III. LE RENDEZ-VOUS EUROPÉEN DE DÉCEMBRE 2004

L'un des thèmes les plus souvent abordés lors de la mission a été celui de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Cette question réunit un fort consensus national en Turquie. Il s'agit d'ailleurs d'une demande ancienne, dans la logique du choix « occidental » de Mustapha Kemal au début des années 1920. Aujourd'hui, la candidature turque est reconnue et des négociations d'adhésion devraient s'ouvrir en décembre 2004, si le pays remplit, comme les autres candidats, les critères politiques et économiques.

A. UNE ADHÉSION DEMANDÉE DE LONGUE DATE PAR LA TURQUIE

L'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est une demande ancienne. Elle est considérée comme l'aboutissement de la révolution kémaliste des années 1920 qui a fondé une Turquie moderne, résolument tournée vers l'Occident, sur les décombres de l'empire ottoman. Elle est aussi la suite logique de l'adhésion et de la participation de la Turquie à toutes les autres organisations européennes ou euro-atlantiques : OSCE, Conseil de l'Europe (depuis 1949), OTAN.

1. De 1963 à 1999, de l'accord d'association à l'acceptation de la candidature turque

Les relations formelles de la Turquie avec l'Union européenne sont anciennes. Elles remontent à la conclusion de l'accord d'association avec la Communauté économique européenne, dit « accord d'Ankara », signé le 23 décembre 1963, qui prévoyait que la Turquie pourrait devenir membre de l'Union européenne. Il a été complété par un protocole additionnel du 23 novembre 1970. L'union douanière n'est toutefois entrée en vigueur que le 1 er janvier 1996.

La Turquie a déposé sa candidature en avril 1987. Celle-ci n'a été reconnue, à égalité des autres candidats, que par le Conseil européen d'Helsinki des 10 et 11 décembre 1999, qui a rappelé que le respect des critères de Copenhague était un préalable à l'ouverture des négociations d'adhésion. Il demandait également à la Turquie de régler avant 2004 ses différends bilatéraux avec la Grèce en les soumettant à la Cour internationale de justice.

Un Partenariat pour l'adhésion a été conclu sous présidence française en décembre 2000 et révisé en avril 2003. Ce document reprend l'ensemble des objectifs à court et moyen terme dans les domaines politiques et économiques pour permettre l'adhésion de la Turquie.

La Turquie est éligible aux programmes de coopération de l'Union européenne. En décembre 2001, un « règlement financier unique » apparenté au programme PHARE, a aligné l'aide de pré adhésion à la Turquie sur celle des autres candidats. A ainsi été confirmé le quasi doublement de l'enveloppe annuelle, portée à 177 millions d'euros jusqu'en 2003.

La Turquie est en outre éligible aux prêts de la Banque européenne d'investissements, au titre du « mandat Méditerranée 2000-2006 » soit 6,4 milliards d'euros et une facilité de 500 millions d'euros, et, au titre de l'aide spécifique à la Turquie à la suite du séisme d'Izmit, soit 600 millions d'euros.

2. Les critères d'ouverture des négociations

. Le sommet de Copenhague : l'obtention de la « clause de rendez-vous » de décembre 2004

Le Conseil européen de Copenhague de décembre 2002 a décidé de procéder à un examen de la candidature de la Turquie en décembre 2004 et d'ouvrir sans délai des négociations d'adhésion, si les États membres jugent qu'elle remplit les critères politiques définis à Copenhague une dizaine d'années plus tôt.

Afin de préparer cette échéance, un partenariat d'adhésion révisé et renforcé a été adopté. Il comprend notamment un accord de réadmission (non encore conclu), l'élargissement de l'union douanière aux services et aux marchés publics et la participation de la Turquie aux programmes et agences communautaires.

Le Conseil européen de Thessalonique des 20 et 21 juin 2003 a indiqué que de nouveaux efforts importants devaient être consentis. Par ailleurs, en vue de l'éventuelle ouverture de négociations, des réunions préparatoires ont eu lieu entre la Commission et les autorités turques.

De plus, l'aide de pré adhésion à la Turquie a été à nouveau fortement augmentée et portée à plus d'un milliard d'euros entre 2003 et 2006. Cette aide annuelle passera progressivement de 250 millions d'euros en 2004 à 500 millions d'euros en 2006.

. Les critères et le processus d'adhésion

Le Conseil européen de Copenhague de juin 1993 a défini les critères auxquels les pays candidats doivent satisfaire avant leur adhésion.

