EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 29 mai 2002 sous la présidence de M. Xavier de Villepin, président, la commission a examiné le compte rendu d'une mission d'information, effectuée aux Etats-Unis du 6 au 8 mai 2002, consacrée aux orientations actuelles de la politique extérieure et de la politique de défense américaines.
M. Xavier de Villepin, président , a précisé que la délégation, composée de MM. Michel Caldaguès, Jean Puech, Didier Boulaud et de lui-même, avait rencontré une vingtaine de personnalités américaines, en particulier des membres du Sénat et de la Chambre des représentants, des conseillers du Président Bush au Conseil de sécurité nationale (NSC), des responsables du Département d'Etat et du Pentagone, des experts et des journalistes.
M. Xavier de Villepin, président, a tout d'abord évoqué les entretiens de la délégation concernant le Proche-Orient. Il a indiqué que, selon plusieurs observateurs, l'implication plus forte des Etats-Unis dans le dossier israélo-palestinien pourrait être motivée par la crainte qu'une détérioration du conflit ne compromette une éventuelle action américaine contre l'Irak. Au Département d'Etat, les interlocuteurs de la délégation ont rappelé qu'à l'automne dernier, le Président Bush s'était très clairement exprimé, devant les Nations unies, en faveur de l'existence de deux Etats, Israël et la Palestine, vivant côte à côte dans des frontières sûres. Depuis lors, le Secrétaire d'Etat, Colin Powell, s'est efforcé de favoriser la reconstruction de l'Autorité palestinienne et un processus de rénovation politique, tout en proposant de convoquer, l'été prochain, une conférence internationale destinée à relancer le dialogue entre les deux parties, Yasser Arafat demeurant, dans ce cadre, un interlocuteur légitime.
Toutefois, la ligne exprimée par le Département d'Etat ne bénéficie pas d'un soutien unanime au sein de l'exécutif et surtout du Congrès, très largement acquis aux positions israéliennes. L'élément nouveau est que le Parti républicain est désormais beaucoup plus nettement favorable à Israël, rejoignant en cela la ligne traditionnelle du Parti démocrate. Le ralliement des chrétiens conservateurs, au nom d'une communauté de valeurs, et le combat commun contre le terrorisme, ont joué dans cette évolution qui contribue à différencier nettement la perception américaine du conflit de celle des opinions publiques européennes. C'est dans ce contexte que s'est développée aux Etats-Unis une campagne visant à laisser penser que la France connaissait une montée de l'antisémitisme. La délégation a dû effectuer plusieurs mises au point à ce sujet.
M. Xavier de Villepin, président, a ensuite rendu compte des informations recueillies par la délégation à propos d'une éventuelle intervention américaine en Irak. La détermination du Président Bush et de ses plus proches conseillers à renverser le régime de Saddam Hussein ne fait pas de doute et a été exprimée si clairement qu'il en résulte une obligation d'agir. Le consensus est assez large, sur ce point, dans les milieux politiques. Il se fonde sur la conviction que l'Irak ne se soumettra jamais à un véritable contrôle des inspecteurs des Nations unies et poursuit un programme d'armes chimiques et biologiques, un programme nucléaire pouvant, par ailleurs, être rapidement repris. La possibilité d'utiliser ces armes sur des missiles balistiques ou d'en doter des organisations terroristes constitue, aux yeux des responsables américains, une menace permanente et insupportable pour les Etats-Unis comme pour l'ensemble du monde occidental.
L'évolution de la situation en Israël et les fortes réticences exprimées par les pays arabes pourraient conduire à retarder une intervention qui nécessite en outre, sur le plan strictement militaire, des délais de préparation. Différentes personnalités rencontrées par la délégation ont estimé qu'une telle intervention pourrait se produire lors de l'hiver 2003, plusieurs options étant envisageables selon que les Etats-Unis s'appuieraient davantage sur des groupes d'opposition locaux et des forces spéciales, soutenus par des frappes aériennes, ou qu'ils engageraient un volume de forces plus important.
M. Xavier de Villepin, président, a souligné les nombreuses incertitudes qui demeuraient, notamment quant à la crédibilité d'une alternative politique au régime actuel et aux risques de déstabilisation dans le monde arabe.
