C. LES GRANDS DÉBATS DE LA SESSION

L'ordre du jour de la session d'été a fait place à deux débats économiques importants : l'un concernant l'euro et la grande Europe et l'autre le rôle de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement dans le développement économique de l'Europe centrale et orientale.

Il a également permis à l'Assemblée de continuer à s'intéresser aux problèmes politiques du continent notamment en examinant la situation en Turquie et en revenant sur celle de l'Arménie, qui avait déjà fait l'objet d'un débat lors de la précédente session, à l'occasion du discours du Président arménien, M. Robert Kocharian, et du débat qui l'a suivi.

Enfin, l'Assemblée a abordé les problèmes environnementaux et de société en se penchant sur l'esclavage domestique, le rôle des femmes dans la prévention et le règlement des conflits, l'interdiction des châtiments corporels des enfants et les modalités de gestion de l'eau en Europe.

1. Deux débats économiques

a) L'euro et la grande Europe

L'Assemblée a examiné le rapport de M. Robert Walter (commission des questions économiques) sur l'euro et la grande Europe lors de sa séance du lundi 21 juin après-midi.

Le rapporteur a souligné les efforts importants réalisés par les dix nouveaux Etats membres de l'Union pour se préparer à l'entrée dans la zone euro et invité les membres de l'Union économique et monétaires à faire preuve d'une « compréhension à la hauteur de ces efforts » pour faciliter une entrée rapide de ces Etats. Il a également insisté sur la nécessité pour de nombreux Etats de procéder à des réformes structurelles pour profiter au mieux de la période de croissance qui semble s'annoncer dans la zone euro.

Après l'exposé du rapporteur, M. Jean-Claude Trichet, Président de la Banque centrale européenne est intervenu. Le début de son discours a été marqué par l'incident évoqué ci-dessus que le compte-rendu relate ainsi :

« LE PRÉSIDENT (Interprétation) donne la parole à M. Trichet, président de la Banque centrale européenne.

M. TRICHET, président de la Banque centrale européenne s'exprimant en anglais (Interprétation) a le grand honneur de s'adresser à l'Assemblée parlementaire et a entendu avec plaisir le rapporteur dont il partage largement les observations. L'euro trouve effectivement son origine dans l'effondrement du système de Bretton Woods.

M. LONCLE (France) . - Monsieur le Président, vous pourriez parler français. Ce serait la moindre des choses ! (Il se lève et quitte l'hémicycle)

M. TRICHET Ecoutez, ne partez pas avant que ...

M. SALLES (France) . - Cela ne se fait pas !

M. TRICHET. - Messieurs, laissez-moi seulement vous indiquer que...
(MM. Loncle, Salles, Goldberg, Legendre, Geveaux et Schreiner (France) quittent l'hémicycle)

M. TRICHET (France) . - Je tiens à indiquer, en français, aux parlementaires présents que, dans ma propre institution, la langue de travail est l'anglais. C'est la raison pour laquelle j'ai commencé mon exposé dans cette langue avec l'intention de poursuivre en anglais puis en français conformément à ce que vous, Monsieur le Président, pourriez souhaiter.

LE PRÉSIDENT (Interprétation) rappelle que l'orateur peut s'exprimer en français ou en anglais, comme il le souhaite. C'est la première fois que des membres d'une délégation quittent l'hémicycle en invoquant la langue utilisée par l'orateur. Le Président se dit profondément désolé par cet incident qu'il regrette. (Applaudissements)

M. Jean-Claude Trichet a ensuite exposé les éléments suivants :

« M. TRICHET (Interprétation) indique qu'il s'exprimera donc en anglais puis en français.

Il se dit d'accord avec les remarques faites par le rapporteur concernant les avantages de l'euro. Il évoque un avantage supplémentaire non mentionné : au moment de la création de l'euro, on voulait permettre à tous les 306 millions de citoyens européens de bénéficier des taux d'intérêt de marché très faibles qui se pratiquaient dans une partie seulement de l'Europe. Cet argument important a véritablement présidé à la création de l'euro. Ce fut une véritable prouesse sur le plan technique que d'offrir une courbe de rendements de taux d'intérêt aussi favorable aux citoyens européens. Ce succès remarquable n'avait d'ailleurs pas été prévu par les milieux financiers.

Le rapport fait également mention des inconvénients de l'euro et de l'éventualité de chocs économiques. M. Trichet pense que la réalité est plus nuancée. On constate en effet que dans un monde en évolution rapide, où les chocs économiques sont fréquents, l'euro a au contraire eu un impact au total bénéfique. Par ailleurs, le Pacte de stabilité et de croissance, s'il est respecté, amortit les effets d'un choc économique et permet aux divers Etats membres de faire face à des chocs asymétriques en fonction de leurs propres politiques économiques. Il ne faut pas oublier que l'Union est à la fois économique et monétaire et que les deux vont de pair.

Le Conseil des Gouverneurs de la BCE a rappelé que le Pacte de stabilité et de croissance est le fondement de la partie économique de l'UEM. Le Conseil des Gouverneurs est d'avis qu'il ne faut modifier ni le texte du traité, ni le texte du Pacte lui-même mais améliorer la gestion du Pacte en mettant davantage l'accent sur la politique budgétaire à long terme et en considérant l'ensemble du cycle économique.

M. Trichet est d'accord avec la nécessité de réformes structurelles envisagées dans le rapport. Il rappelle qu'il y a un consensus européen en ce qui concerne le diagnostic fait à Lisbonne ainsi que sur le calendrier proposé. L'Europe doit utiliser pleinement les possibilités dont elle dispose pour encourager les réformes structurelles.

M. TRICHET poursuivant en français. - Le point suivant de mon exposé me paraît très important puisqu'il s'agit de l'élargissement de l'Union européenne. J'ai noté avec beaucoup d'émotion que désormais, l'Union européenne était majoritaire dans votre Assemblée suivant le nombre de pays. C'est un moment historique. De même, la semaine dernière à la Banque centrale européenne, c'est avec émotion que nous avons tenu notre premier Conseil Général où nos nouveaux collègues ont pris officiellement leur place.

Première remarque : l'entrée de ces dix pays est extrêmement positive pour l'Europe dans son ensemble. Le formidable potentiel de croissance dont ils disposent bénéficiera à tous les Européens. Il est dommage que l'on ait excessivement insisté sur les aspects négatifs de l'élargissement alors que, selon notre analyse, les aspects positifs l'emportent, et de loin.

Notre analyse est aussi qu'il faut préparer très soigneusement l'entrée dans le mécanisme de change d'abord, dans l'euro ensuite. Cette entrée est en effet une décision très importante. On entre dans l'euro une fois pour toutes. On n'a pas le droit à l'erreur, ni à l'insuffisance de préparation. Se tromper ce serait de ne pas avoir suffisamment bien convergé, non seulement en termes nominaux, c'est-à-dire en faisant la photographie instantanée des critères de Maastricht mais aussi dans une perspective durable, car il faut assurer la convergence économique et monétaire dans la durée.

La préparation très soigneuse, très professionnelle, très attentive nous paraît être absolument nécessaire. D'ailleurs, nous sommes en plein accord, je dois le dire à votre Assemblée, avec l'ensemble de nos collègues, l'ensemble des banques centrales concernées, avec lesquelles nous avons eu l'occasion de préparer leur propre entrée formelle, légale, dans le Système Européen de Banques Centrales.

Votre rapporteur a abordé une position technique sur, précisément, le critère de stabilité dans le mécanisme de change. Je mentionne simplement que la position stratégique du Conseil des gouverneurs de la BCE est tout à fait clairement reproduite en annexe - et j'en remercie M. Walter - dans le document de l'Assemblée parlementaire sur l'Euro et la Grande Europe.

Dans ce document, vous le verrez, nous disons que la question de l'absence de tensions sévères au sein du mécanisme de change doit être examinée avec de multiples critères, en étudiant le degré de déviation par rapport aux cours centraux au sein du mécanisme de change, tout d'abord - mais nous ne mentionnons pas de quantum particulier ou de sous-bande particulière. Nous disons qu'il faut examiner cela très soigneusement, en utilisant plusieurs indicateurs, les différentiels de taux d'intérêts à court terme mais aussi, en considérant le rôle joué par des interventions sur les marchés des changes. Si la stabilité des changes est acquise au prix d'énormes différences de taux d'intérêt courts et d'interventions nombreuses, on n'est pas en présence d'une vraie stabilité. Je n'en dis pas plus sur ce point, qui demande un véritable jugement au vu de l'ensemble des éléments du dossier.

En conclusion, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les Parlementaires, je vous remercie de votre attention et surtout de m'avoir donné l'occasion de vous exposer, brièvement, ce que nous pouvons penser sur ces points, absolument cruciaux, qui ont été particulièrement mis en évidence par M. Walter devant votre Assemblée il y a un instant. »

Intervenant dans le débat, M. Bernard Schreiner a insisté sur l'importance d'une entrée rapide des dix nouveaux Etats membres de l'Union européenne dans la zone euro, sur la nécessité de trouver les moyens d'un retour durable à la croissance et sur l'intérêt de développer un contrepoids politique face aux autorités monétaires européennes :

« Monsieur le Président, je m'exprimerai en français... Si, tout à l'heure, la délégation française a quitté l'hémicycle, c'est qu'elle a été profondément choquée d'entendre un ancien dirigeant français s'exprimer dans une autre langue que la sienne. Cela ne m'empêchera pas de féliciter M. Walter pour l'excellence de son rapport.

Monsieur le Président, mes chers collègues, en septembre 1946 au lendemain de la 2ème guerre mondiale, Winston Churchill, ancien Premier ministre britannique, lançait à Zürich un appel à la création des «Etats-Unis d'Europe». Cependant la guerre froide ne permit pas de réaliser une telle ambition. L'Europe a donc commencé plus modestement à se construire par secteurs d'activité, avec la signature, en avril 1951, du traité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier par l'Allemagne de l'Ouest, la France, la Belgique, l'Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. En 1957, ce fut le Traité de Rome instaurant la Communauté économique européenne. Quel chemin parcouru depuis !

Le Traité de Maastricht signé en février 1992, a scellé l'engagement sur la voie de l'Union économique et monétaire. L'euro est la monnaie unique qui a remplacé en 1999, la monnaie nationale de douze des quinze membres de l'Union européenne, et les dix nouveaux pays entrants du 1er mai ont tous vocation à rejoindre dès que possible la zone euro. Faut-il encore établir les avantages liés à la monnaie unique européenne ? Ils ont été évoqués, de même que les inconvénients.

L'adhésion de nouveaux Etats membres ne devrait avoir aucun effet sur la valeur externe de l'euro, puisque celle-ci sera déterminée par les conditions économiques de la zone euro, et en particulier par le maintien de la stabilité des prix. En revanche, à terme, l'élargissement de l'Union européenne étendant la zone géographique de circulation de l'euro, il est clair que chaque pays devra approfondir son processus de réformes structurelles, administratives et économiques afin de se doter de solides structures économiques lui permettant d'adopter les objectifs de stabilité de l'Union économique et monétaire en matière de fiscalité et de prix. L'entrée dans la monnaie unique se fera donc au cas par cas. Les réels progrès accomplis par les dix nouveaux membres de l'Union européenne, la confiance qu'ils manifestent dans cette monnaie méritent d'être soulignés.