Ils concernent :

• l'existence d'institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection (critère politique);

• l'existence d'une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieur de l'Union européenne (critère économique);

• la capacité du pays candidat à assumer les obligations de l'Union, et notamment de souscrire aux objectifs de l'Union politique, économique et monétaire (critère de la reprise de l'acquis communautaire).

Lors du Conseil européen de Madrid (décembre 1995), il a en outre été précisé que la reprise de l'acquis communautaire et son application effective étaient également des conditions d'adhésion.

B. UNE VOLONTÉ FORTE DE REMPLIR LES CRITÈRES D'ADHÉSION

L'actuel gouvernement a considérablement amplifié l'effort déjà entrepris par le gouvernement Ecevit afin de satisfaire aux critères de Copenhague dont le respect conditionne l'ouverture des négociations d'adhésion. Des progrès sont cependant encore nécessaires pour réussir le rendez-vous de décembre 2004.

1. D'importantes réformes législatives marquent la volonté d'accélérer le rapprochement avec l'Union européenne

Pour répondre au « Partenariat pour l'adhésion » proposé à la Turquie, le gouvernement Ecevit a mis en oeuvre en octobre 2001 une réforme de 34 articles de la Constitution et assuré l'adoption de trois « paquets législatifs » en février, mars et août 2002. Le premier paquet était consacré à la réforme du code pénal, le second a porté sur les associations, les partis politiques et la responsabilité des fonctionnaires. Le troisième a aboli la peine de mort, facilité l'usage de la langue kurde dans l'enseignement et les médias, réglementé les fondations étrangères et accordé une plus grande liberté d'expression.

Le gouvernement d'Abdullah Gül a complété ce dispositif par un quatrième (10 janvier 2004) et un cinquième paquet (23 janvier) concernant les fondations, les associations, les fonctionnaires reconnus coupables de torture et les droits de la défense.

Un sixième « paquet » a été voté le 20 juin. Il porte révision des lois anti-terroristes, autorise les émissions en langue kurde à la télévision et facilite la liberté de culte.

Un septième paquet, adopté le 30 juillet 2003, réforme le Conseil national de sécurité (MGK) afin de limiter l'intervention directe des militaires dans la vie politique. Il supprime la liste explicite des compétences du MGK afin de lui retirer la possibilité de s'immiscer dans les affaires civiles. Il espace ses réunions (une fois tous les deux mois au lieu de une fois par mois) et celles-ci ne pourront plus être convoquées à l'initiative du Chef d'état-major des armées. Il prévoit enfin que son secrétaire général ne soit plus un militaire mais un civil.

Dans son rapport du 5 novembre 2003 sur les progrès de la Turquie vers l'adhésion, la Commission européenne a souligné que ce pays avait consenti en matière législative des efforts impressionnants constituant des progrès remarquables.

Au plan économique, elle souligne que la Turquie a sensiblement amélioré le fonctionnement de son économie de marché. Elle note que les réformes structurelles mises en oeuvre ont permis de résister aux effets de la crise irakienne. La surveillance du secteur financier a été améliorée et les bases d'une législation moderne en matière d'investissements directs étrangers ont été posées. La transparence des finances publiques, la discipline budgétaire et une politique économique axée sur la stabilité ont contribué à la stabilisation de l'économie et au retour de la confiance.

La Commission a par ailleurs identifié les progrès dans chaque secteur. En matière d'agriculture, par exemple, elle a souligné les progrès accomplis en matière vétérinaire et phytosanitaire (lutte contre les maladies, identification et enregistrement des bovins).

2. Des progrès restent attendus

. Des difficultés d'application persistantes

L'ensemble de ces nouvelles dispositions législatives peine toutefois à être mis en oeuvre, ces problèmes d'application focalisant les critiques de la Commission européenne.

Ainsi, dans son « rapport de progrès » rendu public le 9 octobre 2002, tout en soulignant les progrès remarquables déjà accomplis, elle relevait les « efforts considérables » encore nécessaires notamment sur l'influence réelle des militaires dans la vie politique, la lutte contre la torture et l'application des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. La Commission estimait à l'époque que « la Turquie ne respecte pas pleinement les critères politiques de Copenhague ».

