EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

De nombreux établissements publics, à l'instar des musées, des monuments historiques, des centres de conservation et d'études archéologiques ou des universités, relevant de l'État ou des collectivités territoriales, conservent aujourd'hui des restes humains dans leurs collections. Il s'agit de collections dites « sensibles », dans la mesure où les restes humains, même patrimonialisés, présentent des spécificités par rapport aux autres biens culturels conservés dans les collections publiques qui nécessitent de leur réserver un traitement particulier. Le code civil dispose en effet que « le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort » et que « les restes des personnes décédées [...] doivent être traités avec respect, dignité et décence ».

La question de leur restitution à leur pays d'origine peut, dans un certain nombre de cas, se poser. Même si l'immense majorité des restes humains présents dans les collections sont d'origine française, quelques milliers de pièces ont été collectées à l'étranger. Plusieurs d'entre elles peuvent constituer des cas potentiellement litigieux susceptibles de faire l'objet de demandes de restitution de la part de pays tiers. Il peut s'agir, soit des individus identifiés et clairement nommés, soit des individus anonymes, mais dont l'appartenance à un groupe est clairement établie ou les conditions de collecte sont connues.

La restitution des restes humains conservés dans les collections publiques est aujourd'hui complexe du fait du principe d'inaliénabilité du domaine public prévu à l'article L. 3111 du code général de la propriété des personnes publiques. Les restes humains relèvent en effet du domaine public mobilier des personnes publiques, dans la mesure où il s'agit de biens présentant « un intérêt public du point de vue de l'histoire, de l'art, de l'archéologie, de la science ou de la technique », conformément aux dispositions de l'article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. Les personnes publiques ne sont autorisées à les céder d'aucune manière, que ce soit de façon volontaire ou contrainte, à titre onéreux ou gratuit. Leur sortie du domaine public est un préalable indispensable à leur restitution.

La procédure de déclassement n'est pas appropriée pour faire sortir les restes humains du domaine public aux fins de leur restitution. Non seulement l'article L. 451-7 du code du patrimoine interdit spécifiquement la possibilité d'y recourir pour les biens entrés dans les collections publiques des musées de France par dons et legs, mais son article R. 115-1 fait aussi obstacle, de manière plus large, au déclassement du domaine public des biens qui n'ont pas perdu leur intérêt public.

Seule une intervention du législateur peut permettre de déroger au principe à valeur législative d'inaliénabilité afin d'autoriser la sortie définitive de restes humains du domaine public. À deux reprises par le passé, le Parlement a été amené à voter des lois spécifiques pour rendre possible, en 2002, la restitution des restes de la dépouille mortelle de Saartje Baartman à l'Afrique du Sud, à l'initiative du sénateur Nicolas About, et, en 2010, la restitution des têtes maories, à l'initiative de la sénatrice Catherine Morin-Desailly. Depuis lors, plusieurs demandes de restitution ont été portées auprès du gouvernement français de la part d'États étrangers. Un groupe de travail devrait être prochainement mis en place avec l'Australie afin de faciliter l'identification des restes aborigènes.

Le recours à des lois d'espèce n'apparait cependant pas satisfaisant. La nécessité de recueillir l'autorisation du Parlement avant toute restitution ralentit considérablement la procédure et peut décourager les initiatives. Les délais inhérents à la procédure parlementaire ont conduit le Gouvernement à détourner, en juillet 2020, la procédure de dépôt, à vocation pourtant temporaire, afin de restituer à l'Algérie plusieurs crânes de résistants algériens décapités au XIXe siècle conservés dans les collections françaises à la veille du 58e anniversaire de l'indépendance algérienne.

Dès décembre 2020, la commission de la culture, de l'éducation et de la communication a appelé de ses voeux l'adoption d'une disposition législative générale afin de faciliter la restitution de restes humains identifiés à des pays tiers. C'était l'objet de la quinzième proposition de la mission d'information sur le retour des biens culturels aux pays d'origine, présidée par Catherine Morin-Desailly et dont Max Brisson et Pierre Ouzoulias étaient les rapporteurs.

Les travaux sur la gestion des restes humains patrimonialisés conduits, d'abord par la Commission scientifique nationale des collections à la suite de la loi de restitution des têtes maories, puis par un groupe de travail pluridisciplinaire mis en place conjointement par le ministère de la culture et le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, ont permis de faire émerger un certain nombre de critères justifiant de répondre favorablement à des demandes de restitution de restes humains émanant de pays tiers, sans avoir à obtenir à chaque fois l'aval du Parlement pour les faire sortir des collections.

Le 10 janvier 2022, le Sénat a adopté, en première lecture, la proposition de loi de Catherine Morin-Desailly, Max Brisson et Pierre Ouzoulias relative à la circulation et au retour des biens culturels appartenant aux collections publiques. Son article 2 définit un cadre général pour la sortie des restes humains des collections publiques et leur restitution. L'Assemblée nationale n'a cependant jamais inscrit l'examen de ce texte à son ordre du jour. Le Gouvernement, opposé à son article 1er qui visait à créer un conseil scientifique chargé de donner son avis sur les demandes de restitution d'oeuvres en général, n'y était pas favorable.

