage avec nous, nous demande de réfléchir...

M. Jean-Marc Boyer.  - Pipeau !

M. Daniel Salmon.  - La participation citoyenne est insuffisante (Mme Sophie Primas et M. le ministre ironisent) : organisée en toute discrétion, sur la base d'un questionnaire disponible en ligne quinze jours seulement... Mais la crédibilité importe peu pour les auteurs du texte, qui veulent verrouiller le débat pour faire valoir leur vision de l'agriculture.

Le rapport d'information dont ce texte reprend les recommandations semblait pourtant suffisant. Ce texte prétendument à vocation agricole modifie le droit du travail : cumul entre travail et RSA, orientation active des demandeurs d'emploi vers des secteurs en tension...

M. Jean-Marc Boyer.  - Au boulot !

M. Daniel Salmon.  - ... sans réflexion sur leur parcours ou sur les conditions de travail dans ces secteurs...

M. François Bonhomme.  - C'est le droit à la paresse ?

M. Daniel Salmon.  - Et cela à la veille de discussions sur une loi Travail ! Respectons le temps de la démocratie. Ces questions méritent mieux que les quelques heures de débat de ce soir.

Au-delà de ces questions de forme, la proposition de loi est dangereuse. Ce n'est pas au Parlement d'alimenter de fausses informations sur les supposées surtranspositions. (Exclamations à droite) Si l'Anses a retiré l'autorisation du S-métolachlore, c'est en application directe d'un règlement européen. Comme l'a montré un rapport du Gouvernement, les surtranspositions sont peu nombreuses, et correspondent à des choix politiques assumés.

Doit-on inscrire dans notre droit que la France ne peut être pionnière en matière de transition écologique ? On voudrait nous contraindre à ralentir, à faire marche arrière : plus de séparation du conseil et de la vente de pesticides (M. François Patriat renchérit) ; exit la loi de 2014 qui renforce l'indépendance de l'Anses dans l'autorisation de pesticides...

Vous remettez en cause le droit européen en faisant primer les intérêts économiques sur l'environnement et la santé : ainsi les pesticides sont abordés par le prisme d'une balance bénéfices-risques, entre la santé d'un côté et la distorsion de concurrence de l'autre. Quel cynisme ! (On s'indigne sur les travées du groupe Les Républicains.) L'association Phyto-Victimes a raison de nous demander : notre santé a-t-elle un prix ?

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rappelé que l'objectif de protection de la santé humaine et de l'environnement devait primer sur l'objectif de croissance des rendements. Vous n'êtes pas les seuls : d'aucuns regrettent l'interdiction des néonicotinoïdes, de la phosphine, du glyphosate, qui procède pourtant d'études scientifiques, comme si elle ne visait qu'à créer de la norme pour la norme, et non à lutter contre une pollution généralisée et à enrayer l'effondrement de la biodiversité.

En agitant le chiffon rouge de la surtransposition des normes environnementales trop contraignantes, on évite de parler des vrais sujets : libre-échange, dérégulation des marchés, PAC inégalitaire et inefficace, répartition inéquitable de la valeur dans les négociations commerciales.

Le CETA n'a toujours pas été soumis au vote du Sénat, et l'accord avec le Mercosur inquiète. C'est en sortant l'agriculture du libre-échange, en régulant les marchés, avec une PAC juste qui accompagne la transition, que nous assurerons un revenu décent à des agriculteurs nombreux.

Nous voulons une vraie compétitivité qui ne se réduise pas à la compétitivité-prix, laquelle néglige les coûts cachés des pesticides, des nitrates et engrais azotés assumés par la collectivité, les importations massives d'intrants et les aides à l'exportation. Il faut prendre en compte les emplois générés, la qualité de l'alimentation, exporter pour garantir notre balance commerciale, accompagner la relocalisation de l'alimentation et des pratiques qui se passent d'intrants ou limitent la consommation d'eau.

Ces solutions sont pourtant absentes de ce texte, qui mise sur la mécanisation, la robotique, l'irrigation massive et les pesticides.

