EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La proposition de règlement COM(2022) 695 final relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l'acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu'à la création d'un certificat européen de filiation constitue la déclinaison législative de la stratégie de l'Union européenne 1 ( * ) en faveur de l'égalité de traitement à l'égard des personnes LGBTIQ 2 ( * ) et de la stratégie de l'Union européenne sur les droits de l'enfant 3 ( * ) .

I) L'ÉTAT DU DROIT

A) Le droit de la filiation relève en principe des États membres

En pratique, le droit de la famille et de la filiation est essentiellement un droit national. Chaque État membre, en fonction de ses traditions constitutionnelles, est ainsi libre de définir le mariage et la filiation. Ainsi, certains reconnaissent les filiations issues de la procréation médicale assistée (PMA) ou de la gestation pour autrui (GPA), d'autres les refusent.

Ainsi, en France, la filiation peut être établie 4 ( * ) :

- « par l'effet de la loi ». Dans le droit commun, il faut distinguer la filiation à l'égard de la mère et celle établie à l'égard du père. À l'égard de la mère, la filiation est établie par sa désignation dans l'acte de naissance de l'enfant (sauf si, lors de son accouchement, la mère demande que le secret de son admission et de son identité soit préservé) 5 ( * ) .

Quant au père marié, le droit civil le fait bénéficier d'une présomption de paternité si l'enfant a été conçu ou est né pendant le mariage 6 ( * ) ;

- par la « reconnaissance volontaire » 7 ( * ) (acte juridique solennel unilatéral par lequel une personne déclare son lien de filiation) ;

- par la possession d'état (c'est-à-dire le fait pour un individu de se comporter et d'être considéré comme l'enfant d'une autre personne) constatée par un acte de notoriété ou par un jugement 8 ( * ) ;

- par « la reconnaissance conjointe » 9 ( * ) (mode de reconnaissance concernant les enfants nés d'une PMA effectuée pour un couple de femmes).

En pratique, la filiation se prouve alors par l'acte de naissance de l'enfant, par l'acte de reconnaissance ou par l'acte de notoriété constatant la possession d'état.

D'autres procédures existent pour établir judiciairement la filiation (action en recherche de maternité ou de paternité 10 ( * ) , action en rétablissement de présomption de paternité).

En revanche, certaines situations s'opposent à toute reconnaissance d'une filiation : inceste absolu ; existence d'une filiation précédente ; enfant « non viable »...

Enfin, « toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d'autrui » est « nulle » 11 ( * ) : en conséquence, une gestation pour autrui (GPA) effectuée en France n'institue aucune filiation. En outre, le fait de s'entremettre entre une personne ou un couple désireux d'accueillir un enfant et une femme acceptant de porter en elle cet enfant en vue de le leur remettre est une infraction pénale 12 ( * ) .

B) Cependant, l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ont souhaité assurer la libre circulation des familles connaissant une « situation transfrontière »

1) La reconnaissance des droits des enfants liés à la libre circulation et au droit au séjour

Aux termes, de l'article 81, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), le Conseil de l'Union européenne, sur proposition de la Commission européenne et après consultation du Parlement européen, dispose d'une compétence « dérogatoire » qui lui donne la possibilité d'adopter des mesures relatives au droit de la famille ayant une incidence transfrontière. Cette possibilité est néanmoins subordonnée à un accord à l'unanimité au sein du Conseil.

Ainsi, la directive 2004/38/CE 13 ( * ) impose déjà aux États membres de reconnaître la filiation d'un enfant telle qu'elle est établie dans un autre État membre pour ses seuls aspects conditionnant la libre circulation et le droit au séjour des citoyens prévus par le droit de l'Union européenne 14 ( * ) . Ce qui implique, à cet égard, la mise en oeuvre d'une égalité de traitement 15 ( * ) et l'interdiction d'obstacles à la reconnaissance des noms de famille 16 ( * ) .

En complément, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) considère que la preuve de la filiation peut être présentée par quelque moyen que ce soit 17 ( * ) .

