2. Une dynamique salariale paradoxale alimentée par des processus propres au football
Le maintien, dans un premier temps, d'un flux financier important lié aux transferts ne représente pas le seul prolongement inattendu intervenu après l'arrêt Bosman. Le gonflement des masses salariales supportées par les clubs a constitué, dans une certaine mesure , un paradoxe .
L'explication de ce paradoxe passe par la prise en compte des particularités du marché du travail des footballeurs professionnels et du travail sportif lui-même.
a) La segmentation du marché du travail et ses conséquences
L'analyse du marché du travail des footballeurs professionnels débouche sur le constat d' un marché fortement segmenté . Or, la théorie économique confère à la segmentation des marchés des propriétés particulières qui semblent dotées d'un fort pouvoir explicatif des phénomènes salariaux intervenant dans le football, malgré la globalisation en cours depuis l'arrêt Bosman.
(1) Constats
UN MARCHÉ DU TRAVAIL SEGMENTÉ La formation des salaires des joueurs de football professionnel produit des inégalités salariales très accusées , avec un phénomène de forte hausse des salaires de quelques vedettes et, en lien avec ce phénomène, à l'existence de quelques situations salariales particulièrement élevées. Ces constats dessinent le panorama d'un marché du travail des footballeurs professionnels fortement segmenté . Les spécialistes mettent en évidence plusieurs catégorisations. Pour certains, trois catégories coexistent : les vedettes , les « intermédiaires », les « porteurs d'eau ». Pour d'autres , deux segments sont à différencier, un segment primaire et un segment secondaire, le premier comportant deux niveaux : le segment primaire inférieur et le segment primaire supérieur. |
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Segments |
Salaire brut annuel |
Nombre de joueurs |
Répartition selon les clubs (nombre)* |
|
|
supérieur |
plus de 4 MF |
28 |
PSG (10), Monaco (8), Bordeaux , Nantes (4), Auxerre , Strasbourg (1) |
Primaire |
inférieur |
entre 2,5 et 4 MF |
58 |
Auxerre , PSG (8), Nantes (7), Bordeaux (6), Lyon, Monaco , Strasbourg (5), Lens, Metz (4), Bastia, Le Havre, Lille, Montpellier, Rennes, St-Etienne (1) |
Secondaire |
moins de 2,5 MF |
314 |
Quasi exclusivement dans les 15 clubs n'appartenant pas au secteur central |
|
* En caractères gras, les cinq clubs composant le secteur central du championnat regroupent 27 des 28 joueurs du segment primaire supérieur et 61 des 86 joueurs de l'ensemble du segment primaire. Cette proportion illustre la forte concentration des meilleurs postes dans une petite minorité de clubs. Source : « Analyse économique du sport ». PUF 1998 |
La segmentation du marché du travail ainsi présentée à partir des travaux de Jean-François Bourg conduit aux constats suivants.
« Les conditions d'appartenance au segment primaire sont remplies par 86 joueurs, soit 21,5 % de l'effectif professionnel de division 1 . Cet espace réunit tous les internationaux français évoluant sur le territoire national ainsi qu'une vingtaine d'étrangers également internationaux. Le segment primaire comprend une partie « supérieure » ( 28 joueurs, soit 7 %). 27 d'entre deux évoluent dans les cinq grands clubs disposant d'un budget de 170 MF au moins, ayant eu accès au titre de champion de France, participant régulièrement à la Coupe d'Europe et stable à ce haut niveau. Ils ont une ancienneté de huit ans et jouent dans une équipe nationale. Une mobilité interclubs avec promotion distingue le segment primaire supérieur du segment primaire inférieur qui connaît un processus d'internalisation. Dans le segment secondaire , 314 joueurs plutôt jeunes proviennent directement des centres de formation ou/et évoluent dans des clubs instables et dont le budget varie entre 30 et 87 MF. Ces joueurs sont relativement peu payés (la moitié reçoit moins de 50 000 F par mois), issus des centres de formation de petits clubs soumis à une forte instabilité (alternance divisions 1 ou 2, ou inférieures), subissant leur mobilité, synonyme parfois de sortie du professionnalisme, et occupant des postes plutôt obscurs, défensifs expliquant leur anonymat. Une bonne partie de ces joueurs sont remplaçants dans leur club . »
L'insuffisante disponibilité des données individuelles sur les salaires des joueurs professionnels ne permet pas de valider totalement ces distinctions. Toutefois, plusieurs éléments invitent à en admettre la validité .
