PARTIE VIII - LES MIGRATIONS DE TRAVAIL AU NÉPAL : QUELS ENJEUX APRÈS LE SÉISME ?
M. Tristan BRUSLÉ, Chargé de recherche
au CNRS,
Centre d'Études Himalayennes, CNRS, Villejuif
Les migrations de travail touchent l'ensemble de la population du Népal, des plaines aux montagnes, de l'Est à l'Ouest, des villes aux villages. En 2013-2014, 500 000 Népalais, hommes et femmes, sont partis travailler à l'étranger (Inde non comprise). Entre 2 à 3 millions de Népalais travaillent dans les pays du Golfe et en Malaisie et au moins le même nombre serait en Inde. Les remises monétaires envoyées par les migrants, depuis l'Inde et le reste du monde, représentent presque 30 % du PIB du Népal, soit bien plus que l'aide internationale (5 à 6 %) et le tourisme (4 à 5 %) réunis.
Cependant, quand une grande partie de la population, celle qui est dans la force de l'âge, est absente (parfois jusqu'à 80 % des hommes de la classe d'âge 20-35 ans), les problèmes sont multipliés.
Fig. 1. Chambrée de travailleurs migrants. Doha, 2011 - (c) Tristan Bruslé
Je vais tenter de mettre en rapport ce phénomène massif de la migration de travail avec l'épisode catastrophique d'avril et mai 2015, en m'interrogeant sur les liens entre migration de travail et séisme.
Je noterai, pour commencer, deux points qui éclairent cette question :
1) On a vu, à la suite du séisme, la rapidité de diffusion des informations sur les réseaux sociaux et on a pu constater que le contact des émigrés avec le Népal est quasiment constant. Les migrants au Qatar, ou dans d'autres pays, ont accès à une modernité technologique qui leur permet d'être proches de ceux restés au Népal. Les nouvelles de la famille, des amis ont circulé très rapidement, comme le montre l'activité des migrants sur le réseau Facebook . Les vidéos du séisme ont été partagées dès le lendemain du premier séisme, grâce à la diffusion des smartphones au Népal. Le grand nombre de vidéos qui ont été diffusées et reprises sur les réseaux sociaux ont constitué non pas tant une concurrence pour la presse traditionnelle mais un point de vue très local et personnel sur les événements. Les réactions et les partages ont été très nombreux parmi les Népalais de l'extérieur : il est même peut-être possible que le fait d'avoir eu accès à ces vidéos, de comprendre l'étendue des dégâts, non seulement à Katmandou mais surtout dans les villages, ait permis la mobilisation massive des migrants.
2) De nombreux migrants en partance pour l'étranger sont morts à Gongabu, la nouvelle gare routière où est localisé un nombre important d'hôtels bon marché qui leur sont destinés. Les médias ont relaté plusieurs histoires de familles mises en péril, car le candidat à la migration mort avant même d'avoir pu quitter son pays n'aura pas remboursé l'emprunt qu'il avait contracté pour partir.
Ces deux remarques très factuelles illustrent l'enjeu particulier que représentent les migrants pour le Népal, en cas de crise.
I. LES MIGRATIONS DE TRAVAIL AU NÉPAL : UN PHÉNOMÈNE MAJEUR
Le phénomène migratoire touche toutes les classes sociales et quasiment toutes les régions du Népal, tant il est devenu massif.
Fig. 2. Zones de départ des migrants au Népal.
Aujourd'hui, 1 500 personnes partent chaque jour de l'aéroport de Katmandou et sans doute au moins autant franchissent la frontière indo-népalaise par des moyens terrestres. Une véritable « culture de la migration » s'est développée au Népal.
Fig. 3. Le Web diasporique népalais, 2011
Les destinations et le type de migration dépendent :
- de la classe sociale et de la caste (dans une moindre mesure)
- de la région (cf. fig. 2 : les zones de départ)
On peut distinguer deux types de migration :
- de travail : migration temporaire/saisonnière vers l'Inde ; de plus long terme vers le Golfe et la Malaisie, la Corée. Plus de 180 destinations sont approuvées par le Gouvernement népalais (cf. l'éparpillement des Népalais dans le monde, fig. 4, et fig. 3) ;
- pour étude avec comme destinations principales l'Inde, la Grande-Bretagne et l'Australie.
Il n'est pas toujours facile de distinguer entre les différents types de migration car de nombreux étudiants travaillent aussi.
Fig. 4. Répartition des personnes d'origine népalaise hors du Népal.
Quels que soient les motifs de la migration, on observe une dispersion forte des personnes ayant la citoyenneté népalaise ou d'origine népalaise, dans le monde. La plus forte concentration se trouve en Asie, essentiellement en Inde, puis dans les Émirats arabes unis.
Parmi les nombreux effets des migrations depuis le Népal, on peut noter :
- une réduction de la pauvreté depuis les années 2000, qui se manifeste par un certain enrichissement des ménages comptant des migrants ;
- une charge de travail agricole accrue pour les femmes, mais des effets discutés sur les opportunités en travail agricole journalier ;
- une mécanisation de l'agriculture, surtout dans le Teraï ;
- des effets sur les rendements agricoles incertains, mais un désintérêt croissant des jeunes pour l'agriculture, considérée comme une activité qui ne rapporte pas et ne permet pas de réaliser les aspirations à une vie plus confortable des jeunes ;
- la multiplication des constructions « modernes » dans les villages ;
- un attrait pour la ville, la proximité à la route : une grande partie de l'urbanisation est due à la relocalisation des migrants en ville ;
- de manière progressive, on peut envisager un changement des bases productives. Le rêve de tout migrant de retour est non plus de cultiver ses propres champs mais de faire du « business » ;
- une dépendance accrue sur l'extérieur, donc une fragilité forte vis-à-vis de la conjoncture économique internationale ;
- des importations massives : augmentation des déficits commerciaux.