Il est par ailleurs évident que l'élargissement de la zone euro représente un intérêt politique réel et constitue, à terme un facteur d'affirmation et de succès. Je pense que ces facteurs devraient nous amener à ne pas exiger de ces pays plus qu'il n'a été demandé aux pays fondateurs de l'euro lors de leur adhésion.

Le réel succès que constitue l'introduction de la monnaie unique européenne, symbole de la volonté d'unité des nations européennes, ne doit toutefois pas cacher certaines inquiétudes. La croissance demeure faible dans la zone euro. Certains économistes, tel Jean-Paul Fitoussi, directeur de l'Observatoire français des conjonctures économiques, soulignent que la gestion d'une monnaie est déstabilisatrice si elle conduit à son appréciation en période de ralentissement de la croissance, et à sa dépréciation en période de reprise. De ce point de vue, force est de constater que depuis le début des années 1990, l'évolution du taux de change de l'euro fut largement paradoxale.

Or, l'appréciation d'une monnaie, quand elle n'est pas la conséquence d'une demande interne dynamique a un effet dépressif sur l'activité et l'inflation. Comme le rappelle très justement M. Walter dans son rapport, la force actuelle de l'euro réside davantage dans la faiblesse du dollar que dans la croissance de l'euroland.

S'il n'est pas question de limiter l'indépendance de la Banque centrale européenne, il convient de rappeler ici que le pouvoir politique ne saurait se dispenser de s'impliquer dans la politique de change et qu'il convient de réfléchir à la mise en place d'un contrepoids politique réel - certains parlent d'un gouvernement économique de l'Union - face aux autorités monétaires. Espérons que l'avenir nous permettra de progresser sur ce point, même si nous savons tous qu'il s'agit d'une question complexe et délicate.

Il est de l'intérêt de tous d'établir en Europe les bases d'une croissance forte et durable. La monnaie unique doit nous y aider comme elle doit nous permettre de confirmer l'ancrage européen des nouveaux pays membres. Beaucoup de travail nous attend donc et, dans cette optique, je considère comme très positifs, le rapport de M. Walter et la proposition de résolution qu'il comporte et je les soutiens. »

A l'issue de ses débats l'Assemblée a adopté la résolution n° 1379 qui souligne notamment le nécessaire respect du Pacte de stabilité et de croissance, l'importance d'une revitalisation économique dans la zone euro grâce à une réforme structurelle et l'intérêt de faciliter une entrée rapide des nouveaux Etats membres de l'Union européenne dans l'Union économique et monétaire.

b) Contribution de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement au développement économique en Europe centrale et orientale

La contribution de la BERD au développement économique en Europe centrale et orientale a été examinée par l'Assemblée lors de sa séance du mardi 22 juin après-midi sur le rapport de Mme Jane Griffiths (commission des questions économiques) qui a en particulier souligné que le récent élargissement de l'Union européenne marque la fin d'une étape importante pour la BERD mais que sa tâche est loin d'être achevée notamment en raison d'obstacles persistants sur le chemin du développement dans de nombreux pays (dysfonctionnements de la démocratie, manque de transparence dans les affaires publiques, insuffisante prééminence du droit et importance des disparités sociales).

Intervenant après le rapporteur, M. Jean Lemierre, Président de la BERD, a apporté les précisions suivantes :

« Madame Griffiths, je vous remercie pour votre rapport et pour le travail de votre commission. C'est avec plaisir que je viens devant votre Assemblée. Vous avez tout dit madame. Que puis-je ajouter à votre excellent rapport ? Peu de choses. Je me limiterai donc à quelques remarques.

L'événement le plus important est l'élargissement de l'Union européenne ; huit États, pays d'opérations de la Banque, en sont devenus membres. Cela me suggère trois remarques.

D'abord, ce résultat est le leur, suite à un parcours remarquable. Quelles que soient les difficultés, ce qu'ils ont accompli augure bien de leurs capacités à s'intégrer dans l'Union européenne. Pour autant, ils ont besoin de soutiens. C'est la raison pour laquelle les gouvernements de ces pays et l'ensemble des actionnaires de la Banque ont souhaité que nous continuions à opérer dans ces huit pays avec nos amis et collègues de la Banque européenne d'investissement, chacun dans son domaine d'excellence.

Il est clair que celui de la BERD est l'investissement privé. Nous traiterons en priorité les questions relatives à la restructuration des entreprises anciennes. Il y en a encore beaucoup malheureusement, notamment dans le secteur de l'aciérie, des chantiers navals, des mines. Nous traiterons aussi les créations d'entreprises et d'emplois en finançant le secteur bancaire et les entreprises de taille moyenne, en aidant ces pays à créer de l'activité et de la recette fiscale qui est un de leurs problèmes.

Je m'intéresserai maintenant aux pays encore en dehors de l'Union. D'abord, la Bulgarie et la Roumanie sont des pays sur lesquels nous portons une attention toute particulière pour les aider à préparer leur entrée dans l'Union européenne, je l'espère en 2007, dans les meilleures conditions possibles. Il y a bien entendu la Croatie à laquelle des signaux viennent d'être donnés. Mais ce n'est pas suffisant, nous partageons pleinement votre point de vue : l'Europe ne doit pas recréer une frontière, il faut regarder au-delà. La Banque le fait depuis plus d'une dizaine d'années dans tous les pays des Balkans et du Caucase, et l'Ukraine. Toutes ces relations que l'Union européenne appelle désormais de voisinage, doivent être enrichies, restructurées. Les enjeux sont multiples. Ils sont économiques, sociaux, l'immigration par exemple. Mais cela peut aussi être la sûreté nucléaire en Ukraine.

Ce sont des pays auxquels nous prêtons une attention toute particulière, disons, une attention accrue. En voici un exemple, les actionnaires de la Banque ont décidé de tenir la prochaine assemblée annuelle à Belgrade, en mai prochain, comme un signe très fort de l'intérêt porté à l'ensemble des Balkans dans une situation qui, je l'espère, s'améliore, se consolide et doit être davantage sur la carte des investisseurs.

Pour terminer, je soulignerai que ce qui vient de se passer en Europe centrale montre l'énorme force d'attraction et d'incitation aux réformes que constitue l'Union européenne. Voilà qui est une leçon pour nous. Il est clair que beaucoup de réformes ont été accomplies, parfois très difficilement, grâce à ces perspectives.

Autre remarque importante sur la région : le prix du pétrole a un impact important sur de nombreux pays et d'abord sur les pays producteurs : la Russie, le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan notamment. Cette situation est excellente puisqu'elle fournit un surcroît de recettes. Mais cette situation peut créer aussi des difficultés et vous les connaissez car la théorie économique en a abondamment parlé. Au fond, l'argent du pétrole peut être à l'origine d'incitation à faire des réformes et des progrès ailleurs. C'est un enjeu tout à fait essentiel pour l'est de la région. Je pense en particulier à la diversification de l'économie russe et de l'économie kazak, qui sont profondément souhaitées par les gouvernements de ces pays. Ce sont des enjeux majeurs pour nous.

Nous mettons de plus en plus l'accent sur la diversification économique pour créer de la soutenabilité économique et sociale de moyen terme. Les investisseurs y répondent de manière positive : d'où l'extrême importance du climat d'investissement dans ces pays où il y a incontestablement un progrès si l'on tient compte des cinq ou dix dernières années. Tout le monde a conscience, dans ces pays, de l'importance de la prédictibilité des décisions, de leur clarté et du respect de la règle de droit. Sans cela, les investisseurs seront réticents alors que le mouvement est bien engagé et doit être accentué au cours des mois et des années qui viennent. Nous y sommes extrêmement attachés.

La troisième remarque portera sur les pays pauvres. Malheureusement, la région qui fait des progrès dans son ensemble, tous nos indicateurs le montrent, vous l'avez rappelé tout à l'heure, madame, la région connaît des difficultés dans certains pays. Ces pays sont connus. Ils sont au nombre de sept : la Moldavie, la Géorgie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, le Tadjikistan, le Kirghizstan et l'Ouzbékistan. Ce sont des pays qui, dans ce processus de transition, ont une tendance à régresser.

L'analyse que nous faisons est relativement simple : ces États sont très endettés et le FMI, à juste titre, leur demande de ne pas s'endetter davantage. Ils ne pourraient d'ailleurs pas le faire. Le financement du développement par l'emprunt des Etats est quasiment impossible ou extrêmement limité. De leur côté, les grands investisseurs étrangers s'intéressent peu à ces pays.

Nous avons décidé pour notre part, d'essayer de trouver une réponse à ces questions et de réagir. La manière pour une Banque de réagir, c'est de prendre davantage de risques. Telle est la décision que nous venons de prendre avec un très fort soutien du conseil d'administration de la Banque, je tiens à l'en remercier. Nous allons prendre davantage de risques dans ces pays pour faire des prêts, non pas tout petits, ce que nous faisons déjà, non pas très gros car il n'y a pas de demande, mais de taille moyenne, environ 1 à 1,5 millions de dollars ou d'euros. Ce n'est pas très important mais c'est considérable pour ces pays. Les prêts seront au profit d'investisseurs locaux dont nous contrôlerons bien entendu l'intégrité et la gouvernance, en utilisant le droit local. Cette évolution est tout à fait majeure de notre point de vue. Nous allons simplifier nos procédures, prendre davantage de risques pour aider au développement d'un secteur privé encore embryonnaire mais qui peut créer des emplois et tramer un tissu économique un peu plus solide que celui qui existe aujourd'hui.

Pour l'initiative que nous venons de prendre, je tiens à remercier ici les nombreux pays donateurs qui nous aident à agir. Le risque est notre affaire. En revanche, l'éducation, la formation des entrepreneurs, la préparation d'un plan d'affaire, la formation aux techniques de vente, notamment d'exportation ne l'est pas. Nous n'avons pas la possibilité de faire nous-mêmes et beaucoup de pays donateurs nous aident en Europe et en dehors de l'Europe en contribuant à des fonds de soutien pour mener ces actions en même temps que nous finançons les entreprises. L'action convergente que nous conduisons est excellente.

Cela me conduira à aborder encore deux points que vous avez mentionnés. Brièvement, car le débat est connu. A la BERD nous avons une profonde conviction : il n'y a pas de développement économique et social durable sans transparence et sans démocratie. Voilà dix ans que nous essayons d'appliquer ces règles. Nous avons pris des mesures en faveur de deux pays de la région : le Bélarus et le Turkménistan. Le conseil d'administration de la Banque élabore actuellement une nouvelle stratégie sur le Turkménistan qui sera probablement votée demain. Je n'anticipe pas la décision du conseil mais je formule un constat identique et la stratégie restera la même, avec une grande fermeté. Nous avons connu le débat, je tiens à le mentionner, sur l'Ouzbékistan.

