III. LA NECESSITÉ DE RECONNAÎTRE ÉGALEMENT LES DETTES PASSÉES
1. La dette de la France
L'engagement actuel au service de la France ne doit pas nous
faire oublier les services rendus dans le passé.
Il ne faut pas oublier les légionnaires qui n'auraient pas
demandé leur naturalisation alors qu'ils étaient sous les
drapeaux et qui ne pourraient pas bénéficier de la
procédure mise en place par la proposition de loi adoptée par
l'Assemblée nationale.
Mais il faut également garder le souvenir des combattants pour la
France
originaires des pays issus de la décolonisation.
Depuis le début du siècle, les ressortissants de la France
d'outre-mer, Africains, Somalis, Malgaches, Indochinois, ont combattu pour la
France en participant à côté de leurs frères d'armes
français de souche, à tous les conflits dans lesquels
était engagé notre pays. Les unités de tirailleurs
coloniaux, improprement appelés tirailleurs sénégalais, ou
celles composées de Maghrébins, sont intervenus dans les deux
guerres mondiales mais également dans les autres conflits où la
France a été présente, tout particulièrement en
Indochine et en Algérie.
Les ressortissants de l'empire ont notamment joué
un rôle
essentiel lors de la deuxième guerre mondiale
. Quelques exemples
suffisent à le démontrer :
- pendant la campagne de 1939-1940, 23 unités, sur 92 grandes
unités en ligne, sont africaines et nord africaines et 20% des
tués sont Africains, Maghrébins, Indochinois ou Malgaches ;
- en 1940, à Londres, le général De Gaulle rallie
17 000 Africains pour 3 000 volontaires de métropole ;
- à Bir Hakeim, sur 3200 soldats qui défendent le point
d'appui, 1300 sont originaires d'Afrique ;
- lors de la campagne d'Italie, sur 91 000 hommes alignés par le
général Juin, 49 000 sont maghrébins et 10 000
sont originaires de l'empire. Chacun garde en mémoire les exploits des
Thabors marocains au Monte Cassino ;
- lors de la libération de la France, l'armée B, future
1
ère
armée du général De Lattre,
incorpore 300 000 maghrébins ou originaires de l'empire sur
500 000 hommes ;
- lors du débarquement en Provence les quatre premières
grandes unités mises à terre sont à dominante africaine ou
maghrébine et Toulon et Marseille sont libérés par des
Maghrébins et des Africains ;
- plus de 60% des 250 000 militaires tués en opération
entre 1939 et 1945 sont originaires de l'empire.
Un ancien président du Sénat a ainsi pu déclarer en
1945 : "
Sans l'empire, la France ne serait aujourd'hui qu'un pays
libéré. Grâce à son empire, elle est un pays
vainqueur
".
En Indochine, ont été tués 32 048 Français
métropolitains pour 30 770 Africains et 60 174 autochtones et
supplétifs.
La France doit se montrer reconnaissante à l'égard de ces
soldats qui ont su combattre et mourir pour elle, alors qu'elle était en
danger.
Au même titre que les légionnaires visés par le texte
adopté par l'Assemblée nationale, elle doit reconnaître
comme siens les anciens combattants originaires des pays issus de la
décolonisation qui, blessés au combat, doivent pouvoir devenir
Français par le sang versé. Elle doit tout autant reconnaissance
aux anciens légionnaires blessés qui n'ont pas demandé
leur naturalisation quand ils étaient encore sous contrat.
2. Une dette bien mal assumée
La France a cependant bien mal assumé sa dette à l'égard des combattants d'outre-mer, tant sur le plan matériel que moral si bien que nombre d'entre eux se considèrent orphelins, certains estimant que leur " mère patrie " n'est plus que " l'amère patrie ".
a) Sur le plan matériel : la cristallisation des pensions
La
France n'a pas, comme l'ont fait d'autres pays, notamment la Grande Bretagne,
et comme le code des pensions militaires d'invalidité et le code des
pensions civiles et militaires de retraite auraient pu l'autoriser à le
faire, supprimé totalement les pensions dues aux anciens combattants des
pays issus de la décolonisation. Elles les a cependant remplacées
par des indemnités forfaitaires dont elle a gelé le taux.
En effet, les articles 170 de la loi de finances pour 1959, pour l'Indochine,
et 71 de la loi de finances pour 1960, pour les autres pays, ont
" cristallisé " ces pensions
au taux en vigueur
au jour
de l'indépendance des États en question.
