N° 176
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2005-2006
Annexe au procès-verbal de la séance du 25 janvier 2006 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des Affaires économiques et du Plan (1) à la suite d'une mission effectuée en Estonie et en Lituanie du 3 au 7 juillet 2005.
Par MM. Jean-Paul EMORINE, Gérard CÉSAR, Gérard LE CAM, Paul RAOULT et Daniel SOULAGE,
Sénateurs.
(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Paul Emorine, président ; MM. Jean-Marc Pastor, Gérard César, Bernard Piras, Gérard Cornu, Marcel Deneux, Pierre Herisson, vice-présidents ; MM. Gérard Le Cam, François Fortassin, Dominique Braye, Bernard Dussaut, Christian Gaudin, Jean Pépin, Bruno Sido, secrétaires ; MM. Jean-Paul Alduy, Pierre André, Gérard Bailly, René Beaumont, Michel Bécot, Jean-Pierre Bel, Joël Billard, Michel Billout, Claude Biwer, Jean Bizet, Jean Boyer, Mme Yolande Boyer, MM. Jean-Pierre Caffet, Yves Coquelle, Roland Courteau, Philippe Darniche, Gérard Delfau, Mme Michelle Demessine, M. Jean Desessard, Mme Evelyne Didier, MM. Philippe Dominati, Michel Doublet, Daniel Dubois, André Ferrand, Alain Fouché, Alain Gérard, François Gerbaud, Charles Ginésy, Adrien Giraud, Mme Adeline Gousseau, MM. Francis Grignon, Louis Grillot, Georges Gruillot, Mme Odette Herviaux, MM. Michel Houel, Benoît Huré, Mmes Sandrine Hurel, Bariza Khiari, M. Yves Krattinger, Mme Elisabeth Lamure, MM. Jean-François Le Grand, André Lejeune, Philippe Leroy, Claude Lise, Daniel Marsin, Jean-Claude Merceron, Dominique Mortemousque, Jackie Pierre, Rémy Pointereau, Ladislas Poniatowski, Daniel Raoul, Paul Raoult, Daniel Reiner, Thierry Repentin, Bruno Retailleau, Charles Revet, Henri Revol, Roland Ries, Claude Saunier, Daniel Soulage, Michel Teston, Yannick Texier, Pierre-Yvon Trémel, Jean-Pierre Vial.
Union européenne. |
Mesdames, Messieurs,
Dans le contexte de l'élargissement de l'Union européenne, et dans le prolongement de la mission effectuée en 2004 par la commission des affaires économiques en Roumanie et Bulgarie, une délégation de cinq sénateurs de cette commission s'est rendue, du 3 au 7 juillet 2005, en Lituanie puis en Estonie. L'objectif de cette mission était de mieux appréhender les conditions et les conséquences de l'intégration économique de ces pays dans l'Union européenne et les potentialités offertes par celle-ci aux entreprises françaises .
La délégation a, au cours de son séjour à Vilnius puis à Talinn, rencontré de nombreux parlementaires, de toutes sensibilités politiques, ainsi que des représentants ministériels, notamment le ministre estonien des finances. Elle a également effectué des déplacements, afin de mieux cerner, sur le terrain, la réalité économique de ces pays. Ce fut le cas notamment en matière énergétique, avec la visite, en Lituanie, d'une filiale de l'entreprise française Dalkia, spécialisée dans le chauffage urbain, et en matière agricole, avec la visite de l'une des plus grosses exploitations laitières d'Estonie.
Les échanges de la délégation avec l'ensemble des personnalités rencontrées ont largement justifié cette démarche et confirmé le fait que, malheureusement, la Lituanie et l'Estonie demeurent encore relativement méconnues. Cela est vrai non seulement des citoyens français mais aussi des entreprises françaises, alors même que ces pays présentent de nombreux atouts pour les investisseurs .
