Rapport n° 342 (2013-2014) de Mme Esther BENBASSA , fait au nom de la commission des lois, déposé le 5 février 2014

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N° 342

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2013-2014

Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 février 2014

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi de Mme Hélène LIPIETZ et plusieurs de ses collègues relative à la création d'un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d'ordre médical ,

Par Mme Esther BENBASSA,

Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Pierre Sueur , président ; MM. Jean-Pierre Michel, Patrice Gélard, Mme Catherine Tasca, M. Bernard Saugey, Mme Esther Benbassa, MM. François Pillet, Yves Détraigne, Mme Éliane Assassi, M. Nicolas Alfonsi, Mlle Sophie Joissains , vice-présidents ; Mme Nicole Bonnefoy, MM. Christian Cointat, Christophe-André Frassa, Mme Virginie Klès , secrétaires ; MM. Alain Anziani, Philippe Bas, Christophe Béchu, François-Noël Buffet, Gérard Collomb, Pierre-Yves Collombat, Jean-Patrick Courtois, Mme Cécile Cukierman, MM. Michel Delebarre, Félix Desplan, Christian Favier, René Garrec, Gaëtan Gorce, Mme Jacqueline Gourault, MM. François Grosdidier, Jean-Jacques Hyest, Philippe Kaltenbach, Jean-René Lecerf, Jean-Yves Leconte, Antoine Lefèvre, Mme Hélène Lipietz, MM. Roger Madec, Jean Louis Masson, Michel Mercier, Jacques Mézard, Thani Mohamed Soilihi, Hugues Portelli, André Reichardt, Alain Richard, Simon Sutour, Mme Catherine Troendlé, MM. René Vandierendonck, Jean-Pierre Vial, François Zocchetto .

Voir le(s) numéro(s) :

Sénat :

232 et 343 (2013-2014)

LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION

La commission des lois, réunie le mercredi 5 février 2014 sous la présidence de M. Jean-Pierre Sueur , président, a examiné le rapport de Mme Esther Benbassa sur la proposition de loi n° 232 (2013-2014) de Mme Hélène Lipietz et plusieurs de ses collègues relative à la création d'un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d'ordre médical .

Depuis l'entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, les personnes détenues atteintes d'une pathologie engageant le pronostic vital ou dont l'état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention peuvent demander à bénéficier d'une suspension de peine en vertu de l'article 720-1-1 du code de procédure pénale.

Ce dispositif est toutefois aujourd'hui réservé aux seules personnes condamnées : son bénéfice ne peut être invoqué par les personnes faisant l'objet d'une détention provisoire, que ce soit dans le cadre d'une instruction, dans l'attente d'un procès en appel ou de l'examen d'un pourvoi en cassation.

Cette lacune du droit est d'autant plus préjudiciable que les personnes prévenues, pourtant présumées innocentes, sont soumises à des conditions de détention souvent dégradées en maisons d'arrêt et subissent des durées de détention provisoire pouvant atteindre jusqu'à plusieurs années en matière criminelle. Cette situation pose une grave difficulté notamment pour les personnes détenues en fin de vie ou souffrant d'affections de longue durée.

Répondant à une demande formulée de longue date par les professionnels de santé, la proposition de loi met fin à cette lacune en instaurant un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical, inspiré du dispositif applicable aux personnes condamnées.

Sur proposition de Mme Esther Benbassa, rapporteure, la commission des lois a voté quatre amendements afin de sécuriser le dispositif retenu sur le plan juridique.

La commission des lois a adopté la proposition de loi ainsi modifiée.

EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est invité à examiner la proposition de loi n°232 (2013-2014) de Mmes Hélène Lipietz et Aline Archimbaud ainsi que de plusieurs de leurs collègues relative à la création d'un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d'ordre médical.

Depuis l'entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, les personnes détenues atteintes d'une pathologie engageant le pronostic vital ou dont l'état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention peuvent demander à bénéficier d'une suspension de peine (article 720-1-1 du code de procédure pénale).

Ce dispositif est toutefois réservé aux seules personnes condamnées : son bénéfice ne peut être invoqué par les personnes faisant l'objet d'une détention provisoire, que ce soit dans le cadre d'une instruction, dans l'attente d'un procès en appel ou de l'examen d'un pourvoi en cassation.

Cette lacune du droit est d'autant plus préjudiciable que, comme l'observait le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans son rapport d'activité pour 2012, « les personnes prévenues, présumées innocentes, ont à connaître de très mauvaises conditions de détention en maison d'arrêt » et que « la détention provisoire excède bien souvent la « durée raisonnable » que commande l'article 144-1 du code de procédure pénale » 1 ( * ) .

Reprenant l'une des préconisations formulées en juillet 2012 par notre collègue Jean-René Lecerf et notre ancienne collègue Nicole Borvo Cohen-Seat dans leur rapport d'évaluation de la loi pénitentiaire 2 ( * ) , la présente proposition de loi propose de remédier à cette lacune en instaurant un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical, largement inspiré du dispositif applicable aux personnes condamnées.

Votre commission ne peut qu'apporter un soutien sans réserve à cette initiative bienvenue, qui permettra en outre d'assurer la conformité du droit français avec nos engagements européens.

Elle lui a apporté plusieurs modifications destinées à sécuriser juridiquement le dispositif retenu.

I. DÉTENUS MALADES : UNE INÉGALITÉ DE DROITS ENTRE PRÉVENUS ET CONDAMNÉS

A. L'EXISTENCE D'UN DISPOSITIF DE SUSPENSION DE PEINE POUR LES PERSONNES DÉTENUES CONDAMNÉES MALADES

En juin 2000, le rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France préconisait d'instaurer un dispositif de suspension de peine pour les personnes détenues malades « dont il est établi, par expertise médicale, qu'[elles] sont atteintes d'une maladie mettant en jeu le pronostic vital ». La commission d'enquête avait relevé que « les prisons françaises tendent, en effet, à devenir des mouroirs, seule la grâce médicale permettant la libération de détenus en fin de vie. Or, ces grâces médicales ne sont accordées que parcimonieusement et après de longs délais » 3 ( * ) .

À l'initiative de votre commission des lois et de son rapporteur, notre ancien collègue Pierre Fauchon, le Sénat a introduit dans la loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé un dispositif permettant de suspendre l'exécution de la peine de détenus en fin de vie 4 ( * ) .