2) En outre, sous influence de la CEDH, la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique fixe un équilibre subtil concernant la reconnaissance d'une filiation issue d'une GPA à l'étranger

Malgré la prohibition de la GPA en France, la légalité ou du moins, l'absence d'interdiction de cette pratique dans un certain nombre de pays étrangers, associées à la nécessité d'autoriser les enfants nés de GPA réalisées hors de nos frontières à entrer sur le territoire français avec les personnes les ayant recueillis 18 ( * ) et à leur délivrer des certificats de nationalité française 19 ( * ) , ont conduit à soulever la question de la transcription en France de la filiation de ces enfants régulièrement nés, à l'étranger, à l'issue d'une GPA.

Dans plusieurs arrêts notables 20 ( * ) , la Cour de cassation avait d'abord rejeté une telle transcription. Elle avait alors motivé ce refus pour un motif d'ordre public, les naissances concernées étant issues d'une « fraude à la loi française ».

Cependant, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamné la France pour violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales 21 ( * ) , qui prévoit que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...) ».

Elle a considéré que le refus de transcription de l'acte de naissance de ces enfants nés d'un processus de GPA affectait significativement le droit au respect de leur vie privée et posait une question grave de compatibilité de cette situation avec l'intérêt supérieur de l'enfant.

Elle a considéré que le droit national devait offrir une possibilité de reconnaissance de ce lien entre un enfant et sa « mère d'intention ». Tout en précisant que la reconnaissance de ce lien n'impliquait pas obligatoirement une transcription dans l'état civil, dès lors qu'une mesure alternative, telle qu'une procédure d'adoption 22 ( * ) , était possible.

Le législateur français a validé cet équilibre délicat lors de l'adoption de la loi n°2021-1107 du 2 août 2021 relative à la bioéthique. Aux termes de la nouvelle rédaction de l'article 47 du code civil, la réalité des faits déclarés dans l'acte d'état civil étranger établissant une filiation doit être « appréciée au regard de la loi française ».

L'acte de naissance ne peut donc être transcrit que pour établir un lien de filiation à l'égard du parent biologique (s'il en existe un) 23 ( * ) . Le second parent ou « parent d'intention » doit avoir recours à une procédure d'adoption.

C) La Commission européenne considère aujourd'hui que les difficultés des familles « transfrontières » seraient aplanies en gommant les différences existant entre les droits de la filiation des États membres

Dans le cadre de son discours sur l'état de l'Union de 2020, Mme Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne avait annoncé la présente initiative législative afin de permettre la reconnaissance mutuelle des liens de filiation entre les États membres, affirmant que « si vous êtes parent dans un pays, vous êtes parent dans tous les pays . ».

Invoquant le principe de non-discrimination (posé à l'article 21 de la Charte européenne des droits fondamentaux) et l'intérêt supérieur de l'enfant, la Commission européenne souhaite désormais imposer la reconnaissance mutuelle de la filiation établie dans un État membre dans toute l'Union européenne, à toutes fins utiles, y compris d'autres que la libre circulation. Ceci, « quelle que soit la manière dont l'enfant a été conçu ou est né, et quel que soit le type de famille de l'enfant ». En pratique, les enfants issus d'un mariage, hétérosexuel ou homosexuel, ou d'un partenariat enregistré et reconnu dans un état membre, ceux issus d'une PMA ou d'une GPA, ou encore les enfants bénéficiant d'une adoption plénière, seraient concernés.

Selon elle, en effet, des difficultés persistent entre États membres pour la reconnaissance mutuelle de cette filiation : « les enfants peuvent ainsi perdre leurs droits successoraux ou alimentaires dans un autre État membre, ou le droit de voir l'un ou l'autre de leurs parents agir en tant que leur représentant légal dans un autre État membre au sujet de questions telles que les traitements médicaux ou la scolarisation. » 24 ( * ) .

Et elle considère que « les difficultés actuelles liées à la reconnaissance de la filiation ont pour origine le fait que les États membres ont des règles de fond différentes en ce qui concerne l'établissement de la filiation dans les situations nationales » mais aussi « en matière de compétence internationale », « de conflit de lois différentes en ce qui concerne l'établissement de la filiation dans les situations transfrontières » et de « reconnaissance de la filiation établie dans un autre État membre ».