Je remercie votre Assemblée du soutien que vous nous avez apporté il y a un peu plus d'un an lorsque les actionnaires de la Banque ont décidé de tenir une assemblée annuelle à Tachkent. Nous avons alors établi un certain nombre de critères nécessaires pour mesurer les progrès politiques et les progrès économiques en étroite liaison avec beaucoup d'Organisations non gouvernementales. Nous avons fait une revue de ce qui se passe en Ouzbékistan. La conclusion que nous en tirons est que les progrès ne sont pas satisfaisants, ce qui nous a conduits à arrêter nos opérations dans le secteur public. Nous maintenons ouverts nos financements dans le secteur privé, mais pas dans le secteur public sauf pour les opérations qui ont un impact social, afin de ne pas pénaliser la population, ou un impact régional pour ne pas pénaliser les voisins. Nous avons donné un double signe à l'Ouzbékistan, qui est un signe d'engagement. Nous serons prêts à financer des projets si nous apercevons des progrès sensibles dans les domaines qui nous préoccupent. Dans un an, nous mesurerons les progrès et nous reprendrons une nouvelle décision.

Ma deuxième remarque porte sur le secteur énergétique qui est très important dans la région. Il est lourd, structurant pour tous les pays, ceux qui ont de l'énergie et ceux qui n'en n'ont pas. Dans cette région l'énergie est historiquement peu chère ou peu facturée, ce qui suscite quelques difficultés. D'où l'importance que nous accordons à l'efficience énergétique. Nous allons accentuer notre politique en la matière en faveur aussi des énergies renouvelables. Il est clair que toute cette dimension d'énergie durable est une orientation stratégique pour nous et pour tous les pays de la région, à la fois pour les producteurs afin d'éviter des gaspillages, et pour les consommateurs. Les investissements en la matière méritent d'être accrus.

En guise de conclusion, je vous donne deux informations.

La première, très brève, concerne la situation de la Banque : votre rapporteur la connaît bien, elle est bonne. En quatre ans, nous avons accru nos réserves d'un peu plus d'un milliard d'euros, ce qui nous permet de prendre davantage de risques ailleurs et de gérer avec détermination un mouvement qui préserve notre engagement en Europe centrale mais qui nous conduit de plus en plus vers le Sud-Est et vers l'Est. La transition mérite d'être encore soutenue ; les risques augmentent mais l'institution est plus ferme, rétablie, capable de prendre davantage de risques. Nous agissons en coopération étroite avec la Banque de Développement du Conseil de l'Europe. J'ai le plaisir de vous annoncer que nous sommes en train de réaliser ensemble deux projets importants qui auront un impact notamment sur la création d'entreprises et la lutte contre la pauvreté dans le Sud-Est. Cette coopération est tout à fait essentielle pour nous.

Ma deuxième remarque porte sur ce qui nous paraît de plus en plus évident dans la région. Le progrès vers l'économie de marché, la transparence, la règle de droit, la démocratie sont certes essentiels, mais n'oublions pas que le progrès doit être de plus en plus partagé. Cette question est probablement nouvelle dans la région. Je voudrais mentionner deux secteurs essentiels à nos yeux à moyen terme, à savoir la santé et l'éducation. Cette région a eu, voici une dizaine d'années, un acquis très élevé en matière de santé et d'éducation, malgré l'effondrement du système économique et politique, acquis qui ne doit pas être gâché. Les budgets nationaux doivent dès lors pouvoir mobiliser les ressources nécessaires pour investir en matière de santé et d'éducation. Certains pays ont tendance à ne pas accentuer suffisamment l'effort dans ces domaines. Le développement vers la démocratie et vers l'économie de marché ne pourra se faire efficacement qu'au profit de tous et par les hommes, et par les femmes, ce qui nécessite un effort en matière d'éducation et de santé. C'est la première fois que j'ai l'occasion de mentionner devant cette assemblée ces deux sujets qui ne ressortent pas du mandat de la banque mais sont extrêmement importants pour l'avenir de l'ensemble de la région.

Une fois encore, je tiens à vous remercier chaleureusement au nom de l'institution que j'ai l'honneur de diriger, pour le soutien constant, ferme et ouvert que votre Assemblée a offert à notre Institution. Merci pour le souci que votre Commission et vos rapporteurs portent à nos travaux ; j'espère que nous sommes suffisamment clairs et transparents à vos yeux. »

Premier intervenant de la Délégation française, M. Bernard Schreiner a insisté sur le soutien aux petites et moyennes entreprises, sur le phénomène des délocalisations et sur la contribution de la BERD à la consolidation démocratique :

« L'excellent rapport de notre collègue britannique, Mme Griffiths, est pour moi l'occasion de souligner au nom du Groupe du P.P.E. le rôle irremplaçable de la BERD dans le développement d'une Europe unie et pacifiée.

Souvenons-nous qu'en 1991, lors de la création de la Banque, le système communiste s'effondrait en Europe centrale et orientale, et les pays de l'ancien bloc soviétique avaient besoin d'aide pour développer leur économie dans un contexte démocratique. C'est pour relever ce défi que la BERD a été mise en place. Aujourd'hui, la Banque utilise l'investissement comme outil pour soutenir l'édification de l'économie de marché et de la démocratie dans vingt-sept pays, de l'Europe centrale à l'Asie centrale.

En 1992, le Conseil de l'Europe et la BERD ont signé un accord de coopération, et chaque année la présentation du rapport annuel de la Banque nous permet de débattre de l'évolution d'une institution dont l'activité est capitale pour l'avenir de notre continent. Elle est un établissement bancaire unique en son genre, puisque ses statuts précisent qu'elle ne peut intervenir que dans les pays qui s'engagent à respecter les principes démocratiques. Le respect de l'environnement, en outre, est un autre critère essentiel pour tous les investissements de la BERD, qui vise un développement sain et durable. Cela confère à la Banque un caractère à la fois politique et éthique, assez exceptionnel pour un établissement bancaire.

Mon intervention sera axée sur trois points : le soutien aux PME, la crainte des délocalisations et la construction de la démocratie.

Tout d'abord je tiens à insister sur le rôle joué par la BERD dans le soutien aux petites et moyennes entreprises qui constituent un élément essentiel pour la constitution d'un appareil économique durable. Comme le relève Mme Griffiths, près de 200 000 projets ont été soutenus depuis 1991, à ce titre pour des engagements s'élevant à près de 4 milliards d'euros. Dans cette activité la Banque sait faire preuve d'originalité dans son action puisqu'elle a notamment développé une activité trop souvent délaissée par les institutions financières, à savoir le micro crédit. Ces financements, d'un faible montant, accordés de manière souple et rapide par des intervenants proches du terrain sont souvent le seul moyen d'accéder au crédit pour les entreprises qui en bénéficient.

Le deuxième point qui retiendra mon attention est la crainte, dans les pays européens développés, des délocalisations provoquées par l'émergence de pays en cours de développement.

Les délocalisations d'activité constituent chez nous un phénomène douloureux et nombre de nos concitoyens ressentent comme une injustice de se voir privés de travail au prétexte que produire coûte moins cher ailleurs. Face à cette situation qui est inéluctable dans le contexte de nos économies ouvertes, il me semble, mes chers collègues, que c'est à nous les politiques qu'il appartient d'agir pour transformer les difficultés du moment en chance pour l'avenir. Agir en mettant en oeuvre les mécanismes d'aide et de formation propres à assurer le maintien global de l'activité économique et de l'emploi dans les endroits concernés et, dans cette tâche, l'Europe doit nous aider. A terme, ces pays émergents constitueront de nouveaux marchés pour nos entreprises, alors sachons accompagner ces mutations difficiles.

Le dernier sujet que je veux rapidement aborder est le rôle joué par la BERD dans la consolidation des systèmes démocratiques.

Les dix pays qui ont récemment rejoint l'Union européenne apportent la preuve, s'il en était besoin, qu'il existe une corrélation forte entre progrès de la démocratie et développement économique. L'introduction récente, par la Banque, d'un «indice du libéralisme constitutionnel» destiné à mesurer les progrès réalisés dans les pays où elle intervient me paraît, à cet égard, un élément tout à fait positif.

Pour conclure, permettez-moi de féliciter la BERD et, à travers elle, son président, M. Lemierre, qui a su insuffler un dynamisme et une efficacité tout à fait remarquables, et également d'apporter mon entier soutien à l'excellent rapport de Mme Griffiths. »

M. Jean-Pierre Kucheida s'est ensuite prononcé pour une poursuite de l'effort d'investissement de la BERD notamment dans les domaines de l'éducation et de la santé. Il a également évoqué l'indice de libéralisme constitutionnel utilisé par la banque et a demandé que cette dernière s'intéresse également aux zones en difficulté situées en Europe de l'Ouest :

« Que de chemin parcouru depuis la création de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, la BERD, en 1991 ! Aujourd'hui, avec l'élargissement de l'Union européenne à vingt-cinq dans laquelle elle a joué un rôle primordial, elle est devenue, pour nos nouveaux entrants, synonyme d'espoir, de modernisation, de développement économique et de démocratie. Dès lors, elle s'efforce toujours de remplir sa mission avec un souci de transparence et de respect de chacun. Félicitations donc à Mme Griffiths pour son rapport.

Je tiens aussi naturellement à remercier Jean Lemierre de nous faire l'honneur de sa présence et de son rapport en français, langue officielle du Conseil de l'Europe. Je profite de l'occasion pour le féliciter de sa réélection à la tête de la BERD.

L'année dernière, 3,7 milliards d'euros ont été investis dans 119 projets en Europe centrale et orientale. Il s'agit d'une somme considérable ; malheureusement, elle est en baisse de 5 % par rapport à 2002. Les domaines d'intervention sont multiples : éducation, santé, environnement pour ne citer que ceux-là. Ils représentent les secteurs clés pour construire l'avenir d'un pays. Ainsi, ce n'est pas en baissant les investissements que cet objectif sera atteint. Pour des raisons de bon sens, je vous demande d'augmenter significativement les investissements dans ces pays et non de les baisser, surtout quand on sait vos résultats positifs.

Un autre point m'interpelle à la lecture du rapport de Mme Griffiths : l'introduction de la notion d'indice de libéralisme constitutionnel. Je pense qu'il faut aller dans ce sens ; toutefois, cet outil statistique ne doit pas remettre en cause la notion de service public et la BERD doit rester avant tout un rempart contre l'ultralibéralisme en continuant de financer le développement des petites et moyennes entreprises ainsi qu'en aidant les politiques innovantes mises en place dans certaines villes. Ce sont en effet parfois les aides et le développement économique qui peuvent faire évoluer, voire basculer, des régimes sujets à caution.

Enfin, je vais dans le sens développé par M. Vrettos sur l'engagement qui doit être celui de la BERD dans des domaines qui ne sont pas toujours très positifs à moyen et court terme comme la santé et l'éducation.

