B. DES SOLUTIONS INAPPROPRIÉES

Le cas du projet d'AII suffirait à démontrer, s'il en était encore besoin, que les bonnes intentions ne suffisent pas pour conduire une bonne politique. Aussi louables soient ses motivations, aussi intéressantes soient certaines de ses propositions, elles n'empêchent pas ce texte de se heurter à de fortes oppositions laissant mal augurer de son adoption à brève échéance.

1. Une démarche peu réaliste

Un accord interinstitutionnel, comme son nom l'indique, suppose l'accord des institutions concernées, en l'occurrence la Commission, le Conseil et le Parlement européen. Le Parlement européen ne s'est pas encore penché sur le projet d'AII. En revanche, les discussions qui ont déjà eu lieu au sein du Conseil ont mis au jour l'importance du chemin qu'il reste à parcourir pour convaincre les États membres.

Ceux-ci ont en effet beau jeu d'accuser la Commission, quel que soit le bien-fondé de certaines de ses propositions, de vouloir se tailler la part du lion en exigeant la parité au sein des conseils d'administration et en demandant en même temps aux États :

- de renoncer à avoir chacun un représentant ;

- de renoncer à fixer seuls les sièges des agences ;

- de permettre la création d'un bureau exécutif sans savoir quelles seront ses tâches exactes.

On comprend donc que le projet de la Commission soit pour l'heure bloqué au Conseil et on peut émettre de sérieuses réserves quant à l'hypothèse d'une adoption par les trois institutions à court ou moyen terme.

2. Une démarche peu cohérente

La remarque a pu être faite d'une certaine incohérence de la part de la Commission qui, à l'heure du « mieux légiférer », que beaucoup traduisent par « moins légiférer », s'empresse de proposer un cadre pour de futures agences, révélant par là, aux yeux de certains, l'arrière-pensée d'en créer de nouvelles qui apporteront ensuite leur pierre à l'inflation réglementaire.

Les services de la Commission s'inscrivent en faux contre le procès qui leur est fait de penser déjà à la création de nouvelles agences . Il convient de leur en donner acte, comme il convient d'admettre que le recours à ce mode de régulation peut s'inscrire dans la recherche du « mieux légiférer », dès lors notamment que l'on considère que cet objectif n'a pas qu'une dimension quantitative.

En revanche, et c'est en cela que la démarche de la Commission manque quelque peu de cohérence, il y a lieu de s'interroger sérieusement sur la présentation, parallèlement avec le projet d'AII et sans véritable prise en compte de celui-ci, d'autres textes relatifs aux agences de régulation .

C'est ainsi que, deux mois après le projet d'AII, la Commission a déposé une proposition de règlement modifiant les actes constitutifs de dix-huit agences pour préciser les conditions de renouvellement du mandat des directeurs. Un tel texte, transmis au Sénat sous la référence E 2903, brouille pour le moins la lisibilité de la démarche de la Commission. Comment parler de cohérence lorsque, dans son projet d'AII, la Commission prévoit des mandats de cinq ans et, deux mois après, pour ne rien changer au droit existant, dépose un texte prévoyant quatre ans de mandat pour le directeur de l'Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes ?

En outre, on s'interroge vainement sur les motivations qui ont pu conduire le collège des commissaires à adopter, en juin dernier, une proposition de règlement du Conseil « portant création d'une Agence des droits fondamentaux de l'UE » (transmis au Sénat sous la référence E 2918) dont les rédacteurs semblent avoir balayé les principes du projet d'AII d'un revers de main, à supposer même qu'ils en aient eu connaissance. Ainsi, à propos de la composition du conseil d'administration de l'agence en question, cette proposition de règlement attribue deux sièges à la Commission et un à chacun des États membres, alors même que, quelques semaines auparavant, l'exposé des motifs du projet d'AII plaidait pour la parité entre la Commission et les États. De même, il est pour le moins surprenant de voir que la Commission propose qu'un membre du conseil d'administration soit désigné par le Parlement européen, oubliant sa propre affirmation, pourtant récente, selon laquelle « la participation de membres désignés par le Parlement dans le conseil d'administration (...) mettrait en question la capacité objective de contrôle extérieur du Parlement » .

Déclarer que les rédacteurs de cette proposition de règlement n'ont peut-être pas lu le projet d'AII est bien sûr volontairement exagéré, voire provocateur. Ceux-ci pourraient d'ailleurs faire observer qu'ils ont tenu compte d'autres pistes du projet d'AII, par exemple en prévoyant de fixer le siège de la future Agence des droits fondamentaux (en l'occurrence à Vienne) dans l'acte de base. Mais les faits sont là : sur plusieurs points, la Commission européenne s'est elle-même contredit à quelques semaines d'intervalle. Comment, dans ces conditions, peut-elle espérer convaincre le Conseil et le Parlement européen du bien-fondé de propositions auxquelles elle donne l'impression de ne pas croire elle-même ?

3. Une démarche compliquée par un débat juridique

Le service juridique du Conseil a en effet considéré que l'adoption d'un AII pour l'établissement des règles encadrant les agences de régulation ne serait pas conforme au traité.

Ce point de vue repose sur le caractère « supra-législatif » de l'AII proposé par la Commission en ce que les règles qu'il contient auraient pour effet de lier le législateur à l'avenir. Celui-ci serait en effet enserré dans un ensemble de dispositions pré-établies non prévues par le traité lui-même (par exemple, sur la composition du Conseil d'administration, sur la nécessité de fixer le siège au plus vite, etc.). Or, souligne le service juridique du Conseil, si un AII peut avoir des effets contraignants dans la mesure où son contenu exprime la volonté des trois institutions de se lier, il ne saurait aller au-delà de l'établissement de modalités de coopération entre les institutions.