Dans son rapport du 5 novembre 2003, la Commission a de nouveau passé au crible l'ensemble des secteurs. Au niveau institutionnel et politique, elle a réitéré sa demande de réduction de l'influence des militaires. Elle a relevé leur présence au sein d'institution de contrôle d'activités civiles comme l'Éducation nationale et les médias et a relevé que 7 % du budget de l'État dévolu à l'armée continuait de ne pas être soumis au Parlement.

Le rapport a également insisté sur la nécessité d'améliorer le cadre global d'exercice des libertés fondamentales en vue de leur alignement sur les normes européennes : indépendance de la justice, droits culturels des minorités, liberté religieuse et droits de l'Homme.

La Commission parlementaire turque des droits de l'Homme a par ailleurs dressé un constat sévère, après un déplacement dans des commissariats d'Izmir : pratique persistante de la torture et complicité des médecins qui délivrent des certificats médicaux sans ausculter les patients.

Face à ces difficultés, le gouvernement a décidé, début septembre 2003, la mise en place d'une Commission de suivi des réformes chargée d'examiner toutes les réclamations relatives au non respect des lois d'harmonisation européenne. Elle a ainsi annulé une circulaire du ministre de l'intérieur interdisant aux étrangers d'ouvrir des lieux de culte non-musulmans.

On peut également citer les efforts faits par le ministère de la justice : envoi d'un recueil des arrêts de la CEDH (Cours européenne des droits de l'Homme) à l'ensemble des magistrats afin de leur rappeler leur application au même titre que les lois turques ; réouverture des discussions préparatoire à la révision du code pénal pour mieux prendre en compte la répression des crimes d'honneur et des mariages forcées.

. Un effort encore important dans le domaine économique

Dans le domaine économique, le rapport de la commission a mis l'accent sur la corruption, la persistance de déséquilibres macroéconomiques, l'insuffisante restructuration du secteur bancaire, l'accélération nécessaire des privatisations et de la dérégulation.

En matière de libre circulation des marchandises, la Commission a regretté que la Turquie ait régressé en modifiant sa loi sur les marchés publics et a demandé qu'elle se dote des instruments nécessaires à l'élimination des entraves techniques aux échanges. Dans le domaine de la libre circulation des capitaux, ont été pointés l'insuffisant alignement du droit des sociétés et des droits de propriété industrielle et intellectuelle.

En matière agricole, des efforts considérables devront porter sur l'amélioration des capacités de contrôle et d'inspection. La Commission recommande la mise en place d'une stratégie de développement rural. Dans le domaine de la pêche les réformes essentielles restent à faire comme en matière de sécurité des transports maritimes, routiers et ferroviaires.

S'agissant de la politique industrielle, le rapport demande des efforts supplémentaires pour réorganiser les entreprises d'État, notamment dans la sidérurgie.

Enfin, en matière de protection du consommateur et de la santé, une structure efficace de surveillance des marchés doit être créée avec des moyens matériels suffisants.

. L'amélioration des relations avec la Grèce

Les relations entre les deux pays ont longtemps constitué un obstacle. La domination ottomane en Grèce et le conflit des années 1920, qui a conduit à des déplacements de populations tout en laissant non résolus des conflits territoriaux en mer Égée et à Chypre, ont maintenu un climat conflictuel. Après une grave crise en 1996, les rapports gréco-turcs se sont très nettement améliorés à partir de juin 1999. La Grèce a ainsi levé son veto à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne et les deux pays se sont résolus à aborder leur différend frontalier en mer Égée. Cependant peu de progrès ont été réalisés sur le fond, les négociations bilatérales n'ayant pas abouti et les deux pays n'ayant pas encore décidé de saisir la Cour internationale de justice. Il semble, enfin, que certains milieux turcs voient de nouveaux progrès avec la Grèce comme une conséquence de l'ouverture des négociations d'adhésion et non comme un préalable ou un processus parallèle.

. Liberté religieuse : La situation des minorités chrétiennes

Lors de son séjour à Istanbul, votre délégation a pu rencontrer les patriarches grec orthodoxe et arménien et ainsi faire le point de la situation de ces deux minorités chrétiennes.