À l'appui de ces affirmations, malheureusement, la Commission européenne n'établit aucun recensement (quantitatif, géographique...) de ces difficultés. En revanche, l'analyse d'impact accompagnant la proposition énonce sept exemples de difficultés rencontrées par les familles « transfrontières ». Par exemple :

- le refus de reconnaissance de la situation de « co-maternité » d'un couple de femmes, dans un État membre A dont elles sont ressortissantes, à l'égard d'un enfant conçu par une PMA dans un État membre B où elles résident ;

- la paternité « variable » d'un homme, originaire d'un État membre A, lié à une femme originaire d'un État membre B par un partenariat enregistré et ayant eu un enfant avec elle dans un État membre C : en effet, si dans l'État membre C, cet homme bénéficie d'une présomption de paternité, cela n'est pas le cas dans son État membre d'origine, où il est contraint d'effectuer une reconnaissance de paternité ;

- l'absence de reconnaissance de la filiation d'un enfant issu d'une GPA effectuée dans un État membre B par un couple de ressortissants d'un État membre A, où la GPA est interdite.

II) UNE PROPOSITION DE RÈGLEMENT AMBITIEUSE

A) Un large champ d'application

La proposition de règlement vise à faciliter la reconnaissance dans un État membre de la filiation établie dans un autre État membre par l'adoption de règles uniformes 25 ( * ) , au profit des familles connaissant une « situation transfrontière ». Il convient cependant de noter une divergence avec la version anglaise du texte, qui, lui, est relatif à la « parentalité ».

La « filiation » y est définie comme « le lien de parenté établi en droit» Le texte y ajoute un complément peu explicite : « Cette notion recouvre le statut juridique d'enfant d'un ou de parents donnés ». Cette définition très large et floue permet en fait de viser l'ensemble des situations précitées donnant lieu à l'établissement d'une filiation dans un État membre.

En revanche, ses dispositions ne concernent, en principe, ni la reconnaissance des décisions de justice établissant une filiation rendues dans un État tiers ni celle des actes authentiques ayant le même objet et dressés ou enregistrés dans un État tiers.

De même, le texte affirme ne pas s'appliquer à l'existence, à la validité ou à la reconnaissance d'un mariage ou d'une relation, aux questions de responsabilité parentale, à la capacité des personnes physiques, à l'émancipation, à l'adoption internationale, aux obligations alimentaires, aux successions, à la nationalité.

Tout en précisant, de manière contradictoire dans son exposé des motifs (page 13), que cette reconnaissance assouplie « des filiations » doit faciliter l'application du droit de l'Union européenne en matière de responsabilité parentale, d'obligation alimentaire et de droits successoraux.

B) Une reconnaissance mutuelle « automatique » de la filiation par l'imposition de règles uniformes

De là, la proposition de règlement :

- définit la loi applicable pour l'établissement de la filiation, qui, en priorité, serait « la loi de l'État de résidence habituelle de la personne qui accouche au moment de la naissance » (articles 16, 17 et 18 à 23). En contradiction avec l'affirmation mentionnée plus haut, l'article 16 de la proposition de règlement prévoit que la loi applicable pourrait être la loi d'un État tiers. Par ailleurs, signalons que la formulation retenue, qui évite de mentionner la « mère » qui accouche, pourrait en théorie permettre l'application de la loi de l'état de résidence habituelle d'une « personne transgenre » qui accouche ;

- pose le principe de la reconnaissance mutuelle des décisions de justice établissant une filiation dans un État membre (articles 24 à 30) et fixe des règles de compétence pour déterminer à quelle juridiction il reviendrait de reconnaître la filiation d'un enfant dans une situation transfrontière, en fonction de sa proximité avec cet enfant. Seraient compétentes en priorité les juridictions de l'État membre dans lequel l'enfant a sa résidence habituelle (articles 6 à 15) ;

- pose le principe de reconnaissance mutuelle des actes authentiques établissant une filiation et ayant un effet juridique contraignant dans l'État membre d'origine, par les autres États membres (articles 35 à 38). Il pose une règle similaire pour les actes authentiques n'ayant pas d'effet juridique contraignant dans l'État membre d'origine, mais une force probante, pour autant que cette reconnaissance ne soit pas manifestement contraire à l'ordre public de l'État membre dans lequel il est présenté (articles 44 et 45) ;

