Question de Mme ASSASSI Éliane (Seine-Saint-Denis - CRC) publiée le 13/02/2014

Mme Éliane Assassi interroge M. le ministre de l'intérieur sur les faits suivants. Le 9 janvier 2013, Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Soylenez, trois militantes kurdes étaient exécutées dans les locaux de leur organisation parisienne.

Ce crime politique a suscité, dans notre pays et bien au-delà, de l'émotion, de l'indignation et de la colère. Ces trois femmes, qui se pensaient à l'abri de balles assassines, ont payé un lourd tribut à la juste lutte qu'elles menaient pour la reconnaissance des droits politiques et culturels de leur peuple.

Depuis, un suspect a été arrêté, connu pour ses sympathies avec des mouvements nationalistes d'extrême-droite. Le mode opératoire et les révélations récentes tendent à démontrer l'implication de services secrets dans ce triple meurtre. Il s'agirait donc d'un acte planifié de longue date.

Une enquête a été ouverte et suit son cours, en dépit des obstacles nombreux qui visent à masquer les commanditaires. On peut craindre l'enlisement de l'affaire. Il est, dans notre pays, une macabre tradition : celle qui consiste à ne jamais élucider les crimes politiques.

Il est un aspect sur lequel elle souhaiterait attirer l'attention et qui donne sens à sa question. À ce jour, les plus hautes autorités de l'État n'ont toujours pas reçu les familles de victimes, contrairement à l'usage établi. Dès l'annonce du triple meurtre, M. le président de la République s'exprimait pourtant en ces termes : « C'est horrible. Cela touche directement trois personnes dont l'une était connue de moi et de beaucoup d'acteurs politiques car elle venait régulièrement nous rencontrer ». Quant au ministre de l'intérieur, qui s'est déplacé sur les lieux, il a « exprimé sa compassion à l'égard des proches de ces trois femmes ». Il a ensuite « assuré la détermination des autorités françaises pour faire toute la lumière sur cet acte tout à fait insupportable ».
Dans cette épreuve, les familles ont besoin du soutien de la République alors que les leurs portaient les valeurs de démocratie, de justice et du droit des peuples. Les autorités de la République, en les recevant doivent :

- exprimer leur compassion et prendre en considération leur souffrance. L'indifférence accroît l'immense préjudice qu'elles vivent ;

- reconnaître leur statut de victimes. L'œuvre de justice n'est pas une simple procédure de répression ou de sanction. Elle doit permettre aux victimes d'être informées, d'occuper la place qui leur revient ;

- être à la hauteur de la gravité de l'évènement. C'est une manière de dire que la République ne laissera pas faire. Ne pas les recevoir introduit un doute sur la détermination des autorités. Or, la recherche de la vérité nécessite que les questions empruntent de doutes soient posées ;

- permettre d'envoyer un message clair aux commanditaires de crimes. La France ne les laissera impunis. Il s'agit aussi d'un signe adressé à tous les démocrates qui ont trouvé refuge chez nous. La France les protégera et sera à leurs côtés ;

- manifester leur encouragement aux associations, notamment « Solidarité France-Kurdistan », qui agissent aux côtés du peuple kurde ; aux élus de tous bords ainsi qu'aux citoyens qui exigent la vérité et la justice.

Ne pas les recevoir serait, d'une certaine manière, leur interdire l'accès à l'identité de peuple, eux qui luttent depuis de si longues années contre l'oppression.

Elle lui demande, en conséquence, quand les plus hautes autorités de l'État recevront ces familles, ce qui serait, selon elle, un acte d'humanité, de dignité et de justice.

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Transmise au Ministère de la justice


Réponse du Ministère de la justice publiée le 30/04/2014

Réponse apportée en séance publique le 29/04/2014

Mme Éliane Assassi. Madame la garde des sceaux, je suis très sensible à votre présence dans cet hémicycle pour répondre à une question à laquelle je suis extrêmement attachée.

Vous le savez, le 9 janvier 2013, Sakine Cansiz, Fidan Doğan et Leyla Söylemez, trois militantes kurdes, étaient exécutées dans les locaux de leur organisation parisienne. Ces femmes luttaient pour la reconnaissance des droits politiques et culturels de leur peuple.

