EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat a été saisi, le 7 octobre 2004, au titre de l'article 88-4 de la Constitution, de six propositions de décision du Conseil 1 ( * ) relatives à la signature et à la conclusion de l'accord entre l'Union européenne, la Communauté européenne et la Confédération suisse sur l'association de cette dernière à la mise en oeuvre, à l'application et au développement de l'acquis de Schengen ( E 2700 ) 2 ( * ) .
Cet ensemble de six propositions de décision constitue l'accord Schengen/Dublin lequel n'est que l'un des neuf accords négociés par la Commission européenne, sur mandat du Conseil de l'Union européenne 3 ( * ) , avec la Suisse. Ces accords, dénommés « Bilatérales II » et qui portent sur des sujets très divers, ont été paraphés à Bruxelles le 25 juin 2004 puis transmis au Conseil et au Parlement européen.
Par cet accord Schengen/Dublin, la Suisse s'engagerait à reprendre l'acquis de Schengen et son développement ainsi qu'à participer aux mécanismes de détermination de l'Etat responsable de l'examen d`une demande d'asile.
Si au niveau des instances européennes cet accord ne soulève pas de débats particuliers, il en va autrement en Suisse où se déroulera une votation le 5 juin prochain 4 ( * ) .
Dans ces circonstances, la délégation pour l'Union européenne du Sénat a adopté, au cours de sa réunion du 26 janvier 2005, la proposition de résolution renvoyée à votre commission des Lois et qui fait l'objet du présent rapport. Cette proposition, présentée par notre collègue M. Yannick Bodin, demande au Gouvernement de ne pas accepter en l'état le contenu de l'accord Schengen/Dublin. Le principal grief justifiant ce rejet en bloc est la garantie offerte à la Suisse qu'elle pourrait conserver son secret bancaire en matière de fiscalité directe, dans le cadre de l'entraide judiciaire pénale, quels que soient les développements futurs de l'acquis Schengen. Il s'agirait alors d'une atteinte au principe de la reprise intégrale du développement futur de l'acquis de Schengen.
A la lumière du contenu de l'accord Schengen/Dublin et des conditions de son élaboration, votre rapporteur présentera la proposition de résolution et les tempéraments que votre commission y a apportés.
I. L'ACCORD SCHENGEN/DUBLIN : UNE PARTICIPATION SOUS CONDITIONS
A. LES RELATIONS PARTICULIÈRES DE LA SUISSE AVEC L'UNION EUROPÉENNE
1. Une adhésion sans cesse repoussée
Depuis plus de 45 ans, la Suisse poursuit une troisième voie entre l'adhésion et une marginalisation.
Membre de l'Association européenne de libre-échange créée en 1960, la Suisse a conclu un accord de libre-échange avec la Communauté européenne (AELE) en 1972. Toutefois, elle a rejeté par référendum, le 6 décembre 1992, son adhésion à l'Espace économique européen 5 ( * ) . En conséquence, la demande d'adhésion à l'Union européenne déposée par la Suisse le 26 mai 1992 a été gelée.
Près de dix ans plus tard, la question de l'adhésion à l'Union européenne fut à nouveau posée. Le 4 mars 2001, l'initiative populaire « Oui à l'Europe ! », dont l'adoption aurait obligé le Conseil fédéral suisse à entamer des négociations immédiates avec l'Union européenne, fut rejetée par 77 % des électeurs, alors même qu'ils auraient été consultés sur le résultat de ces négociations.
Trois raisons motivent principalement ce refus :
- la question de la neutralité ;
- la préservation du système suisse de démocratie directe ;
- une économie profitant des différences de législation avec l'Union européenne.
Le Conseil fédéral considère cependant que l'adhésion reste un objectif de long terme, l'expérience accumulée dans le cadre des accords bilatéraux devant y préparer.
2. Les accords bilatéraux I et II
En raison de sa situation géographique et des risques de marginalisation, la Suisse s'est engagée dans une politique de réduction des principaux inconvénients découlant de cette non-participation. à travers la conclusion d'accords bilatéraux avec la Communauté européenne.