- précise que les juridictions et autorités compétentes ne peuvent refuser la reconnaissance d'une filiation manifestement contraire à l'ordre public de l'État que si ce refus est conforme au respect des droits et principes fondamentaux énoncés dans la Charte et notamment son article 21 relatif au droit de non-discrimination (articles 31 et 39) ;

- institue un certificat européen de filiation, qui pourrait être demandé par l'enfant ou son représentant légal dans l'État membre où la filiation a été établie, afin de produire automatiquement ses effets dans tous les États membres, sans qu'il soit nécessaire de recourir à une procédure spéciale (articles 46 à 57).

III) LA PROPOSITION DE RÈGLEMENT EST-ELLE CONFORME AU PRINCIPE DE SUBSIDIARITÉ ?

A) Les insuffisances de l'analyse d'impact et l'imprécision du champ d'application rendent l'évaluation de ce texte difficile

Il faut tout d'abord constater que l'évaluation de la nécessité de la proposition de règlement, telle qu'elle est présentée, est rendue difficile par ses insuffisances.

Tout d'abord, l'analyse d'impact qui accompagne la proposition de règlement est dépourvue de l'étude de droit comparé qui aurait permis, par simple consultation d'un tableau panoramique, de comprendre l'état du droit de la filiation dans les États membres, de connaître les règles et les limites de leur droit national en matière de reconnaissance d'une filiation établie dans un autre État membre, et, par conséquent, d'identifier les difficultés exactes qui se posent et de les évaluer quantitativement et qualitativement.

Certes, l'analyse d'impact évoque sept cas pratiques de difficultés rencontrées par des « familles transfrontières ». Mais, sans ignorer la vocation pédagogique de cette liste, elle ne peut remplacer l'étude manquante pour vérifier si la proposition est conforme au principe de subsidiarité.

En outre, son évaluation quantitative des bénéficiaires potentiels de son dispositif est plus qu'approximative, oscillant entre 103 000 personnes concernées (adultes et enfants ; annexe IV de l'analyse d'impact) et « deux millions d'enfants » susceptibles d'être affectés par les divergences actuelles des droits nationaux. Or la Direction des affaires civiles et du Sceau a indiqué au rapporteur que, grâce aux décisions du juge, aucun enfant en France n'était confronté à de telles difficultés.

De surcroît, le champ d'application de la proposition de règlement est mal défini et, de ce fait, certainement plus étendu que celui décrit par la Commission européenne.

Ainsi, la Commission européenne présente une proposition de règlement relative à la « filiation » dans sa version française qu'elle assimile à un texte relatif à la « parentalité » dans son analyse d'impact comme dans sa version anglaise. Or, le mélange d'un concept juridique ancien établissant le lien entre un enfant et ses parents, défini par le législateur comme par la jurisprudence (la filiation) et d'une situation de fait (la parentalité ou parenthood ) au titre de laquelle une personne exprime une volonté d'exercer un rôle éducatif à l'égard d'un enfant, sans pour autant que ce lien soit juridiquement fondé, brouille la lecture des dispositions de la proposition de règlement.

Par ailleurs, on peut s'étonner qu'une proposition de règlement visant à résoudre les difficultés rencontrées par les familles connaissant des « situations transfrontières » ne commence pas par définir lesdites situations. Cette question n'est pas anodine car, dans sa proposition de directive visant à protéger les personnes participant au débat public contre les procédures judiciaires abusives 26 ( * ) , la Commission européenne avait considéré que certaines procédures judiciaires concernant deux parties résidant dans un même État membre et opposées dans un contentieux devant une juridiction de ce même État membre, pouvaient être comprises comme « transfrontières », ce qui avait d'ailleurs justifié l'adoption par le Sénat d'une résolution européenne portant avis motivé au titre du contrôle de subsidiarité 27 ( * ) .

En outre, alors que l'article 3 de la proposition de règlement souligne que la réforme ne vise pas la reconnaissance de filiations établies dans les pays tiers, force est de constater que la réalité est plus complexe. En effet, aux termes de l'article 16 de la proposition, la loi applicable à l'établissement d'une filiation pourrait être, en pratique, la loi d'un pays tiers. Ces ambiguïtés rendent le dispositif envisagé peu lisible et difficile à évaluer.