Le patriarcat grec de Constantinople, fondé selon la tradition par Saint André, a la préséance sur les trois autres patriarcats grecs d'Antioche, de Jérusalem et d'Alexandrie et sur les Églises orthodoxes autocéphales. Sa juridiction s'étend aujourd'hui à la Turquie et à la diaspora grecque orthodoxe en Europe et en Amérique. Les grecs orthodoxes de nationalité turque ne représentent qu'une petite minorité évaluée à 2 000 personnes. De ce fait l'essentiel des ressources financières provient de l'étranger. Cependant cette communauté est confrontée à de nombreuses difficultés, leur liberté de culte n'étant pas pleinement reconnue. En effet, aux yeux des autorités cette Église, comme l'Église arménienne, reste une entité « étrangère » qui ne peut être pleinement intégrée à la nation turque laïque. Ainsi, ont-ils régulièrement reproché au patriarche d'utiliser la dénomination de « patriarche oecuménique », comme étant une prétention à un rôle supranational. Les autorités ont, en outre, rendu obligatoire la désignation du Patriarche et des métropolites au sein des fidèles de nationalité turque, c'est à dire au sein d'un vivier extrêmement réduit. De plus les autorités ont ordonné la fermeture du séminaire de Halki (Îles des Princes) risquant de conduire à l'extinction complète de la communauté du fait de la disparition de son clergé. S'y ajoutent de nombreuses entraves et querelles juridiques portant sur l'activité des écoles confessionnelles, le statut légal du patriarcat et la confiscation de biens fonciers.

Les fidèles turcs dépendant du patriarcat arménien sont plus nombreux. Ce patriarcat est l'un des quatre de l'Église arménienne grégorienne. Il est quatrième dans l'ordre protocolaire, après les catholicos d'Etchmiadzine (Arménie), de Cilicie (siège à Beyrouth) et de Jérusalem et réunit l'ensemble des fidèles de Turquie et de Crète. Ce patriarcat comptait 54 diocèses et 1 900 écoles avant la première guerre mondiale. Aujourd'hui, le nombre des Arméniens de nationalité turque est évalué entre 81 000 et 65 000, auxquels s'ajoutent environ 30 000 Arméniens originaires d'Arménie même, souvent des immigrants irréguliers. Ils constituent la première communauté chrétienne de Turquie. Le patriarche est élu par un collège composé de religieux et de fidèles. Le patriarcat dispose d'un hôpital, de 17 écoles et de 7 journaux. Par ailleurs, comme pour le patriarcat orthodoxe, les autorités exercent un contrôle étroit sur les écoles et ont fermé le séminaire de Skudari.

Les chefs de ces deux Églises se sont faits les défenseurs de la candidature de la Turquie à l'Union européenne, conscients qu'ils sont que la fermeture de l'Europe à un grand pays musulman aurait de graves conséquences sur les communautés chrétiennes. Ils en espèrent une plus grande liberté religieuse. De leur côté les autorités turques semblent vouloir améliorer leur situation dans la perspective du rendez-vous de décembre 2004, eu égard à l'influence des diasporas en Europe et de la capacité de médiation des communautés chrétiennes avec l'ensemble des communautés religieuses occidentales. Ainsi, Bartholomeos Ier, patriarche grec, a été récemment reçu à Ankara par MM. Erdoðan et Aksu, ministre de l'intérieure.

. Droits des minorités : Vers le règlement de la question kurde ?

L'intégration de la population kurde au sein de la Turquie et la libre expression de sa culture reste un problème récurrent. L'exercice effectif de ses droits par la minorité kurde de Turquie est d'ailleurs l'un des critères à respecter pour ouvrir les négociations d'adhésion.

D'importants progrès ont été constatés. L'état de guerre dans le Sud-est anatolien a cessé depuis l'arrestation du chef du parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, M. Abdullah Öcalan, et la commutation de sa condamnation à mort en peine de prison. Une loi de repentir a été adoptée, elle permet des peines allégées pour les militants exilés en Irak qui se rendraient.

Les Turcs perçoivent le mouvement kurde essentiellement comme un mouvement séparatiste, soutenu par des puissances extérieures, et susceptible de revenir sur les acquis du Traité de Lausanne obtenus par Atatürk et donc en revenir au démembrement de la Turquie, issu du traité de Sèvres. De manière plus concrète, les Turcs font valoir que de nombreuses familles turques ont été elles-mêmes victimes des affrontements militaires dans le Sud-est du pays. Enfin, de nombreux interlocuteurs de votre délégation ont mis en valeur l'intégration des kurdes en notant leur forte présence au Parlement, de 30 à 50 % de députés d'origine kurde, et la liberté dont ils jouissent dans les grandes villes de Turquie.

