V. LE SÉISME SECOUE LE GOUVERNEMENT

Une fois l'opération de recherche et de secours des victimes terminée, deux grandes tendances virent jour au Népal. L'une, néo-libérale, était portée par la société civile. Elle soutenait que l'aide aux populations sinistrées et la reconstruction du Népal ne pouvaient être pilotées par les hommes politiques, qu'elle accusait de corruption et d'inefficacité. L'autre, portée par le Gouvernement et les partis politiques, faisait valoir que seul le Gouvernement avait les moyens de coordonner l'aide aux victimes de manière juste et de piloter un vaste programme de reconstruction. Elle dénonçait l'anarchie des actions dispersées émanant de la société civile, ainsi que la part importante que représentent les salaires et les déplacements des experts dans les organismes internationaux d'aide humanitaire.

Et, comme pour répondre aux accusations d'inaction, les partis politiques s'employèrent à mobiliser leurs adhérents de manière massive dans des opérations de secours. Les personnalités politiques, accompagnées de leurs photographes, firent la publicité de leurs actions, ce qui n'alla pas sans critique de la part de la société civile, qui s'érigeait comme une sorte de contre-pouvoir. Cette tension fut exacerbée par deux « coups de poing » successifs du Gouvernement, relatifs au contrôle de l'aide humanitaire, puis à la promulgation de la Constitution.

Tout d'abord, une série de mesures visant au strict contrôle de l'aide humanitaire fut annoncée par le Gouvernement au début du mois de mai. Elles stipulaient que toute opération menée sur le territoire népalais devait dorénavant être préalablement soumise pour validation aux instances gouvernementales, que seules les associations créées avant le séisme auraient la possibilité de mener des actions au Népal et que de nouveaux orphelinats ou résidences pour enfants ne pourront y être créés. Enfin, il était question que l'ensemble des fonds destinés à l'aide humanitaire venant de l'étranger soient versés au fonds du Premier Ministre 31 ( * ) .

Cette soudaine annonce de durcissement dans le domaine humanitaire a provoqué une salve de réactions et des démentis, aboutissant à des assouplissements. Mais ces questions allaient bientôt être totalement éclipsées suite à la volonté gouvernementale d'avancer rapidement sur la question épineuse de la Constitution, dans ce pays qui en est dépourvu depuis 2007 (date de promulgation d'une Constitution intérimaire). Cette volonté se concrétisa, le 9 juin, par un accord historique entre les quatre principaux partis politiques. La population s'est pour partie félicitée de cette entente, après de si longues années d'attente (voir fig. 11) , elle en critiqua aussi d'emblée le caractère confidentiel et précipité.

Fig. 11. Chronologie de la vie politique au Népal depuis le lancement de la Guerre du peuple en février 1996 jusqu'à la promulgation de la Constitution le 20 septembre 2015. Les différents partis cités sont : le Congrès népalais (dit « Congress ») ; le parti communiste du Népal (Marxiste-léniniste Unifié), dit « UML »; le parti conservateur (dit « Raprapa »), le parti communiste du Népal (Maoïste), dit CPN(M)). SPA : alliance des sept principaux partis avec le parti maoïste ; AC : Assemblée constituante .

L'accord en 16 points du 9 juin 2015 entre les représentants des quatre principaux partis politiques réunis dans une villa - le Nepali Congress , l'UML, le parti maoïste (UCPN) et le Madheshi Janadhikar Forum - définissait la forme du futur gouvernement et fixait la date de promulgation de la Constitution au 16 juillet. Le texte prévoit que les institutions comprendront un parlement fédéral bicaméral incluant la Chambre des représentants (dont les membres seront élus par un système mixte) et l'Assemblée nationale (dont la plupart des membres seront élus dans les provinces), ainsi qu'une Assemblée provinciale unicamérale. Sera élu Premier Ministre le chef du parti majoritaire à la Chambre des représentants, tandis que le Président sera élu par les membres du parlement fédéral et l'Assemblée provinciale.

Cette partie de l'accord ne fut pas l'objet de critique. En revanche, l'annonce que le Népal aurait huit provinces, sans que celles-ci soient nommées ou définies géographiquement, enflamma les esprits.

A peine conclu, l'accord fut ainsi jugé anticonstitutionnel par la Cour suprême, car il ne respectait pas plusieurs points de la Constitution intérimaire de 2007, notamment l'Article 138 (1a) qui précise que « les frontières, le nombre, les noms et les structures » des provinces doivent être déterminés par l'Assemblée constituante.

Passant outre la décision de la Cour, un premier projet de constitution fut diffusé au début du mois de juillet, puis révisé le 9 août 2015, sous la pression de nombreuses sections de la société. Parmi elles, les femmes, mécontentes des mesures discriminatoires relatives à la transmission de la citoyenneté 32 ( * ) ; les minorités religieuses, qui s'inquiétaient de l'absence du terme « séculier » dans le préambule 33 ( * ) , tandis que des groupes hindous manifestaient pour que le Népal retrouve son identité religieuse hindoue ; les peuples indigènes (ou Janajati), qui ne voyaient pas leur groupe représenté comme ils l'entendaient : les Limbu, par exemple, dont le territoire était incorporé dans une vaste province, tandis que les Magar estimaient à l'inverse que leur territoire était scindé. Mais la révolte émana principalement des Madheshi et des Tharu, ces habitants de la plaine du Teraï qui voyaient leur « territoire » fractionné entre plusieurs provinces dans la carte de la future république fédérale et, en ce qui concerne une partie du Teraï occidental, rattaché à une province incluant des districts de montagne.