M. Xavier de Villepin, président, a ensuite abordé les enseignements retirés par la délégation, concernant l'actuelle politique de défense américaine. Il en a tout d'abord cité quelques caractéristiques principales :
- la priorité absolue conférée à la protection du territoire américain, jugé aujourd'hui vulnérable ;
- la préoccupation majeure accordée aux armes de destruction massive nucléaires, biologiques, chimiques ou radiologiques, considérées aujourd'hui comme la menace principale du fait, notamment, du développement de la technologie des missiles balistiques ;
- le déplacement des préoccupations stratégiques des Etats-Unis vers l'Asie au sens large, de l'Irak et l'Iran à la Corée, en incluant bien entendu la Chine ;
- la volonté de développer un outil militaire offrant le plus large éventail possible de capacités permettant de réagir en toute circonstance, que ce soit en riposte à une agression ou à titre préventif, avec l'assurance d'une suprématie militaire abosolue ;
- l'inclination à compter plus sur ses propres forces, au besoin complétées dans le cadre de coalitions de circonstance, que sur les alliances constituées ou les traités internationaux.
M. Xavier de Villepin, président, a précisé que ces orientations étaient reprises dans la Quadriennal Defense Review présentée le 30 septembre dernier. Cette dernière n'avait pas constitué la révision radicale que souhaitait initialement le Secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, mais incorporait les préoccupations liées au terrorisme et aux armes de destruction massive.
Il a jugé plus significatives les évolutions amorcées dans le domaine nucléaire par la Nuclear Posture Review présentée le 9 janvier dernier. Substituant à la triade classique une nouvelle triade reposant sur les capacités de frappe nucléaires et non-nucléaires, la défense antimissiles est une infrastructure « réactive » préservant une capacité de remontée en puissance, cette nouvelle doctrine de dissuasion conduit les Etats-Unis à engager une réduction significative du nombre de leurs têtes nucléaires (1 700-2 200 à l'horizon 2012, contre 6 000 aujourd'hui), une partie d'entre elles étant toutefois tenues en réserve. Les forces nucléaires seront parallèlement modernisées en vue d'une flexibilité et d'une capacité de pénétration accrues. De même, le moratoire sur les essais nucléaires est maintenu mais ces derniers devront pouvoir être repris, si nécessaire, dans un délai d'un an seulement, contre trois ans aujourd'hui.
A la lumière de ces éléments, il apparaît que le tout récent accord américano-russe sur la réduction des armes nucléaires formalise des décisions déjà arrêtées par les autorités américaines alors que la Russie, pour sa part, devait nécessairement diminuer son arsenal dont elle ne peut financièrement assumer le maintien en condition.
Soulignant que dans le cadre de ce traité, la Russie n'avait pratiquement obtenu aucune concession des Etats-Unis, en particulier sur la défense antimissiles, M. Xavier de Villepin, président, a estimé que Washington souhaitait néanmoins coopérer avec Moscou dans la lutte contre le terrorisme et la prolifération. A ce sujet, le devenir du stock d'armes biologiques de l'ex-Union soviétique et les relations avec l'Iran dans le domaine balistique et nucléaire demeurent une source de vive préoccupation.
M. Xavier de Villepin, président , a ensuite fait le point sur le programme américain de défense antimissiles. Il a explicité la substitution, au concept de « National Missile Defense » (NMD), de celui, plus ambitieux, de « Missile Defense » (MD), faisant appel à tous types d'intercepteurs, qu'ils soient terrestres, navals, aériens ou spatiaux, et destiné à protéger non seulement les Etats-Unis, mais également les alliés et les pays amis, ainsi que les troupes déployées. Il a estimé que le retrait du traité ABM (« Anti-Balistic Missiles ») de 1972, qui sera effectif à la mi-juin, constitue une étape symbolique décisive donnant un caractère irréversible au développement du système, quand bien même, sur un plan strictement technique, il ne serait possible de mettre en place qu'une capacité très limitée d'ici la fin du mandat du Président Bush.
M. Xavier de Villepin, président , a enfin donné des précisions sur l'augmentation spectaculaire du budget du Pentagone qui devrait passer, si les projets sont acceptés par le Congrès, de 300 milliards de dollars en 2001 à 379 milliards de dollars en 2003, l'objectif étant d'atteindre 450 milliards de dollars en 2007. Il a estimé que ces perspectives permettaient un renforcement « tous azimuts » de l'effort de défense américain, les programmes nouveaux liés à la lutte contre le terrorisme s'ajoutant aux programmes antérieurs, dont certains répondent plus à des préoccupations industrielles que militaires.
En conclusion, M. Xavier de Villepin, président , a estimé que cette mission à Washington avait permis de mettre en évidence les différences d'approches très sensibles de part et d'autre de l'Atlantique sur ces questions de politique étrangère et de défense. L'attitude face à la menace des armes de destruction massive en constitue un exemple. Il s'est inquiété du développement, au sein des cercles dirigeants américains, d'une certaine indifférence à l'égard de l'Europe. Il s'est également interrogé sur le devenir de l'Alliance atlantique, dont certains pensent qu'elle pourrait devenir une communauté politique confinée, sur le plan militaire, aux opérations autres que la guerre. Il a rappelé que l'adaptation de l'Alliance au nouveau contexte stratégique figurerait à l'ordre du jour du Sommet de Prague, en novembre prochain, en craignant qu'y apparaisse la difficulté à concilier les choix américains et ceux des autres alliés, tant en termes de priorités que des moyens dévolus à la défense. Il a estimé qu'une large part de la réponse reposait sur la capacité de l'Europe à s'affirmer davantage, et plus clairement, sur la scène internationale.