Il apparaît donc utile de rappeler, en introduction, quelques traits marquants de ces pays. Contrairement à une idée reçue, il existe de fortes différences entre la Lituanie et l'Estonie : une langue d'origine différente, des traditions religieuses différentes, puisque l'Estonie, à l'extrême nord, est plutôt protestante, tandis que la Lituanie, davantage tournée vers la Pologne, plutôt catholique. Ces différences sont perceptibles aujourd'hui : l'Estonie se veut ultra-libérale, quand la Lituanie apparaît plus agricole, pragmatique, l'Estonie étant plus riche, mais marquée par des disparités sociales plus fortes.
Au-delà de ces différences, ces pays ont évidemment des points communs, dont le principal est sans doute leur petite taille : 3,5 millions d'habitants pour la Lituanie (5,8 % de la population française), 1,4 pour l'Estonie soit, avec 2,3 % de la population française, à peine plus que la population de la ville de Lyon ! Autre point commun, un décollage économique rapide après leur indépendance, avec une population animée d'un sentiment national fort. La mission estime à cet égard tout à fait remarquable que, malgré leur petite taille et leur annexion à l'Union soviétique, ces pays aient su défendre et préserver leur identité et leur langue .
Le présent rapport s'articule autour de trois axes, relatifs, respectivement, à la situation économique de la Lituanie et de l'Estonie, que l'on peut qualifier de « tigres » européens, à leur adhésion à l'Union européenne et à l'OTAN , perçue comme un moyen d'assurer leur sécurité politique, militaire et économique face au grand voisin russe et, enfin, à la présence économique française , insuffisante, que la délégation estime souhaitable de renforcer.
I. LITUANIE ET ESTONIE : DES « TIGRES » A L'EST DE L'EUROPE
Rattrapage économique, montée en gamme technologique, ouverture sur le commerce international, taux de croissance élevés : la Lituanie et l'Estonie ont tout pour apparaître comme les « tigres » européens. Très dynamiques, les économies de ces pays sont dotées d'avantages comparatifs importants, fondés sur un système fiscal attractif et l'existence d'une main d'oeuvre qualifiée et peu chère. La rapidité de ce développement et la très grande ouverture sur l'extérieur de ces économies constituent toutefois également, en retour, des facteurs de fragilité.
A. UN RATTRAPAGE ÉCONOMIQUE RAPIDE
Près de quinze ans après leur retour à l'indépendance, les pays baltes font l'admiration des économistes au vu de leur évolution et ce en dépit de leurs ressources naturelles très limitées , essentiellement axées sur le bois. Ayant réussi à se doter d'un appareil d'Etat très vite, ils ont mené des politiques libérales fondées sur le choix de l'orthodoxie budgétaire, de la rigueur monétaire et de la recherche de la compétitivité . En outre, leur développement s'est appuyé sur des réformes de structure : privatisations, nouvelles modalités de gestion privée, réorientation des échanges vers l'Ouest, ouverture à la concurrence.
1. Un choix libéral affirmé
Si les deux pays ont connu plusieurs alternances depuis 1991, les gouvernements successifs ont fait de la transition à l'économie de marché leur priorité : le libéralisme fait l'objet d'un certain consensus, même si on observe des exigences croissantes de bien-être social. L'Estonie peut même être classée parmi les économies les plus libérales au monde.
a) Un processus de privatisations quasiment achevé
Hormis quelques secteurs stratégiques, comme l'énergie ou les ports, la quasi totalité (plus de 80 %) du produit intérieur brut lituanien et estonien relève aujourd'hui du secteur privé. Outre le secteur énergétique, dont la libéralisation a été abandonnée en 2002, l'Etat estonien dispose de quelques participations minoritaires dans les télécommunications, le transport aérien et les chemins de fer. Le secteur électrique, qui bénéficie d'une période transitoire, devrait être ouvert à la concurrence à hauteur de 35 % en 2009, puis en totalité à partir de 2013. En Lituanie, la privatisation est également très largement avancée.