1. Le dispositif introduit par la loi du 4 mars 2002

En l'état du droit, l'article 720-1-1 du code de procédure pénale prévoit que, sauf s'il existe un risque grave de renouvellement de l'infraction, la suspension de la peine d'emprisonnement peut être ordonnée pour les condamnés dont il est établi qu'ils sont atteints d'une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention , hors les cas d'hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux.

Deux modalités de mise en oeuvre sont prévues :

- en principe, la suspension est accordée au vu de deux expertises médicales distinctes et concordantes ;

- toutefois, la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 a prévu qu'en cas d'urgence, lorsque le pronostic vital est engagé, la suspension puisse être ordonnée au vu d'un certificat médical établi par le médecin responsable (ou son remplaçant) de la structure sanitaire dans laquelle est pris en charge le détenu.

Selon les cas, la décision relève du juge de l'application des peines ou du tribunal de l'application des peines 5 ( * ) .

En toute hypothèse, la juridiction qui accorde une suspension de peine dans les conditions précitées peut décider concomitamment de soumettre le condamné à une ou plusieurs obligations ou interdictions prévues pour le régime de la mise à l'épreuve : établir sa résidence dans un lieu déterminé, s'abstenir d'entrer en relation avec certaines personnes, ne pas fréquenter certains condamnés, etc.

En outre, le juge de l'application des peines peut à tout moment ordonner une expertise médicale à l'égard d'un condamné ayant bénéficié d'une mesure de suspension de peine et ordonner qu'il soit mis fin à la suspension si les conditions de celle-ci ne sont plus remplies. Il en est de même si le condamné ne respecte pas les obligations qui lui auraient été imposées ou s'il existe de nouveau un risque grave de renouvellement de l'infraction. En matière criminelle, une expertise médicale destinée à vérifier que les conditions de la suspension sont toujours remplies doit intervenir tous les six mois.

La suspension de peine peut être ordonnée à tout moment, y compris lorsque l'exécution de la peine d'emprisonnement ou de réclusion s'accompagne d'une période de sûreté.

2. Une mise en oeuvre restrictive

Le dispositif de suspension de peine pour raisons médicales donne lieu à quelques dizaines de demandes par an, une majorité d'entre elles se concluant par une décision favorable.

Ainsi, entre la date de l'instauration de la mesure, en 2002, et le 31 décembre 2012, 1 221 demandes de suspension de peine ont été déposées, 903 ont été accordées et 308 ont été rejetées (voir tableau).

Mise en oeuvre de l'article 720-1-1 du code de procédure pénale

Bilan 2002-2011

Décisions

Accords

Rejets

Taux d'accord

2002

25

23

2

92 %

2003

121

67

54

55,37 %

2004

127

73

54

57,48 %

2005

83

57

26

68,67 %

2006

87

62

25

71,26 %

2007

108

83

25

76,85 %

2008

83

58

25

69,88 %

2009

94

65

29

69,15 %

2010

108

90

18

83,33 %

2011

89

72

17

80,90 %

2012

296 6 ( * )

253

33

88,46 %

Cumul 2002-2012

1 221

903

308

74,57%

Source : Administration pénitentiaire

Les principaux motifs de rejet sont justifiés par l'« état de santé compatible avec le maintien en détention » de l'intéressé (environ 50 % des motifs) et par un « pronostic vital non engagé » (30 % des motifs). Viennent ensuite les « expertises non concordantes » (10 %), la « dangerosité » des personnes concernées (5 %) et l'« absence d'hébergement spécialisé pour accueillir la personne » (5 %) 7 ( * ) .

De l'avis unanime des personnes entendues par votre rapporteure, dont le témoignage rejoint les constats effectués dans les établissements pénitentiaires par les équipes du Contrôleur général des lieux de privation de liberté 8 ( * ) , les conditions posées par l'article 720-1-1 du code de procédure pénale sont sans doute excessivement restrictives , celles-ci ne trouvant à s'appliquer la plupart du temps qu'aux cas d'une extrême gravité.

En outre, et comme l'a lui-même regretté le Dr Bertrand Ludes, président de la société française de médecine légale, les experts invités à se prononcer sur la compatibilité de l'état de santé de la personne avec son maintien en détention ignorent bien souvent la réalité des conditions dans lesquelles cette personne est détenue .

De ce fait, votre rapporteure a reçu au cours des auditions maints exemples de détenus atteints de pathologies d'une gravité telle qu'un maintien en détention ne paraît pas compatible avec le nécessaire respect de leur dignité : personnes atteintes de cancers, du SIDA, détenus âgés séniles ou grabataires, etc. La recrudescence de certaines maladies infectieuses graves, comme la tuberculose par exemple, inquiète également les professionnels de santé.

Face à de telles situations, il convient de rappeler que si des structures de soins dédiées aux personnes détenues existent, à l'intérieur ou à l'extérieur des établissements pénitentiaires (voir encadré), ces structures sont réservées à des prises en charge ponctuelles, et aucune d'entre elles - y compris l'établissement public national de santé de Fresnes - ne saurait être regardée comme offrant un mode de prise en charge adapté au traitement d'affections de longue durée .

Les structures dédiées à la prise en charge sanitaire des personnes détenues

Depuis la loi du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale, l'organisation des soins des personnes détenues relève du ministère en charge de la santé.

Pour l'essentiel, la réalisation des soins relève des unités de consultations et de soins ambulatoires (UCSA), et, pour les soins psychiatriques, des services médico-psychologiques régionaux (SMPR), installés dans les établissements pénitentiaires.

Lorsque cela est nécessaire, il est fait appel aux établissements hospitaliers de proximité avec lesquels l'établissement pénitentiaire a conclu une convention.

Des unités hospitalières sécurisées interrégionales (UHSI) et des unités hospitalières spécialement aménagées et dédiées à la prise en charge des détenus souffrant de troubles mentaux (UHSA), récemment créées, sont spécialisées dans la prise en charge sanitaire des détenus.

Enfin, l'établissement public de santé national de Fresnes, placé sous la double tutelle de l'administration pénitentiaire et de la direction générale de l'offre de soins, est en capacité d'accueillir jusqu'à 80 détenus.