Une première série de sept accords, connue sous le nom de « Bilatérales I », a été signée le 21 juin 1999 à Luxembourg. Ils sont entrés en vigueur le 1 er juin 2002 6 ( * ) .
Après la conclusion de ces accords et le refus par référendum d'engager de simples négociations en vue d'une adhésion, la Commission européenne était sceptique quant à l'ouverture de nouvelles négociations avec la Suisse. Un deuxième cycle de négociations a pourtant été lancé le 17 juin 2002 afin d'étendre et de systématiser le cadre contractuel des relations dans les différents domaines d'intérêts communs.
Ces négociations ont abouti à neuf accords. Paraphés le 25 juin 2004 et signés le 26 octobre 2004 à Luxembourg, ces accords bilatéraux II sont relatifs :
- à la fiscalité de l'épargne ;
- à l'adhésion à l'espace Schengen/Dublin ;
- à la lutte contre la fraude ;
- aux produits agricoles transformés ;
- à la statistique ;
- aux pensions des fonctionnaires retraités de l'Union européenne établis en Suisse ;
- à l'environnement ;
- à la participation de la Suisse au programme MEDIA ;
- à l'éducation, à la formation professionnelle et à la jeunesse.
Ces neuf accords négociés en parallèle forment un « paquet » difficilement dissociable.
B. L'ACCORD SCHENGEN/DUBLIN : UN COMPROMIS COMPLEXE
1. Une reprise quasi-totale de l'acquis
Soucieuse de ne pas devenir un îlot d'insécurité au coeur de l'Europe, la Suisse a souhaité faire partie de l'espace Schengen/Dublin 7 ( * ) . Réciproquement, l'Union européenne y a vu le moyen d'éliminer un obstacle à la libre circulation des personnes et de renforcer la coopération dans les domaines couverts par l'acquis de Schengen.
L'accord obtenu est extrêmement complexe d'un point de vue procédural, car relevant à la fois du premier et du troisième pilier. Il s'agit donc d'un accord tripartite en réalité entre l'Union européenne, la Communauté européenne et la Confédération helvétique. Les règles de conclusion de l'accord ne sont pas exactement les mêmes selon que les dispositions relèvent d'un pilier ou d'un autre, notamment vis-à-vis du rôle du Parlement européen (simple transmission ou avis simple).
Conformément au mandat de négociation confié à la Commission et au principe de la reprise intégrale de l'acquis de Schengen/Dublin 8 ( * ) et de son développement, la Suisse accepte l'ensemble de ces dispositions à une seule exception 9 ( * ) .
En pratique, les effets principaux seraient les suivants :
- Suppression des contrôles statiques à la frontière suisse qui ne serait plus une frontière extérieure de l'espace Schengen ;
- Renforcement de la coopération policière transfrontalière, la Suisse ayant désormais accès au Système d'information Schengen (SIS) ;
- Approfondissement de l'entraide judiciaire pénale ;
- Délivrance de visas Schengen par la Suisse pour les séjours d'une durée inférieure à trois mois ;
- Accès à la base de données Eurodac 10 ( * ) ;
Concernant le développement futur de l'acquis de Schengen/Dublin, cet accord stipule que la Suisse aurait dans l'espace Schengen/Dublin le même statut que la Norvège et l'Islande.
A l'instar de ces Etats associés, elle aurait le droit de participer à la formation des décisions, mais elle ne disposerait pas d'un droit de codécision formel. Les experts suisses participeraient à tous les groupes de travail du Conseil ainsi qu'aux comités qui assistent la Commission européenne, sans disposer du droit de vote.
En cas d'adoption par les Etats membres d'un nouvel acte juridique, la Suisse continuerait formellement à décider si elle accepte ou non un tel acte. A cette fin, elle a négocié une période de transition de deux ans pour accepter les développements de Schengen/Dublin et assurer leur transposition. Ce délai, plus long que celui accordé à la Norvège et à l'Islande, tient compte des spécificités constitutionnelles de la Suisse, notamment en matière de démocratie directe.
Si la Suisse refusait un nouvel acte juridique et qu'aucun compromis n'était possible, l'accord Schengen/Dublin entre la Suisse et l'Union européenne serait résilié dans sa totalité (clause dite « guillotine ») 11 ( * ) .
