II. LA CROISSANCE FAIT ELLE PARTIE DU PROBLÈME OU DE LA SOLUTION ?
Rappelons que l'analyse de Grossman et Krueger établit la
relation suivante entre commerce international, croissance et
environnement :
- d'une part, le commerce international stimulerait la croissance et cette
augmentation de la production serait nuisible à l'environnement (effet
d'échelle) ;
- d'autre part, l'enrichissement résultant de la croissance conduirait
à une aspiration à un environnement de meilleure qualité
de la part des populations (effet technique).
Cette analyse repose sur un postulat controversé : la
libéralisation des échanges stimule la croissance. Elle conduit
ensuite à s'interroger sur le point de savoir lequel de ces deux effets
- l'effet d'échelle ou l'effet technique - l'emporte, et si le bilan net
de la croissance sur l'environnement est ainsi positif ou
négatif.
A. PREMIER MAILLON DU RAISONNEMENT : LA LIBÉRALISATION DES ÉCHANGES STIMULE LA CROISSANCE
De
nombreux éléments permettent de penser que la
libéralisation des échanges a un effet positif sur la croissance
du PIB, sans qu'il soit toutefois possible de clore totalement le débat
sur ce point.
Sur le plan théorique, l'argumentation en faveur du libre-échange
repose sur des analyses de type ricardien, déjà exposées
dans la première partie de ce rapport. Rappelons simplement ici que la
théorie ricardienne sous-tend la plupart des modélisations du
commerce international, celles utilisées par P. Messerlin pour
évaluer les conséquences d'une réduction des
barrières aux échanges en Europe, comme celles utilisées
pour évaluer les effets d'un nouveau cycle de négociations
multilatérales. Fort logiquement, ces modélisations concluent
à un impact positif de la libéralisation sur la croissance ;
ces résultats ne valent cependant pas démonstration, puisque ces
modèles sont, dès le départ, construits sur la base
d'hypothèses qui conduisent inéluctablement à ces
résultats.
Il est donc nécessaire de se tourner vers les études empiriques
pour établir l'existence d'un lien entre ouverture aux échanges
et croissance. La recension effectuée par l'OMC dans son Rapport annuel
de 1998 indique que la plupart de ces études concluent à une
corrélation positive entre degré d'ouverture et croissance du
PIB
. Lorsqu'elles aboutissent à une corrélation
négative, celle-ci est généralement non significative sur
le plan statistique.
Un tableau en annexe présente de manière synthétique les
résultats des principales études portant sur le sujet (annexe 1).
L'accumulation de données empiriques n'a cependant pas mis fin au
débat, comme l'a démontré en 2002 la réplique de
Rodrick et Rodriguez à l'étude de Sachs et Warner.
En 1995
45
(
*
)
, J. Sachs et
A. Warner ont analysé la corrélation entre croissance et
ouverture, sur la base d'un indice d'ouverture reposant sur plusieurs
critères : importance des obstacles non tarifaires, taux moyens de
droits de douane, écart entre le taux de change officiel et le taux de
change du marché noir, et importance des entreprises commerciales
d'Etat. Ils montrent que tous les pays ouverts ont connu, sur la période
1970-1995, une croissance supérieure à celle des pays
fermés. Dans la catégorie des pays émergents,
l'écart est même spectaculaire : les pays ouverts ont ainsi
connu une croissance de 4,5 % l'an, contre seulement 0,7 % en moyenne
pour les pays fermés. Parmi les pays industrialisés,
l'écart est plus réduit : 2,5 % l'an, contre
0,7 %. Ces chiffres suggèrent que l'ouverture non seulement
accélère la croissance, mais favorise aussi la convergence entre
pays riches et pauvres : les pays émergents ouverts ont une
croissance supérieure à celle des pays industrialisés,
signe qu'un rattrapage se produit ; en revanche, il n'y a pas
d'écart entre taux de croissance dans la catégorie des pays
fermés.