On peut citer en premier lieu les résultats de l'étude empirique de Bourg portant sur des données du milieu des années 80 qui montre que 10 % des joueurs les mieux payés recevaient alors 40 % de la masse salariale , tandis que les 10 % les moins payés ne « concentraient » que 3 % des salaires versés . Par ailleurs, l'intuition conduit à penser qu'il existe une différence salariale très forte entre un joueur international, meneur de jeu d'un grand club européen et un joueur évoluant dans les lignes arrières d'un club de L2.
Enfin, les cadres de l'analyse économique permettent de prévoir une telle segmentation.
La segmentation du marché du travail dans le football professionnel apparaît à la fois naturelle et comme un résultat des conditions de fonctionnement économique du secteur.
Ainsi, la fixation des salaires des joueurs de football professionnel ne relève pas des mécanismes d'un marché de concurrence pure et parfaite de type classique . Elle s'inscrit dans le contexte de « marchés imparfaits » du fait même de la segmentation du marché du travail qu'on observe.
En effet, les hypothèses associées au modèle classique de fonctionnement du marché du travail veulent, en particulier, qu'il existe une atomicité de l'offre de travail. Dans une telle configuration, une concurrence entre les salariés intervient, qui contribue à la formation du prix du travail, et joue à la baisse de ce prix. En outre, le marché du travail décrit par la théorie classique est continu, c'est-à-dire que les différences de rémunération sont graduelles, en fonction de la productivité de chacun.
Or, le travail sportif ne vérifie pas cette hypothèse . Les sportifs ne sont pas entièrement substituables les uns aux autres. Il se dégage , dans ce domaine comme dans tous les secteurs du spectacle vivant, une élite constituée de « stars », reconnues comme telles en raison de leur apport sportif, mais aussi de leur « capacité à remplir les fauteuils », c'est-à-dire, pour les footballeurs, en raison de l'augmentation de la valeur marchande de l'équipe qu'ils apportent.
Le prix de ces joueurs possède deux particularités : il excède, de loin, celui des autres joueurs ; il n'est pas précisément déterminable a priori puisqu'il correspond, le plus souvent, à des espérances de gains, à la probabilité incertaine, seconde caractéristique qui produit des effets puissants sur l'équilibre économique des clubs 21 ( * ) .
Plus généralement, avec la segmentation du marché du travail, trois catégories de marchés semblent coexister :
- pour les vedettes , un marché du travail quasi-monopolistique ;
- pour les joueurs « intermédiaires », un oligopole ;
- pour les « porteurs d'eau », un oligopsone.
Le marché du travail des vedettes est caractérisé par la situation de quasi-monopole qui est la leur . Il n'existe, pour ce segment de footballeurs, que fort peu de joueurs substituables et, malgré le nombre assez faible des clubs en mesure de les employer, il existe un nombre suffisant d'employeurs potentiels pour qu'il existe une concurrence entre les clubs. Dans une telle situation , on montre que le salaire n'est pas imposé au monopoleur par la rencontre de l'offre et de la demande, sur un marché donné, mais que le monopoleur , dégagé de la concurrence de ses pairs , est en mesure de fixer son prix , sous la contrainte de la capacité financière de son acheteur 22 ( * ) .
L'existence de joueurs vedettes peut sembler naturelle et refléter des talents sportifs inégaux. Mais, en soi, elle est un facteur important de segmentation avec les effets associés à cette caractéristique.
Les études empiriques confirment l'importance de ce phénomène dans l'économie du travail du football . La concentration des coûts salariaux y est particulièrement forte et, qui plus est, elle est croissante.
Ces études établissent une relation directe entre le niveau des masses salariales , elles-mêmes dépendantes du niveau des recettes, et la différenciation des salaires . Si, plus les masses salariales sont importantes, plus le salaire moyen est élevé, elles relèvent aussi qu'alors plus la dispersion des rémunérations est grande .
Une comparaison interdécile conduite dans le temps semble confirmer cette différenciation.
Evolution de la dispersion des revenus
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|
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Rapport des deux déciles extrêmes
|
Championnat France football
|
10,2 |
Championnat France football
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13,3 |
Source : « Analyse économique du sport ». PUF 1998
Pour les deux années de référence (1979, 1988), les joueurs du décile inférieur absorbaient 3,05 % et 3 % de l'ensemble des salaires et ceux du décile supérieur 31,2 % et 40 %. Autrement dit, l'écart salarial entre les footballeurs les mieux payés et ceux du bas de l'échelle s'est amplifié alors que la situation de départ montrait déjà l'existence d'une forte concentration des salaires au profit des joueurs les mieux rémunérés.