2. Une exception : la garantie du maintien du secret bancaire en matière de fiscalité directe
Schengen améliore et facilite l'entraide judiciaire en matière pénale, y compris pour les délits fiscaux . Dans ce contexte, s'est posée pour la Suisse la question de la portée de cette entraide dans le domaine fiscal, en particulier en ce qui concerne l'application de mesures de contrainte (perquisitions, saisies, accès à des documents bancaires) et donc la levée du secret bancaire.
En application de la convention européenne d'entraide judiciaire pénale du 20 avril 1959 12 ( * ) , la Suisse peut refuser l'entraide judiciaire lorsque la demande se rapporte à des infractions qu'elle considère comme des infractions fiscales. Toutefois, la Suisse accorde l'entraide judiciaire lorsque les faits sont constitutifs d'une infraction pénale en droit suisse. Il en va ainsi, notamment, en matière « d'escroquerie fiscale », infraction de droit pénal. Toutefois, la soustraction d'impôts, c'est-à-dire l'évasion fiscale n'est pas considérée comme un délit. Il s'agit d'une simple contravention passible d'une amende. L'évasion fiscale n'est pas considérée en Suisse comme une fraude 13 ( * ) , l'auteur n'ayant pas agi dans une intention de tromperie particulière, par exemple en falsifiant des documents.
Toujours en application de la convention de 1959, les Etats parties peuvent se réserver la faculté de soumettre l'exécution des commissions rogatoires aux fins de perquisition ou de saisie à l'exigence de la double incrimination 14 ( * ) . Toutefois, dans une déclaration, la Suisse a interprété extensivement cette faculté en l'étendant à l'exécution de toute mesure coercitive.
En revanche, en reprenant l'acquis de Schengen, la Suisse ne pourrait plus opposer de tels arguments pour refuser l'entraide judiciaire en matière de fiscalité directe.
D'une part, le protocole additionnel à la convention d'entraide du 29 mai 2000 (identifié comme constituant un développement de l'acquis de Schengen) 15 ( * ) supprime, pour l'avenir, toute possibilité de refuser l'entraide au seul motif que la demande se rapporte à des infractions que l'Etat membre requis qualifie d'infractions fiscales.
D'autre part, l'acquis de Schengen limite la portée de l'application du principe de double incrimination aux seules demandes de commission rogatoires aux fins de perquisitions et saisies. A cet égard, la Suisse s'est engagée à renoncer à faire usage de ses réserves et déclarations accompagnant la ratification de la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959.
En l'état actuel de l'acquis de Schengen, la Suisse pourrait toutefois continuer de refuser les demandes de commission rogatoire aux fins de perquisitions et de saisies pour des faits constitutifs d'une simple soustraction d'impôts, cette infraction n'étant pas punissable d'une peine privative de liberté en droit suisse.
En effet, l'article 51 de la Convention d'application Schengen restreint l'application du principe de la double incrimination. Il prévoit que les parties contractantes peuvent subordonner la recevabilité d'une commission rogatoire aux fins de perquisitions et de saisies à la seule condition que le fait à l'origine de cette demande soit « punissable selon le droit des deux parties contractantes d'une peine privative de liberté ou d'une mesure de sûreté restreignant la liberté d'un maximum d'au moins six mois »
Toutefois, la Suisse a souhaité se prémunir contre des évolutions futures de l'acquis de Schengen qui remettrait en cause cette faculté et, par voie de conséquence, le secret bancaire en matière de fiscalité directe.
La dérogation obtenue 16 ( * ) . prévoit que, si le développement de l'acquis de Schengen devait supprimer la faculté offerte par l'article 51 de la Convention d'application Schengen de ne pas accorder l'entraide si les faits à l'origine d'une demande de commission rogatoire ne sont pas punissables d'une peine privative de liberté, la Suisse pourrait refuser d'appliquer ces dispositions sans mettre fin à son association à l'espace Schengen (clause « guillotine »).
3. Une concession pour un accord global
Cette dérogation accordée à la Suisse ne peut se comprendre sans considérer l'accord global obtenu en matière de fiscalité et de lutte contre la fraude.