Du fait de ces ambiguïtés et de son contenu, la proposition de règlement est largement perfectible au regard de la conformité au principe de subsidiarité.

B) Une proposition de règlement qui empiète sur les compétences des États membres sur la question sensible de la filiation

1. Une volonté d'uniformisation des droits nationaux contrevenant à la compétence première des États membres en matière de filiation

En premier lieu, sur le principe, le Sénat rappelle son attachement au respect des droits fondamentaux de chaque citoyen de l'Union européenne, en particulier les enfants, et confirme l'intérêt d'initiatives législatives destinées à faciliter leur mise en oeuvre. Le Sénat souligne que ce respect des droits fondamentaux s'impose tant à l'Union européenne qu'aux États membres selon la répartition des compétences prévue par les traités.

En conséquence, il est regrettable qu'un texte visant à conforter ces droits remette en cause cette répartition des compétences.

En l'espèce, si l'article 5 de la proposition de règlement affirme que le « présent règlement ne porte pas atteinte aux compétences des autorités des États membres en matière de filiation », la réforme envisagée est fondée sur un présupposé fréquemment répété dans son analyse d'impact comme dans son exposé des motifs : les difficultés rencontrées par les familles connaissant des situations transfrontières résultent de l'existence de règles différentes entre les États membres en matière d'établissement et de reconnaissance de la filiation et il convient de les surmonter.

Or, la reconnaissance de la filiation entre États membres afin d'assurer la libre circulation des citoyens des États membres est déjà assurée par la directive 2004/38/CE précitée, en particulier, le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire d'un État membre ou le droit à la reconnaissance d'un nom de famille.

Comme le souligne l'exposé des motifs, l'objectif du texte est bien d'accroître l'intervention du droit de l'Union européenne dans des domaines juridiques qui n'ont pas pour objet la simple libre circulation : « en réglant à titre préliminaire la question de la filiation de l'enfant, la proposition faciliterait l'application des instruments existants de l'Union 28 ( * ) en ce qui concerne la responsabilité parentale, l'obligation alimentaire et les questions de succession » 29 ( * ) .

La Commission européenne en conclut que seules des règles uniformes imposées par l'Union européenne aux États membres permettent de préserver les droits fondamentaux des citoyens et l'intérêt général européen.

Symbole de cette uniformisation, le certificat européen de filiation constituerait - sans autre procédure - une reconnaissance automatique de la filiation dans l'État membre où cette dernière est invoquée.

L'encadrement strict des motifs d'ordre public susceptibles de justifier le refus de reconnaissance d'une filiation représente un autre exemple de cette volonté de surmonter l'opposition éventuelle des États membres. Le dispositif rappelle en effet que les juridictions et autorités compétentes pour refuser la reconnaissance d'une filiation établie à l'étranger usent de motifs d'ordre public, « dans le respect des droits et principes fondamentaux énoncés dans la Charte [européenne des droits fondamentaux], et notamment son article 21 relatif au droit à la non-discrimination » 30 ( * ) .

Ce rappel semble à la fois inutile, incomplet et inexact.

Inutile car les juridictions et les autorités compétentes doivent respecter les droits et principes fondamentaux énoncés dans la Charte, c'est une évidence. À défaut, elles encourraient des sanctions, par exemple à la suite d'une action en manquement devant la CJUE.

Incomplet, car les juridictions et autorités compétentes doivent être en mesure, dans leurs décisions sur la filiation, de respecter l'ensemble des droits et principes fondamentaux de la Charte européenne des droits fondamentaux, qui garantissent en particulier les droits des femmes et des enfants. À cet égard, on peut légitimement s'interroger sur la compatibilité de la proposition envisagée avec les principes d'inviolabilité de la dignité humaine, et d'interdiction de faire du corps humain une source de profit (articles premier et 3 de la Charte), ainsi qu'avec le droit pour tout enfant « d'entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à son intérêt » (article 24 de la Charte).