Cependant, plusieurs éléments conduisent à penser que de nouveaux progrès sont nécessaires. M. Verheugen, commissaire européen chargé de l'élargissement, notait ainsi en novembre 2003, que si le gouvernement avait autorisé au mois d'août l'enregistrement des noms kurdes, il avait quelques semaines plus tard, publié une circulaire interdisant l'enregistrement des noms commençant par les lettres K, W et X, alors que la plupart des noms kurdes débutent par ces mêmes lettres. De multiples mesures vexatoires sont régulièrement relevées portant sur l'interdiction des manifestations culturelles publiques en langue kurde ou de l'ouverture d'écoles kurdes. De nombreuses personnes sont en outre arrêtées au motif qu'elles auraient prononcé des slogans favorables au PKK. Plusieurs cas de disparitions de personnes convoquées dans des commissariats ont été relevés.

Le 13 mars 2003, la Cour constitutionnelle a interdit la formation politique kurde dite « Parti de la démocratie du peuple » (Hadep) et lancé une procédure d'interdiction contre le Parti démocratique du peuple (Dehap) lié au précédent. Ces formations viennent s'ajouter à une longue liste de partis kurdes interdits pour menées subversives et séparatistes.

Plus généralement des réticences apparaissent en Turquie face au processus de rapprochement avec l'Union européenne. Celles-ci s'expliquent par la fréquente méconnaissance des mécanismes européens, alors que la large majorité des Turcs attend essentiellement de l'adhésion des progrès économiques. Ainsi, les tenants de « l'État profond » continuent d'espérer préserver les principes nationalistes de la révolution kémalistes où la défense de l'État et le maintien d'une tradition autocratique priment sur les intérêts individuels. Cet état d'esprit se retrouve chez ceux qui perçoivent la Turquie comme un État assiégé et menacé, dont la place de grande nation n'est pas reconnue. Certains vont même jusqu'à défendre l'idée qu'en cas de nouvel échec de la candidature turque par « l'Europe chrétienne », la Turquie se tournerait vers son ère culturelle naturelle « pan-touranienne », allant de la Bosnie à la Chine.

3. Chypre : la réunification est-elle possible avant le 1er mai 2004 ?

Le conflit sur l'île de Chypre plonge ses racines dans l'histoire. Reprise aux Occidentaux par les Ottomans en 1571, la domination turque s'est prolongée jusqu'en 1878. A partir de cette date, l'île a été administrée par le Royaume-Uni, qui y conserve d'ailleurs d'importantes bases militaires. La communauté grecque de l'île a accentué ses revendications nationales dans les années 1950, demandant notamment son rattachement à la Grèce et provoquant des heurts avec la population turque. L'accord de Zurich de 1959, signé par le Royaume-Uni, la Grèce, la Turquie et les deux communautés a permis la création d'une République de Chypre indépendante. Dès 1963 cependant, la communauté turque s'est retirée du régime de partenariat et a établi une administration propre dans des enclaves jusqu'en 1974, malgré l'envoi de casques bleus en 1964. La situation s'est brutalement dégradée lors de la prise de pouvoir par les Colonels à Athènes, du renversement du gouvernement chypriote grec le 15 juillet 1974 et de l'aggravation des actions contre les Turcs. La Turquie est alors intervenue le 20 juillet 1974, occupant militairement le nord de l'île. La « République turque de Chypre Nord » a été fondée en 1983. Elle n'est reconnue que par la Turquie et dirigée par le leader chypriote turc, M. Rauf Denktash.

Le soutien aux Chypriotes turcs reste largement perçu comme une « cause nationale », essentiellement au sein de la mouvance kémaliste prépondérante dans l'armée et les ministères régaliens, alors que la Turquie est stigmatisée à l'étranger pour l'occupation de l'île et son intransigeance sur l'évolution du dossier.

En 2001, le représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, M. Alvaro de Soto, à la suite de la mission de bons offices que lui avait demandé le Conseil de sécurité (résolution 1250 de 1999), avait tenté de relancer des négociations. Celles-ci ont échoué en septembre de la même année à New-York. Cependant, dès novembre, M. Denktash avait repris des consultations bilatérales. En avril 2002, il avait proposé un plan, soutenu par la Turquie et basé sur la notion d'États partenaires mais ne permettant pas la constitution d'un véritable État unitaire.