Il n'y a probablement pas beaucoup de secteurs économiques où 10 % des salariés occupant des postes de travail comparables se voient attribuer une si forte proportion des salaires (40 % en 1987-1988).
La s egmentation ne s'arrête pas à cette différenciation entre vedettes et autres joueurs. Plusieurs catégories de joueurs se dégagent et une forte dispersion des revenus apparaît. Pour la saison 1995/96, le revenu annuel moyen, après avoir augmenté fortement, de 100 000 F en 1979 à 900 000 F en 1989, s'établit à 850 000 F. L'échelle des salaires annuels des 400 professionnels de division 1 était la suivante : 28 joueurs percevaient plus de 4 MF, 58 avaient un gain compris entre 2,5 et 4 MF et 314 enregistraient un revenu inférieur à 2,5 MF 23 ( * ) .
Un tel constat paraît généralisable à l'ensemble du football européen.
Ainsi, en Italie, l'évolution de la structure des rémunérations témoigne d'un renforcement de la segmentation aux deux extrémités de l'échelle. Le pourcentage des joueurs payés au-delà de 1 million d'euros par an a fortement progressé de 16 à 27 % en trois ans. Celui des joueurs du bas de l'échelle, comme par compensation, a lui aussi nettement augmenté, de 20 à 32 % du total des joueurs.
On observe ainsi une concentration des joueurs dans les strates opposées de rémunérations, la plus basse et la plus haute.
Evolution de la structure des
rémunérations
(en %) |
||||
|
30/06/1998 |
30/06/1999 |
30/06/2000 |
30/06/2001 |
< 103 milliers d'euros par an |
20,0 |
25,0 |
28,4 |
32,2 |
104 - 258 » » |
20,2 |
14,6 |
10,1 |
8,8 |
259 - 516 » » |
24,4 |
23,4 |
20,4 |
15,5 |
517 - 1 033 » » |
19,5 |
17,0 |
16,9 |
16,7 |
Plus de 1 033 » » |
15,9 |
20,0 |
24,2 |
26,8 |
Total |
100 |
100 |
100 |
100 |
Les théories de la segmentation mettent l'accent sur l'importance des « marchés internes » du travail , définis par Doeringer et Piore comme étant « des unités administratives où la rémunération et l'allocation du travail sont gouvernées par un ensemble de règles et de procédures administratives ». (Doeringer et Piore, 1971). Le marché interne du travail se différencie du marché externe de la théorie économique classique dans lequel les décisions de rémunération, d'allocation et de formation sont contrôlées directement par des variables économiques. Les emplois du marché interne sont à l'abri des influences des forces concurrentielles qui, en revanche, agissent sur le marché externe.
Sur le segment primaire supérieur , celui des vedettes , les transferts s'accompagnent d'une hausse sensible de leurs revenus et d'une valorisation de leur statut. Ces vedettes négocient souvent des contrats avec une clause libératoire annuelle (durée minimale du contrat). Cette grande liberté du travail leur profite dans la mesure où elle stimule les surenchères des clubs riches désirant améliorer leur potentiel de jeu et conquérir un public supplémentaire.
Les propriétés des marchés internes touchent les joueurs en action sur le segment primaire inférieur . Une cinquantaine de professionnels, en France, bénéficient d'une forte stabilité dans leur club et des possibilités de promotion interne. Chaque partie y trouve son compte. Les clubs ont réalisé des investissements en formation et s'efforcent de réduire la rotation de leurs effectifs en leur offrant un plan de carrière 24 ( * ) . Et ce d'autant plus qu'ils n'ont pas les moyens financiers d'accéder au segment du marché des très bons joueurs. Auxerre, Metz et Nantes pratiquent ce mode de gestion. Par ailleurs, ces joueurs sont moins exposés à la concurrence et à la précarité.
Enfin, la plupart des joueurs appartiennent au « marché externe », celui qui se rapproche du marché classique de concurrence pure et parfaite, dans la mesure où la confrontation de l'offre et de la demande régule son fonctionnement. Postes instables, précarisés par les aléas sportifs subis par leurs clubs, avec peu de perspectives de promotion et une durée de carrière courte (4-5 ans), telles sont les caractéristiques de ces emplois secondarisés.
(2) Quelles conséquences ?