Inexact enfin car la détermination des motifs d'ordre public précités, si elle découle valablement de l'application de conventions internationales, relève également de « l'identité nationale » de chaque État membre. Et, contrairement à ce que semble affirmer l'exposé des motifs de la proposition de règlement, un acte dérivé de l'Union européenne ne peut définir cette identité. L'article 4, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne (TUE), qui s'impose au droit européen dérivé, précise que l'Union européenne « respecte » cette identité nationale, en pratique définie par les traditions politiques et constitutionnelles des États membres et par la jurisprudence de leurs juridictions suprêmes nationales. Ce qui justifie le dialogue permanent existant entre l'Union européenne et les États membres.

2. La proposition de règlement va au-delà de la jurisprudence de la CEDH et de l'équilibre trouvé par la loi bioéthique de 2021

En deuxième lieu, « l'intérêt supérieur de l'enfant », protégé à la fois par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et par l'article 24 de la Charte européenne des droits fondamentaux, ainsi que le principe de non-discrimination, inscrit à l'article 21 de la Charte précitée, sont invoqués à plusieurs reprises pour justifier la reconnaissance mutuelle automatique des filiations établies dans un autre État membre.

Est particulièrement visée la situation des enfants issus d'une GPA dans un autre État membre ou réalisée dans un pays tiers (États-Unis, Ukraine...) et déjà reconnus dans un État membre, en fraude avec la législation de la majorité des États membres de l'Union européenne.

Pour rappel, dans l'Union européenne, seuls 5 États membres autorisent ou permettent de facto des GPA sur leur territoire (Danemark, Grèce, Pays-Bas, Portugal, République tchèque).

8 autres États membres n'ont pas de législation afférente ou autorisent la GPA sans rémunération de la « mère porteuse » (Belgique ; Chypre ; Hongrie ; Irlande ; Lettonie ; Luxembourg ; Roumanie ; Suède).

Les 14 autres États membres, dont la France, interdisent la GPA 31 ( * ) .

Cette opposition repose sur quatre grands principes rappelés par le comité consultatif national d'éthique français : « respect de la personne humaine, refus de l'exploitation de la femme, refus de la réification de l'enfant, indisponibilité du corps humain et de la personne humaine ».

Selon ce comité, en effet, « le désir d'enfant des uns ne [constitue] pas un « droit à l'enfant » (...), considérant que « n'est pas une liberté celle qui permet à la femme de renoncer par contrat à certaines de ses libertés (liberté de mouvement, de vie de famille, soins indispensables à la santé), que n'est pas une liberté celle qui conduit à un contrat dont l'objet même est d'organiser juridiquement le transfert du corps et de la personne d'un enfant, transfert accepté par la mère porteuse en faveur des parents d'intention . » 32 ( * )

Or, comme déjà précisé supra , la jurisprudence de la CEDH assure déjà cette sécurité juridique en imposant la reconnaissance d'un lien de filiation d'un enfant, issu d'une GPA réalisée à l'étranger et régulièrement reconnu sur place, à l'égard de sa « mère d'intention », tout en laissant au législateur national une marge d'appréciation pour y parvenir : à cet égard, la transcription de la filiation dans l'état civil au bénéfice de la « mère d'intention » n'est pas obligatoire dès lors qu'une mesure alternative, telle qu'une procédure d'adoption 33 ( * ) , est possible. C'est la solution retenue dans un équilibre délicat par la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique.

Ayant précisé les modalités de reconnaissance de la filiation, la Cour a également souligné qu'il fallait veiller à « la protection contre les risques d'abus que comporte la gestation pour autrui » 34 ( * ) .

Elle a alors confirmé que les États membres disposaient d'une marge d'appréciation dans cette tâche, concluant que n'étaient pas contraires à la Convention :

- la prise en charge par les services sociaux italiens d'un enfant de neuf mois né en Russie dans le cadre d'une convention de GPA passée entre une femme russe et un couple de ressortissants italiens et ramené illégalement en Italie. L'absence de tout lien biologique entre l'enfant et les requérants et la courte durée de leur relation avaient conduit la Grande chambre à conclure à l'absence de vie familiale 35 ( * ) ;

- le refus d'un État partie à la Convention (l'Islande, non membre de l'Union européenne mais membre de l'Espace économique européen) de transcrire dans son état civil la filiation entre deux femmes islandaises alors mariées, et un enfant conçu pour elles lors d'une GPA réalisée en Californie 36 ( * ) .