Est concernée en premier lieu la retraite du combattant dont
bénéficient, à l'âge de 65 ans, les titulaires de la
carte du combattant, cette carte étant accordée à toutes
les personnes ayant servi pendant 90 jours dans une unité
combattante. Il s'agit également des pensions militaires
d'invalidité accordées aux militaires et aux victimes civiles de
la guerre. Sont concernées également les pensions militaires de
retraite accordées à toute personne ayant servi pendant quinze
ans dans une unité de l'armée française. Il s'agit enfin
des sommes versées au titre des décorations.
Outre le gel du montant des pensions, la cristallisation implique
l'impossibilité d'ouverture de nouveaux droits,
qu'il s'agisse
des aggravations d'invalidité ou des pensions de réversion ou
même du droit à la retraite du combattant pour une personne qui
n'aurait pas atteint, à la date de la cristallisation, l'âge
d'attribution de la pension.
Certes, les textes opérant cette cristallisation ont
réservé au pouvoir réglementaire la liberté de
décider des revalorisations discrétionnaires. Mais celles-ci ont
été rares et peu importantes, la dernière en date
remontant à 1995. Par ailleurs de nouveaux droits ont été
périodiquement réouverts, la dernière fois en 1996.
Le niveau actuel des pensions servies aux anciens combattants d'outre-mer reste
donc très faible et très disparate d'un pays à l'autre,
leur montant dépendant, d'une part, de la date d'indépendance de
chaque pays, et d'autre part, de revalorisations accordées de
manière non uniforme.
La
retraite du combattant
s'élève ainsi
annuellement
à 103,62 F au Vietnam, 318,14 F au Maroc,
377 F en Guinée et 1318 F à Djibouti, pour un montant
de 2600 F en France.
Les mêmes écarts se retrouvent pour les autres pensions
d'invalidité ou de retraite, comme il ressort du tableau suivant.
Montant annuel des pensions
cristallisées
|
|
Pensions militaires
|
Pensions militaires
|
France |
2 600 F |
81 460 F |
40 905 F |
Cambodge
|
104 F |
3 140 F |
1 020 F |
Maroc - Tunisie |
318 F |
8 900 F |
2 452 F |
Algérie |
370 F |
10 340 F |
3 183 F |
Guinée |
377 F |
14 750 F |
2 904 F |
Cameroun
|
560 F |
21 910 F |
4 313 F |
Bénin
|
|
|
|
Madagascar |
798 F |
26 660 F |
8 929 F |
Congo |
838 F |
27 750 F |
9 382 F |
Centrafrique
|
|
|
|
Sénégal |
1146 F |
32 040 F |
13 042 F |
Comores |
1152 F |
32 220 F |
14 108 F |
Djibouti |
1318 F |
51 610 F |
17 217 F |
D'après le ministère des anciens combattants, le
pouvoir d'achat de ces pensions dans leur pays d'attribution serait cependant
souvent supérieur à celui des pensions de droit commun en France.
Mais il lui serait inférieur de 20 à 30% au Maroc et en Tunisie.
Dans ces derniers pays, une pension de retraite d'un sous-officier subalterne
ayant plus de quinze ans d'ancienneté ne dépasse pas en moyenne
204 F par mois, une pension de grand invalide, 742 F par mois, et la
pension de retraite du combattant 26,50 F par mois.
L'argument souvent avancé selon lequel une revalorisation du taux des
pensions déstabiliserait les économies des pays concernés
ne tient pas si l'on considère que les personnes ayant travaillé
pour des entreprises privées bénéficient de pensions de
retraite et d'accident du travail au même taux que les Français.
Les titulaires de la carte du combattant ont, en application du 6° de
l'article 15 de l'ordonnance de 1945, droit à un titre de
séjour en France. De nombreux marocains, titulaires de cette carte,
résident actuellement de manière régulière à
Bordeaux, où ils bénéficient du RMI ou du minimum
vieillesse, d'un montant bien supérieur au niveau des pensions
auxquelles ils ont droit. Ils envoient l'essentiel de leurs ressources à
leur famille au Maroc, vivant eux-mêmes dans des conditions
extrêmement précaires. Cette situation n'est pas admissible.
De surcroît, la cristallisation semble être
juridiquement
fragilisée
. En 1989, le comité des droits de l'Homme des
Nations Unies a estimé que le tarif des pensions cristallisées
devait être aligné sur celui applicable aux nationaux
français. Dans un avis d'assemblée en date du 2 mai 1996, le
Conseil d'Etat, dans l'affaire Dame Doukouré, a considéré,
contre l'avis du commissaire du Gouvernement, que cette question ne relevait
pas de la catégorie des droits protégés par le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques. Afin de contester cette
interprétation du pacte, une requête a été
déposée devant le Comité des droits de l'Homme de L'ONU.