Si la segmentation du marché du travail des footballeurs est une caractéristique forte, elle n'explique pas , en soi , l'augmentation des coûts salariaux . Au contraire, elle pourrait être l'expression d'une régulation naturelle des coûts où le processus d'accentuation de la hiérarchisation des salaires serait le résultat d'un « jeu à somme nulle » : l'augmentation des rémunérations des vedettes serait compensée par la paupérisation des autres joueurs.
Toutefois , les modalités de la segmentation du marché du travail des footballeurs décrites plus avant sont telles qu'un pareil processus ne peut être observé .
Les contacts entre le segment primaire supérieur et le segment primaire inférieur ne sont pas entièrement rompus et l'envol des rémunérations des stars exerce un effet de contagion sur l'ensemble .
Dans le football, le phénomène de segmentation ne peut aller à son terme pour au moins trois raisons.
D'une part , pour les joueurs appelés à être intégrés dans les équipes , le caractère collectif des formations représente une limite, en ce sens qu'il est très délicat de faire fonctionner une équipe dont les joueurs connaissent des rémunérations très éloignées les unes des autres. Ainsi, l'augmentation des revenus des « stars » a induit une augmentation des revenus des joueurs relevant d'autres catégories , par contagion. Celle-ci, pour être moins importante que celle des vedettes, a permis d' éviter un creusement insupportable des inégalités de rémunération entre joueurs effectivement utilisés .
D'autre part, le segment des joueurs recevant les plus importantes rémunérations s'est élargi.
Enfin, l'augmentation des revenus du travail dans les pays les mieux dotés a exercé une pression à la hausse des salaires dans les espaces concurrents en raison de la globalisation du marché du travail et du fait de l'européanisation des compétitions auxquelles se livrent les clubs, tant sur les terrains, que sur les marchés liés au football.
b) L'application au football de la « théorie du salaire d'efficience »
Ce processus a pu être favorisé par un autre phénomène explicatif de la formation des salaires dans le football dont rend compte une autre théorie du salaire, alternative à la théorie classique , la « théorie de « salaire d'efficience ».
L' importance du niveau des salaires versés aux joueurs de football et l' alourdissement de ce poste dans les budgets des clubs, mais aussi par rapport à l'évolution de leurs recettes conduit à constater un décrochage entre la productivité des joueurs et leur rémunération . La théorie du « salaire d'efficience » semble rendre compte des processus en oeuvre . Selon elle, le salaire n'est pas le résultat d'une simple rencontre entre offre et demande de travail, elles-mêmes déterminées par les ressorts classiques des agents évoluant des deux côtés du marché du travail.
L'employeur considère, non seulement la comparaison entre la productivité du travail et son prix, mais encore la nécessité de rémunérer l'engagement du salarié . Il est ainsi conduit à offrir à celui-ci un salaire supérieur à sa productivité , dans l'espoir que , de ce fait, l'effort du salarié au bénéfice de l'entreprise soit , sinon augmenté , du moins maintenu . Plus la concurrence entre les employeurs est vive , et par conséquent plus élevé est le risque de défection, plus la théorie trouve à s'appliquer .
La généralisation des versements de salaires ainsi déterminés a deux conséquences : la perspective de déficits du fait d'un défaut de proportion entre les salaires et les recettes ; l' existence d'un chômage involontaire afin de rétablir cette proportion en rationnant le nombre des personnes employées.
Le fonctionnement du football professionnel semble vérifier la plupart des propriétés qui déclenchent les pratiques salariales dont veut rendre compte la théorie du salaire d'efficience. L'attachement du joueur à son club, l'incitation à ce qu'il « dépasse ses limites », l'existence d'une forte concurrence entre employeurs sont autant de réalités observables. Certains comportements, a priori , extravagants, viennent confirmer les enjeux particulièrement accusés d'un attachement de certains joueurs pour les clubs : on a pu ainsi observer que certaines équipes s'attachaient les services de joueurs, non pas pour les faire jouer, mais pour priver les adversaires de leurs services. Enfin, les conséquences attendues par la théorie sont observables : l'existence de déficits et d'un important chômage sont notables.
Ce dernier aspect est l'un des problèmes que le fonctionnement du marché du travail du football professionnel a suscités.
* 21 On revient plus loin sur les conséquences des difficultés de fixation de la rémunération des stars, qui est une des causes majeures des déséquilibres économiques que connaît le football professionnel.
* 22 Contrainte trop souvent théorique dans le monde du football.
* 23 A ces sommes s'adjoignent diverses primes et indemnités prévues au contrat des joueurs qu peuvent multiplier par 2 ou 3 leur salaire de base.
* 24 Le coût de formation d'un joueur professionnel serait de 5 MF (source : Ligue).