Le 11 novembre 2002, les progrès accomplis avaient néanmoins permis au Secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Annan, de proposer un plan de paix, modifié le 26 février 2003. Discuté en mars 2003 à La Haye, les négociations ont achoppé sur la volonté du chef de la communauté turco-chypriote, M. Denktash, de faire reconnaître la « République turque de Chypre Nord » par la communauté internationale et sur son refus de soumettre le « plan Annan » à deux référendums simultanés. Il a été soutenu dans cette voie par les autorités turques.

Le 14 avril 2003, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1475 faisant porter explicitement la responsabilité de l'échec des discussions directes à M. Denktash. Le Conseil a confirmé son appui au plan du Secrétaire général et a affirmé qu'il constituait « une base unique pour de nouvelles négociations ».

Le 16 avril 2003, la République de Chypre signait le traité d'Athènes portant adhésion à l'Union européenne.

Le 23 avril, la décision des autorités du Nord d'ouvrir la ligne de partage, dite « ligne verte », a permis aux deux populations de se rencontrer et de visiter les deux parties de l'île. Ce geste de la partie Nord est à la fois apparu trop tardif et insuffisant au regard des problèmes restant à résoudre.

En effet, le rapprochement de la date d'adhésion de la République de Chypre à l'Union européenne, le 1 er mai 2004, fait craindre qu'aucune solution définitive ne soit trouvée avant cette date. Or, l'examen de la candidature turque serait nettement compliqué par le fait que la Turquie occuperait une partie du territoire et ne reconnaîtrait pas un des États membres de l'Union européenne. Sans constituer l'une des conditions à remplir pour l'ouverture des négociations d'adhésion, la résolution du problème chypriote serait un signe très important à l'intention des pays européens. Ce point a été soulevé par la Commission européenne dans son rapport publié le 5 novembre 2003 sur le degré de préparation de la Turquie.

Les élections de mi-décembre 2003 à Chypre Nord ont eu un résultat ambigu. Les partis nationalistes de l'Unité nationale (UBP) et le parti démocrate de M. Serdar Denktash, fils de M. Raul Denktash, ont respectivement obtenu 18 et 7 sièges, soit 25, tandis que les partis d'opposition favorables à la reprise des négociations, à la réunification et à l'intégration dans l'Union européenne, le Parti républicain turc (CTP) et le mouvement pour la paix et la démocratie (BDH), ont obtenus respectivement 19 et 6 sièges, soit 25 également. Les élections ont donc à la fois traduit une désapprobation de la politique de M. Denktash et la volonté d'intégrer l'Union européenne, mais aussi le soutien dont il continue de disposer au sein de l'électorat. Il est toutefois nécessaire de rappeler que la présence de 30 000 militaires turcs et les règles de composition du corps électoral ont pu influer sur les résultats du scrutin. Avec l'appui d'Ankara, les élections ont toutefois permis la constitution d'un gouvernement de coalition sous la direction de M. Mehmet Ali Talat, chef du CTP et nouveau Premier ministre, et comprenant notamment M. Serdar Denktash.

Par ailleurs, à la suite d'une réunion du Conseil de sécurité de l'Etat le 23 janvier 2004, M. Erdoðan a fait connaître la volonté de son pays de rouvrir les négociations en prenant pour référence le plan proposé par M. Kofi Annan et en tenant compte des réalités créées sur le sol de Chypre. Il a également sollicité la médiation des États-Unis. Le gouvernement chypriote turc s'est montré pour sa part réservé, estimant que la Turquie, qui selon lui détient la clé du problème, ne s'était pas déclarée nettement en faveur de la constitution d'un État fédéral. Le Secrétaire général de l'ONU a invité le leader chypriote turc, M. Rauf Denktash, et le Président chypriote grec, M. Tassos Papadopoulos, à reprendre les négociations à New-York le 10 février.

En l'état actuel, vos rapporteurs estiment que les chances qu'il soit mis fin à la division de l'île avant son entrée dans l'Union européenne sont faibles. Même en cas d'acceptation du « plan Annan » comme base des négociations, les deux parties entendent l'aménager sur des points sensibles: fonctionnement du futur État fédéral et de ses différentes instances, relations des entités chypriotes grecques etchypriotes turques, relations avec l'État fédéral, question des réfugiés, du droit au retour et des indemnisations, situation des colons turcs et liberté de circulation des ressortissants turcs. Ajoutons qu'après le 1 er mai 2004, la « ligne verte » deviendra de facto la frontière extérieure de l'Union européenne.

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