B. DES FACTEURS TENDANT À UNE INTERPRÉTATION MAXIMALISTE DU RISQUE PANDÉMIQUE
On a noté ci-dessus la très forte surestimation de la gravité de la pandémie par les experts. Celle-ci repose sur des a priori dont les membres des agences n'ont pas su se défaire, sans doute handicapés en cela par le mode de fonctionnement même des agences ; elle contraste avec la perception plus juste des « non-spécialistes ».
1. Un raisonnement en vase clos
Deux types de facteurs ont contribué à l'interprétation maximaliste du risque par les experts.
a) L'importance des a priori des experts
Tout d'abord, plusieurs biais ou a priori ont nui à la prise en compte des données qui devenaient au fur et à mesure disponibles concernant les caractéristiques propres à la pandémie A (H1N1)v.
Ainsi qu'il l'a été précédemment exposé, toute la préparation à la lutte contre une pandémie grippale a été fondée, à l'échelle mondiale, sur l'idée que le virus H5N1 serait le prochain virus à se diffuser : les plans de lutte ont donc été conçus en fonction des caractéristiques de ce virus très virulent. Entre mai et fin août 2009, des études fondées sur l'évolution de la situation dans les pays de l'hémisphère Sud ont cependant paru ; elles permettaient une connaissance plus précise des caractéristiques du virus A (H1N1)v. Une étude complète de la situation dans les pays ayant fait l'expérience de la première vague pandémique a été rendue publique par le Département de la Santé des Etats-Unis le 26 août 2009 104 ( * ) . Elle établissait clairement la faible virulence du virus ainsi que sa stabilité entre l'hémisphère Sud et l'hémisphère Nord . L'OMS elle-même, dans son rapport du 9 mai 2009, notait que la plupart des cas de grippe A (H1N1)v étaient peu sévères ( mild ), même si elle préconisait le suivi attentif de la pandémie dans l'idée que des cas plus graves pourraient apparaître ultérieurement 105 ( * ) . L'analyse des caractéristiques génétiques du virus publiée en août 2009 dans la revue espagnole Actualidad Medica 106 ( * ) établissait pour sa part que le virus A (H1N1)v ne présentait pas de pathogénicité particulière.
Or ces données n'ont été prises en compte que partiellement par les experts français : s'ils ont relevé le caractère atypique du virus, qui n'avait pas les mêmes populations-cibles que le virus saisonnier, ils n'ont pas considéré comme acquises les données pourtant établies montrant que sa virulence était faible. La conception dominante au sein du CLCG et du HCSP était en effet que, quelles que soient les caractéristiques premières du virus, il pourrait acquérir par mutation une grande virulence qui se manifesterait lors d'une deuxième vague , comme plusieurs de leurs membres l'ont indiqué lors de leur audition par la commission d'enquête. Ces a priori théoriques ont conduit à une surestimation de l'impact du virus et des mesures nécessaires pour y faire face.
Cette interprétation au pire des potentialités du virus se fondait sur des connaissances insuffisantes concernant le fonctionnement des virus grippaux . Les connaissances dont dispose la communauté scientifique sont encore largement empiriques, fondées sur l'observation des pandémies du XX e siècle. Pour imaginer le comportement du virus A (H1N1)v lors d'une nouvelle pandémie, on se fonde sur l'analyse des épidémies de 1918, de 1957 et de 1968. Dans deux de ces cas, il y a bien eu deux vagues de diffusion du virus, et la seconde a été plus mortelle que la première, peut-être en raison d'une mutation. Cependant, ces précédents ne suffisent pas à prédire le déroulement des pandémies futures, comme l'a justement montré le déroulement de la pandémie de 2009, où l'on n'a constaté ni mutation, ni deuxième vague plus grave. Il est donc nécessaire de renforcer l'effort en matière de recherche fondamentale, pour comprendre les mécanismes des virus grippaux et de leur évolution.
La virulence du virus grippal saisonnier lui-même n'est pas connue avec précision. Lorsqu'on évalue la mortalité due à cette grippe entre cinq et six mille morts par an, il s'agit en fait d'une simple mesure de la surmortalité hivernale : les morts hivernales non attribuées à une cause précise sont globalement attribuées à la grippe, puisque l'hiver est sa saison de circulation. Pour mieux connaître le danger réel que représente le virus saisonnier, il conviendrait donc de mener une analyse clinique systématique des décès hivernaux, afin de déterminer avec précision le nombre de morts réellement dus à la grippe 107 ( * ) . A côté de la recherche fondamentale, cette enquête permettrait une meilleure connaissance de la menace que représente la grippe en termes sanitaires.