B. L'ABSENCE INJUSTIFIÉE DE DISPOSITIF SIMILAIRE POUR LES PERSONNES PRÉVENUES

En l'état du droit, aucun dispositif similaire à celui de l'article 720-1-1 du code de procédure pénale ne permet à une personne prévenue d'obtenir la suspension de sa mesure de détention provisoire lorsque son état de santé est incompatible avec une détention ou que son pronostic vital est engagé.

Cette lacune du droit ne paraît justifiée ni par la différence de statut entre prévenus et condamnés (les personnes prévenues, présumées innocentes, devraient en principe pouvoir bénéficier de dispositifs plus favorables), ni par de meilleures conditions de détention (les personnes prévenues, détenues en maisons d'arrêt, sont confrontées à des conditions de détention particulièrement dégradées).

1. Une population pénale confrontée à des problématiques sanitaires comparables et à des conditions de détention fortement dégradées

Si le code de procédure pénale impose de faire de la détention provisoire une mesure ordonnée « à titre exceptionnel » (article 137 du code de procédure pénale), celle-ci concerne chaque année plusieurs milliers de personnes. En 2012, 14 490 personnes ont été placées en détention provisoire dans le cadre d'une instruction (voir encadré).

Nombre de personnes placées chaque année en détention provisoire

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

23 741

23 196

20 205

19 087

18 709

17 058

16 625

15 871

14 490

Source : ministère de la justice (cadres du parquet)

La durée de la détention provisoire est très variable d'une personne à l'autre et dépend notamment de la nature de l'infraction commise et de la procédure retenue : de quelques jours à quelques mois en matière correctionnelle ( 12 jours en moyenne dans les procédures de comparution immédiate, sept mois dans les autres procédures correctionnelles), elle peut atteindre plusieurs années en matière criminelle (avec une moyenne de deux ans ) 9 ( * ) .

Au 1 er janvier 2014, 16 622 personnes prévenues étaient détenues , ce qui correspond à environ un quart de la population carcérale totale.

À la différence des personnes condamnées, les personnes prévenues sont exclusivement incarcérées en maisons d'arrêt , établissements pénitentiaires qui, contrairement aux établissements pour peine (centres de détention, maisons centrales, etc.), ne sont pas soumis à un numerus clausus 10 ( * ) . De ce fait, ces établissements sont pour la plupart aujourd'hui confrontés à une situation de surpopulation carcérale chronique qui nourrit de nombreuses tensions et aggrave les conditions de détention : au 1 er décembre 2013, 1 047 détenus dormaient sur un matelas posé à même le sol par exemple 11 ( * ) .

S'agissant de l'accès aux soins, cette situation de surpopulation carcérale complique très significativement l'organisation des extractions médicales , pourtant nécessaires pour permettre à une personne détenue de réaliser des examens médicaux ou de subir un traitement particulier dans un établissement de santé situé à l'extérieur de la maison d'arrêt.

Enfin, les personnes détenues en maisons d'arrêt sont en règle générale soumises à un régime de détention dit « portes fermées » . Comme l'ont souligné les professionnels de santé entendus par votre rapporteure, cette situation, alliée à la promiscuité et aux mauvaises conditions d'hygiène entretenues par l'état de surpopulation des maisons d'arrêt, expose particulièrement les détenus atteints de pathologies graves à des risques de détérioration rapide de leur état de santé.

Au total, les personnes prévenues malades se trouvent aujourd'hui exposées à des conditions de détention plus défavorables que les personnes condamnées à de longues peines, et ce alors même que leur état de santé présente des caractéristiques comparables : carences sanitaires diverses dues à la situation de précarité de nombreux détenus, prégnance de la question des addictions (traitement de la toxicomanie), accroissement des pathologies dues à l'âge, en lien avec le vieillissement de la population pénale 12 ( * ) , prévalence de la maladie mentale 13 ( * ) .

2. Un vide juridique imparfaitement comblé par la jurisprudence

L'absence de dispositif de suspension de détention pour raisons médicales applicable aux personnes prévenues malades ne signifie pas pour autant que ces dernières sont dépourvues de toute voie de droit.

L'article 148 du code de procédure pénale permet en effet à toute personne, ou son avocat, de demander à tout moment sa mise en liberté. Selon les cas, celle-ci peut être ordonnée par le juge d'instruction, le juge des libertés et de la détention, par la chambre de l'instruction, ou, après clôture de l'instruction, par la juridiction de jugement saisie 14 ( * ) .

Le juge statue en droit et en fait, par référence aux dispositions de l'article 144 du code de procédure pénale qui énonce de façon stricte les circonstances justifiant un placement en détention provisoire.

Toutefois, la Cour de cassation a, à plusieurs reprises, jugé que, dans le silence de la loi, un état de santé incompatible avec la détention pouvait également motiver une remise en liberté (arrêts de la chambre criminelle des 26 février 2003 et 2 septembre 2009).

Cet état du droit n'est toutefois pas entièrement satisfaisant, car, comme l'a indiqué à votre rapporteure Me Etienne Noël, cette possibilité est diversement appliquée par les magistrats sur l'ensemble du territoire national. En outre, les pratiques varient fortement d'une juridiction à une autre : en particulier, tous les juges d'instruction n'ordonnent pas systématiquement une expertise médicale, pourtant nécessaire pour corroborer la demande de remise en liberté de la personne prévenue.

Au total, une évolution de la loi paraît d'autant plus nécessaire que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme n'établit pas de distinction entre personnes prévenues et personnes condamnées lorsqu'elle est invitée à se prononcer sur le sort réservé à une personne détenue au regard de l'article 3 de la convention européenne des droits de l'homme, qui prohibe les traitements inhumains et dégradants. À cet égard, si la Cour refuse de considérer que cet article impose de façon générale à un État partie de libérer un détenu pour des motifs de santé, elle estime néanmoins qu'il « impose en tout cas à l'État de s'assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine , que les modalités d'exécution de la mesure ne soumettent pas l'intéressé à une détresse ou une épreuve d'une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l'emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l'administration des soins médicaux requis » (arrêt Gelfmann contre France du 14 décembre 2004).

À contrario , il est possible d'en déduire la nécessité de mettre un terme à la détention provisoire dès lors que l'état de santé de la personne prévenue n'est pas compatible avec les conditions de détention.

