2. Les variantes
L'approche de la pauvreté par le revenu monétaire présente l'avantage de la simplicité et d'une relative indépendance par rapport aux choix effectués par les individus. Le bien-être n'étant toutefois pas réductible au concept de revenu monétaire, des approches complémentaires apportent un éclairage utile quant à la valeur des ressources tirées d'une part de l'autoproduction et d'autre part des services publics collectifs individualisables. Il serait intéressant de pouvoir calculer ces variantes au niveau européen, dans la mesure où les modèles nationaux présentent de fortes disparités dans ces deux domaines.
a) Les effets de l'autoproduction
S'agissant de la question de la prise en compte des ressources tirées de la production domestique, la question la plus discutée est celle des imputations de loyers fictifs 24 ( * ) . Ces loyers fictifs sont la traduction monétaire de l'avantage tiré par les ménages du fait d'être propriétaires de leur résidence principale, ou d'être logés gratuitement. Ce revenu supplémentaire est évalué comme le loyer que les propriétaires percevraient si leur logement était loué au prix du marché. Le montant du loyer est estimé en fonction des caractéristiques du logement, des caractéristiques du ménage, de l'ancienneté dans le logement ainsi que du type d'habitat concerné. Le loyer est imputé à partir d'équations économétriques estimées dans l'enquête Logement 2002 de l'INSEE. Sont déduits les intérêts d'emprunt contractés pour l'achat de la résidence principale.
Cette imputation modifie sensiblement la hiérarchie des niveaux de vie, puisque la population à bas revenus apparaît alors plus jeune et plus urbaine. Ainsi, si les ménages où la personne de référence est âgée de plus de 65 ans représentent près du tiers des ménages à bas revenus (au seuil de 50 % de la médiane des niveaux de vie), ils n'en représentent plus qu'un cinquième si l'on tient compte des loyers imputés. Les imputations de loyers fictifs accroissent par ailleurs le poids au sein des ménages à bas revenu des familles de trois enfants et plus. Globalement, elles conduisent à une légère baisse du taux de pauvreté.
Au niveau européen, il est prévu que le dispositif d'enquête sur le revenu et les conditions de vie SILC permette à terme l'imputation de loyers fictifs aux propriétaires occupants.
b) Les effets des revenus implicites tirés des services publics
L'appréciation des niveaux de vie est sensiblement modifiée si l'on calcule le revenu disponible ajusté, qui prend en compte les transferts implicites résultant des services collectifs individualisables, en plus du revenu disponible. L'impact de ces dépenses publiques sur le niveau des inégalités est exposé dans un rapport de M. Bernard Angels, sénateur, qui sera examiné en juillet 2008 par la délégation pour la planification.
Ces transferts, qui représentent un montant proche de celui des transferts sociaux en espèces, contribuent à réduire les inégalités, dans une proportion qui dépend de leur progressivité. Les modalités de cette redistribution sont variables en fonction du type de dépense considéré : tandis que les dépenses d'éducation bénéficient plutôt aux familles avec enfants et très peu aux personnes âgées, les services de santé profitent en revanche massivement à ces dernières.
L'imputation des dépenses de santé 25 ( * ) repose sur l'identification de catégories de la population (sexe, âge) réputées homogènes en matière de consommation de soins. Cette imputation conduit à réévaluer le seuil de pauvreté, qui passe à 966 euros, tandis que le taux de pauvreté diminue à 8,5 %. Pour les plus de 70 ans, le taux de pauvreté serait même ramené à 1,1 %. Des travaux similaires pour l'imputation des dépenses d'éducation, actuellement en cours à l'INSEE, permettront de donner une vision globale plus équilibrée, car plus exhaustive, de l'impact des dépenses publiques sur les niveaux de vie en fonction des caractéristiques des individus.
Taux de pauvreté après prise en compte des dépenses de santé en 2005
Après prise en compte des transferts monétaires |
Après prise en compte des transferts monétaires et de la santé |
|||
Seuil de pauvreté (montant mensuel en euros) |
823 |
966 |
||
Taux de pauvreté (en %) |
11,8 |
8,5 |
||
Selon le type de ménage |
La personne de référence a moins de 60 ans |
Couples sans enfant |
6,1 |
5,3 |
Couples, 1 enfant |
9,0 |
7,7 |
||
Couples, 2 enfants ou + |
13,3 |
9,7 |
||
Célibataires |
16,5 |
17,4 |
||
Célibataires, 1 enfant ou + |
32,9 |
29,7 |
||
La personne de référence a plus de 60 ans |
Couples sans enfants |
6,9 |
1,3 |
|
Célibataires |
14,3 |
4,6 |
||
Selon l'âge |
0-10 ans |
15,4 |
11,7 |
|
10-19 ans |
17,5 |
14,2 |
||
20-29 ans |
11,6 |
10,3 |
||
30-39 ans |
10,1 |
8,0 |
||
40-49 ans |
11,1 |
9,3 |
||
50-59 ans |
10,1 |
8,2 |
||
60-69 ans |
8,0 |
3,8 |
||
70 ans et plus |
9,6 |
1,1 |
||
Note : le seuil de pauvreté correspond au seuil de pauvreté pour une personne seule. Champ : individus vivant dans un ménage ordinaire dont le niveau de vie est positif ou nul Source : modèle INES, enquête santé 2002-2003, calculs François Marical (INSEE) |
La question de l'imputation de la subvention implicite dont bénéficient les locataires du parc social a également été discutée 26 ( * ) . Il s'agit de mesurer un avantage équivalent au versement d'une allocation, mais non pris en compte dans les revenus des bénéficiaires, parce que versé à des tiers. Cette imputation est contestée car elle suppose l'existence dans le parc privé de biens comparables aux logements du parc social. Elle repose par ailleurs sur l'hypothèse d'une égale capacité des deux parcs à loger les plus défavorisés.