Depuis près de vingt ans, les pays de l'Union européenne se sont efforcés d'éviter que leurs ressortissants ne placent leur argent dans d'autres pays afin d'échapper à l'impôt sur les revenus de l'épargne. Pour combattre cette évasion fiscale, la Commission et la plupart des Etats membres ont proposé d'instaurer un mécanisme d'échange automatique d'informations. Toutefois, trois Etats membres, le Luxembourg, la Belgique et l'Autriche ont refusé de lever leur secret bancaire en cas d'évasion fiscale, arguant de leur concurrence directe avec plusieurs Etats tiers disposant de législations similaires.
La Commission européenne a donc dû intégrer ces pays tiers, alliés objectifs de la Belgique, du Luxembourg et de l'Autriche, dans son projet, et en particulier la Suisse. L'entrée en vigueur de la directive du 3 juin 2003 sur la fiscalité de l'épargne 17 ( * ) a été subordonnée à la mise en oeuvre par les pays tiers visés 18 ( * ) de mesures équivalentes à celles prévues par la directive.
L'accord trouvé par la directive, et repris par l'accord entre la Suisse et la Communauté européenne sur la fiscalité de l'épargne 19 ( * ) , prévoit le maintien du secret bancaire en échange de l'introduction d'un système de retenue à la source sur les revenus de l'épargne. La retenue s'élèverait à 15 % dans un premier temps avant d'être progressivement portée à 35 % au bout de six années. Le produit de la retenue d'impôt serait transféré à raison de 75 % à l'Etat membre de l'Union européenne dans lequel réside le bénéficiaire effectif des intérêts. Les 25 % restants reviendraient à la Suisse. L'objectif resterait néanmoins qu'à long terme ce système de retenue soit remplacé par l'échange automatique d'informations entre les pays. Cela signifierait alors la fin du secret bancaire. Mais cette perspective reste hypothétique et très lointaine.
La protection du secret bancaire en matière de fiscalité directe est maintenue, comme il a été vu précédemment, à propos de l'entraide judiciaire pénale. A cet égard, le Luxembourg a obtenu une déclaration du Conseil, consécutive à l'accord avec la Suisse sur Schengen, garantissant l'égalité de traitement entre les Etats membres et les pays tiers dans le cadre d'un développement futur de l'acquis de Schengen relatif à l'entraide judiciaire en matière de fiscalité directe.
Une autre contrepartie à cette pérennisation du secret bancaire en matière de fiscalité directe a consisté à approfondir l'entraide judiciaire et administrative en matière de lutte contre la fraude entre la Suisse et l'Union européenne.
Le domaine d'application de l'accord sur la lutte contre la fraude 20 ( * ) se limite aux impôts indirects 21 ( * ) , aux subventions et aux délits dans l'attribution des marchés publics. La Suisse s'y engage à octroyer le traitement national aux autres Etats membres, c'est-à-dire qu'elle appliquerait pour leur compte les mêmes instruments que ceux déjà applicables pour les mêmes délits en Suisse. Ainsi, les mesures de contrainte seraient appliquées dans le cadre de l'entraide judiciaire pénale non seulement dans les affaires de fraude fiscale, mais également dans les affaires de soustraction fiscale, comme c'est déjà le cas dans les procédures internes suisses. Les mesures de contrainte seraient également rendues possibles dans le cadre de l'entraide administrative 22 ( * ) .
Enfin, le principe de la spécialité garantit que les informations échangées au titre de l'entraide judiciaire ne puissent être utilisées dans des procédures concernant les impôts directs.
II. LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION : REJETER L'ENSEMBLE DE L'ACCORD SCHENGEN/DUBLIN
A. UN REJET JUSTIFIÉ PAR LA DÉROGATION ACCORDÉE À LA SUISSE EN MATIÈRE DE SECRET BANCAIRE
La proposition de résolution présentée par notre collègue M. Yannick Bodin, au nom de la délégation pour l'Union européenne du Sénat, invite le Gouvernement à ne pas accepter en l'état le contenu de cet accord. La raison de ce rejet inconditionnel est la dérogation accordée à la Suisse pour préserver son secret bancaire en matière de fiscalité directe. Trois arguments sont principalement avancés.