Par ailleurs, il serait souhaitable que l'activité s'oriente vers des zones qui restent en difficulté forte parfois dans l'Europe de l'Ouest après les crises qui les ont secouées.

Il ne doit pas y avoir en effet de décalage entre certaines micro-zones de l'Ouest et l'Est européen émergeant.

Sensibilisée aux délocalisations, la BERD doit jouer un rôle social à l'Est, mais aussi à l'Ouest. La BERD doit continuer et vous en avez aujourd'hui les moyens, Monsieur Lemierre. Il faut avancer pour que cette vieille Europe qui s'élargit sans cesse soit toujours plus jeune ! »

Troisième intervenante de la Délégation française, Mme Josette Durrieu a souligné l'importance des services publics, l'impact des délocalisations et le rôle primordial joué par la coopération transfrontalière :

« Tous, nous mesurons les défis qui se posent en termes économiques dans les différents pays que nous avons cités. Ces défis sont immenses pour eux et pour nous tous.

Le rôle de la Banque est important notamment dans certaines zones comme le Caucase et les Balkans où la plupart d'entre nous vont très souvent. Comme vous, je constate que les résultats sont là, satisfaisants, en tout cas, ils commencent à l'être. Le taux de croissance est de plus de 6 % en Albanie et en Moldavie, tant mieux ; de 8 % en Ukraine, de 11 % en Azerbaïdjan, de 14 % en Arménie. Ces pays partent de loin. Nous sommes satisfaits de cette progression.

Nous devons, les uns et les autres, insister sur le contexte dans lequel se définit la croissance nouvelle de ces pays. Ils sont vraiment marqués, taraudés par un mal profond, la corruption, la criminalité. A l'évidence, dans ce contexte extrêmement dur et cette insécurité juridique, voire institutionnelle, les investissements privés sont difficiles et la croissance, qui pourrait être plus importante, en est freinée.

Comme beaucoup, je veux insister sur l'ampleur des réformes menées dans ces pays, de façon quelquefois hâtive voire imprudente. Nous devons être vigilants. On demande des privatisations ? Elles doivent être accélérées, mais elles n'ont pas à être brutales et n'ont peut-être pas à être totales.

Je reviens moi aussi sur le problème des services publics. Nous devons les défendre dans ces pays comme dans les nôtres. Faut-il privatiser les transports partout, l'énergie partout, l'eau partout ? Cela serait particulièrement anormal et dangereux. La décentralisation est une bonne chose, mais, dans ces pays nouveaux, à peine structurés, nous risquons de provoquer un processus de déstructuration maîtrisé au motif de vouloir rapprocher le citoyen du pouvoir. Or cela est extrêmement difficile. Dans ces pays, on le fait par force, sous la contrainte, trop vite. J'insiste sur le traumatisme que nous créons ainsi.

J'insiste aussi, comme l'ont fait d'autres collègues, notamment des Français, sur les délocalisations, peut-être parce que les élections européennes se sont faites sur ce discours. Attention de ne pas contribuer à dresser les pays de l'Ouest contre ceux de l'Est. Attention à ne pas exploiter un terrain social fragile et à ne pas pratiquer le dumping, une formule que nous n'avons pas le droit d'utiliser. Les banquiers qui vont prêter doivent poser un certain nombre de conditions. C'est à nous de définir avec eux le modèle équilibré que nous souhaitons.

Pour terminer, j'appelle l'attention sur la coopération régionale et transfrontalière que la BERD encourage. L'exemple du marché régional de l'électricité dans l'Europe du sud est exemplaire.

Je rappelle que l'Europe est née de la CECA, la Communauté européenne du charbon et de l'acier. Ce n'est pas un exemple ; simplement une référence. Les pays du Caucase et des Balkans trouveront leur stabilité au travers des solidarités régionales. C'est la voie vers la réconciliation. C'est la voie vers la pleine intégration dans l'Europe. Ainsi pour la première fois, après soixante ans, la France et l'Allemagne ont célébré, il y a quelques jours ensemble, le débarquement en Normandie, en France. »

Pour clore les débats sur ce point, l'Assemblée a adopté la résolution n° 1382 qui se félicite du rôle joué par la BERD dans le passé, demande à la banque de développer ses efforts pour diminuer l'impact des obstacles à la croissance qui existent dans de nombreux pays, s'inquiète de l'impact éventuel des délocalisations sur la liberté des échanges, soutient l'action de la banque dans le domaine énergétique et en matière de développement des services collectifs et réclame une intensification des efforts visant à soutenir les travaux propres à éliminer les conséquences de l'accident de Tchernobyl.

2. Les problèmes politiques et internationaux

a) Évolution de la situation en Turquie

Au cours de sa séance du mardi 22 juin matin, l'Assemblée s'est penchée sur deux rapports concernant la Turquie :

- le rapport de Mme Mady Delvaux-Stehres et de M. Luc Van den Brande (commission de suivi) sur le respect des obligations et engagements de la Turquie ;

- le rapport de M. Erik Jurgens sur la mise en oeuvre des décisions de la Cour européenne des Droits de l'homme par la Turquie.

Au lendemain des élections européennes dont la campagne, notamment en France, a fait une large place à la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, ce débat était particulièrement attendu dans la mesure où les co-rapporteurs de la Commission de suivi proposaient la levée de la procédure de suivi ouverte en 1996. Face à cette question, les membres de la délégation française ont adopté des attitudes contrastées.

M. François Rochebloine s'est prononcé pour le maintien de la procédure de suivi :

« Le débat sur les rapports parfois difficiles qu'entretient la Turquie avec les droits de l'homme trouve aujourd'hui une nouvelle expression, que l'on me permettra de juger un peu convenue. En effet, il est nécessaire, que dis-je, indispensable, d'évaluer régulièrement les conséquences pratiques que tire chaque État membre du Conseil de l'Europe de son adhésion aux valeurs communes, dont la Convention européenne des Droits de l'Homme est l'expression juridique.

Les exposés de nos rapporteurs montrent point par point les progrès enregistrés, mais aussi les domaines où des stagnations, voire des régressions, sont encore à déplorer. Cette approche nécessaire n'est toutefois pas suffisante.

Comme la Commission européenne, mais selon l'approche qui lui est propre, notre Assemblée se trouve en effet placée devant une alternative entre, d'une part, le soutien au régime politique dont la laïcité est protégée par les forces armées ; d'autre part, l'appréhension critique de la dérive vers un certain intégrisme religieux.

La situation actuelle est une forme nouvelle de cohabitation : d'un côté, l'institution militaire, présentée comme la garante de la laïcité ; de l'autre, des partis qui s'appuieraient sur le retour à une certaine interprétation des valeurs de l'islam. Au-delà de ce qui les oppose parfois violemment, n'y a-t-il pas là, entre ces deux forces, un point commun : une conception de la cohérence de la nation turque qui repose sur une reconstruction idéologique du passé, en particulier sur la négation de l'épisode tragique que fut le génocide de 1915 en Arménie, perpétré par le gouvernement « Jeune turc » ? À l'époque, les mouvements à fondement laïc n'ont pas été les moins actifs dans la persécution de la nation arménienne. Aujourd'hui, le négationnisme est de tous les camps.

La reconnaissance de la réalité des faits ne serait pas seulement, ni même principalement, un acte de repentance ; elle serait la preuve de la capacité de la société turque à sortir d'une vision nationaliste étroite, pour ne pas dire totalitaire, et d'adhérer effectivement et durablement à la conception européenne des droits de l'homme. Elle serait le signe d'un progrès.

J'espère donc que le Gouvernement turc actuel s'engage dans cette direction comme l'a fait la République fédérale d'Allemagne à l'égard de la Shoah.

En conclusion, je souhaite que, dans l'immédiat, le contrôle par la commission de suivi soit maintenu. »

M. Rudy Salles a approuvé les rapports proposés et a mis en évidence l'importance du rôle joué par le Conseil de l'Europe dans l'évolution positive du régime turc :

« Depuis quelque temps la Turquie opère un retour évident dans l'actualité de nos pays, ce qui n'a rien d'étonnant s'agissant d'un pays qui a longtemps occupé une place prépondérante sur l'échiquier international. Certes, ce retour est largement dû à la question de l'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne qui suscite des débats passionnés et passionnels, mais qui sort très largement du cadre de notre réunion d'aujourd'hui.

L'histoire commune entre la Turquie et le Conseil de l'Europe est déjà ancienne. En effet, si la Turquie n'appartient pas au groupe des dix pays fondateurs, elle a, en compagnie de la Grèce, rejoint nos institutions à peine trois mois après sa création le 9 août 1949.

Depuis 1996 et l'adoption de la Recommandation n° 1298 relative au respect par la Turquie des engagements concernant la réforme constitutionnelle et législative, ce pays fait l'objet d'une procédure de suivi, que nos collègues, Mady Delvaux-Stehres et Luc van den Brande proposent, dans leur rapport, de clore.

Huit ans après avoir été alertés sur plusieurs manquements importants aux principes fondateurs du Conseil de l'Europe, la Turquie a en effet su apporter à son système juridique les réformes suffisantes pour que cette procédure puisse aujourd'hui être abandonnée.

Je pense que ce cas constitue un excellent exemple de l'utilité du Conseil de l'Europe trop souvent mise en doute. Il montre en effet que nous sommes collectivement capables de faire respecter, fut-ce par l'un de nos membres les plus anciens, les règles qui s'imposent à chacun de nous en matière de démocratie et de respect des droits de l'homme.

Dans ce domaine rien n'est jamais définitivement acquis, des dérives sont toujours possibles et il est tout à fait positif qu'existe une organisation interétatique reposant sur un corpus de principes accepté par tous et capable de les faire respecter.

Oui, mes chers collègues, nous faisons ici oeuvre utile dans le combat universel pour la démocratie. Sans le Conseil de l'Europe, la Turquie aurait-elle en quelques années procédé à autant de réformes ? Aurait-elle aboli la peine de mort ? Aurait-elle institué une tolérance zéro en ce qui concerne la torture ? Aurait-elle supprimé les nombreuses restrictions à la liberté d'expression qui existaient ? Aurait-elle reconnu les droits culturels des citoyens d'origine kurde ? Aurait-elle transformé le Conseil national de sécurité en simple organe consultatif ? Aurait-elle aligné la procédure devant les cours de sûreté de l'État sur le droit pénal ordinaire ? Aurait-elle engagé des actions déterminées contre la corruption et pour l'amélioration des droits des femmes ? Aurait-elle levé l'état d'urgence dans les quatre dernières provinces où il était encore en vigueur ?

J'arrête là l'énumération des progrès accomplis dans ce pays. La liste est édifiante. Il convient, bien entendu, de féliciter les autorités turques pour leurs efforts mais il nous faut également nous réjouir du degré d'exigence dont le Conseil de l'Europe a su faire preuve.

Ces progrès sont d'ailleurs perceptibles à un autre niveau, celui de la mise en oeuvre des décisions de la Cour européenne des Droits de l'Homme par la Turquie.