En effet, la première version de la Constitution présentait le tracé de six provinces, délimitées de sorte qu'elles aient toutes accès à la frontière méridionale avec l'Inde, qui fait office de mer pour le Népal, tant les transports aux autres frontières sont limités, pour les marchandises comme pour les hommes. Ces différents accès, nécessaires à la viabilité économique des provinces de montagnes, entraînaient le morcellement de la plaine que les Madheshi et le groupe ethnique des Tharu revendiquent comme leur territoire. Mais les enjeux ne sont pas seulement économiques. Ainsi, faisant fi de ce souci, les habitants de la région de la Karnali, située au nord ouest du Népal, protestèrent en faveur de la création d'une septième province. Ils reçurent satisfaction le 21 août, avec la subdivision de la sixième province en deux, ce qui créait un territoire enclavé et brisait la logique d'ensemble 34 ( * ) . Alors commença, au Sud de la province tronquée, le soulèvement de l'ethnie Tharu, qui culmina le 24 août en des affrontements meurtriers avec les forces de l'ordre, dans la ville de Tikapur, district de Kailali, et lors desquels on déplora la mort de plusieurs policiers causée par des activistes Tharu 35 ( * ) . L'armée fut envoyée sur place et un couvre-feu instauré. Mais les protestations se répandirent un peu partout dans la plaine du Teraï et furent brutalement réprimées par les forces de l'ordre, causant environ 40 morts.

Fig. 12. Carte du Népal fédéral, comprenant sept provinces numérotées de 1 à 7 d'Est en Ouest. Source : www.khabardabali.com. Les mécontentements émanent surtout de la province 2 (en rose), qui revendique un plus vaste territoire, incluant les trois districts situés à l'Est : Sunsari, Morang et Jhapa, et de la province 7 (en marron) où la population des plaines a le sentiment d'être noyée dans la masse et souhaite son rattachement à la province voisine (la 5, en vert).

Depuis le début du mois de septembre, la population du Teraï est maintenue sous contrôle par un couvre-feu et les chefs du soulèvement sont arrêtés. Et c'est dans ces circonstances que le Gouvernement a cru bon d'annoncer la promulgation de la Constitution le 20 septembre après le vote de ses articles par l'Assemblée constituante à partir du 18 septembre.

Le contenu du texte sera considéré comme conservateur, notamment du fait qu'il maintient une inégalité entre les hommes et les femmes, relative à la transmission de la citoyenneté 36 ( * ) et qu'il propose un sécularisme qui ne tolère pas la conversion d'autrui 37 ( * ) . Cependant, c'est bien la question identitaire qui a représenté l'obstacle majeur à son acceptation par l'ensemble de la population.

Rien de plus symbolique, à cet égard, que le jour de la promulgation de la Constitution, le 20 septembre 2015, où le profond clivage de la société népalaise se donnait à voir : l'ensemble du Teraï, toujours sous le contrôle des forces de l'ordre, manifestait son opposition par une restriction de toutes les lumières 38 ( * ) , tandis que les populations des montagnes, en particulier dans les centres urbains de Katmandou et de Pokhara, célébraient l'événement en allumant des bougies et en tirant des feux d'artifice, faisant apparaître deux faces du pays, l'une plongée dans les ténèbres, l'autre dans la lumière.

Depuis l'accord du 9 juin et la publication du projet de Constitution, les victimes et les dégâts du séisme sont ainsi littéralement passés au second plan des préoccupations gouvernementales. L'échiquier politique, qui avait opposé l'ensemble des partis au souverain d'octobre 2005 à avril 2006, puis le parti maoïste aux autres partis (depuis la démission du roi en avril 2006 jusqu'à 2015), semble s'être reconfiguré en une tension entre les quatre grands partis d'une part et un ensemble hétérogène de groupuscules politiques, régionalistes et ethniques, d'intellectuels, d'associations, ainsi que les groupes de population du Sud, Madheshi et Tharu. Avec eux, l'échiquier déborde les frontières du pays, car ils sont hindiphones et habitent des deux côtés de la frontière méridionale séparant le Népal et l'Inde. Ils sont ainsi étroitement liés à ce puissant pays, dont le Népal n'a de cesse de s'émanciper. De ce fait, ils occupent au Népal une position inconfortable, à la fois comme dominés, mais aussi comme représentants d'un État tout-puissant, et vus comme un danger.

Ce paradoxe prendra toute son ampleur quand l'Inde plaidera en faveur d'un amendement de la Constitution pour répondre aux demandes des Madheshi, au lendemain de la promulgation de la Constitution : la démarche, perçue comme de l'ingérence, suscitera un fort repli nationaliste de la population népalaise, au détriment des Madheshi.