1. Un argument juridique
La délégation pour l'Union européenne du Sénat estime que la dérogation accordée à la Suisse n'est pas conforme au mandat de négociation de la Commission européenne adopté par le Conseil le 17 juin 2002 qui prévoyait que la Suisse devait accepter l'acquis de Schengen et son développement sans exception ni dérogation.
Cette dérogation constitue une atteinte au principe de la reprise intégrale de l'acquis de Schengen et de son développement . L'exposé des motifs de la proposition de résolution fait valoir que, lors du dernier élargissement de l'Union européenne, c'est ce principe qui avait prévalu. En outre, la Norvège et l'Islande n'ont pas bénéficié de dérogation.
Toutefois, bien que le mandat de négociation n'ait pas été respecté, le Conseil, qui avait donné le mandat, a lui-même validé l'accord obtenu et ainsi le résultat de la négociation menée par la Commission européenne.
2. Des raisons de fond
Tout d'abord, la proposition de résolution estime que le maintien du secret bancaire constitue une entrave majeure à une lutte efficace contre les formes graves de criminalité et le blanchiment d'argent sale.
Enfin, elle juge qu'il remet en cause l'objectif fixé lors du Conseil européen de Tampere en 1999 de réaliser un authentique espace judiciaire européen. La réalisation d'un tel espace passerait notamment par la suppression à terme du principe de la double incrimination. Or, cet accord tend à garantir à la Suisse le maintien de ce principe pour une durée indéterminée.
Ce précédent pourrait peser sur les développements futurs de la coopération judiciaire en matière pénale. D'ores et déjà, le Luxembourg a obtenu une garantie similaire. Comme l'indique l'exposé des motifs de la proposition de résolution, « non seulement l'Union européenne n'a pas réussi à obtenir de la Suisse la levée de son secret bancaire, mais elle s'est également liée les mains pour l'avenir ».
B. LA CONTESTATION IMPLICITE DE L'OPPORTUNITÉ D'UNE ASSOCIATION DE LA SUISSE À L'ESPACE SCHENGEN
1. Une Europe à la carte
L'exposé des motifs de la proposition de résolution rappelle les réticences évoquées par certains Etats membres lors du débat sur l'opportunité d'ouvrir des négociations pour intégrer la Suisse à l'espace Schengen. Était alors souligné le risque d'une Europe à la carte. Cette crainte réapparaît lorsque la proposition de résolution estime que la réalisation d'un « espace judiciaire européen » est compromise.
Il faut admettre que le développement d'un espace Schengen à géométrie variable est un risque, d'autant qu'il prend le plus souvent la forme d'arrière-gardes, et non d'avant-gardes fondés sur les coopérations renforcées. D'ores et déjà, le Royaume-Uni et l'Irlande sont en dehors de l'espace Schengen mais y prennent part sur certains sujets, tandis que le Danemark est membre de cet espace en se réservant néanmoins la possibilité de ne pas appliquer les dispositions qui ne lui conviennent pas. Sans oublier, la Norvège et l'Islande qui ne sont pas membres de l'Union européenne mais appliquent l'ensemble de l'acquis et du développement de Schengen.
La conséquence directe de cette tendance, comme l'indique l'Assemblée nationale 23 ( * ) , est l'extrême complexité du fonctionnement de l'espace Schengen. L'Assemblée nationale cite le cas de la création de l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres. De longs débats ont été consacrés à la place de la Norvège et de l'Islande au sein du conseil d'administration de cette agence. Dans d'autres cas, le statut de ces deux Etats oblige à conclure un accord spécifique, étendant l'application d'un texte à ces Etats.
2. Une adhésion à l'Union européenne qui s'éloigne
La seconde critique sous-jacente repose sur l'analyse selon laquelle, plus la Suisse se rapproche de l'Union européenne par des accords bilatéraux, plus la perspective de l'adhésion s'éloigne.
Faits sur mesure pour la Suisse, les accords bilatéraux I et II auraient pour effet de lui permettre de maintenir ses spécificités dans les domaines qui lui tiennent à coeur.