Dans son rapport, M. Erik Jurgens relève plusieurs points positifs, notamment le paiement de la satisfaction équitable dans l'affaire Loizidou et la tenue de nouveaux procès dans l'affaire Sadak, Zana, Dicle et Dogan. Il a regretté toutefois le maintien en détention de ces quatre députés kurdes. Depuis lors, les choses ont évolué très favorablement, puisque les quatre personnalités ont été libérées le 9 juin dernier à la suite de la décision de la Cour de cassation d'Ankara de suspendre leurs peines de prison.

Cette libération a été saluée tant par M. Javier Solana au nom de l'Union européenne que par M. Jan Petersen, président en exercice du Comité des Ministres, qui a souligné l'importance de ce verdict qui montre l'acceptation par le pouvoir judiciaire turc du plein effet de la Convention européenne des Droits de l'Homme et des jugements de la Cour européenne des droits de l'homme sur la législation turque.

Le jour de cette libération est intervenu un autre événement positif : la radiotélévision nationale turque a, pour la première fois, diffusé des émissions en langue kurde, mettant par là en application, les réformes adoptées en 2002 par le Parlement turc pour se rapprocher des standards européens.

Je soutiens donc les rapports présentés et les propositions qui vont être soumises à notre vote tant pour les progrès qu'ils mettent en évidence que pour les demandes qu'ils adressent à la Turquie. »

Mme Josette Durrieu , Présidente de la commission de suivi, a, malgré quelques interrogations, également approuvé la levée de la procédure de suivi :

« Avec la Turquie nous balançons : pays membre fondateur du Conseil de l'Europe depuis 1949, il est le seul, parmi les pays anciens, pour lequel a été ouverte une procédure de monitoring ; pays qui proclame l'universalité des droits de l'homme et la laïcité ce qui est bien ; mais pays sur lequel plane, en même temps, ce doute profond concernant le respect des droits de l'homme à cause des Kurdes, de la torture et de l'affaire Zana.

Immensité des réformes, train impressionnant, ont souligné les rapporteurs, mais, en même temps, on se pose la question : est-ce prématuré ? J'ai envie de répondre à la Turquie : nous vous faisons confiance avec nos rapporteurs. J'espère que, malgré les doutes de certains, cette confiance vous sera largement consentie et que nous n'aurons aucun regret d'assumer cette responsabilité que constitue l'arrêt du monitoring. »

A l'issue de ses travaux l'Assemblée a adopté une recommandation et deux résolutions.

La recommandation n° 1662 dispose que l'Assemblée met un terme à la procédure de suivi et réclame la poursuite des programmes d'assistance et de coopération engagés par le Conseil de l'Europe.

La résolution n° 1380 après avoir souligné les nombreux progrès accomplis par la Turquie dans différents domaines, énumère un certain nombre d'efforts à poursuivre malgré la levée de la procédure de suivi et notamment la refonte de la Constitution de 1982, la réforme du code électoral, la reconnaissance de l'objection de conscience, la création d'un ombudsman, l'achèvement de la révision du code pénal, l'examen approfondi des lois datant de l'époque de l'état d'urgence, la mise en oeuvre de la réforme de l'administration locale et la poursuite des efforts engagés visant à la reconnaissance des droits des minorités.

La résolution n° 1381, relative à l'application des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, tout en reconnaissant les progrès accomplis demande à la Turquie de poursuivre ses efforts et, en particulier, de réviser la législation sur la réouverture des procès, de réviser l'article 6 de la loi anti-terrorisme, de modifier le code de procédure pénale, de créer une école secondaire grecque dans la partie nord de Chypre et d'intensifier les mesures visant à empêcher tous les actes de torture et de mauvais traitements.

b) L'Arménie

Lors de sa séance du mercredi 23 juin après-midi, l'Assemblée a entendu le Président de l'Arménie, M. Robert Kocharian. Au cours de son intervention ce dernier a dressé un bilan encourageant des réformes engagées depuis l'adhésion de son pays au Conseil de l'Europe estimant notamment que "l'Arménie a déjà respecté la majorité écrasante des obligations dont elle s'était chargée. Pour le reste il y a un plan d'action établi en commun avec le Conseil de l'Europe qui prévoit une finalisation du respect des obligations et engagements jusqu'à la fin de l'année en cours". Il a mis en exergue le retour à la croissance (12% en moyenne ces trois dernières années) et les mesures engagées pour lutter contrer la corruption, "mal qu'il est impossible de déraciner par de simples déclarations ou par des procès démonstratifs". Il a également évoqué les incidents du printemps dernier estimant que l'opposition avait cherché à déstabiliser le pouvoir en dehors des procédures constitutionnelles et avait refusé tout accord ce qui justifiait les mesures de répression policière décidées par le Gouvernement. S'agissant du Haut-Karabakh, M. Kocharian a considéré que la République du Karabakh existait depuis seize ans et répondait à tous les critères nécessaires pour être membre du Conseil de l'Europe et qu'il s'agissait d'une réalité "impossible à contourner". Il a indiqué que l'Arménie était prête à des négociations sérieuses pour le règlement global du conflit. Concernant enfin les relations arméno-turques, il a souhaité sortir de l'impasse actuelle mais refusé de se voir imposer des conditions préalables aux négociations. Il a conclu son discours en indiquant que "l'Arménie voit son avenir dans l'intégration étroite avec la famille européenne".

Dans le débat qui a suivi cette intervention, M. François Rochebloine a posé la question suivante :

« Monsieur le Président, en 2001 les accords conclus lors des négociations à Paris et transcrits par la suite dans un document à Key West inspiraient beaucoup d'optimisme pour un règlement prochain du conflit du Haut-Karabakh, d'autant que ces accords prévoyaient la solution d'une des questions les plus importante à savoir le statut du Karabakh.

Avec le nouveau Président de l'Azerbaïdjan, est-il possible, Monsieur le Président, de continuer les négociations sur la base des progrès précédemment enregistrés ? »

En réponse, M. Robert Kocharian a rappelé qu'il avait « affirmé en présence du Président Chirac que l'Arménie comptait poursuivre le processus de négociation sur la base des propositions faites par le précédent Président d'Azerbaïdjan. Actuellement, le cessez-le-feu est dû à la parité des forces dans la zone d'affrontement. Ce statu quo est moins dangereux que toute tentative de déstabilisation qui réduirait à néant, de façon extrêmement dommageable, un fragile équilibre. Il est primordial d'aboutir à un règlement global tenant compte de tous les paramètres. Les rencontres qui ont lieu avec le nouveau Président d'Azerbaïdjan permettent d'espérer que les négociations se poursuivront de façon constructive. L'Arménie n'acceptera pas de formule dans laquelle les pétrodollars de l'avenir permettront à l'Azerbaïdjan d'imposer une autre solution. »

La seconde question d'un membre de la délégation française a été posée par M. Rudy Salles :

« Monsieur le Président, aujourd'hui lorsque les négociations sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne font l'objet de discussions et que les pays du Caucase du Sud, particulièrement l'Arménie, sont en train d'être inclus dans la politique du nouveau voisinage de l'Europe élargie, comme vous l'avez rappelé, les frontières entre l'Arménie et la Turquie continuent à rester fermées.

D'après vous, dans ce contexte, quelles pourraient être les attentes de l'Union européenne de la part de la Turquie ? »

Le Président de l'Arménie a répondu en rappelant qu'il avait « évoqué le problème de la fermeture des frontières entre la Turquie et l'Arménie dans son intervention. La volonté manifestée par la Turquie d'adhérer à l'Union européenne suppose que ce pays réponde aux normes exigées de la part des États candidats. Le règlement des problèmes de voisinage fait partie de ces conditions. On peut espérer que la Turquie sera ainsi motivée pour négocier des relations de bon voisinage avec l'Arménie, qui ne met aucune condition préalable susceptible de mener à une impasse. L'Arménie examinera la question des relations avec la Turquie sans faire référence aux problèmes du passé. Si la Turquie accepte cette voie pragmatique, il sera alors possible de dénouer la situation. »

3. Les questions environnementales et de société

a) Esclavage domestique : servitude, personnes au pair et épouses achetées par correspondance

Le dernier débat de l'après midi du mardi 22 juin a été consacré au rapport de M. Giuseppe Gaburro (commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes) sur l'esclavage domestique. Lors de la présentation de son rapport, M. Gaburro a constaté que bien que l'esclavage ait été officiellement aboli il y a plus de 150 ans, il reste en Europe des milliers de personnes maintenues en esclavage, traitées comme des objets, humiliées et victimes d'abus. Il a réclamé une "tolérance zéro à l'égard de l'esclavage". Il a estimé que les Etats membres du Conseil de l'Europe devraient prendre une série de mesures visant à lutter contre l'esclavage domestique, et notamment réviser leur politique en matière d'immigration et d'expulsion, proposer aux victimes un réseau de soutien efficace et introduire un système d'accréditation pour les agences de placement de travailleurs domestiques, des personnes au pair et des « épouses achetées par correspondance ». Il a également demandé que le Comité des Ministres élabore une charte des droits des travailleurs domestiques et définisse des principes garantissant la reconnaissance et la protection du statut distinctif des personnes au pair (ni étudiants, ni travailleurs), leurs conditions de travail et leur couverture sociale, en veillant à ce que le secteur du placement au pair soit correctement réglementé au niveau national et international.

Lors du débat, M. Rudy Salles a soutenu les propositions du rapporteur :

« Le rapport de M. Gaburro attire à nouveau notre attention sur une réalité dramatique, l'esclavage domestique. Qu'il s'agisse de jeunes filles au pair, de servitude, de l'achat d'épouses par correspondance, les trois phénomènes sont connexes et se rattachent tous à la problématique de la traite des êtres humains.

Les travaux du Conseil de l'Europe ont abouti à des initiatives importantes. Le 19 mai 2000 le Comité des Ministres a adopté une recommandation sur «la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle» qui contient une définition précise de la traite. Le terme désigne «le recrutement par une ou plusieurs personnes physiques ou morales, et/ou l'organisation de l'exploitation et du transport ou de la migration - légale ou illégale - de personnes, même consentantes, en vue de leur exploitation sexuelle, le cas échéant par une forme quelconque de contrainte, et en particulier la violence ou les menaces, l'abus de confiance, l'abus d'autorité, ou l'abus d'une situation de vulnérabilité».

Quant à l'esclavage domestique, M. John Connor dans son rapport du 17 mai 2001 le définit comme la situation d'une personne vulnérable, qui se voit contrainte physiquement et/ou moralement de fournir un travail sans contrepartie financière, privée de liberté et dans une situation contraire à la dignité humaine. Ce rapport a été suivi par l'adoption le 26 juin 2001 de la Recommandation n° 1523 sur l'esclavage domestique et reproduit dans l'annexe n° 1 de l'excellent rapport de M. Gaburro.

Ces définitions précises renvoient à une réalité sordide : exploitation sexuelle par la prostitution, y compris celle des mineurs, exploitation par le travail dans des ateliers clandestins, esclavage domestique parfois par des employeurs diplomates bénéficiant de l'immunité diplomatique, soumission à la mendicité ou au vol pour les mineurs.