Or, cette marge d'appréciation, que garantit l'intervention du juge, disparaîtrait si une reconnaissance « automatique » de ces filiations était en vigueur.

C) Une absence de consensus entre les États membres qui aurait pu conduire la Commission à plus de prudence

De fait, alors qu'il n'existe pas de consensus entre les États membres et la Commission européenne sur leur conception de la filiation et de la famille, il est étonnant que la Commission européenne n'ait pas fait preuve de « retenue » et recherché le dialogue avec eux.

D'autant que, selon la procédure de l'article 81, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) 37 ( * ) ici applicable, un accord à l'unanimité est nécessaire au sein du Conseil pour faire adopter cette réforme. Or, dans les discussions en cours, plusieurs États membres 38 ( * ) ont déjà fait part de leur opposition de principe à la proposition de règlement et beaucoup d'autres ont émis des réserves d'examen.

Conformément aux déclarations réitérées du Président de la République, le gouvernement français, quant à lui, a clairement indiqué aux autres États membres réunis au Conseil que le retrait de la GPA du champ d'application du texte était une nécessité conditionnant son soutien à la proposition.

Quant à la présidence suédoise du Conseil de l'Union européenne, elle a explicitement signifié que ce projet ne constituait pas pour elle une priorité politique, annonçant son intention de présenter un simple rapport d'étape sur les négociations en cours, au mois de juin prochain.

En conséquence, si la présentation d'un règlement par la Commission européenne est cohérente par rapport à son approche maximaliste et « uniformisatrice », on peut déplorer qu'elle n'ait pas préféré promouvoir le nécessaire dialogue avec et entre les États membres au sujet de la situation des « familles transfrontières ». On peut également la considérer comme disproportionnée car, dans le cas de filiations issues de GPA, elle empêcherait le maintien des mesures alternatives précitées permettant de respecter « l'intérêt supérieur de l'enfant ».

Rappelons simplement que, sur un même sujet, la Commission européenne, en 2004, avait légiféré avec prudence en proposant une directive, respectant ainsi la nécessaire « marge nationale d'appréciation ».

D) La possibilité de déléguer à la Commission européenne le format et le contenu du certificat européen de filiation apparait comme inappropriée au regard des exigences définies dans les traités

Enfin, s'il semble justifié d'octroyer une délégation à la seule Commission européenne pour établir et modifier le format et le contenu des attestations devant formaliser la reconnaissance mutuelle des décisions des juridictions compétentes et des actes authentiques établissant une filiation (article 63 et annexes I à IV de la proposition de règlement) , il n'en va pas de même pour la définition du certificat européen de filiation (annexe V de la proposition).

En effet, ce dernier, sans autre procédure, permettrait la reconnaissance « automatique » des filiations établies dans les autres États membres. Il est donc un élément essentiel de la proposition de règlement. Par conséquent, son contenu ne peut être défini par la voie des actes délégués de l'article 290 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), selon lequel « un acte législatif peut déléguer à la Commission le pouvoir d'adopter des actes non législatifs de portée générale ou modifient certains éléments non essentiels de l'acte législatif. »

Pour toutes ces raisons, il convient de constater que ce dispositif de reconnaissance « automatique » des filiations, dont celles issues d'une GPA réalisée ou reconnue dans un autre État membre, ne respecte pas le principe de subsidiarité.

La commission des affaires européennes du Sénat a, en conséquence, adopté la proposition de résolution européenne portant avis motivé suivant :


* 1 COM(2020) 698 final.

* 2 Pour : Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transgenres, Intersexes et « Queers ».

* 3 COM(2021) 142 final.

* 4 Article 310-1 du code civil.

* 5 Articles 311-25 et 326 du code civil.

* 6 Article 312 du code civil.

* 7 Article 316 du code civil.

* 8 Article 311-1 du code civil.

* 9 Article 342-11 du code civil.

* 10 Articles 325, 327 et 328 du code civil. Pendant la minorité de l'enfant, cette action peut être exercée par le père ou la mère. À la majorité de l'enfant, et pour une durée de dix ans, cette action peut être exclusivement menée par l'enfant.