II. LA NÉCESSAIRE CRÉATION D'UN DISPOSITIF D'INTERRUPTION DE LA DÉTENTION PROVISOIRE POUR RAISONS MÉDICALES

A. LE DISPOSITIF PROPOSÉ PAR LA PROPOSITION DE LOI

La proposition de loi propose de créer un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical, en s'inspirant très largement des dispositions de l'article 720-1-1 du code de procédure pénale précité applicable aux détenus condamnés.

La personne qui bénéficierait de cette procédure pourrait se voir imposer plusieurs obligations ou interdictions du contrôle judiciaire ou assignée à résidence avec surveillance électronique. Le juge d'instruction pourrait à tout moment ordonner une nouvelle expertise. La suspension de détention provisoire pourrait prendre fin si les conditions ne sont plus réunies ou si la personne ne respecte pas les obligations qui lui ont été imposées.

Le dispositif retenu par les auteurs de la proposition de loi pour l'article 1 er présente néanmoins certaines différences avec celui de l'article 720-1-1 du code de procédure pénale :

- alors que, pour les condamnés, deux expertises médicales distinctes et concordantes sont requises, la proposition de loi prévoit la mise en oeuvre de la nouvelle procédure au vu d'une unique expertise médicale ;

- contrairement à l'article 720-1-1 du code de procédure pénale, la proposition de loi ne prévoit pas d'exception lorsqu'il « existe un risque grave de renouvellement de l'infraction » ;

- elle ne prévoit pas non plus d'obligation de nouvelle expertise médicale régulière en matière criminelle ;

- enfin, elle introduit des éléments de souplesse supplémentaires, en prévoyant que l'état de santé du prévenu devrait être « incompatible avec le maintien en détention » et non « durablement » incompatible avec un tel maintien, et que la procédure d'urgence pourrait être mise en oeuvre lorsque le pronostic vital « semble » engagé, et non « est » engagé.

Les articles 2 et 3 comportent les nécessaires coordinations destinées à prévoir la compétence du juge des libertés et de la détention et à permettre à la personne concernée de solliciter à tout moment la suspension de sa détention provisoire.

B. LES MODIFICATIONS APPORTÉES PAR VOTRE COMMISSION DES LOIS

Votre rapporteure a pu mesurer, au cours des auditions, à quel point cette avancée législative était attendue des professionnels de santé et des différentes personnes qui interviennent auprès des détenus malades pour les aider à faire valoir leurs droits. M. Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté, s'est lui aussi dit très favorable à une telle évolution de la loi en ce sens.

Au total, votre commission des lois souscrit sans réserve à l'objectif poursuivi par la présente proposition de loi, qui doit permettre de combler une lacune du droit et d'assurer la compatibilité du cadre légal de la détention provisoire avec le nécessaire respect de la dignité des personnes.

Afin de sécuriser le dispositif juridique retenu, il lui a toutefois semblé opportun d'apporter des modifications à la proposition de loi.

En effet, il lui paraît nécessaire d'apporter des ajustements supplémentaires au dispositif applicable aux personnes prévenues : à la différence des personnes condamnées, qui exécutent une peine d'emprisonnement ou de réclusion prononcée de façon définitive par une juridiction pénale, les personnes prévenues bénéficient de la présomption d'innocence . Il en résulte que la privation de liberté dont elles peuvent faire l'objet « à titre exceptionnel » (article 137 du code de procédure pénale) dans le cadre de l'instruction ou dans l'attente de leur jugement doit être justifiée à tout instant par l'un des objectifs énoncés à l'article 144 du code de procédure pénale (nécessité de conserver les preuves ou indices matériels, empêcher une pression sur les témoins, etc.).

À cet égard, la proposition tendant à créer un mécanisme de « suspension » de la détention provisoire impliquerait qu'en cas d'amélioration de son état de santé, l'intéressé pourrait être automatiquement réincarcéré en maison d'arrêt, sans débat préalable et sans que le juge n'ait à vérifier que les conditions de la détention provisoire sont toujours réunies.

Afin de surmonter cette difficulté, votre commission des lois a adopté un amendement de votre rapporteure tendant à prévoir que l'état de santé du prévenu pourrait constituer, non un motif de suspension de la détention provisoire, mais une cause de mise en liberté de l'intéressé : en cas d'amélioration de l'état de santé de ce dernier, il appartiendrait le cas échéant au juge d'instruction de demander à nouveau son placement en détention provisoire, dans les conditions de droit commun, en justifiant cette demande par l'un des objectifs énoncés à l'article 144 du code de procédure pénale.

Le texte adopté par votre commission des lois comporte par ailleurs deux évolutions par rapport au dispositif de la proposition de loi :

- d'une part, afin de réserver les situations les plus complexes, l'amendement adopté par votre commission introduit , comme le fait l'article 720-1-1 du code de procédure pénale concernant les personnes condamnées, une exception lorsqu'« il existe un risque grave de renouvellement de l'infraction » : il s'agit, comme l'avait souligné notre collègue François Zocchetto lors de l'examen de la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales qui avait introduit cette exception dans l'article 720-1-1 précité, de prévenir « le risque qu'une personne, même diminuée physiquement, puisse reprendre ses activités criminelles si elle fait l'objet d'une libération ; tel pourrait être en particulier le cas du dirigeant d'une organisation criminelle » 15 ( * ) ;

- d'autre part, votre commission des lois a souhaité préciser les modalités d'application du dispositif s'agissant des détenus atteints de troubles mentaux.

À l'heure actuelle, l'article 720-1-1 du code de procédure pénale prévoit une exception pour les « cas d'hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux ». Pour notre collègue Claire-Lise Campion, auteur de l'amendement qui avait introduit cette exception lors de l'examen de la loi du 4 mars 2002, il s'agissait de ne pas prendre le risque de libérer une personne atteinte de troubles mentaux qui, si elle n'a certes pas sa place en prison, pourrait s'avérer dangereuse pour elle-même ou pour autrui 16 ( * ) .

Toutefois, comme l'a expliqué à votre rapporteure le Dr Michel David, président de l'association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire, cette restriction a, dans les faits, été interprétée par les professionnels de santé comme interdisant de façon générale l'application du dispositif de suspension de peine aux personnes détenues atteintes de troubles mentaux.

Tel n'était sans doute pas l'intention du législateur : les personnes atteintes de troubles mentaux doivent être considérées comme des malades comme les autres et pouvoir être soignées dans les mêmes conditions que des personnes atteintes de troubles somatiques.