Quelle que soit la forme d'exploitation, le point commun est la vulnérabilité des victimes de ces agissements, qui sont le plus souvent des personnes étrangères, en situation plus ou moins régulière sur notre territoire, maîtrisant mal notre langue et nos usages, connaissant mal leurs droits et ignorées de tous. Derrière cela, il y a des réseaux souvent très organisés profitant de la faiblesse de personnes désireuses de fuir la misère et contre lesquels il est absolument indispensable d'intensifier l'action.

On estime à 27 millions le nombre de personnes qui sont victimes de l'esclavage dans le monde. En Europe en 2004, on peut se fournir en «femmes de ménage», objets sexuels, enfants à tout faire dans de véritables supermarchés, dans des catalogues, dans des agences, sur Internet, etc... L'Assemblée nationale française a, pour sa part, institué en 2001, une mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage domestique qui a donné lieu à la publication d'un rapport complet, visant à cerner et mesurer le phénomène en France et qui a mis en évidence l'existence de faits inacceptables dans nos sociétés du XXIe siècle.

Mais peut-on en rester au stade de l'indignation ? Le Conseil de l'Europe, gardien des droits de l'homme, ne peut accepter une telle situation, et les auteurs du crime d'esclavage doivent être poursuivis et condamnés par la justice, afin que l'esclavage disparaisse de l'Europe du XXIe siècle.

Le Conseil de l'Europe doit donc être à la pointe de la réflexion en ce domaine, faire des propositions concrètes aux différents gouvernements concernés, et favoriser le développement de la coopération internationale pour lutter contre la traite. C'est la raison pour laquelle j'apporte mon soutien total aux propositions faites par M. Gaburro et notamment celles visant à demander au Comité des Ministres d'élaborer une charte des travailleurs domestiques, de publier des directives sur le statut des personnes travaillant au pair et de recommander une réglementation des agences oeuvrant dans le domaine des «épouses achetées par correspondance».

Comme le soutient ce rapport, le Conseil de l'Europe doit avoir une tolérance zéro à l'égard de l'esclavage et il s'agit désormais de placer les victimes trop souvent négligées au coeur des politiques mises en oeuvre. »

M. Jean-Guy Branger a insisté sur la nécessaire répression des organisateurs et bénéficiaires de toutes les formes de servitude :

« Je me réjouis que l'Assemblée parlementaire puisse débattre en séance plénière du rapport de notre Commission sur l'égalité des chances et qu'elle discute aujourd'hui du rapport utile de notre collègue, M. Gaburro. La seule approche répressive des nouvelles formes d'esclavage ne pourra résoudre ce fléau qui touche les plus faibles et les plus pauvres. Une extrême misère sévit aussi bien en Afrique et en Asie du Sud-Est qu'en Europe même, je pense à la Moldavie.

La première cause des migrations plus ou moins forcées de femmes promises à la servitude domestique ou pseudo matrimoniale, c'est la conjonction de deux inégalités : une inégalité entre le Nord et le Sud, doublée d'une inégalité qui perdure entre les hommes et les femmes dans les pays les plus arriérés.

Le mirage de l'accès à un meilleur avenir se trouve brusquement potentialisé par le développement d'Internet. Notre rapporteur fait état de quelques 800.000 sites de rencontre, dont deux aux Etats-Unis regroupent à eux seuls 22 millions de visites par an. La régulation internationale de la criminalité informatique est très en retard sur le développement des techniques. Lors de la négociation de la Convention du Conseil de l'Europe visant à réprimer la «cybercriminalité», il a fallu recourir à la procédure du protocole annexe pour viser la propagande raciste, certains États privilégiant la liberté d'expression.

Faut-il une convention spécifique du Conseil de l'Europe contre l'esclavage domestique ou pseudo matrimonial ?

Il existe déjà beaucoup de textes pertinents, je pense surtout à la Convention de Palerme des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée et au Protocole qui vise spécifiquement à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, spécialement des femmes et des enfants.

Tous nos États membres doivent ratifier cette Convention qui donne une définition non limitative de l'exploitation dont les formes concrètes, malheureusement, ne se divisent pas non plus : l'exploitation de la prostitution d'autrui ou d'autres formes d'exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l'esclavage ou les pratiques analogues, la servitude.

Nous nous trouvons au coeur même du problème traité par notre rapporteur.

Nos gouvernements doivent également ratifier les conventions de l'Organisation internationale du travail et de l'Organisation internationale des migrations qui protègent les travailleurs et spécialement les migrants contre des formes scandaleuses d'exploitation, y compris le travail forcé.

Judicieusement, notre recommandation de 2001 appelait à une modification de la Convention de Vienne sur l'immunité diplomatique afin de faciliter la répression de l'esclavage de personnel domestique du fait d'employeurs jouissant de cette immunité. En France, ce type d'exploitation représente près du quart des faits recensés.

Protéger les victimes est primordial. Les lois italiennes et belges ont d'ailleurs inspiré la loi française : l'octroi du droit au séjour est lié à la coopération dans l'identification des trafiquants et bénéficiaires des abus.

Enfin, il faudrait inviter les États qui ne l'ont pas encore fait à signer et ratifier la Convention de 1949 visant à la répression du proxénétisme. Mais comment réprimer ces trafics d'êtres humains quand certains États du Conseil de l'Europe non seulement légalisent la prostitution mais reconnaissent le proxénétisme comme une profession licite et paralysent sans doute la répression du blanchiment des profits des proxénètes ?

Ne nous leurrons pas : derrière la plupart de ces formes d'esclavage, il y a des réseaux, des trafiquants, donc, d'immenses profits.

Quant aux formes les plus brutales de l'exploitation incriminées, à juste titre, par notre rapporteur, elles tombent toutes sous le coup de nos législations nationales et de la Convention européenne des Droits de l'Homme.

Pour mon propre pays, le droit du travail réprime toutes les formes de travail clandestin ; le droit civil réprime les vices de consentement au mariage ou les entraves au droit au divorce et surtout, le droit pénal réprime, évidemment, la séquestration, les violences physiques, les menaces et même les «abus de faiblesse». Grâce notamment aux associations, des faits scandaleux ont pu être dénoncés et ont fait l'objet de condamnations pénales exemplaires.

Je veux enfin relever l'allégation du paragraphe 33 de l'exposé des motifs : «La situation en France, où il semble que des femmes doivent attendre dix ans ou plus pour «gagner» un permis de séjour indépendant est tout à fait inacceptable». Je le dis avec force : cette assertion n'est absolument pas conforme à la réalité !

Sous réserve de ces observations, j'apporte évidemment mon soutien à l'orientation de la recommandation qui nous est proposée, en espérant que nos gouvernements ratifieront toutes les conventions internationales pertinentes, particulièrement celle des Nations unies, et feront d'abord porter la répression sur les organisateurs et les bénéficiaires de toutes les formes de servitude. »

A l'issue de ses débats l'Assemblée a adopté la recommandation n° 1663 demandant notamment au Comité des ministres :

- de mener rapidement à leur terme les négociations concernant le projet de convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains ;

- d'inciter les Etats membres à faire de toute forme d'esclavage, un crime, de mener une enquête approfondie pour toute allégation d'esclavage, de fournir aux victimes un réseau de soutien efficace, de leur permettre de porter plainte et de garantir leur indemnisation ;

- d'élaborer une charte des droits des travailleurs domestiques ;

- de recommander aux Etats membres de réglementer le placement des personnes au pair ;

- d'inclure les épouses achetées par correspondance dans le champ de compétence du projet de convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains ;

- de recommander une réglementation des agences oeuvrant dans le domaine des épouses achetées par correspondance.

b) Prévention et règlement des conflits : le rôle des femmes

L'Assemblée a abordé le problème du rôle des femmes dans la prévention et le règlement des conflits lors de sa séance du mercredi 23 juin après-midi sur le rapport de Mme Minodora Cliveti (commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes) qui a mis en évidence de nombreuses insuffisances dans ce domaine et proposé plusieurs pistes de réforme.

Intervenant dans la discussion générale, M. Alain Cousin a, en particulier, expliqué que les progrès à accomplir dépendaient de la réussite d'un combat plus large, celui pour l'égalité des femmes et des hommes dans nos sociétés :

« Le rapport que vient de nous présenter Mme Cliveti se fonde sur un postulat peu contestable : la vulnérabilité particulière des femmes dans les situations de conflit. C'est malheureusement un fait établi. Si l'on pouvait avoir quelques doutes à ce sujet, les conflits récents en ex-Yougoslavie, en Afrique ou au Moyen-Orient avec leurs cortèges de viols, d'enlèvements et de violences diverses se sont chargés de nous rappeler cette réalité. Un chiffre, dans le rapport, montre d'ailleurs l'importance de ce phénomène : de nos jours les femmes représentent 80 % des pertes en vies humaines, et 80 % des personnes déplacées sur un même territoire sont des femmes et des enfants.

Mme Cliveti met également en évidence à juste titre deux autres faits qu'il faut avoir à l'esprit.

En premier lieu, en cas de conflit, du fait de l'absence des hommes retenus au combat, les femmes sont appelées à prendre des responsabilités considérables dans la vie sociale. A cet égard, on donne souvent en exemple, en France, la première guerre mondiale qui a vu les femmes jouer un rôle capital dans le domaine économique et social. Plusieurs historiens font d'ailleurs partir de là le développement du combat pour le droit des femmes dans la période de l'entre-deux guerres.

En second lieu, le rapport souligne le rôle positif que jouent les organisations féminines dans la recherche de solutions pacifiques. Il en a été ainsi de la coalition des femmes d'Irlande du Nord qui ont participé activement à la signature de l'accord de 1998, des femmes chypriotes qui ont mis en place des groupes mixtes pour surmonter les barrières entre les deux communautés ou encore du Comité des mères de soldats russes qui tentent d'aider leurs enfants engagés dans le conflit tchétchène.

Parmi tous ces constats, l'un me paraît toutefois un peu loin du sujet qui nous occupe aujourd'hui : la réduction des dépenses militaires. Quelle que soit l'opinion que l'on puisse avoir sur le sujet, il me semble qu'il s'agit là d'un débat qui dépasse largement la question du rôle des femmes dans la prévention et le règlement des conflits et je tenais, sans aucun esprit polémique, à le souligner.

Après ces constats, plusieurs propositions nous sont faites. Pour la plupart, elles reprennent des éléments figurant dans d'autres textes internationaux comme la Résolution 1325 sur les femmes, la paix ou la sécurité adoptée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies en octobre 2000, la résolution adoptée en novembre 2000 par le Parlement européen sur la participation des femmes au règlement pacifique des conflits ou encore les conclusions du sommet du G8 de juillet 2001. Tous ces textes comportent des principes d'action positifs dont la reprise dans le cadre de notre Assemblée ne pourra que renforcer l'impact.