Votre commission des Lois ne partage pas ce point de vue , bien qu'elle regrette, comme la délégation pour l'Union européenne du Sénat, qu'une dérogation ait été accordée à la Suisse en matière de secret bancaire.
III. LA PROPOSITION DE LA COMMISSION DES LOIS
A. UNE DÉROGATION REGRETTABLE MAIS LIMITÉE
1. Une dérogation regrettable
Votre commission des Lois partage le regret émis par la délégation pour l'Union européenne du Sénat. En effet, la dérogation ne permet pas la mise en oeuvre d'une entraide judiciaire en matière pénale optimale.
Toutefois, cette dérogation ne porte que sur un développement hypothétique de l'entraide judiciaire dans l'espace Schengen. La Suisse accepte de reprendre l'intégralité de l'acquis de Schengen en vigueur. La dérogation obtenue ne jouerait que si les Etats membres de Schengen décidaient de remettre en cause l'article 51 de la Convention d'application de Schengen et le principe de la double incrimination. Or, à l'heure actuelle, aucune négociation en ce sens n'est engagée. Les oppositions à la suppression du principe de la double incrimination se trouvent au sein même des Etats membres de l'Union européenne.
2. Une dérogation qui n'empêche pas de lutter contre la criminalité et le blanchiment de l'argent sale
L'accord entre la Suisse et l'Union européenne étend le domaine de l'entraide judiciaire en matière pénale puisque la Suisse reprend tout l'acquis de Schengen en la matière 24 ( * ) .
Une avancée concerne notamment l'interprétation du principe de la double incrimination. Avec Schengen, l'entraide judiciaire est accordée même si le fait punissable pénalement dans le pays requérant n'est sanctionné que par une mesure administrative dans le pays requis, pourvu que cette mesure puisse donner lieu à un recours devant une juridiction compétente notamment en matière pénale.
Par ailleurs, en intégrant Schengen, la Suisse n'est plus à l'écart de la dynamique d'approfondissement de la coopération policière et judiciaire.
Enfin, soulignons les efforts entrepris par la Suisse afin de lutter contre le blanchiment de l'argent sale et la grande criminalité, notamment le terrorisme .
Tout d'abord, il faut préciser que le secret bancaire n'est pas absolu. Un juge suisse peut parfaitement demander la levée du secret dans le cadre d'une instruction.
En outre, depuis 1997, de nombreuses réformes ont été mises en oeuvre. Ainsi, l'une des principales obligations de diligence réside dans le devoir qu'ont les banques d'identifier leurs cocontractants. Les intermédiaires financiers doivent donc connaître leurs clients - jusqu'aux véritables détenteurs le cas échéant. Des instructions très précises doivent être suivies lors de l'acceptation de fonds de personnes politiquement exposées 25 ( * ) . Les relations d'affaires réputées à haut risque doivent être systématiquement enregistrées comme telles et soumises à un examen complet et approfondi.
Concernant la lutte contre le blanchiment d'argent dans le secteur financier, un tribunal fédéral pénal a été créé afin de centraliser les poursuites en première instance dans les affaires pénales qui relèvent de la juridiction fédérale. Il s'agit, entre autres, des affaires de criminalité économique, de crime organisé et de blanchiment d'argent, lorsqu'elles concernent plusieurs cantons ou ont des ramifications internationales.
B. DES BÉNÉFICES PARTAGÉS
1. Une coopération nécessaire
Le 9 février 2000, au cours de la discussion en séance publique du projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Conseil fédéral suisse relatif à la coopération transfrontalière en matière judiciaire, policière et douanière 26 ( * ) , le rapporteur de la commission des affaires étrangères du Sénat soulignait l'anomalie que représentait l'absence de la Suisse des instances de coopération Schengen.
Craignant que la Suisse ne devienne un « îlot d'insécurité » en Europe, il concluait que « l'intérêt d'intégrer la Suisse dans une démarche commune au profit de la sécurité intérieure de l'Europe ne faisait pas de doute ».
Votre commission des Lois partage cette appréciation et estime que la situation géographique très particulière de la Suisse au coeur de l'Europe explique son association à Schengen/Dublin, et ce en dépit des inconvénients que comporte l'association d'un Etat non membre de l'Union européenne 27 ( * ) . Les Etats limitrophes, dont la France, en bénéficieraient au premier chef.