L'agroécologie, notamment l'agriculture bio, permet pourtant d'assurer l'autonomie et la résilience. Il faut garantir une alimentation de qualité à tous et toutes : la réponse se trouve dans une politique globale de justice sociale, alors que les inégalités explosent. Il faut une sécurité sociale de l'alimentation, comme le prônait Mélanie Vogel dans son rapport.

En votant cette motion, vous respectez le temps du débat démocratique. Ce texte propage de fausses informations. Ses mesures ne seront bénéfiques ni pour nos concitoyens ni pour nos agriculteurs. (Applaudissements sur les travées du GEST ; Mmes Annie Le Houerou, Marie-Claude Varaillas et M. Patrick Kanner applaudissent également ; plusieurs sifflets à droite.)

Mme Sophie Primas, rapporteur.  - La LOA est à l'étude, mais le Sénat peut tout de même travailler, et alerter par exemple sur l'excès de normes dont souffrent les agriculteurs. Nous avons été élus pour faire entendre cette voix : nous sommes légitimes pour débattre de cette proposition de loi, fruit d'un travail de longue haleine.

L'article 7 de la Charte de l'environnement dispose certes que « toute personne a le droit de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement » -  c'est le cas dans le cadre des discussions actuelles - mais ne dépossède pas le Parlement de ses prérogatives.

Est-ce remettre en cause l'environnement et la santé que de proposer un diagnostic carbone, l'expérimentation de drones pour diminuer les quantités de pesticides et protéger les agriculteurs ? (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP)

L'article 6 de la Charte énonce que les politiques publiques doivent concilier protection de l'environnement et développement économique ; l'article 9, que l'innovation doit concourir à la préservation de l'environnement. La proposition de loi y est conforme.

Le débat est sincère : nous jouons cartes sur table, le ministre s'expliquera, notre assemblée votera. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur quelques travées du groupe UC ; « Bravo !» à droite)

M. Marc Fesneau, ministre.  - Monsieur Salmon, vous vous faites le défenseur du calendrier gouvernemental : je prends cela comme un moment de grâce... (Sourires) Vous remettez en cause notre questionnaire, qui a obtenu 40 000 réponses. Je ne l'ai jamais considéré comme une concertation citoyenne formelle.

Oui, la politique agricole est structurante pour notre société. Cela empêche-t-il le Sénat de se saisir de la question ? Non : nous travaillons sur une loi d'orientation à l'horizon bien plus vaste ; si cette proposition de loi porte sur la compétitivité à l'horizon de cinq ans, nous l'envisageons également à vingt ou trente ans.

Il n'y a pas d'un côté les défenseurs de l'environnement ou de la santé, et d'un autre ceux qui défendraient je ne sais quels intérêts. Nous avons tous des familles, et nous défendons tous l'intérêt général. (M. Daniel Salmon ironise ; applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP ; Mme Nathalie Delattre applaudit également.)

Vous avez demandé qu'on remette en cause l'avis de l'Anses recommandant le confinement contre la grippe aviaire ; vous l'avez fait pour des raisons économiques, avec raison. Nous ne faisons pas autre chose. Personne ne remet en cause les prérogatives de l'Anses, mais il faut un équilibre entre l'économique et les nécessités de santé publique.

Je connais bien le sujet de la phosphine. De l'autre côté de la Méditerranée, des gens attendent nos céréales pour se nourrir. (M. Daniel Salmon proteste.) Donner des leçons est risqué...

Il y a 25 ans, on se félicitait des exportations, dans tous les domaines. Vous parlez d'accords qui n'existaient pas encore, ou qui n'existent toujours pas, comme le Mercosur. La perte de compétitivité de la France est due à la concurrence de nos voisins européens, non aux accords de libre-échange.

Enfin, le bio aussi aura besoin d'eau. (M. Laurent Duplomb le confirme.) Caricaturer les agricultures en disant que certaines n'auront pas besoin d'eau ne sert à rien...

M. Joël Labbé.  - Et cela, ce n'est pas caricatural ?

M. Daniel Salmon.  - Je n'ai jamais dit le contraire.

M. Marc Fesneau, ministre.  - Concernant les néonicotinoïdes, certains, parmi vos amis politiques, disent avoir des solutions (M. Laurent Duplomb le confirme), mais j'espère que la filière betterave ne souffrira pas de la jaunisse !