C'est donc avant tout le manque de connaissances suffisantes sur le virus grippal, ainsi que l'adoption systématique d'hypothèses maximalistes au détriment des possibilités de moindre gravité, qui expliquent la surestimation du risque par les experts. Le mode de fonctionnement des agences en période de crise a renforcé ce biais, par une dynamique de groupe favorisant la recherche d'un consensus finalement paralysant.
b) Un consensus paralysant
Investis de la mission d'intégrer l'ensemble des données qui devenaient progressivement disponibles, mais aussi de répondre dans des délais très brefs - parfois 48 heures - aux saisines constantes de la DGS, les membres du CLCG se sont rendus extrêmement disponibles. Le comité s'est réuni dès le lendemain de l'alerte pandémique lancée par l'OMS. Jusqu'au 31 janvier 2010, il a rendu quarante-trois avis, ce qui fait une moyenne d'une réunion et d'un compte rendu tous les six jours, tous les cinq jours entre mai et juin. Pour permettre un tel degré d'activité, ses membres ont fait preuve d'une grande souplesse dans leur organisation : pendant l'été, ils sont ainsi restés en contact constant, ce qui impliquait notamment le remplacement des réunions physiques par des conférences téléphoniques.
Mais cela a eu pour conséquence involontaire d'écarter les procédures par lesquelles un débat critique peut plus facilement s'instaurer, et a renforcé une dynamique de consensus qui n'était pas propice à l'examen critique systématique des données . Lors de son audition M. Bruno Lina a ainsi pu déclarer que les membres du CLCG avaient pu ressentir qu'ils étaient « trop consensuels ». Les circonstances particulièrement difficiles dues à l'urgence, ainsi que l'absence de procédures bien définies, ont ainsi sans doute contribué à ce que les a priori de départ ne soient pas suffisamment remis en question.
Un élément susceptible de réduire le risque d'une unanimité de façade est de publier systématiquement les avis des instances d'expertise accompagnés du détail des votes qui ont éventuellement eu lieu. Cette publication permettra aux autorités publiques de mieux saisir les sujets de débat entre experts et si elles le souhaitent, d'approfondir ces questions.
Proposition n° 7 :
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Les rivalités entre scientifiques ont pu accentuer la tendance à privilégier les hypothèses maximalistes. La reconnaissance scientifique liée à la spécialisation sur un virus perçu comme très dangereux et comme un véritable enjeu de santé publique, comme le HIV par exemple, est en effet plus grande que celle accordée aux spécialistes d'un virus généralement considéré comme commun et peu dangereux, tel celui de la grippe, comme l'a souligné notamment le professeur Marc Gentilini. Cette remarque a été faite sous plusieurs formes et par des personnes différentes à la commission d'enquête : elle incite à prêter attention à la dimension humaine de la réflexion scientifique , qui risque de fausser les conclusions rendues par les experts.
Elargir la composition des groupes d'experts pourrait être un moyen de pallier ce problème. Il apparaît en effet qu'ils manquaient de pluridisciplinarité. Ceci a conduit à négliger l'apport des sciences humaines. Les travaux de M. Michel Setbon, sociologue et directeur de recherches au CNRS, sur les intentions de vaccination au sein de la population, pourtant financés par le Service d'information du Gouvernement à partir de mai 2009 et disponibles en juillet, n'ont pas été pris en compte par les instances d'expertise et les pouvoirs publics, alors même qu'ils mettaient en évidence de fortes réticences à la vaccination, et permettaient d'établir que le taux de vaccination effectif ne dépasserait pas les 30 %.
Le travail d'estimation du nombre de personnes qui souhaiteraient se faire vacciner a donc été conduit une seconde fois et dans des conditions scientifiquement discutables par les services de la ministre de la santé : comme l'a expliqué la ministre lors de son audition, ils ont fait une moyenne entre le nombre de personnes souhaitant se faire vacciner contre la grippe saisonnière, et ceux souhaitant se faire vacciner lorsque des cas de méningite se déclarent dans leur entourage : ils en ont conclu que le taux de souhait de vaccination serait de 75 %, ce qui s'est révélé largement erroné.
Les sondages qui indiquaient l'ampleur des réticences à la vaccination n'ont pas été pris en compte dans la décision. Ici encore, le poids des a priori a amené à se priver d'outils d'analyse pourtant efficaces, et notamment à une sous-utilisation de l'expertise disponible, sans doute parce qu'elle venait de disciplines traditionnellement peu intégrées aux décisions de santé, telle la sociologie. Pour éviter la reproduction de telles erreurs, il conviendrait d'élargir la composition des comités d'experts, en les ouvrants à des spécialistes de disciplines non médicales.
Proposition n° 8 :
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Proposition n° 9 :
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* 104 Assessment of the 2009 Influenza A (H1N1) Pandemic on Selected Countries in the Southern Hemisphere : Argentina, Australia, Chile, New Zealand and Uruguay ; Department of Health and Human Services in collaboration with other U.S. Government (USG) Departments for the White House National Security Council ; August 26, 2009.
* 105 WHO Technical Consultation on the severity of disease caused by the new influenza A (H1N1) virus infections.
* 106 María del Carmen Maroto Vela et Gonzalo Piédrola Angulo, « Gripe clasica y actual », Actualidad Médica 94, 2009 - I, n° 777.
* 107 Cf. audition de M. Tom Jefferson du 17 mai 2010.