Le service juridique du Conseil en conclut que l'encadrement des agences de régulation ne peut se faire par voie d'AII. La base juridique d'un tel encadrement doit être recherchée dans le traité lui-même... Ce que faisant, le service juridique du Conseil constate qu'aucun article du traité ne permettrait de reprendre la substance du projet d'AII via un autre instrument juridique .

Il va sans dire que cet avis n'est pas partagé par le service juridique de la Commission qui a développé la thèse inverse dans un « non papier ». À ses yeux, le projet d'AII n'est pas un support pour l'adoption de normes supra-législatives, mais vise simplement à coucher sur le papier un accord des institutions sur la configuration des futures agences de régulation.

4. Des propositions parfois inopportunes

Indépendamment de la démarche retenue, la Commission encourt aussi des critiques sur le fond même de ses propositions, notamment sur trois points.

a) Sur le siège des agences

Il y a semble-t-il, une contradiction entre, d'une part, le légitime souci d'éviter que le choix du siège d'une agence donne lieu à d'interminables discussions entre les vingt-cinq chefs d'État et de gouvernement et, d'autre part, l'association de deux acteurs nouveaux à la prise de décision : la Commission et le Parlement. Rien n'empêchera, en pratique, ces derniers d'émettre des suggestions sur le siège d'une agence (la Commission pourra même, comme elle vient de le faire pour l'Agence des droits fondamentaux, exprimer sa préférence dans sa proposition). Dès lors, exiger que ce siège soit fixé dans l'acte de base de l'agence aboutirait à rendre les choses plus compliquées (imagine-t-on les conséquences d'un accord laborieusement obtenu entre les vingt-cinq qui serait remis en cause par le Parlement ?) sans apporter de véritable valeur ajoutée .

On remarquera d'ailleurs que le Conseil européen a pris, en décembre 2003, soin de baliser quelque peu le terrain pour les années à venir en déclarant que la priorité serait donnée aux nouveaux États membres dans la répartition des sièges des organismes à créer. Mais la proposition de la Commission constituerait une nouvelle donne, dans laquelle les vingt-cinq États se retrouveraient sur un pied d'égalité, de nature à encourager des villes de l'Europe des quinze à présenter leur candidature. On peut certes considérer que la Commission ferait montre de pragmatisme en proposant des villes des nouveaux États membres ; il n'en demeure pas moins que, en termes d'affichage, cette nouvelle donne inquiète certains des États adhérents et représente un obstacle supplémentaire dans l'adoption d'un consensus au Conseil sur le projet d'AII.

b) Sur la composition du conseil d'administration

La Commission n'apporte aucun argument en faveur de la parité des exécutifs au sein du conseil d'administration si ce n'est l'affirmation plutôt creuse selon laquelle « cette représentation paritaire vise un juste équilibre entre la poursuite des objectifs communautaires et la prise en compte des intérêts nationaux » .

Des explications complémentaires peuvent certes être trouvées dans les documents préparatoires, notamment dans le Livre blanc sur la gouvernance européenne : « la parité permettrait à la Commission de contribuer plus efficacement à une meilleure inscription de l'activité de l'agence dans le cadre communautaire et à prendre en compte les développements dans les politiques connexes » . La thèse de la Commission aurait cependant gagné à plus d'explication, d'autant que le législateur a jusqu'à présent toujours refusé d'adhérer aux propositions de création d'agences dans lesquelles la Commission prévoyait la parité des exécutifs (Agence européenne pour la sécurité des aliments, Agence européenne pour la sécurité maritime). A cet égard, l'AII pourrait presque être perçu comme une provocation pour le Conseil et le Parlement européen.

Faute d'une argumentation solide de la part de la Commission, il est difficile de se ranger à cette proposition. Non pas que la parité des exécutifs au sein du Conseil d'administration ne soit pas souhaitable dans certains cas : l'hypothèse pourrait se présenter. Mais il conviendrait de tirer les leçons de l'histoire des agences européennes qui enseigne que jamais, jusqu'à présent, la parité n'a été acceptée. Sans doute est-ce parce que la Commission elle-même n'y croyait guère qu'elle ne l'a pas proposée pour l'agence des droits fondamentaux.

En fait, l'exigence in abstracto de la parité des exécutifs, qui assurerait de facto la domination par la Commission du Conseil d'administration de nombreuses agences (toutes celles où il n'y aurait que des représentants des exécutifs), constitue un mauvais signal dans le cadre d'un texte qui plaide pour une certaine autonomie des agences au nom de leur crédibilité.

c) Sur les privilèges et immunité du personnel des agences

L'application au personnel des agences du protocole du 8 avril 1965 aura pour conséquence de placer les personnes concernées dans une situation fiscale exorbitante du droit commun : exemption des pensions, non-progressivité de l'imposition sur le revenu, etc. Certes, les actes constitutifs d'agences ont jusqu'à présent étendu le protocole de 1965 à leur personnel. On peut cependant considérer que le projet d'AII manque l'occasion de revenir sur cette habitude contestable au regard du principe d'égalité devant l'impôt. On ne voit pas en quoi les personnels des agences n'ayant que des activités techniques pourraient être assimilés à ceux d'organisations internationales aux activités essentiellement politiques.

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