Depuis, un suspect a été arrêté, connu pour ses sympathies avec des mouvements nationalistes d'extrême droite turcs. Le mode opératoire et des révélations récentes tendent à démontrer l'implication des services secrets turcs et ceux d'autres États européens. Il s'agirait donc d'un acte planifié de longue date.

L'affaire Adem Uzun, dont l'ensemble des poursuites et la procédure ont été récemment annulées par la cour d'appel de Paris, prouve la coopération de la police française avec la Turquie pour l'arrestation des militants kurdes sur le territoire français. Partant de ce constat, nous pouvons nous interroger sur le rôle des services de renseignements français, sur les informations concernant Ömer Güney, ainsi que sur ses plans d'assassinat.

Une enquête a été ouverte et suit son cours en dépit des obstacles nombreux, qui visent à masquer les commanditaires. On peut craindre en effet l'enlisement de l'affaire. Il est dans notre pays une macabre tradition, qui consiste à ne jamais élucider les crimes politiques.

Il est un aspect sur lequel je souhaiterais appeler votre attention, madame la garde des sceaux, et qui donne sens à ma question. À ce jour, les plus hautes autorités de l'État n'ont toujours pas reçu les familles de victimes, contrairement à l'usage établi. Je salue d'ailleurs certains membres d'entre elles, qui sont actuellement présents dans les tribunes du Sénat.

Dans cette épreuve, les familles ont besoin du soutien de la République, alors que les leurs portaient les valeurs de démocratie, de justice et du droit des peuples. Les autorités de la République, en les recevant, exprimeraient leur compassion et prendraient en considération leur souffrance. L'indifférence accroît l'immense préjudice que ces familles vivent. Elles reconnaîtraient ainsi leur statut de victimes. L'œuvre de justice n'est pas une simple procédure de répression ou de sanction ; elle doit permettre aux victimes d'être informées, d'occuper la place qui leur revient.

Être à la hauteur de la gravité de l'événement est une manière de dire que la République ne laissera pas faire. Ne pas les recevoir introduit un doute sur la détermination des autorités. Or la recherche de la vérité nécessite que les questions empreintes de doutes soient posées.

Les recevoir permettrait aussi d'envoyer un message clair aux commanditaires de ce triple crime : la France ne le laissera pas impuni ! Il s'agit, enfin, d'adresser un signe à tous les démocrates qui ont trouvé refuge chez nous : la France les protégera et sera à leurs côtés.

Les associations de solidarité, comme l'association de solidarité France-Kurdistan, qui m'a sollicitée, les élus de tous bords que j'ai pu rencontrer, les citoyens et les personnalités comme celles rassemblées autour du comité « Vérité et justice », les associations kurdes et les familles ont besoin de cet encouragement.

Dès lors, madame la garde des sceaux, ma question est toute simple : quand les plus hautes autorités de l'État recevront-elles ces familles ?

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la sénatrice, je vous remercie de cette question, qui va me permettre non seulement de donner quelques éléments d'appréciation, mais aussi, et surtout, d'exprimer ma compassion à l'égard des familles frappées par ce crime odieux, qui ne peut pas rester impuni.

Pour le courage et la constance dont elles ont fait preuve dans leurs engagements, pour la détermination avec laquelle elles ont fait connaître et respecter la cause de leur peuple, ces trois militantes, Sakine Cansiz, Fidan Doğan et Leyla Söylemez, méritent, au-delà même de ce crime odieux, que la vérité soit faite.

Vous savez que trois juges d'instruction de la section antiterroriste de Paris ont été chargés d'une information judiciaire. Ils disposent bien entendu de tous les moyens d'investigation prévus par le code de procédure pénale, y compris d'ailleurs les outils de coopération judiciaire, dont les commissions rogatoires internationales, car il s'agit d'une affaire qui nécessite une coopération efficace.

Comme vous l'avez vous-même indiqué, une personne a été arrêtée et placée en détention provisoire, sous les chefs d'inculpation d'assassinats en lien avec une entreprise terroriste et d'association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Elle demeure évidemment présumée innocente tant que le jugement n'a pas eu lieu. Mais les investigations nécessaires et les actes de procédure estimés utiles par les juges d'instruction pour la manifestation de la vérité sont menés.