Le Conseil d'Etat a jusqu'à présent admis la validité du
gel des taux mais a refusé d'admettre la forclusion des nouveaux
droits.
b) Sur le plan moral : " le parcours du combattant " pour obtenir la nationalité française
Ces
anciens combattants d'outre-mer ont mérité la reconnaissance de
la Nation. Or, en fait de reconnaissance, ils se sont vus
privés de
la nationalité française
au moment de l'indépendance
de leur pays d'origine.
Traditionnellement, les habitants de quatre communes du Sénégal,
Dakar, Rufisque, Saint-Louis et Gorée, et de la commune de Sainte Marie
de Madagascar naissaient Français depuis le 19ème siècle.
A partir de 1946, tous les ressortissants de l'empire deviennent
français. Les ressortissants des pays sous protectorat ne l'ont
cependant jamais été, qu'il s'agisse du Maroc, de la Tunisie, du
Laos ou du Cambodge.
Lors de la décolonisation, la nationalité française a
été retirée aux personnes, non originaires de
métropole, domiciliées dans les nouveaux États.
La possibilité a cependant été donnée par la loi du
28 juillet 1960 aux personnes originaires des pays de l'Afrique noire et de
Madagascar de faire
reconnaître leur nationalité
française
par déclaration. Mais cette possibilité,
inscrite à l'article 152 du code de la nationalité, était
conditionnée par la nécessité d'établir sa
résidence en France. Elle a été supprimée en 1973
et remplacée par la procédure de réintégration par
déclaration sur autorisation prévue à l'article 153
du code de la nationalité, sachant que les anciens combattants
étaient dispensés de l'autorisation.
Cette procédure a été elle-même supprimée en
1993, si bien que les anciens ressortissants de ces territoires désirant
reprendre la nationalité française doivent désormais
recourir à la procédure de droit commun de la
réintégration prévue à l'article 24-1 du code civil.
La procédure de reconnaissance de nationalité prévue
à l'article 152 du code de la nationalité a été
également rendue applicable en Algérie, par l'ordonnance du 21
juillet 1962, aux personnes de statut civil de droit local, les personnes de
statut civil de droit commun ayant gardé leur nationalité
française de plein droit. Cette disposition a cessé de
s'appliquer en 1967.
Beaucoup d'anciens combattants
ont ainsi perdu leur nationalité
française sans s'en rendre compte,
ne s'en apercevant qu'à
l'occasion d'une démarche de renouvellement de documents
d'identité. Leur déception fut très vive. Certains
continuaient d'ailleurs à servir la France sous les drapeaux. La Cour de
Cassation avait au départ assimilé la présence dans
l'armée française à la résidence en France leur
permettant ainsi d'être reconnus français. Mais le
législateur a précisé que l'assimilation de
résidence en France prévue par les textes ne concernait que la
procédure d'acquisition de la nationalité et non celle de
reconnaissance.
La
condition de résidence
en matière de nationalité
exige, comme on l'a vu plus haut, que l'intéressé fixe en France
le centre de ses intérêts. Elle a ainsi éliminé de
la reconnaissance de la nationalité française un grand nombre de
personnes qui ne souhaitaient pas ou n'avaient pas les moyens financiers de
faire venir en France leur famille, alors même qu'elles y
résidaient et manifestaient pour la France un réel attachement.
Des
exemples poignants
ont été donnés à
votre rapporteur :
- un Sénégalais, M. Bourama Diémé,
adjudant en retraite, 24 ans de services militaires et commandeur de la
légion d'honneur, le seul sous-officier de l'armée
française à être titulaire de cette décoration, voit
en 1991 sa demande rejetée car son épouse, qu'il n'a pas les
moyens de faire venir en France, réside au Sénégal. La
nationalité française ne lui a été accordée,
après de multiples démarches que deux ans après ;
- le même motif de refus a été opposé à
un Algérien, M. Boukhari, ayant servi 24 ans dans l'armée
française, titulaire de la médaille militaire et de la croix de
guerre ;
- un citoyen marocain, M. Nejmi Ali, chevalier de la légion
d'honneur, croix de guerre avec neuf citations et plusieurs fois blessé,
est rentré ulcéré au Maroc après s'être vu
refuser la nationalité française.
Ces situations conduisent votre commission à souhaiter que la situation
des anciens combattants puissent faire l'objet d'une étude approfondie
permettant de mesurer l'impact d'une extension du dispositif prévu par
l'Assemblée nationale à l'ensemble des anciens combattants.
Il faudrait en effet, pour se prononcer en toute connaissance de cause,
connaître le nombre d'anciens combattants blessés en
opération et évaluer financièrement le coût
résultant du fait que, devenus français, ils percevraient des
pensions à taux plein au lieu de pensions cristallisées.
*
***
Dans l'immédiat votre commission vous propose donc d'adopter sans modification la proposition de loi transmise par l'Assemblée nationale.