Cette libéralisation n'exclut pas, dans certains cas, la continuité . Ainsi l'entreprise de fabrication de meubles visitée par la délégation à Vilnius était l'une des plus grandes dans l'ex Union soviétique et a continué son activité, après avoir dû toutefois apprendre les techniques de marketing et de communication, jusque là inconnues, puisque la production était, sous l'ère communiste, centralisée et vendue un an avant la fabrication.
b) Des réformes structurelles menées tambour battant
Ces pays ont mené des réformes structurelles importantes , à un rythme accéléré, du fait de leur adhésion très rapide à l'Union européenne et de l'objectif d'entrée dans la zone euro qu'ils se sont fixés pour 2007. Les interlocuteurs que la mission a rencontrés au ministère des finances lituanien ont souligné qu'ils avaient dû faire des efforts particulièrement importants, dans la mesure où les négociations d'adhésion ont démarré chez eux deux ans plus tard que les autres.
Les réformes ont concerné, notamment, le secteur bancaire . A titre d'exemple, la banque centrale estonienne a renforcé la supervision des banques et des règles prudentielles et a permis l'assainissement du secteur, passé de 42 à 7 banques entre 1991 et 1999. Le secteur bancaire estonien, totalement privé, est désormais détenu à 95 % par des investisseurs étrangers, dont 86 % par des banques suédoises.
Autre réforme structurelle, celle des retraites , menée dans les deux Etats. Le système repose désormais sur trois piliers : un mécanisme historique de répartition, un fonds de pension par capitalisation obligatoire pour les nouveaux entrants sur le marché du travail et un fonds de pension complémentaire optionnel.
2. De bons élèves en Europe
Aux termes d'une telle évolution, ces pays font figure de bons élèves en Europe, notamment en matière de politique budgétaire.
a) Des taux de croissance élevés
Après l'indépendance, les deux pays ont dû affronter les difficultés de la reconversion. La Lituanie a affronté, lorsqu'elle a dû reconvertir son industrie, une crise économique très dure entre 1991 et 1995. En Estonie, la chute des activités industrielles a suivi la fermeture des grands conglomérats soviétiques. Depuis, les deux pays connaissent des taux de croissance élevés.
A l'exception de l'année 1999, où la Lituanie a subi l'impact de la crise russe, avec une récession de -4,1 %, la croissance a été soutenue : de 6,8 % en 2002, à 9,7 % en 2003 , la plus forte de la région. Elle s'est établie à 6,7 % en 2004 et devrait être d'au moins 6 % jusqu'en 2007. La croissance estonienne s'est, quant à elle, accélérée à 6,2 % en 2004, le taux prévu pour les trois prochaines années se situant autour de 5-6 %.
b) Des finances publiques saines
L'Estonie a, pour sa part, interdit les déficits et a connu en 2004 un excédent de l'ordre de 1,7%. Celui-ci est venu abonder les fonds de réserve de l'Etat, dont le montant total atteint 8,1 % du produit intérieur brut, presque le double du montant de la dette publique, qui est de 4,8 % du PIB. Le budget adopté pour 2005 prévoit l'équilibre . La Lituanie connaît quant à elle un déficit qui s'élève à 2,5 % du PIB.
Au total, la stabilité économique de ces pays repose sur de bons fondamentaux : des finances publiques saines, une monnaie stable, un très faible endettement public, une inflation maîtrisée et un secteur bancaire fiable et solide. Leurs notations financières sont ainsi régulièrement revues à la hausse, classées par la Coface en A2 pour l'Estonie et A3 pour la Lituanie.
c) Un système fiscal attractif
Ces pays sont caractérisés par des systèmes fiscaux simples et attractifs, dont la mission souligne l'intérêt qu'il y aurait pour la France à s'en inspirer dans la conduite de ses réformes fiscales . La simplicité du système constitue en effet un facteur important de dynamisme pour les entreprises. En Estonie, il existe un taux d'imposition unique de 24 % sur le revenu des particuliers et sur les bénéfices des entreprises, ce taux devant être ramené, sur trois ans, à 20 %. Par ailleurs, les bénéfices réinvestis sont totalement exemptés. Au total, le poids de la fiscalité s'élève à 33 % du PIB.
En Lituanie, l'impôt sur les sociétés s'élève à 15 %. En juin 2005 a été adoptée une réforme de l'impôt sur le revenu, actuellement à 33 %, qui passera à 27 % en juin 2006 et à 24 % au début de l'année 2008. Pour éviter un déficit public, l'impôt sur les sociétés a été remonté, temporairement, de 15 % actuellement à 19 % à compter de 2006, et sera ramené à 18 % en 2007, pour revenir à 15 % un an plus tard.