Parmi toutes ces propositions, il me paraît notamment évident que l'appel à développer l'éducation à la paix mais aussi à la liberté parce que ces deux notions, paix et liberté, sont indissociables à mes yeux, cet appel va dans le bon sens. Si toute une partie de l'Europe n'a plus connu de conflit sur son territoire depuis plus d'un demi-siècle, il n'en reste pas moins indispensable de rappeler aux jeunes générations le prix qu'il a fallu payer pour cette liberté et l'importance qu'il y a à tout mettre en oeuvre pour la préserver. Si la paix et la liberté sont là, c'est parce que la construction européenne est une réussite et la construction d'un esprit européen commun à tous nos pays est à la fois une nécessité et une justification de notre présence dans cette enceinte. Si la paix et la liberté sont là, c'est aussi en raison de la lutte que nos aînés ont su engager et la pérennisation de leur volonté de lutte contre la barbarie est essentielle comme l'ont montrées les cérémonies organisées à l'occasion du soixantième anniversaire du débarquement des troupes alliées, dans ma région, la Normandie.

Pour conclure, je formulerai deux observations.

Tout d'abord, il faut se garder de tout angélisme ou de toute vision trop réductrice. Ainsi, le simple fait d'être une femme ne constitue pas en soi une garantie contre les comportements répréhensibles comme le montrent l'engagement de nombreuses femmes dans des mouvements terroristes ou encore la récente mise en cause de plusieurs soldates américaines dans les mauvais traitements aux prisonniers irakiens dans la prison d'Abou Ghraib. Comme le constate le rapport «Les femmes ne sont pas toutes innocentes».

Enfin, au-delà de toutes les mesures spécifiques qui peuvent être recommandées, et à ce titre, on ne peut qu'approuver tout ce qui va dans le sens d'une meilleure prise en compte de la vulnérabilité particulière des femmes ou de leurs besoins d'aides spécifiques, le renforcement du rôle des femmes dans la prévention et le règlement des conflits me paraît indissociable d'un combat plus général dont aucun de nos pays ne pourra faire l'économie : celui de la reconnaissance et de la garantie du droit des femmes dans nos sociétés. Je pense que c'est avant tout la promotion de l'égalité entre les hommes et les femmes qui importe. Beaucoup de nos pays se sont engagés dans cette voie avec d'ailleurs des succès souvent mitigés et il nous faut continuer avec persévérance et volonté. Si les femmes trouvent dans la société la place qui leur revient, elles affirmeront tout naturellement leur rôle dans le domaine qui nous occupe aujourd'hui. Cela implique sans doute une évolution des mentalités et des cultures mais aussi une volonté politique sans faille. »

M. Jean-Guy Branger a également plaidé pour une amélioration globale de la situation des femmes :

« La mythologie grecque a fixé pour l'éternité les figures féminines au coeur des conflits : l'innocence meurtrie avec Iphigénie, la compassion plus forte que la haine avec Antigone.

En pleine tourmente révolutionnaire, le peintre David a choisi de représenter la Concorde sous les traits d'Hersilie s'interposant entre son père Romulus et son époux Tatius, entre les Romains et les Sabins. Vous pouvez tous voir au musée du Louvre cette immense ode visuelle à la femme porteuse de paix.

Quelle image plus poignante des désastres de la guerre que l'oeuvre de Käthe Kollwitz, placée au coeur de Berlin, figurant le désespoir d'une mère pleurant son fils, symbole des victimes du militarisme ?

Filles, épouses, mères, éternelles victimes des guerres, les artistes ne cessent de nous rappeler leur sacrifice. Notre rapporteure nous invite très justement à dépasser la victimisation première pour rendre aux femmes un rôle actif dans la prévention des conflits, la limitation de leurs conséquences, notamment sur les populations civiles, sur l'organisation de la paix et sur la reconstruction.

Tout d'abord, il convient de reconnaître les violences spécifiques dont elles peuvent être l'objet dans les conflits armés - viols, enlèvements, «mariages» forcés - comme crimes de guerre.

Le Tribunal pénal pour la Yougoslavie et le Tribunal pénal pour le Rwanda ont pour la première fois incriminé comme tels les violences délibérées à l'égard des femmes. Il faut souhaiter que la Cour pénale internationale adopte à son tour cette jurisprudence. Peut-être notre rapporteure pourrait-elle inviter, dans sa recommandation, nos gouvernements à inscrire cette incrimination dans leurs législations nationales.

Il est évident que, compte tenu de leur caractère destructeur pour la personnalité des victimes, les violences à caractère sexuel doivent être réprimées, qu'elles aient pour auteurs des hommes ou des femmes.

Enfin, je tiens à souligner combien j'approuve le souhait de notre rapporteure d'associer davantage les femmes à l'organisation de la paix et des décisions de la reconstruction. Les femmes sont porteuses de paix parce qu'elles connaissent le prix de la vie. D'abord parce qu'elles la portent et la mettent au monde, mais aussi parce qu'elles souhaitent que leurs enfants grandissent dans des sociétés donnant la priorité à l'éducation, à la santé et à la sécurité.

Notre rapporteure signale à juste titre que les femmes ont été marginalisées dans la gestion des après-guerre, au Kosovo, dans le Caucase du Sud et, plus récemment, en Afghanistan et en Irak.

Comment ne pas évoquer la situation algérienne ? Présentes dans la lutte de libération nationale, les femmes algériennes ont été totalement exclues du pouvoir et même soumises à une tutelle archaïque par le statut de la famille de 1984. Puis elles ont été les principales victimes de la terreur islamiste.

Comment ne pas voir dans la violence intra familiale la source de toutes les violences ?

Inlassablement, je plaiderai donc pour la promotion de l'égalité entre les hommes et les femmes, pour la reconnaissance de leur droit pour l'éducation et le respect de leurs libertés individuelles.

Contre tous les intégrismes qui perpétuent les haines en d'interminables vendettas ethniques ou religieuses, donnons aux femmes un rôle actif dans la prévention des conflits et la construction de la paix, en Europe d'abord, mais aussi, et surtout, dans les pays qui, enfermés dans leur misère et leurs archaïsmes, tardent à voir dans cette anticipation la clef de ce développement. »

M. Jean-Pierre Kucheida a insisté sur la nécessité de lutter contre la misère et pour un meilleur accès à l'éducation des femmes notamment en utilisant une partie des crédits actuellement utilisés pour l'armement :

« C'est en 1945 que l'égalité des femmes et des hommes a été admise en tant que principe fondamental de la personne à travers l'adoption générale de la charte des Nations unies. En 1979, la communauté internationale décide de tenter d'éliminer la discrimination sexuelle qui s'exerce contre les femmes en adoptant la Convention pour l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard des femmes. Le 31 octobre 2000, la Résolution 1325 du Conseil de Sécurité de l'Onu a affirmé sans équivoque la volonté d'impliquer les femmes comme actrices civiles de la sécurité internationale.

Toutes ces mesures ont été prises dans un but louable : assurer enfin l'égalité hommes-femmes et permettre la parité au niveau des représentations. La route sera longue certes, mais, après des millénaires, elle est ouverte.

Il faut savoir, comme le précise l'excellent rapport de Mme Cliveti - que je tiens à féliciter vivement pour son travail remarquable - que les femmes ont été de tout temps les principales victimes des guerres. Il importe de redire qu'elles représentent notamment environ 80 % des pertes en vies humaines. Parallèlement, elles sont peu ou pas du tout représentées lors de la prévention des conflits, lors des négociations de paix et même lors de la reconstruction de leur pays.

En plus des mesures proposées dans le projet de résolution, il convient de s'attaquer aux causes principales, c'est-à-dire la misère et l'accès à l'éducation, qui vont souvent de pair. Si les filles étaient scolarisées dès leur jeune âge au lieu d'être exploitées de différentes manières, je suis certain qu'une grande partie des inégalités exposées aujourd'hui seraient résolues et une partie du problème de la surpopulation aussi, ainsi qu'une bonne partie des agressivités.

En effet, les experts de l'Onu, de l'Unicef et de nombreuses ONG affirment que les deux tiers des 300 millions d'enfants qui n'ont pas accès à l'éducation sont des filles et que les deux tiers des 800 millions d'analphabètes sont des femmes. De plus, sur 1,3 milliard d'êtres humains vivant dans la pauvreté, 70 % sont des femmes.

Chacun sait qu'il suffirait d'affecter un quart des dépenses militaires mondiales, soit 210 milliards sur les quelque 839 milliards de dollars qu'elles représentent, pour satisfaire les besoins des populations en matière de logement, de santé et d'éducation. Malheureusement, sur ce sujet comme sur d'autres, il ne faut peut-être pas trop rêver. Toutefois, c'est bien en impulsant le mouvement - vous avez eu raison de le souligner Mme Cliveti -, que, peut-être un autre jour, on finira par résoudre ces problèmes.

Les armes, parlons-en. La plupart proviennent des pays industrialisés, - les nôtres qui sont ici rassemblés - les financements aussi. L'Europe exporte une bonne partie de sa production dans les pays en voie de développement.

Je pense donc que nous sommes co-responsables de beaucoup de ces guerres qui engendrent des exactions de toutes sortes - que nous dénonçons alors que c'est bien la guerre en tant que telle qu'il faudrait dénoncer - et de ces violences envers les femmes, en fermant les yeux sur les ventes d'armes, en diminuant nos aides au développement, en exploitant directement et indirectement les enfants de certains pays au lieu de les envoyer à l'école, en exploitant les ressources naturelles des pays en voie de développement.

Si nous continuons dans cette direction au lieu de créer un fonds mondial pour l'alphabétisation, absolument nécessaire, contre la misère et pour l'égalité des sexes, alors nous allons directement dans le mur et nous pourrons donner raison à Jean Jaurès qui affirmait que «le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage».

La femme donne la vie, elle en connaît le prix. Il faut que sa place soit totale aux côtés de l'homme. Ainsi les choses iront mieux pour le monde. »

A l'issue du débat, l'Assemblée a adopté :

- la recommandation n° 1665 qui demande au Comité des ministres d'inciter les Etats membres et la communauté internationale dans son ensemble à agir pour mettre en oeuvre la résolution n° 1385 ;

- la résolution n° 1385 qui contient plusieurs dispositions propres à améliorer le rôle des femmes pour prévenir les conflits, participer à leur règlement et à la reconstruction postérieure aux conflits ainsi que des mesures d'ordre général visant notamment à améliorer la protection des femmes et à leur garantir une meilleure représentation dans différents secteurs de la société.

c) Interdire le châtiment corporel des enfants en Europe

Immédiatement après le débat sur le rôle des femmes dans la prévention et le règlement des conflits, l'Assemblée s'est penchée sur l'interdiction des châtiments corporels des enfants en Europe sur le rapport de Mme Helena Bargholtz (commission des questions sociales).

Mme Bargholtz a rappelé que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, les châtiments corporels devaient être interdits et sanctionnés, au sein du système judiciaire, à l'école ou dans les familles. Elle a indiqué qu'il fallait entendre par châtiment corporel tout usage de la force physique pour faire mal en donnant une fessée, en battant avec un bâton ou une ceinture, en secouant, en griffant, en donnant des coups de pieds ou des coups de poing, en brûlant. Elle a conclu en appelant à une interdiction générale de ce type de châtiment en Europe.