En 2002
46
(
*
)
, D. Rodrick
et J. Rodriguez ont contesté les conclusions de Sachs et Warner. Ils
mettent en doute le lien de causalité suggéré entre
ouverture et croissance. Ils soulignent que l'ouverture aux échanges
n'est qu'un aspect d'une organisation économique d'ensemble. Les pays
qui font le choix de l'ouverture sont généralement ceux qui sont
les mieux organisés sur le plan interne : stabilité
politique et macroéconomique, Etat de droit, bonne administration... Ce
serait la qualité de cette organisation interne qui serait la source de
la croissance des pays ouverts, et non l'ouverture
per se
. Le choix de
l'ouverture s'imposerait naturellement à des pays qui se savent en
situation d'en tirer parti. La libéralisation des échanges serait
davantage une conséquence de la prospérité qu'une de ses
causes.
La critique de Rodrick et Rodriguez révèle une difficulté
propre aux sciences sociales : on ne peut isoler totalement une variable
pour en analyser les effets de manière autonome. Il est
indéniable que l'ouverture commerciale est rarement un fait
isolé, et qu'elle est presque toujours conjointe à des facteurs
internes de croissance, ce qui rend problématique la
détermination des liens de causalité.
On peut toutefois faire valoir que l'argument peut être
renversé : l'ouverture internationale peut fournir de puissantes
incitations à la réforme interne. Les réformes mises en
oeuvre par les pays d'Europe centrale et orientale, pour préparer leur
adhésion à l'Union européenne, ou par la Chine, en vue de
son adhésion à l'OMC, en attestent.
L'intensification de la concurrence internationale conduit également les
agents privés à s'adapter, en recherchant les gains de
productivité, ou en investissant davantage dans la recherche et
développement, par exemple.
De plus, l'insertion dans l'économie internationale permet d'avoir
accès plus facilement aux éléments matériels
(technologies), ou intellectuels (méthodes de management, règles
juridiques...), qui sont indispensables à l'efficacité
économique sur le plan interne. Comme l'indiquait Rudiger Dornbusch dans
son commentaire de l'article de Sachs et Warner, « l
e commerce des
marchandises n'est peut-être que la moindre des choses dont
bénéficie une société ouverte. L'échange
direct des idées, des méthodes, l'émulation d'une
réussite ailleurs peuvent jouer un rôle tout aussi
capital
».
Et, comme l'a rappelé M. Patrick Messerlin au cours de son audition,
«
il n'y a pas, dans l'histoire, d'exemple de pays protectionniste
ayant connu le succès économique sur la longue
durée
». A long terme, l'ouverture apparaît donc
comme un ingrédient indispensable de la croissance économique.
Il est vraisemblable qu'existe en fait un cercle vertueux de
libéralisation et de croissance : les périodes de forte
croissance semblent encourager l'ouverture des marchés (probablement
parce que la croissance atténue les problèmes d'ajustement et
réduit la résistance aux changements) et l'ouverture des
marchés elle-même favorise la croissance
47
(
*
)
. L'ouverture commerciale et
financière serait ainsi une politique utile pour accélérer
la croissance dans les pays qui disposent déjà d'une bonne
gouvernance politique et économique interne. Son effet n'est pas neutre.
En revanche, une politique de libéralisation mal conduite (sans
politiques d'accompagnement macroéconomiques ou structurelles
adaptées à la situation concrète du pays) peut conduire
à des échecs, comme l'a illustré la crise asiatique de
1997 (la fragilité des systèmes bancaires nationaux ne leur a pas
permis de faire face aux conséquences de la libéralisation des
flux financiers).
Si l'on admet que l'ouverture stimule la croissance, quel effet la
libéralisation des échanges aura-t-elle, par ce biais, sur
l'environnement ?
* 45 J. Sachs et A. Warner, « Economic reform and the process of global integration », Brookings paper on economic activity, 1, 1995.
* 46 D. Rodrick et J. Rodriguez, « Trade policy and economic growth : a skeptic guide to the cross national evidence », NBER Macroeconomics Annual, 2002.
* 47 Cf. A. Harrison, « Openness and Growth : a time-series, cross-country analysis for developing countries », NBER Working paper n° 5221, août 1995.