Dans le même ordre d'idée, on pourrait songer à mesurer la subvention implicite perçue dans le cadre des systèmes de soutien aux prix agricoles .
Un autre aspect sur lequel il existe peu de données concerne l'impact des dépenses d'action sociale des collectivités locales sur les niveaux de vie. Les régions, départements et communes versent en effet des prestations financières ou en nature, de caractère non obligatoire. Il s'agit :
- d'une part, d 'aide extra-légale , c'est-à-dire versée dans des conditions ou pour des montants plus favorables que ceux prévus par les lois et règlements ;
- d'autre part, d 'action sociale facultative, dans d'autres domaines que ceux de l'aide sociale légale.
Les enquêtes réalisées régulièrement par la DREES 27 ( * ) mettent en évidence la diversité des pratiques des collectivités locales, sans qu'il soit possible d'évaluer l'impact de ces politiques sur les niveaux de vie. Un exemple simple (cf. encadré ci-dessous) montre que ces aides peuvent avoir un impact significatif sur les niveaux de vie individuels. Lorsque ces aides sont liées à la perception d'un minimum social, il en résulte des effets de seuil importants.
L'impact des aides locales sur les niveaux de vie Les aides locales facultatives ont à l'évidence un impact important sur les niveaux de vie en bas de la distribution . Afin de donner une idée des proportions dans lesquelles ce type d'aide est susceptible de modifier les niveaux de vie, prenons l'exemple d'un parent isolé à Paris, ayant deux enfants à charge, percevant l'Allocation parents isolés c'est-à-dire 812 euros par mois (montant maximal de l'API dans ce cas, après déduction du forfait logement et des autres ressources de l'allocataire : salaire, pension alimentaire, prestations sociales), correspondant à un niveau de vie de 508 euros mensuels (812 / 1,6), soit 37 % du revenu médian (1 er décile des niveaux de vie). Cette famille peut par exemple bénéficier d'une place en crèche à tarif réduit pour 81 euros par mois, ce qui représente un « gain » implicite de 394 euros mensuels par rapport au tarif maximal. En outre, la région Ile-de France propose aux parents isolés : - 75 % de réduction sur le prix de la carte de transport (« carte orange ») mensuelle, soit 89 euros par mois (pour la carte la plus onéreuse) ; - 180 euros par an de chèques emploi services prépayés (soit 15 euros par mois) La ville de Paris propose d'autres aides, sous conditions de ressources, aux familles monoparentales non titulaires de l'API (prestation logement de la ville de Paris) ainsi qu'à d'autres catégories de la population. Si l'on tient compte des seules trois aides mentionnées ci-dessus (sans compter les services publics individualisables : école, services de santé, et d'autres aides telles que : cantines, centres de loisirs, colonies de vacances, réductions SNCF... qui bénéficient également à d'autres catégories de la population), les ressources de la famille considérée passeraient à 1310 euros mensuels, soit 819 euros en termes de niveaux de vie (+ 60 %). Étant donné que la plupart des aides locales existantes sont sous conditions de ressources, leur prise en compte ferait probablement baisser de façon significative le taux de pauvreté. Pour mesurer l'impact des aides locales sur les niveaux de vie, il faudrait accroître la taille de l'échantillon de l'enquête revenus fiscaux . L'échantillon actuel est trop restreint pour rendre compte avec suffisamment de fiabilité des situations locales. Cet exemple suggère également une certaine réserve à l'égard des comparaisons internationales , puisque ce qui est pris en compte dans le calcul des niveaux de vie peut être très différent dans chaque pays, selon les caractéristiques des politiques sociales redistributives. |
Les limites de l'approche « centrale » par le revenu rendent utile un examen des méthodes complémentaires de mesure de la pauvreté.
* 24 « Loyers imputés et inégalités de niveaux de vie », J-C Driant et A. Jacquot, in Economie et Statistique, numéro spécial Logement, n°381-382 (2005).
* 25 François Marical, « En quoi la prise en compte des transferts liés à la santé modifie-t-elle l'appréciation du niveau de vie », France Portrait social 2007 (INSEE Références).
* 26 Voir Driant et Jacquot (2005), op cit.
* 27 Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques : « L'action sociale extralégale et facultative des départements », Études et Résultats n°537 (novembre 2006) ; « L'action sociale des communes de taille moyenne», Études et Résultats n° 530 (octobre 2006).