Ainsi, si on avait pu espérer que le consensus entre les principaux partis politiques, y compris le parti maoïste, allait enfin permettre au Népal de procéder à la reconstruction du pays de manière globale, c'est-à-dire politique et matérielle, la situation créée par le texte de la Constitution fait malheureusement craindre de nouveaux délais et de nouvelles violences dans le Teraï. Cela retardera encore l'effort de reconstruction, dont les médias ont montré à quel point il s'est avéré limité jusqu'à présent 39 ( * ) .

La priorité que le gouvernement népalais a accordée à la Constitution au détriment de la reconstruction constitue le point le plus énigmatique de sa politique durant les premiers mois qui ont suivi le séisme. Une fois l'urgence passée, les populations ont tout simplement été laissées pour compte sous leurs bâches par leur gouvernement, qui considéra qu'il était plus urgent de s'occuper de la reconstruction de l'État. Cette surprenante décision est attribuée aux ambitions politiques de quelques dirigeants par certains, mais un problème relatif à la nomination du chef du projet de reconstruction par le Premier Ministre, contestée par les deux autres principaux partis au pouvoir (l'UML et le parti Maoïste), est également évoqué. Il a en effet été prévu que ce poste, actuellement vacant, soit attribué par le Premier Ministre du nouveau gouvernement qui doit être formé une semaine après la promulgation de la Constitution. J'ajouterais enfin que les dirigeants politiques ont sans doute pensé que la période de l'après-séisme était opportune pour faire passer de grandes réformes, en considérant que l'unité nationale créée par la catastrophe prendrait le pas sur les intérêts divergents des différents groupes composant la nation.

Malheureusement, les choses ne se sont pas passées ainsi et le cadre juridique dont le pays s'est doté a ouvert une brèche vers un conflit potentiellement dangereux : celui d'une partition du Népal, qui ne pourra être résolu que par des amendements à la nouvelle Constitution.


* 31 La presse annonça, le 1 er mai 2015, la confiscation par le Gouvernement de tout l'argent provenant de l'étranger pour l'aide aux victimes. http://cointelegraph.com/news/114158/nepali-state-to-seize-all-relief-funds-from-bank-accounts consulté le 12/05/2015.

* 32 Des modifications ont été apportées en vue de plus d'égalité hommes-femmes, après la soumission du projet révisé qui n'avait toujours pas donné satisfaction. Voir : http://www.asianewsnet.net/Nepals-new-constitution-to-be-more-gender-friendly-79655.html consulté le 24/08/2015. Dans la version définitive, la discrimination la plus criante concerne la transmission de la citoyenneté à l'époux, qui est immédiate s'agissant d'une femme épousant un citoyen népalais, tandis qu'elle est conditionnée à 15 ans de résidence s'agissant d'un homme épousant une citoyenne népalaise (art. 13.1 et 2).

* 33 Le terme "séculier" figure finalement dans la version définitive. Voir: http://en.radiovaticana.va/news/2015/07/18/nepal_draft_constitution_worries_religious_minorities_/1159317 consulté le 25/07/2015.

* 34 http://www.nepalmountainnews.com/cms/2015/08/21/parties-agree-to-go-for-7-province-model/ consulté le 23/08/2015.

* 35 Leur nombre, qui a varié selon les sources, est actuellement fixé à huit : http://www.myrepublica.com/feature-article/story/26925/scores-injured-as-demonstrators-clash-with-police.html consulté le 25/08/2015 et http://www.europenepalprograms.com/2015/08/breaking-18-police-and-3-protestor-died.html consulté le 25/08/2015.

* 36 Pratichya Dulal : "CA snubs proposal for gender friendly citizenship provisions", The Kathmandu post, September 15, 2015, http://kathmandupost.ekantipur.com/news/2015-09-15/ca-snubs-proposal-for-gender-friendly-citizenship-provisions.html consulté le 16/09/2015.

* 37 Prashant Jha: "Nepali secularism has pronounced Hindu tilt", Hindustan Times,
September 16, 2015, http://www.hindustantimes.com/analysis/nepali-secularism-has-pronounced-hindu-tilt/article1-1390725.aspx consulté le 16/09/2015.

* 38 En sus de leurs revendications territoriales, les Madheshis demandent une représentation politique proportionnelle à leur nombre, l'accès aux plus hauts postes de l'état aux personnes qui ont acquis la citoyenneté népalaise à leur naissance ou par naturalisation, ainsi que le droit de recruter ses propres fonctionnaires, son armée et sa police.

* 39 Voir : Tom Esslement: Global Charities accused of "misleading" public on Nepal quake aid, Yahoo! news, 21 septembre 2015. https://in.news.yahoo.com/exclusive-global-charities-accused-misleading-public-nepal-quake-040712870.html consulté le 21/09/2015. Ou ce reportage d'Al Jazeera, 14 septembre 2015: http://video.aljazeera.com/channels/eng/videos/months-after-nepal-quake,-aid-money-fails-to-trickle-down/4483121539001 consulté le 16/09/2015.

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