Une exception peut toutefois être faite s'agissant des personnes atteintes de troubles mentaux faisant l'objet d'une mesure d'hospitalisation sous contrainte . En effet, dans ce cas, ces personnes sont soumises à une mesure privative de liberté , dans les conditions définies aux articles L. 3211-1 et suivants du code de la santé publique (articles L. 3214-1 à L. 3214-5 s'agissant spécifiquement des personnes détenues). Il importe que ces personnes puissent continuer à être juridiquement considérées comme des personnes détenues, afin que la privation de liberté dont elles font l'objet dans le cadre de la mesure d'hospitalisation sans consentement puisse être imputée sur la durée de la détention provisoire et, le cas échéant, sur la durée de la peine d'emprisonnement ou de réclusion restant à accomplir 17 ( * ) .

C'est la raison pour laquelle l'amendement adopté par votre commission précise les termes retenus par le dispositif de la proposition de loi, afin de prévoir que celle-ci ne s'appliquera pas aux personnes détenues admises en soins psychiatriques sans leur consentement .

À contrario , les personnes atteintes de troubles mentaux dont l'état de santé est incompatible avec la détention mais qui acceptent de suivre un traitement pourraient en bénéficier expressément.

Enfin, votre commission a conservé les dispositions de la proposition de loi tendant à permettre l'application aux prévenus du nouveau dispositif lorsque leur état de santé est « incompatible » avec les conditions de détention (et non « durablement incompatible » comme le prévoit l'article 720-1-1 du code de procédure pénale pour les condamnés), et surtout que la remise en liberté pourrait être ordonnée au vu d'une expertise médicale unique . Les représentants du ministère de la justice ont souligné que ces conditions, plus favorables que celles applicables aux personnes condamnées, pouvaient se justifier par la différence de statut entre prévenus et condamnés et par la difficulté croissante, compte tenu de la pénurie d'experts, à obtenir la réalisation d'expertises médicales dans des délais brefs, alors même que la détention provisoire doit revêtir la durée la plus courte possible.

Par coordination avec l'amendement adopté, qui tend à réécrire l'ensemble de l'article 1 er , votre commission a adopté deux amendements de votre rapporteure supprimant les articles 2 et 3 de la proposition de loi, devenus sans objet.

Enfin, elle a adopté un amendement de votre rapporteure tendant à permettre l'application de la proposition de loi dans les collectivités d'outre-mer ( nouvel article 1 er bis ).

C. UNE PREMIÈRE ÉTAPE VERS UNE MEILLEURE RECONNAISSANCE DU DROIT DES MALADES EN PRISON

La présente proposition de loi répond à une préoccupation exprimée de longue date par nombre de nos collègues : en 2011, déjà, nos anciennes collègues Alima Boumediene-Thiery, d'une part, et Nicole Borvo Cohen-Seat, d'autre part, avaient déposé des propositions de loi d'objet similaire 18 ( * ) . Très récemment, notre collègue Cécile Cukierman en a fait de même 19 ( * ) .

Ces différentes initiatives répondent au souci, bien identifié, de combler un vide juridique et de mettre un terme à une inégalité de droits entre différentes personnes atteintes de graves pathologies en fonction de leur statut juridique.

Au-delà, cette proposition de loi doit être regardée comme une première étape vers une meilleure reconnaissance du droit des malades en prison.

En particulier, de l'avis unanime des professionnels de santé, le dispositif de suspension de peine applicable aux personnes condamnées n'est à l'heure actuelle pas satisfaisant. Comme l'observait Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, lors d'un débat au Sénat sur l'application de la loi pénitentiaire le 25 avril 2013, « [ce dispositif] requiert aujourd'hui, convenons-en, une procédure complexe et longue, à telle enseigne que certains détenus malades sont en phase terminale ou décèdent en prison au cours de la procédure, alors que l'esprit de la loi pénitentiaire est de permettre au détenu dont le pronostic vital est engagé de finir ses jours parmi les siens. Il faudrait vraiment assouplir les règles en la matière ».

D'après les informations communiquées à votre rapporteure, en dehors des cas de suicide, une centaine de personnes détenues décèdent en prison chaque année.

Afin de remédier à cette situation, le ministère de la justice et le ministère en charge de la santé ont confié à un groupe de travail le soin de se pencher sur le dispositif de la suspension de peine pour raisons médicales et de formuler des propositions de nature à l'améliorer. Ce groupe de travail a remis ses conclusions aux deux ministres à la fin du mois de novembre 2013 et, d'après les indications fournies à votre rapporteure par les représentants du cabinet de la garde des sceaux, leurs propositions, en cours d'expertise, pourraient donner lieu à un projet de loi ou à des amendements au projet de loi relatif à la prévention de la récidive et l'individualisation des peines, actuellement en cours d'examen devant l'Assemblée nationale, ou aux projets loi relatifs à la santé ou à la santé mentale, qui devraient être soumis au Parlement dans les mois prochains.

Votre commission des lois forme le voeu que, sur ce sujet majeur, des initiatives ambitieuses soient rapidement prises afin que soient mieux prise en compte la situation de l'ensemble des personnes détenues malades en fin de vie.

* *

*

Votre commission a adopté la proposition de loi ainsi modifiée.

EXAMEN EN COMMISSION

Mercredi 5 février 2013

Mme Esther Benbassa , rapporteure . - Nous examinons la proposition de loi n° 232 de Mme Hélène Lipietz créant un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d'ordre médical. Cela répond à une préoccupation ancienne : en 2011, Mmes Alima Boumediene-Thiery et Nicole Borvo Cohen-Seat avaient déposé des propositions de loi d'objet similaire. Très récemment, notre collègue Cécile Cukierman a fait de même. Il s'agit de combler un vide juridique et de mettre un terme à une inégalité de droits entre prévenus et condamnés, comme l'ont préconisé en juillet 2012 M. Jean-René Lecerf et Mme Nicole Borvo Cohen-Seat dans leur rapport d'évaluation de la loi pénitentiaire.