3. Des économies très ouvertes
a) Une position géographique stratégique, au coeur d'un futur axe de transport trans-européen
La Lituanie et l'Estonie occupent une position géographique stratégique de transit au seuil des marchés russe, biélorusse, polonais, scandinave et nordique et comptent plusieurs ports majeurs, dont Talinn. Ils constituent ainsi un tremplin potentiel vers la partie occidentale de la Communauté des Etats indépendants C'est ainsi qu'en Lituanie on observe un niveau élevé de réexportations : le transit représente de 20 à 25 % de ses échanges commerciaux, témoignant du rôle de plaque tournante joué par le pays dans le commerce est-ouest.
Les deux pays, de même que la Lettonie, sont en outre au coeur d'un futur axe de transport trans-européen : la via Baltica , autoroute européenne qui rejoindra Helsinki à Prague, via Talinn, Riga, Kaunas (Lituanie et Varsovie) et le Rail Baltica, qui vise à construire une ligne ferroviaire entre Talinn, Riga, Kaunas, Varsovie et Berlin, dont les travaux devraient commencer en 2008.
b) Une large ouverture sur l'extérieur
Le commerce extérieur représente un pourcentage massif du PIB de la Lituanie et de l'Estonie, qui va jusqu'à 130 % en Estonie, économie la plus ouverte d'Europe de l'Est. En Lituanie, le commerce extérieur a augmenté de 66 % entre 1999 et 2003. En outre, les réformes entreprises ont entraîné une réorientation des flux commerciaux vers l'Union européenne : ils représentent ainsi 50 % du commerce extérieur en Lituanie et 75 % en Estonie.
Les principaux fournisseurs de l'Estonie sont la Finlande (22%) et l'Allemagne (13%), ses principaux clients la Finlande (23%) et la Suède (15%). S'agissant de la Lituanie, la Russie et l'Allemagne sont les premiers partenaires, les principaux fournisseurs étant la Russie (22 %) et l'Allemagne (17%). En outre, la Suède et la Finlande détiennent à elles seules 70 % du stock d'investissements directs étrangers en Estonie. En Lituanie, le Danemark, la Suède et la Finlande détiennent 40 % du total.
c) Les secteurs économiques-clés, entre industries du bois et télécommunications
L'importance de la ressource en bois 1 ( * ) a conduit à une spécialisation économique historique dans ce secteur. Les activités se sont progressivement diversifiées : la filière bois compte aujourd'hui un large spectre d'industries, des exploitations forestières aux meubles, en passant pas les productions intermédiaires (bois scié, contreplaqué). On relèvera qu'en Estonie, les exportations de ce secteur sont cinq fois supérieures aux importations.
A côté de cette filière, le secteur des nouvelles technologies de l'information et de la communication s'est largement développé, sous l'impact des importants investissements finnois, Nokia et Ericson ayant largement sous-traité en Estonie. Ce secteur, qui représente 13,5 % du PIB estonien et 7,5 % du PIB lituanien, joue désormais un rôle important dans les pays baltes : Elcoteq, filiale du groupe finlandais de composants électroniques, dont la mission a visité l'un des ateliers de montage, est devenu le premier employeur privé d'Estonie avec 3.600 personnes .
Le ministre estonien de l'économie et des communications, M. Edgar Savisaar a expliqué à la délégation que l'Estonie devait désormais développer elle-même des activités innovantes, telles que les biotechnologies et les technologies de pointe, pour ne pas trop dépendre des commandes de sous-traitance passées par les industries scandinaves. L'objectif affiché par le ministre est ainsi d'augmenter les crédits consacrés à la recherche, publics et privés, de 0,8 à 1 ou 1,2 % du PIB . En outre devrait être créé un fonds pour le développement afin de soutenir l'innovation, en fournissant un financement aux projets des entreprises. La délégation ne peut que rappeler, dans ce contexte, la nécessité pour la France de mener également une politique d'innovation active .
* 1 La forêt couvre 51,7 % du territoire estonien.