A la suite de cet exposé, M. Michel Caldaguès a déclaré qu'il avait été frappé, lors du séjour de la délégation, par la hantise du bio-terrorisme aux Etats-Unis à la suite des attaques à l'anthrax. S'agissant du Proche-Orient, il a rappelé que l'attitude vis-à-vis de l'Irak, mais également de l'Iran, influait sur la politique américaine en Israël. A propos du malaise entre les Etats-Unis et l'Europe, il a souligné que les citoyens américains dépensaient 2,5 fois plus que les citoyens européens pour leur défense et qu'il ne fallait donc pas, dans ces conditions, s'indigner de « l'hyperpuissance » américaine. Enfin, en ce qui concerne la question de l'antisémitisme en France, il a précisé les mises au point effectuées par la délégation vis-à-vis de ses interlocuteurs américains, tout en observant que la recrudescence d'actes antisémites constitue une réalité incontestable et trop sous-estimée dans notre pays. Il a ajouté qu'un responsable du Département d'Etat s'était inquiété devant la délégation, à ce sujet, des incidences de la présence en France d'une importante communauté musulmane.
M. Didier Boulaud a confirmé l'impact, aux Etats-Unis, du débat sur l'antisémitisme en France. S'agissant de la politique américaine au Proche-Orient, il a souligné les résistances à la ligne modérée incarnée par le Secrétaire d'Etat Colin Powell, bien que ce dernier dispose dans le pays d'une cote de popularité supérieure à celle du Président. Evoquant l'augmentation de l'effort de défense, il a signalé que, selon certaines estimations, le budget d'équipement du Pentagone ferait l'objet, au cours de la procédure parlementaire, de modifications substantielles conduisant à maintenir des programmes ne correspondant pas aux besoins opérationnels définis par les Etats-majors.
M. Pierre Biarnès a déploré la tendance des Européens à se couler d'emblée dans les schémas de pensée des Américains, sans en discuter le bien-fondé. Il a, pour sa part, estimé que, sur bien des points, le discours américain se fondait sur des visions erronées et qu'il fallait le récuser. Il a jugé qu'une éventuelle intervention américaine contre l'Irak constituait un projet odieux, contraire à nos intérêts nationaux, et qu'il importait d'exprimer à ce sujet beaucoup plus fermement le désaccord de la France. Au sujet de la prolifération des armes de destruction massive, il a observé que les Etats-Unis à l'échelle mondiale, et Israël pour la région du Proche-Orient, en demeuraient les principaux détenteurs. Il a enfin condamné l'antisémitisme tout en le distinguant de l'antisionisme. Il a évoqué à ce propos la situation créée par la colonisation des terres où vivait, il y a un siècle, une population quasi exclusivement arabe.
Mme Hélène Luc s'est déclarée préoccupée par les évolutions de la politique américaine. Elle a observé que l'accord américano-russe de réduction des armes stratégiques ne remettait pas fondamentalement en cause le rôle des arsenaux nucléaires qui continueraient d'être modernisés et adaptés. Elle s'est également interrogée sur la signification de l'augmentation spectaculaire du budget de défense américain.
A la suite de ces observations, M. Xavier de Villepin, président, a confirmé la préoccupation des Américains à l'égard du bio-terrorisme, même s'il semble confirmé que les attaques à l'anthrax avaient une origine américaine. Il a estimé que la défense d'Israël pouvait jouer un rôle important dans la détermination des Etats-Unis à lutter contre les armes de destruction massive dont pouvaient se doter l'Irak et l'Iran. Il a souligné l'influence des lobbies sur le Congrès américain. Enfin, il a insisté sur la nécessité de contacts plus fréquents entre parlementaires français et parlementaires américains.
A la suite d'une question de Mme Hélène Luc , M. Xavier de Villepin, président , a ensuite commenté les derniers développements de la tension entre l'Inde et le Pakistan. M. Pierre Biarnès s'est demandé dans quelle mesure l'attentat perpétré à Karachi contre les personnels de DCN pouvait être relié à une réaction indienne à l'encontre de l'assistance française au Pakistan en matière de défense.
La commission a alors autorisé la publication de cette communication sous la forme d'un rapport d'information.