Les familles des victimes se sont constituées parties civiles. Elles ont donc accès à l'entier dossier et doivent être régulièrement informées de l'avancée des investigations.

Vous avez évoqué l'attitude des autorités publiques. Comme vous le savez, en tant que garde des sceaux, je ne peux pas recevoir les familles et prendre ainsi le risque de fragiliser la procédure, en donnant à la partie adverse des éléments permettant d'en contester le déroulement neutre et indépendant. En revanche, votre question me donne l'occasion d'adresser la compassion et l'attention des autorités publiques aux familles.

En ma qualité de garde des sceaux, je continuerai de veiller à ce que les juges d'instruction disposent des moyens d'agir, c'est-à-dire des effectifs nécessaires - je pense notamment aux enquêteurs -, ainsi que des moyens d'information et d'accompagnement de la part de notre bureau d'enquêtes pénales internationales. Je m'assurerai donc qu'aucun obstacle matériel ou logistique ne vienne fragiliser l'avancée de l'enquête.

Au nom de l'ensemble du Gouvernement, j'exprime notre attention, notre respect, notre compassion et surtout notre détermination à ce que la vérité soit faite.

Mme la présidente. La parole est à Mme Éliane Assassi.

Mme Éliane Assassi. Madame la garde des sceaux, je vous remercie des mots de compassion que vous avez prononcés à l'égard des familles et de reconnaître les combats menés par ces femmes lâchement assassinées.

Je comprends bien les raisons - vous les avez explicitées - pour lesquelles vous ne pouvez pas recevoir les familles. Reste qu'il y a malheureusement des faits douloureux qui se passent dans notre pays et les familles des personnes concernées sont reçues et entendues par le Gouvernement.

En l'occurrence, bien que vos motifs puissent, je le répète, être entendus, il me semble que les familles pourraient être reçues, par exemple par M. le ministre de l'intérieur, même si les procédures sont en cours. Ces familles ont certes besoin de compassion, mais également d'encouragements pour les combats, malheureusement toujours d'actualité, de ces militantes. Il s'agit de reconnaître des batailles qui sont menées, sans d'ailleurs forcément être reprises dans les médias. Ce serait donc, me semble-t-il, un acte de la plus haute importance que M. le ministre de l'intérieur reçoive ces familles.

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je sais que je n'ai pas le droit de reprendre la parole. Toutefois, par respect pour Mme Assassi, et avec votre permission, madame la présidente, j'aimerais ajouter quelques éléments complémentaires.

Mme la présidente. Je vous en prie, madame la garde des sceaux. Le sujet le justifie.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je vous remercie, madame la présidente.

Madame la sénatrice, si les familles ont la moindre interrogation sur le statut de victime, je les invite à se rapprocher de la direction des services judiciaires.

Dans le cadre de la loi de finances qui a été adoptée par le Parlement et de plusieurs dispositions que j'ai présentées à l'Assemblée nationale et au Sénat, nous avons pris des mesures en faveur de l'accueil des victimes. Vous savez par exemple que nous avons renforcé les crédits alloués aux associations accompagnant les victimes et avons ouvert des bureaux d'aide aux victimes dans toutes nos juridictions. Il est donc important que les victimes sachent qu'elles peuvent bénéficier d'une écoute et d'un lieu d'information. Elles peuvent aussi s'adresser à notre direction des services judiciaires, qui gère le fonctionnement général de nos juridictions.

Vous l'avez compris, en tant que garde des sceaux, je ne peux pas recevoir les familles, même si ma compassion est totale. Je peux transmettre votre interpellation au ministre de l'intérieur, et les familles de victimes peuvent également lui écrire et demander à être reçues. Toutefois, si la question est moins délicate pour lui, elle le demeure néanmoins, puisque les enquêteurs sont sous son autorité. Les enquêtes sont placées sous l'autorité du procureur de la République, mais les enquêteurs relèvent des effectifs du ministère de l'intérieur. La démarche peut donc être malaisée.

Mais n'ayez vraiment aucun doute quant au respect et à la considération du Gouvernement à l'égard des familles des victimes.

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