M. François Bonhomme.  - Il faut le dire à Mme Pompili !

M. Marc Fesneau, ministre.  - Le jour où nous n'aurons plus de betteraves, il faudra importer et nous aurons alors besoin de l'accord du Mercosur que vous critiquez. Collectivement, nous avons besoin de cohérence. (Applaudissements sur les travées du RDPI et des groupes Les Républicains et UC)

M. Jean-Claude Tissot.  - La soirée sera longue, monsieur le ministre. Après seulement dix minutes de débat, je vous trouve bien vif !

Je serai cohérent : je me suis exprimé en commission, nous voterons cette question préalable. (M. François Bonhomme s'en émeut, M. Olivier Rietmann s'exclame.) Nous partageons pleinement les arguments de M. Salmon. Cette proposition de loi ne respecte pas la concertation en cours sur la future LOA. Elle modifie les pratiques agricoles, remet en cause le droit du travail et menace l'environnement : il aurait fallu solliciter les commissions des affaires sociales et des finances.

Vous invoquez de nombreuses incompatibilités avec le droit européen : quelle caricature ! Ce texte va à contresens, sur la forme comme sur le fond. (MM. Daniel Salmon et Joël Labbé applaudissent.)

À la demande du GEST, la motion est mise aux voix par scrutin public.

M. le président. - Voici le résultat du scrutin n°283 :

Nombre de votants 343
Nombre de suffrages exprimés 338
Pour l'adoption   86
Contre 252

La motion n°10 n'est pas adoptée.

Discussion générale (Suite)

M. Jean-Claude Requier .  - (Applaudissements sur les travées du RDSE ; MM. Franck Menonville et Pierre Louault applaudissent également.) J'interviens en lieu et place de M. Henri Cabanel, victime d'un accident de tracteur. Comme quoi, le métier d'agriculteur est utile et nécessaire, mais aussi dangereux. Je lui souhaite un prompt rétablissement.

Notre modèle agricole arrive à bout de souffle. Nous devons inverser la courbe du déclin ; arrêtons les critiques stériles. Le changement climatique bouleverse les équilibres. Cinquième exportateur mondial, la France était deuxième jusqu'en 2006 : du grenier de l'Europe, nous sommes réduits à en être la cave.

Au nom de la performance économique et écologique, nous produisons des produits haut de gamme, peu rémunérateurs pour les agriculteurs, à destination d'une clientèle de niche à haut pouvoir d'achat ; les ménages les plus modestes, eux, consomment des denrées importées, produites dans des conditions environnementales et sociales non satisfaisantes ou peu transparentes.

Sur 100 euros de produit, les agriculteurs perçoivent seulement 6,90 euros ! Un meilleur partage de la valeur est essentiel, or depuis dix ans nous prenons le chemin inverse : ce ne sont ni les consommateurs ni les producteurs, mais les intermédiaires qui sortent gagnants du système actuel. Rémunérons les producteurs à leur juste valeur et cessons de nous enfermer dans le carcan des surtranspositions.

Économie, santé et environnement, voilà le triptyque fondamental : ne sacrifions pas l'un au nom de l'autre. Tout est question d'équilibre.

Soyons attentifs aux accords de libre-échange. Le RDSE a déposé une proposition de résolution européenne dénonçant l'accord avec le Mercosur, accord qui porte en germe la déstabilisation de notre agriculture et fragilise les territoires ruraux. Il nous faut trouver des rustines, car la grande loi d'orientation agricole n'est pas au rendez-vous.

Le RDSE souhaite que la proposition de loi intègre des mesures de transition globale systématique des exploitations. Nous proposons un diagnostic de vulnérabilité des exploitations, ainsi qu'un diagnostic de réduction de l'impact carbone et des performances agronomiques des sols. Nous souhaitons aussi que les paiements pour services environnementaux (PSE) se démocratisent au sein du monde agricole.

Le RDSE s'est toujours passionné pour une agriculture durable, innovante et rémunératrice. Il sera attentif à l'examen de chaque article, avec un a priori favorable à cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du RDSE ; M. Daniel Chasseing applaudit également.)