Ce texte crée un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical qui s'inspire très largement des dispositions de l'article 720-1-1 du code de procédure pénale applicables aux détenus condamnés : rien ne justifie qu'aucun dispositif similaire ne permette à une personne prévenue d'obtenir la suspension de sa mesure de détention provisoire lorsque son état de santé est incompatible avec une détention ou que son pronostic vital est engagé. Au contraire, bénéficiant de la présomption d'innocence, les personnes prévenues devraient bénéficier de conditions plus favorables que les personnes condamnées. Or, elles se trouvent exposées à des conditions de détention plus défavorables : elles sont exclusivement incarcérées en maisons d'arrêt, établissements pour la plupart confrontés à une situation de surpopulation carcérale chronique, qui complique l'organisation des extractions médicales, pourtant nécessaires pour réaliser des examens médicaux ou subir un traitement particulier à l'extérieur de la maison d'arrêt.

Aux termes de la proposition de loi, la personne qui bénéficierait de la procédure proposée pourrait être soumise à un contrôle judiciaire ou assignée à résidence avec surveillance électronique. Le juge d'instruction pourrait à tout moment ordonner une nouvelle expertise et la suspension de détention provisoire pourrait prendre fin si les conditions n'en sont plus réunies ou si les obligations ne sont pas respectées.

Le dispositif retenu pour l'article 1 er présente certaines différences avec celui de l'article 720-1-1 du code de procédure pénale. Alors que, pour les condamnés, deux expertises médicales distinctes et concordantes sont requises, la nouvelle procédure pourrait être mise en oeuvre au vu d'une unique expertise médicale. Contrairement à l'article 720-1-1 du code de procédure pénale, la proposition de loi ne prévoit pas d'exception lorsqu'il existe un risque grave de renouvellement de l'infraction. Elle ne prévoit pas non plus d'obligation de nouvelle expertise médicale régulière en matière criminelle. Enfin, elle assouplit le dispositif en prévoyant que l'état de santé du prévenu devrait être « incompatible avec le maintien en détention » et non « durablement » incompatible avec un tel maintien, et que la procédure d'urgence pourrait être mise en oeuvre lorsque le pronostic vital « semble » engagé, et non « est » engagé. Les articles 2 et 3 comportent les nécessaires coordinations prévoyant la compétence du juge des libertés et de la détention et permettant à la personne concernée de solliciter à tout moment la suspension de sa détention provisoire.

Je vous proposerai tout à l'heure un amendement pour sécuriser la proposition de loi sur le plan juridique.

M. Jean-Jacques Hyest . - J'ai toujours milité pour que les détenus dont le pronostic vital est engagé puissent être libérés. Il y a eu des cas dramatiques. Le dispositif des grâces médicales était très complexe et aléatoire. Le dispositif de suspension de peine que nous avons introduit en 2002 a constitué un réel progrès. Il n'est guère heureux qu'un certain Papon ait été l'un des premiers à en bénéficier... Ce dispositif permet à des personnes ayant commis d'affreux crimes de ne pas mourir au fond d'une cellule. Certains détenus peuvent être atteints d'une maladie dégénérative : ce sont alors d'autres détenus qui s'occupent d'eux.

Le débat ouvert par cette proposition de loi me semble un peu théorique. La détention provisoire devrait être exceptionnelle. Puis, y a-t-il un juge d'instruction qui mette en détention provisoire une personne qui est manifestement à bout ? La solution existe : chaque hôpital situé à proximité d'une maison d'arrêt dispose d'un quartier sécurisé. Je ne comprends donc pas l'objet de cette proposition de loi. Quels sont les cas qui ont posé problème ?

M. Jean-Pierre Michel . - Je partage l'opinion de M. Hyest : ce débat est largement théorique. Une simple modification de quelques articles du code de procédure pénale suffirait. Pour autant, nous pouvons accepter ce texte, à titre préventif. Après tout, une maladie grave peut survenir au cours de la détention provisoire. Et si un tel dispositif existe pour les condamnés, pourquoi ne pas le prévoir pour des personnes présumées innocentes ?

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La détention provisoire peut durer plusieurs années : la situation du détenu peut donc évoluer...

Mme Hélène Lipietz . - C'est la raison pour laquelle j'ai repris, avec ce texte, une proposition de loi déposée il y a deux ans par notre ancienne collègue Alima Boumediene-Thiery. Les avocats savent bien - et je tiens à rendre hommage au travail d'Etienne Noel, qui a tant fait pour que le droit entre dans la prison - que leur client, surtout s'il est innocent, répugnera, face au juge, à mettre en avant son état de santé pour échapper à l'incarcération ; qu'une fois en prison, comme les cours d'assises sont débordées, il peut y rester pendant un certain temps, et qu'une maladie peut se déclencher dont l'évolution peut être très rapide ; qu'il est toujours possible de demander la mise en liberté de son client, mais que cela peut prendre du temps, sauf si l'on connaît le juge d'instruction, ce qui est profondément anormal ! Cette proposition de loi mettra notre droit en conformité avec le droit international. La France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme car les conditions de détention provisoire n'y respectent pas la dignité humaine.

Mme Cécile Cukierman . - Nous avons rédigé une proposition de loi d'objet similaire car il est surprenant que ce dispositif existe pour les condamnés et non pour les personnes placées en détention provisoire, qui sont présumées innocentes. Elle n'a pas vocation à ouvrir le débat nécessaire sur les conditions de la détention provisoire et sur les conséquences qu'elle peut avoir. Elle doit être humanisée. Cette proposition de loi traite de son aspect médical. Nous voterons donc cette proposition de loi.

M. François Grosdidier . - Je la voterai aussi, même si elle reste largement théorique et ne concernera que peu de cas. Il est surprenant que le régime de la détention provisoire soit plus sévère que celui de l'exécution de la peine. De plus, la France se fait régulièrement rappeler à l'ordre par l'Europe sur la garde à vue, la détention provisoire et la toute-puissance du juge d'instruction qui ne prend pas toujours des mesures équilibrées et proportionnées. Nous ne pouvons pas laisser au seul juge d'instruction le pouvoir de remettre en liberté, pour raison médicale, des personnes en détention provisoire. De même, il était malsain que seule la grâce présidentielle permette aux détenus condamnés d'être remis en liberté. Je rappelle que les personnes gardées à vue peuvent, elles, être examinées par un médecin qui décidera si leur état de santé est compatible avec la garde à vue. Nous devons encadrer le pouvoir discrétionnaire des magistrats sur ce point.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il me paraît cohérent que notre commission vote ce texte qui reprend strictement la préconisation n° 17 du rapport de Mme Borvo Cohen-Seat et de M. Lecerf que nous avions adopté.