* 11 Article 16-7 du code civil.

* 12 Article 227-12 du code pénal.

* 13 Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l'Union européenne et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.

* 14 CJUE, 14 décembre 2021, VMA, C-490/20 : concernant un enfant mineur, citoyen de l'Union dont l'acte de naissance délivré par les autorités compétentes de l'État membre d'accueil désigne comme ses parents deux personnes de même sexe, l'État membre dont cet enfant est ressortissant est obligé, d'une part, de lui délivrer une carte d'identité ou un passeport, sans requérir l'établissement préalable d'un acte de naissance par ses autorités nationales, ainsi que, d'autre part, de reconnaître, à l'instar de tout autre État membre, le document émanant de l'État membre d'accueil permettant audit enfant d'exercer, avec chacune de ces deux personnes, son droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.

* 15 CJCE, 31 mai 1979, Even, C-207/78.

* 16 CJCE, 2 octobre 2003, Carlos Garcia Avello/État belge, C-148/02.

* 17 CJCE, 25 juillet 2002, C-459/99, MRAX et 17 février 2005, Oulane, C-215/03.

* 18 CEDH 8 juill. 2014, D. et a.c./Belgique, n°29176/13 ; CEDH 27 janv. 2015, Paradisio et Camanelli c/Italie, n°253358/12.

* 19 CE 12 déc. 2014, n° 367324, 366989, 366710, 365779, 367317 et 368861.

* 20 Voir en particulier : Civ. 1 re , 6 avr. 2011, pourvoi n° 10-19.053 et Civ. 1 re , 13 sept. 2013, pourvoi n° 12-30.138 ; 19 mars 2014, pourvoi n° 13-50.005.

* 21 CEDH, 5 ème sect., 26 juin 2014, Mennesson c. France, n° 65192/11 et CEDH, 21 juillet 2016, Foulon et Bouvet c. France, n° 9063/14 et 10410/14.

* 22 CEDH, Grande Chambre, avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d'un lien de filiation entre un enfant né d'une gestation pour autrui pratiquée à l'étranger et la mère d'intention, 10 avril 2019 et CEDH, 16 juillet 2020, D. c/France, n° 11288/18.

* 23 Ce principe est issu de l'adage du droit romain selon lequel la mère est celle qui accouche ( mater semper certa est ).

* 24 Exposé des motifs de la proposition de règlement, p 2.

* 25 La proposition de règlement n'est pas applicable au Danemark et à la République d'Irlande (protocoles n° 21 et n° 22 annexés au TFUE).

* 26 Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (« poursuites stratégiques altérant le débat public »), en date du 27 avril 2022, COM(2022) 177 final.

* 27 Résolution européenne du Sénat portant avis motivé n° 127 du 30 juin 2022.

* 28 Voir par exemple le règlement (UE) n° 650/2012 du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l'exécution des décisions, et l'acceptation et l'exécution des actes authentiques en matière de successions, et à la création d'un certificat européen de filiation.

* 29 Exposé des motifs, p 13.

* 30 Articles 31 et 39 de la proposition de règlement.

* 31 Allemagne, Autriche, Bulgarie, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Italie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie.

* 32 Avis n° 129 du 18 septembre 2018.

* 33 CEDH, Grande Chambre, avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d'un lien de filiation entre un enfant né d'une gestation pour autrui pratiquée à l'étranger et la mère d'intention, 10 avril 2019 et CEDH, 16 juillet 2020, D. c/France, n° 11288/18.

* 34 Avis consultatif précité, 10 avril 2019.

* 35 CEDH, Grande chambre, 24 janvier 2017, Paradiso et Campanelli c/Italie, n° 25358/12.

* 36 CEDH, 18 mai 2021, Valdis Fjölnisdottir et autres c/Islande, n° 71552/17.

* 37 Conformément aux dispositions de cet article, le Conseil de l'Union européenne, à l'unanimité, selon une procédure législative spéciale, sur proposition de la Commission européenne et après consultation du Parlement européen, peut prendre des mesures « sur le droit de la famille ayant une incidence transfrontière ».

* 38 Hongrie, Pologne, Slovaquie.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page