Intervenant dans le débat, M. André Schneider , tout en reconnaissant la nécessité de proscrire les comportements abusifs en la matière, a rappelé l'importance de la notion d'autorité dans le domaine éducatif :

« Mme Bargholtz milite pour l'abolition en Europe de toute forme de châtiment corporel sur les enfants. Je préfère, pour ma part, parler de la maltraitance des enfants, phénomène qui n'est en aucun cas un phénomène moderne. Rappelons ici la toute puissance du pater familias romain et ses abus, les infanticides et les abandons d'enfants si fréquents pendant l'ancien régime, et le discours des moralistes du XVIIe siècle qui pensaient que l'enfant était foncièrement mauvais, justifiant ainsi l'administration de corrections.

Il faudra attendre le siècle des Lumières et Rousseau pour proclamer l'innocence fondamentale, naturelle de l'enfant. Pour autant, le XIXe siècle se caractérisera par la mise au travail précoce d'enfants d'ouvriers dans des conditions extrêmement dures, voire inhumaines.

Bref, l'enfant a été autrefois ignoré, maltraité, exploité sans que cela fasse question. Abandonné, livré à l'errance et au vagabondage, il remplissait les bagnes pour enfants.

C'est seulement en 1959 que la communauté internationale établit une déclaration des droits de l'enfant prolongée en 1989 par la Convention relative aux droits de l'enfant, où, pour la première fois, les enfants sont considérés comme des personnes à part entière. L'enfant roi est proche mais cela ne l'empêchera pas d'être aussi l'enfant victime.

Dans nos sociétés la maltraitance peut revêtir différentes formes de violence. Celle-ci peut être physique et donc plus repérable, psychologique - agressions verbales, humiliations, enfermement,... - sociale et sexuelle.

En France, l'observatoire de l'action sociale décentralisée distingue : les enfants en danger, ensemble des enfants maltraités et des enfants à risque ; les enfants maltraités, victimes de violences physiques, de cruauté mentale, d'abus sexuels, de négligences lourdes ; les enfants à risque qui connaissent des conditions d'existence risquant de mettre en danger leur santé, leur sécurité, leur éducation ou leur entretien.

Bien évidemment, la maltraitance des enfants, phénomène toujours actuel, a suscité une réponse du législateur français. Sans décrire en détails cette législation, je voudrais insister sur deux points.

Tout d'abord, la loi fait obligation à chacun de signaler toute situation douteuse sous peine d'être incriminé de non-assistance à personne en danger. Cette obligation relativement récente dans notre droit est destinée à lutter contre ce qu'on a parfois appelé «la loi du silence» et à faciliter la détection d'actes de maltraitance.

La loi précise ensuite que l'autorité appartient aux pères et mères pour protéger l'enfant dans sa sécurité, sa santé et sa moralité. Ils ont droit et devoir de garde, de surveillance et d'éducation.

Je veux m'attarder un instant sur cette notion d'autorité. Aucune société humaine ne peut fonctionner correctement sans qu'une autorité s'exerce. Permettez à l'ancien enseignant que je suis de vous dire que c'est aussi vrai dans le monde des enfants. Je ne conçois pas l'éducation sans affirmation d'une autorité destinée à marquer clairement qu'il existe des limites à ce qu'il est permis de faire. Dans ce domaine, le laisser faire, le concept d'enfant-roi ou encore la permissivité généralisée me paraissent dangereux.

Comme l'a déclaré M. François Fillon, ministre français de l'Éducation nationale, la semaine dernière lors d'une séance de questions à l'Assemblée nationale : «Quand la violence est éludée, quand les dealers gagnent plus que les travailleurs, quand les parents démissionnent, quand la télévision fait l'apologie des fausses valeurs, quand l'enfant est considéré égal à l'adulte, il ne faut pas s'étonner que certains jeunes fassent régner leur loi». Et il continuait en affirmant sa volonté de faire rétablir l'autorité au coeur du projet éducatif, l'autorité de l'enseignant et le civisme qui signifie éducation citoyenne.

Au risque de passer pour rétrograde, je pense que pour être respectés, les parents, les enseignants et tous ceux qui ont affaire à des jeunes doivent voir leur autorité reconnue et, le cas échéant, sanctionnée selon des méthodes adaptées.

Cette réalité ne signifie bien entendu pas que j'approuve la pratique des châtiments corporels qui doit, à l'évidence, être aujourd'hui condamnée. Mais je me méfie de certaines interprétations extensives et cette nécessaire condamnation ne doit pas nous entraîner trop loin. Encore une fois, que cela soit à l'école ou dans les familles, l'affirmation d'une autorité est indispensable au bon fonctionnement de la société. En la matière, ce sont les excès, les abus, les dérives qui doivent absolument être refusés et c'est bien ce que permet la loi française en réprimant les actes de maltraitance à enfants.

Quoiqu'il en soit, il est exact que nos sociétés ne peuvent plus tolérer des agissements contraires aux droits de l'enfant et aux droits humains tout simplement. Si l'on veut que les enfants respectent les adultes, il convient en effet que ces derniers les respectent également et s'abstiennent de tout comportement dégradant ou humiliant. De ce point de vue, je soutiens les positions défendues par Mme Bargholtz. »

A l'issue du débat et après avoir rejeté plusieurs amendements tendant à autoriser les "petites fessées", pour reprendre les termes utilisés par M. Renzo Gubert qui les a défendus, l'Assemblée a adopté la recommandation n° 1666 qui invite le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe à lancer, dans l'ensemble des Etats membres, une campagne coordonnée et concertée pour l'abolition de tous les châtiments corporels infligés aux enfants et à mettre d'urgence en place des stratégies, y compris une assistance technique, pour oeuvrer avec les Etats membres à la réalisation de cet objectif.

d) Les modalités de gestion de l'eau en Europe

Lors de sa séance du vendredi 25 juin l'Assemblée a examiné deux rapports de la commission de l'environnement relatifs aux modalités de gestion de l'eau en Europe :

- le rapport de M. Borislav Velikov sur la gestion des ressources en eau en Europe ;

- le rapport de M. Latchezar Toshev sur les bassins versants transfrontaliers en Europe.

Ces deux rapports mettent en évidence la fragilité de la ressource, le caractère potentiellement dangereux des conflits qui pourraient résulter de disputes à son sujet et l'intérêt de développer une gestion de l'eau articulée autour des bassins versants transfrontaliers.

M. Bernard Schreiner a notamment insisté sur les risques de voir se développer des conflits liés à la gestion de l'eau :

« Longtemps considérée comme une ressource abondante et inépuisable, l'eau, de par l'évolution de nos sociétés, est devenue aujourd'hui un enjeu et un sujet potentiel de conflits.

Sur le plan quantitatif d'abord, l'augmentation de la consommation due à différents facteurs - pression démographique, développement du tourisme, évolution de la société, besoins énergétiques ou intensification de l'irrigation agricole - a provoqué l'apparition d'un sentiment de rareté et la multiplication de tensions entre différents usagers aux intérêts contradictoires. La réalité de ce phénomène s'est trouvée à la fois renforcée et compliquée par des évolutions géopolitiques qui ont amené à une internationalisation croissante des problèmes du fait, notamment, de l'éclatement de certains pays comme l'ex-URSS ou l'ex-Yougoslavie.

Sur le plan qualitatif ensuite, l'augmentation des pollutions soulève de nombreuses questions et la disposition d'une eau de bonne qualité n'est plus une chose naturelle mais ne peut être obtenue que par la mise en place d'actions volontaristes.

Si l'eau est un bien commun, il s'agit d'un bien devenu rare et précieux dont il est nécessaire de se préoccuper. Comme l'a souligné l'astrophysicien Hubert Reeves : «A l'échelle cosmique, l'eau est plus rare que l'or». On peut d'ailleurs lire dans la Directive cadre européenne sur l'eau adoptée en 2000 : «L'eau n'est pas un bien marchand comme les autres mais un patrimoine qu'il faut protéger, défendre et traiter comme tel».

Cette urgence à agir a été comprise depuis longtemps par notre Assemblée puisque c'est à son initiative que le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a adopté, dès 1968, la Charte européenne de l'eau. Ce texte, mis à jour en 2001, a été le premier du genre à être élaboré par une organisation internationale, ce dont nous pouvons légitimement être fiers.

Les deux excellents rapports de nos collègues Velikov et Toshev nous permettent aujourd'hui de débattre à nouveau de cette question. Ils mettent en évidence un certain nombre de difficultés.

Tout d'abord, la concentration des populations, puisqu'en Europe, 74 % de la population est concentrée sur seulement 15 % du territoire, mais aussi les conséquences néfastes de l'augmentation des surfaces étanches et de la déforestation. Autre difficulté largement partagée : l'attraction des zones littorales qui attirent de plus en plus d'habitants et représentent les deux tiers du tourisme.

L'Europe centrale et orientale est confrontée à des difficultés spécifiques car plus de 45 % de sa population vit dans des régions où sévissent de fortes pénuries d'eau. Par ailleurs, de grandes régions ont été salinisées et gorgées d'eau à cause d'une irrigation trop importante et de projets hydroélectriques. Enfin, les mécanismes de gestion de l'eau sont insuffisants et la pollution de l'eau très présente.

Face à des difficultés croissantes, tous les Etats n'ont pas la même capacité à mettre en oeuvre les instruments juridiques ou techniques appropriés faute de moyens administratifs suffisants ou d'outils adaptés pour évaluer les besoins. Compte tenu de l'importance des enjeux, il me paraît indispensable que nous soyons capables collectivement d'aider les pays concernés à se doter des instruments nécessaires à la mise en oeuvre d'une politique de l'eau efficace.

Je n'insisterai pas sur les nombreuses et judicieuses propositions contenues dans les deux rapports soumis à notre examen ce matin. Je veux seulement appuyer une proposition qui leur est commune, à savoir le développement de la coopération entre les différents pays, parties d'un même bassin versant.

Au moment où de nombreux experts, dont M. Hubert Reeves que j'ai cité tout à l'heure, nous mettent en garde contre le danger de voir apparaître des «guerres de l'eau» face à la raréfaction de la ressource, il est indispensable que nous mettions en oeuvre tous les moyens possibles et imaginables pour utiliser l'eau à bon escient et pour que l'eau ne devienne pas une source de conflits, conflits que nous avons trop souvent connus en Europe. »

Pour clore ses débats l'Assemblée a adopté deux propositions de recommandation :

- la recommandation n° 1668 relative à la gestion des ressources en eau en Europe qui prône une gestion intégrée de l'eau, "condition préalable essentielle au développement durable et à l'avenir du continent européen et de la planète" et invite le Comité des ministres à prendre plusieurs initiatives dans ce but ;

- la recommandation n° 1669 relative aux bassins versants transfrontaliers qui se prononce pour une gestion intégrée des ressources en eau transfrontalières organisée au niveau des bassins versants.

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