Mme Esther Benbassa , rapporteure . - Actuellement, 17 000 personnes, soit un quart de la population carcérale, sont en détention provisoire, détention qui peut durer jusqu'à trois ans, parfois plus ! D'après le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, entre 200 et 300 détenus sont très malades. Les juges d'instruction ne demandent pas systématiquement une expertise médicale avant la détention provisoire. En outre, les hôpitaux des prisons ne sont pas adaptés au traitement des affections de longue durée : ainsi, l'hôpital de Fresnes n'est pas équipé pour les chimiothérapies, par exemple.

M. Jean-Jacques Hyest . - Il n'y a pas que Fresnes !

Mme Esther Benbassa , rapporteure . - Un rapport à la garde des sceaux et à la ministre de la santé, qui n'a pas encore été publié, établit des constats très critiques sur la situation des détenus très malades.

Il serait paradoxal qu'en matière de santé, le régime applicable aux personnes présumées innocentes soit plus sévère que pour celles qui ont été condamnées. Quant aux abus, ils sont exceptionnels. Il faut appliquer les textes en vigueur et faire acte d'humanité pour ces personnes malades.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DE LA RAPPORTEURE

Article 1 er

Mme Esther Benbassa , rapporteure . - L'amendement n° 1 réécrit l'article 1 er pour tenir compte des remarques entendues lors de nos auditions et des observations du ministère de la justice. L'état de santé du prévenu pourra constituer non pas un motif de suspension de la détention provisoire mais une cause de mise en liberté. En cas d'amélioration de l'état de santé, il appartiendra au juge d'instruction de demander éventuellement le placement en détention provisoire de l'intéressé dans les conditions de droit commun, en justifiant cette demande par l'un des objectifs énoncés à l'article 144 du code de procédure pénale. La détention provisoire ne peut en effet pas être traitée de la même façon qu'une peine de prison ferme car, par principe, il s'agit d'une situation exceptionnelle et provisoire. Prévoir un simple mécanisme de suspension aurait permis la réincarcération quasi automatique de la personne prévenue en cas d'amélioration de son état de santé, sans débat préalable devant le juge. Cet amendement remédie à cette difficulté. Il améliore également le dispositif initial : afin de prendre en compte les situations les plus complexes, il introduit, comme à l'article 720-1-1 relatif aux condamnés, une exception lorsqu'il existe un risque grave de renouvellement de l'infraction. D'autre part, il précise les modalités d'application s'agissant des personnes atteintes de troubles mentaux et détenues en hôpital psychiatrique. Mme Campion, auteur de l'amendement qui avait prévu cette exception pour les condamnés lors de l'examen de la loi du 4 mars 2002, ne voulait pas prendre le risque de libérer une personne atteinte de troubles mentaux qui, même si elle n'a pas sa place en prison, pourrait s'avérer dangereuse pour elle-même ou pour autrui.

Toutefois, comme l'a expliqué lors d'une audition un des auteurs du rapport auquel je faisais référence tout à l'heure, cette restriction a été interprétée par les professionnels de santé comme interdisant de façon générale l'application du dispositif de suspension de peine aux personnes détenues atteintes de troubles mentaux. Cela n'était pas l'intention du législateur, mais il y a eu incompréhension en raison de la rédaction de cet article. C'est pourquoi mon amendement précise que ce dispositif vise exclusivement le cas des personnes détenues admises en soins psychiatriques sans leur consentement.

M. François Zocchetto . - Je remercie notre rapporteure d'avoir tenu compte des travaux de la commission en 2005 lors de l'examen du texte sur la récidive : s'il existe un risque grave de renouvellement de l'infraction, la libération ne doit pas intervenir.

M. Jean-Jacques Hyest . - Je regrette que dans un cas, il y ait deux expertises et dans l'autre une seule. Je ne voudrais pas que l'on nous reproche de favoriser les certificats de complaisance. En dehors de cette réserve, à la lumière de nos échanges et au bénéfice de l'amendement proposé par notre rapporteure, j'approuve le dispositif.

Ne mettons pas tout sur le dos des juges d'instruction : il y a des tas de gens qui restent en détention provisoire pendant dix-huit mois, voire deux ans, alors que l'instruction est bouclée ! Mme Lipietz a soulevé un vrai problème lorsqu'elle a évoqué les délais d'enrôlement avant le passage en cour d'assises.

Mme Hélène Lipietz . - Pour les présumés innocents, un seul certificat doit suffire, alors que pour les condamnés, deux sont nécessaires.

M. Jean-Jacques Hyest . - Il est surprenant de dire que la présomption d'innocence justifie un seul certificat.

Mme Esther Benbassa , rapporteure . - La pénurie d'experts a été évoquée au cours de nos auditions. Lors de la détention provisoire, qui doit être la plus courte possible, il est difficile de trouver un deuxième expert. En outre, la plupart de ces experts sont déconnectés du monde carcéral et ne tiennent pas compte de l'environnement spécifique des prisons, alors qu'ils doivent se prononcer sur la compatibilité de l'état de santé du détenu avec les conditions de détention !

M. Jean-Jacques Hyest . - On leur demande de connaître la pathologie !

Mme Esther Benbassa , rapporteure . - Certes, mais le contexte est essentiel.

L'amendement n° 1 est adopté et l'article 1 er est ainsi rédigé.

Article additionnel après l'article 1 er

Mme Esther Benbassa , rapporteure . - L'amendement n° 4 permet d'appliquer cette proposition de loi dans les collectivités d'outre-mer soumises, en matière pénale, au principe de spécialité législative.

L'amendement n° 4 est adopté et devient l'article 1 er bis (nouveau).

Article 2

L'amendement de conséquence n° 2 est adopté et l'article est supprimé.

Article 3

L'amendement de conséquence n° 3 est adopté et l'article est supprimé.