M. Daniel Gremillet .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Je salue les auteurs de la proposition de loi. Vous nous permettez d'apporter notre pierre à cette discussion ambitieuse sur la loi d'orientation de l'agriculture. Quand on pense que l'agriculture française fonctionne encore sur celle de 1962 !

Notre monde a changé, les attentes sont nouvelles. Nous devons contribuer à la réflexion ; cette proposition de loi y participe.

L'article 2 donne des perspectives, une feuille de route sur cinq ans, filière par filière. Une loi d'orientation vise le très long terme, des rendez-vous tous les cinq ans sur le positionnement de la ferme France en matière de compétitivité étaient donc nécessaires.

En 2015, lors de l'examen de la proposition de loi de Jean-Claude Lenoir, nous évoquions déjà le livret d'épargne populaire prévu à l'article 4. Avec le livret Agri, nous réussirons ce que nous avons fait avec la forêt. Nous ferons participer les Français aux choix stratégiques sur leur alimentation, nous les rendrons acteurs de la politique agricole et agroalimentaire de leur pays.

J'en viens à l'article 6. En réformant le régime des calamités agricoles, nous avons fait le choix assurantiel. En agriculture, les années se suivent et ne se ressemblent pas. Pour protéger les agriculteurs contre les aléas climatiques, il est nécessaire de modifier le plafond de la dotation pour épargne de précaution.

L'article 10 me fait plaisir. Nous évoquions déjà en 2015 l'information du consommateur. La France et l'Europe interdisent aux paysans français de produire des organismes génétiquement modifiés (OGM), mais le consommateur français en mange tous les jours. Faire oeuvre de transparence, c'est nous mettre face à nos responsabilités.

N'en déplaise à notre collègue, l'agriculture peut être une solution pour les personnes qui sont au bord du chemin de l'emploi.

Mme Sophie Primas, rapporteur.  - Très bien !

M. Daniel Gremillet.  - Les fils et filles d'agriculteurs ne sont pas en mesure de reprendre toutes les exploitations. Ouvrons le monde agricole, pour que des hommes et des femmes se lancent dans l'agriculture.

Le groupe Les Républicains votera ce texte. Nous avons besoin d'un cap, de donner envie. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP)

M. Franck Menonville .  - (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP et sur quelques travées du groupe UC) Comme l'a dit Christiane Lambert, ancienne présidente de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), notre agriculture dévisse. Depuis dix ans, notre balance commerciale ne cesse de se dégrader. Nos parts de marché reculent depuis 2000, notre solde commercial a chuté de 12 milliards d'euros en 2011à 8 milliards en 2021. En matière d'exportation, nous sommes passés de la deuxième à la cinquième place. Nos importations explosent : plus de 50 % de ce que nous consommons est importé.

Il est urgent de réagir. Ce texte vise à réduire les contraintes, encourager l'innovation et accompagner les transitions. Nous avons trop longtemps multiplié les injonctions en matière environnementale, sans tenir compte de la performance. Il faut combiner les objectifs d'innovation, de santé publique, d'investissement et de performance.

L'article 13 complète les missions de l'Anses qui sera chargée d'établir une balance bénéfices-risques. Or elle n'a pas les moyens de remplir cette mission. En commission, nous avons introduit un droit de veto : le ministre pourra suspendre la décision de l'Anses si la souveraineté alimentaire est en péril et en l'absence de solution alternative.

Le stockage du carbone est un enjeu essentiel. L'article 9 montre que l'agriculture est aussi porteuse de solutions.

L'article 12 lutte contre les surtranspositions, sources de distorsion de concurrence, et charge le Conseil d'État de les identifier.

Il faut redonner du sens aux investissements, d'où le livret Agri, le crédit d'impôt et le soutien aux investissements dans les outils de transformation. Performance, innovation et durabilité des produits ne sont pas incompatibles. C'est cela, l'agriculture de demain.

La séparation du conseil et de la vente était une erreur majeure, je n'ai pas le temps de m'y attarder.

Monsieur le ministre, je souhaite que ce travail transpartisan soit un élément constitutif de votre prochaine loi d'orientation. Comme l'a dit Laurent Duplomb, n'ayons pas peur ! (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, UC et Les Républicains)