Le blocage de l'examen de ce texte empêche notre pays de disposer d'un cadre simplifié pour la restitution de restes humains. Cette situation est d'autant plus regrettable qu'un accord se dégage autour de la nécessité à la fois de faciliter ces restitutions et d'éviter la multiplication de lois dites d'espèce traitant de cas spécifiques. Les travaux des différentes instances menés à la suite de la loi sur les têtes maories ont fait apparaitre un consensus autour des critères de restituabilité qui pourraient être mis en place.

La présente proposition de loi a donc pour seul objet de fixer le cadre général applicable à la restitution des restes humains appartenant aux collections publiques. La rédaction de son article unique est très largement inspirée des travaux du groupe de travail pluridisciplinaire précité et de l'article 2 du texte qui avait été voté par le Sénat il y a un peu plus d'un an.

Elle définit la procédure et les conditions auxquelles il peut être dérogé au principe d'inaliénabilité des biens relevant du domaine public afin d'autoriser la sortie des collections publiques de restes humains qui y sont conservés dans le but de les restituer à des États tiers, sans qu'il ne soit plus nécessaire de recourir à une loi spécifique.

À cet effet, elle insère, au sein du chapitre 5 du titre Ier du livre Ier du code du patrimoine, aujourd'hui consacré aux modalités de déclassement d'un bien culturel appartenant aux personnes publiques, une nouvelle section relative à la sortie des restes humains conservés dans les collections publiques, composé de six articles.

L'article L. 115-5 donne compétence au Premier ministre pour autoriser la sortie des collections publiques par la voie d'un décret en Conseil d'État, sur la base d'un rapport établi par le ministre de la culture, le cas échéant conjointement avec le ministre de tutelle de l'établissement public national auquel le reste humain est affecté, permettant de s'assurer que les différentes conditions prévues par la présente proposition de loi auront été respectées. Dans un souci de respecter le principe de libre administration des collectivités territoriales, l'accord de la collectivité à la restitution est également exigé dans le cas où le reste humain appartient à son domaine public.

Le texte limite le champ d'application de cette dérogation aux seuls restes humains identifiés d'origine étrangère (art. L. 115-3), qu'il s'agisse d'individus nommés ou d'individus anonymes dont l'origine est clairement établie. En cas de doute sur l'identification, un comité composé à parts égales de scientifiques désignés par l'État demandeur et par la France serait chargé de vérifier l'origine des pièces conservées dans les collections, si besoin en ayant recours à des expertises génétiques (art. L. 115-4).

La sortie des collections est par ailleurs soumise à un certain nombre de conditions, au premier rang desquelles figurent le dépôt préalable d'une demande de restitution par un État et le fait que la restitution du reste humain soit justifiée au regard des atteintes portées à la dignité humaine lors de sa collecte ou au regard du respect dû aux croyances et cultures des autres peuples. Par corrélation, le texte prévoit que l'individu dont les restes sont demandés doit appartenir à un groupe humain dont la culture et les traditions restent actives. Il instaure enfin un critère d'ancienneté en restreignant cette procédure aux restes des individus dont la date présumée de la mort remonte à moins de cinq cents ans. D'un point de vue scientifique, il est pratiquement impossible d'établir le rattachement de restes humains à un groupe humain précis au-delà de cette durée du fait des nombreux brassages de population qui interviennent au cours des siècles.

Enfin, le texte encadre la sortie des collections des restes humains dans sa finalité. Elle est exclusivement réservée à leur restitution à un État étranger à des fins funéraires (art. L. 115-2). La sortie des collections étant motivée par la volonté d'assurer le respect de la dignité humaine, il apparait en effet primordial que la restitution n'ait pas pour objet l'exposition des restes restitués dans l'État d'origine. Le terme « funéraire » autorise néanmoins tous types de rites ou d'hommages rendus aux morts, y compris la constitution d'un mémorial, comme cela fut le cas pour les têtes maories restituées en 2012 à la Nouvelle-Zélande, conservées au musée Te Papa où elles sont entreposées dans un lieu sacralisé et ne constituent plus des objets de collection.

Afin de garantir une bonne information du législateur, qui délègue au pouvoir réglementaire, avec cette procédure, sa compétence pour autoriser la sortie d'un bien des collections publiques, l'article L. 115-6 prévoit la transmission d'un rapport annuel au Parlement présentant à la fois les demandes de restitution pendantes, les décisions de sortie des collections prises au cours de l'année écoulée et les travaux préparatoires ayant conduit à cette décision, ainsi que les restitutions effectivement intervenues. À ce titre, le Parlement pourra notamment prendre connaissance du rapport scientifique établi par le comité conjoint afin de s'assurer de la correspondance des restes restitués avec la demande initiale formulée par l'État d'origine.

Les auteurs de cette proposition de loi sont convaincus que son adoption permettrait à notre pays de disposer, à l'avenir, d'un mécanisme clair et transparent pour traiter les demandes de restitution de restes humains. Ce cadre constitue à leurs yeux à la fois le symbole de la volonté de la France d'assurer une gestion plus éthique de ses collections et la promesse de coopérations culturelles et scientifiques à construire avec les États d'origine.