En outre, l'argument selon lequel de tels accords priveraient la Suisse des raisons d'adhérer n'est pas déterminant.
D'une part, la Suisse est libre d'adhérer ou non à l'Union européenne. Ce choix n'appartient qu'à elle. L'Union européenne ne doit pas s'interdire de coopérer avec ce pays dans le but d'exercer une forme de pression, voire de chantage, en faveur de l'adhésion.
D'autre part, une coopération efficace entre l'Union européenne et la Suisse doit permettre de démystifier progressivement les craintes du peuple suisse à l'encontre de l'Europe et de réduire le sentiment d'encerclement. L'adhésion de la Suisse à l'Union européenne n'est de toute façon envisageable qu'à long terme.
2. Un accord acceptable pour toutes les parties
Comme il a été vu précédemment, l'accord sur Schengen ne doit pas être apprécié isolément. Il fait partie d'un accord plus global qui a permis de nombreuses avancées. Les personnes entendues par votre rapporteur ont toutes estimées que les deux parties étaient allées au bout de ce qu'elles pouvaient concéder.
Côté européen, le mandat de négociation sur les neuf accords a été entièrement respecté, à la seule exception de cette dérogation limitée en matière d'entraide judiciaire.
Côté suisse, il était nécessaire d'obtenir cette dérogation afin que le référendum annoncé ait une chance de l'emporter. Il ne servait à rien de signer un accord dont le rejet eut été certain 28 ( * ) .
Votre commission des Lois ne peut donc se rallier à l'invitation lancée par la délégation pour l'Union européenne du Sénat au Gouvernement de ne pas accepter en l'état le contenu de cet accord.
Elle souhaite, néanmoins, comme la délégation, que l'objectif de réaliser un authentique espace judiciaire européen soit poursuivi, sans dérogations nouvelles.
*
* *
Au bénéfice de l'ensemble de ces observations, votre commission a adopté une proposition de résolution, dont le texte est reproduit ci-après.
* 1 Document COM(2004) 593 final.
* 2 Pour être précis, seules quatre des six propositions sont relatives à l'association de la Suisse à l'espace Schengen. Les deux autres tendent à associer la Suisse au mécanisme dit de Dublin relatif aux critères de détermination de l'Etat responsable de l'examen d'une demande d'asile. Six instruments sont nécessaires certains portant signature ou conclusion de l'accord, soit au nom de l'Union européenne, soit au nom de la Communauté européenne.
* 3 Les directives de négociation furent adoptées par le Conseil le 17 juin 2002.
* 4 Seul cet accord fait l'objet d'une votation.
* 5 Signé en mai 1991, l'Espace économique européen (EEE) est entré en vigueur en janvier 1994. Il concerne aujourd'hui 28 pays: les 25 pays de l'Union européenne, ainsi que les pays de l'AELE (la Norvège, l'Islande et le Liechstenstein) à l'exception de la Suisse.
Même si 80% de la législation du marché unique de l'Union européenne est repris dans le cadre de l'EEE, celui-ci n'est pas véritablement un marché unique. L'EEE ne couvre pas tous les domaines d'action de l'Union européenne: la Politique Agricole Commune (PAC), la mise en place de la monnaie unique, la politique étrangère et de sécurité commune, la coopération policière et judiciaire en matière pénale restent exclues des accords.
* 6 Ces accords portent sur la libre circulation des personnes, les transports terrestres, les transports aériens, les produits agricoles, la recherche, les marchés publics et les obstacles techniques au commerce.
* 7 Les accords bilatéraux entre la Suisse et chacun des pays limitrophes ne permettent pas une coopération aussi étroite. Surtout, ils ne sont pas à la mesure de l'espace Schengen. De plus, les Etats membres ne peuvent plus, de manière autonome, conclure des accords avec des pays tiers dans l'ensemble des domaines liés à la sécurité.
* 8 Cet acquis représente plusieurs dizaines de textes énumérés exhaustivement aux annexes A et B de l'accord sur Schengen.
* 9 Voir ci-après le I.B.2.