La proposition de loi est adoptée dans le texte issu des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1 er

Mme BENBASSA, rapporteure

1

Réécriture du dispositif

Adopté

Article additionnel après l'article 1 er

Mme BENBASSA, rapporteure

4

Application outre-mer

Adopté

Article 2

Mme BENBASSA, rapporteure

2

Suppression

Adopté

Article 3

Mme BENBASSA, rapporteure

3

Suppression

Adopté

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

Ministère de la justice - cabinet de la garde des sceaux

Mme Sandrine Zientara , conseillère législation pénale

M. Julien Wattebled , conseiller pénitentiaire et politiques interministérielles

M. Elie Patrigeon , attaché parlementaire

Ministère de la justice - direction de l'administration pénitentiaire

Mme Isabelle Gorce , directrice

M. Bertrand Rouède , adjoint au sous-directeur, sous-direction des personnes placées sous main de justice

Ministère de la justice - direction des affaires criminelles et des grâces

M. Éric Mathais , chef de service, adjoint à la directrice

M. Francis Le Gunehec , chef du bureau de la législation pénale générale

M. Arnaud Laraize , rédacteur au bureau de la législation pénale générale

Contrôleur général des lieux de privation de liberté

M. Jean-Marie Delarue , Contrôleur général

Observatoire international des prisons

M. François Bes , chargé des questions de santé

Act Up-Paris - Pôle suspension de peine

M. Laurent Jacqua , coordinateur prisons

Établissement public national de santé de Fresnes (EPSNF)

Dr Anne Dulioust , chef de service de médecine

Mme Isabelle Gery , lieutenant pénitentiaire à l'EPSNF

Association des professionnels de santé exerçant en prison (APSEP)

Dr Patrick Serre , président, responsable de l'UCSA à la maison d'arrêt du Mans

Dr Catherine Fac , praticien hospitalier

Dr Béatrice Carton , praticien hospitalier

Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP)

Dr Michel David, président

Société française de médecine légale

Dr. Bertrand Ludes , président

Avocat pénaliste

Me Étienne Noël


* 1 Contrôleur général des lieux de privation de liberté, rapport d'activité pour 2012, page 247.

* 2 « Loi pénitentiaire : de la loi à la réalité de la vie carcérale », Nicole Borvo Cohen-Seat et Jean-René Lecerf, rapport n°629 (2011-2012), fait au nom de la commission des lois et de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois, juillet 2012, page 59. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2011/r11-629-notice.html .

* 3 Rapport n°449 (1999-2000) de M. Guy-Pierre Cabanel, rapporteur de la commission d'enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France, présidée par M. Jean-Jacques Hyest, juin 2000, page 195. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l99-449/l99-4491.pdf .

* 4 Le Sénat avait déjà voté en avril 2001 un dispositif similaire dans le cadre de l'examen de la proposition de loi de MM. Jean-Jacques Hyest et Guy-Pierre Cabanel relative aux conditions de détention dans les établissements pénitentiaires et au contrôle général des prisons, mais cette proposition de loi n'a jamais été examinée par l'Assemblée nationale :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl00-115.html .

* 5 Lorsque la peine privative de liberté prononcée est d'une durée inférieure ou égale à dix ans ou que, quelle que soit la peine initialement prononcée, la durée de détention restant à subir est inférieure ou égale à trois ans, cette suspension est ordonnée par le juge de l'application des peines ; dans les autres cas, elle est prononcée par le tribunal de l'application des peines.

* 6 Le différentiel de 10 demandes correspond à 10 demandes non traitées au cours de l'année 2012.

* 7 Source : réponse du ministère de la justice à la question écrite n°4306 de M. Michel Lesage, JO AN du 20 novembre 2012, page 6806.

* 8 Rapport précité, page 245.

* 9 Source : ministère de la justice, à partir de données extraites du casier judiciaire national.

* 10 Les maisons d'arrêt peuvent également accueillir des détenus condamnés à de courtes peines (article 717 du code de procédure pénale).

* 11 43 quartiers ou établissements pénitentiaires présentaient ainsi une densité supérieure à 150 % au 1 er décembre 2013.

* 12 Une récente étude de l'administration pénitentiaire montre qu'en l'espace de trente ans, le nombre de personnes écrouées âgées de plus de 60 ans a été multiplié par 7,4. Dans le même temps, l'âge moyen de la population carcérale s'est élevé de 30,1 ans à 34,4 ans. Au 1 er janvier 2013, on comptait ainsi 2 252 détenus âgés de plus de 60 ans, contre 359 seulement au 1 er janvier 1980. Cette situation est liée pour partie à la proportion grandissante de personnes condamnées pour des infractions à caractère sexuel. Source : Cahiers d'études pénitentiaires et criminologiques n°38, octobre 2013.

* 13 Il y a quelques années, un rapport commun aux commissions des lois et des affaires sociales du Sénat avait évalué à 10% la part de détenus présentant des troubles mentaux particulièrement graves : « Prison et troubles mentaux : comment remédier aux dérives du système français », rapport d'information n° 434 au nom de la commission des affaires sociales et de la commission des lois par M. Gilbert Barbier, Mme Christiane Demontès, MM. Jean-René Lecerf et Jean-Pierre Michel, Sénat, 2009-2010. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/rap/r09-434/r09-434.html .

* 14 En matière criminelle, la cour d'assises n'est compétente que lorsque la demande est formée durant la session au cours de laquelle elle doit juger l'accusé. Dans les autres cas, la demande est examinée par la chambre de l'instruction.

* 15 Rapport n° 30 (2005-2006) de M. François Zocchetto, fait au nom de la commission des lois du Sénat, déposé le 19 octobre 2005, page 46. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l05-030/l05-030.html .

* 16 Voir les débats au JO Sénat du 31 janvier 2002.

* 17 Comme le rappelle l'article D. 395 du code de procédure pénale, « les détenus admis à l'hôpital sont considérés comme continuant à subir leur peine ou, s'il s'agit de prévenus, comme placés en détention provisoire ».

* 18 Proposition de loi n°400 (2010-2011) de Mme Alima Boumediene-Thiery et des membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, déposée le 1 er avril 2011 : http://www.senat.fr/leg/ppl10-400.html .

Proposition de loi n°483 (2010-2011) de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et plusieurs de ses collègues, déposée le 2 mai 2011 : http://www.senat.fr/leg/ppl10-483.html .

Ces propositions de loi sont devenues caduques.

* 19 Proposition de loi n°319 (2013-2014) de Mme Cécile Cukierman et plusieurs de ses collègues, déposée le 28 janvier 2014 : http://www.senat.fr/leg/ppl13-319.html .

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