* 10 Le mécanisme issu de la Convention de Dublin de 1990, repris par le règlement du Conseil du 18 février 2003 (dit « Dublin II ») établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande d'asile présentée dans l'un des Etats membres par un ressortissant d'un pays tiers, permet d'éviter les demandes d'asile multiples déposées successivement dans plusieurs Etats membres. La base de données Eurodac, créée par le règlement du Conseil du 11 décembre 2000, qui comporte les empreintes digitales des demandeurs d'asile, en assure l'efficacité en permettant d'identifier immédiatement les requérants ayant déjà déposé une demande dans un Etat membre. La Suisse estime à 20 % les demandes d'asile qui sont le fait de requérants ayant déjà fait l'objet d'une procédure d'asile dans un Etat membre de l'Union européenne.
* 11 Art. 7 § 4 de l'accord sur Schengen.
* 12 La convention européenne d'entraide judiciaire pénale du 20 avril 1959 constitue le cadre juridique de base entre les Etats membres de l'Union et la Suisse. Voir également la loi suisse sur l'entraide judiciaire internationale en matière pénale de 1983.
* 13 Une simple omission de déclaration serait insuffisante pour caractériser l'infraction, qui suppose des comportements s'apparentant davantage à des manoeuvres dolosives, telles que la production de faux documents.
* 14 Selon ce principe, les faits qui motivent la demande d'entraide doivent être pénalement sanctionnés par le droit national de l'Etat requérant et de l'Etat requis.
* 15 Adopté le 16 octobre 2001. N'est pas encore entré en vigueur.
* 16 Art. 7 § 5 a) de l'accord sur Schengen (COM (2004) 593) : Si des dispositions d'un nouvel acte ou d'une nouvelle mesure ont pour effet de ne plus autoriser les États membres à soumettre aux conditions posées à l'article 51 de la Convention d'application de Schengen l'exécution d'une demande d'entraide judiciaire en matière pénale ou la reconnaissance d'un mandat de perquisition et/ou de saisie de moyens de preuve émanant d'un autre État membre, la Suisse peut notifier au Conseil et à la Commission, dans le délai de trente jours mentionné au paragraphe 2, point a), qu'elle n'acceptera pas, ni ne transposera le contenu de ces dispositions dans son ordre juridique interne, dans la mesure où celles-ci s'appliquent à des demandes ou des mandats de perquisition et de saisie relatifs à des enquêtes ou des poursuites d'infractions en matière de fiscalité directe qui, si elles avaient été commises en Suisse, ne seraient pas punissables, selon le droit suisse, d'une peine privative de liberté. Dans ce cas, le présent accord ne cesse pas d'être applicable, contrairement aux dispositions du paragraphe 4.
* 17 Directive 2003/48/CE du Conseil du 3 juin 2003 en matière de fiscalité des revenus de l'épargne sous forme de paiements d'intérêts.
* 18 La Confédération suisse, la Principauté de Liechtenstein, la République de Saint-Marin, la Principauté de Monaco, la Principauté d'Andorre ainsi que tous les territoires dépendants ou associés concernés (îles anglo-normandes, île de Man et territoires dépendants ou associés des Caraïbes).
* 19 Rappel : il s'agit de l'un des neuf accords de la « Bilatérales II ».
* 20 Rappel : il s'agit de l'un des neuf accords de la « Bilatérales II ».
* 21 Droits de douane, TVA, taxes sur les spiritueux, le tabac...
* 22 Le principe de la double incrimination ne serait toutefois pas remis en cause. En outre, l'entraide ne jouerait que lorsque le montant du délit serait supérieur à 25 000 euros.
* 23 Voir le rapport d'information n° 1956 de la Délégation pour l'Union européenne de l'Assemblée nationale lors de sa réunion du 20 octobre 2004.
* 24 Voir le I.B.2.
* 25 Plusieurs affaires récentes ont visées des chefs d'Etat étrangers ayant détourné de l'argent.
* 26 Projet de loi n 490 (1998-1999).
* 27 Voir page 17.
* 28 Les derniers sondages relatifs au référendum du 5 juin 2005 indiquent que le « oui » est majoritaire. Toutefois, depuis quinze jours, l'écart se resserre.