II. UNE EXPLICATION CONSENSUELLE MAIS À PROLONGER : LE RALENTISSEMENT DE LA CROISSANCE ET DES GAINS DE PRODUCTIVITÉ
La croissance économique conditionne celle des revenus. La croissance résulte de la combinaison d'une augmentation du volume des facteurs de production (travail et capital) et des évolutions de leur productivité.
Le supplément de revenu peut donc être divisé entre un surplus lié à la quantité des facteurs de production et un surplus de productivité attribuable aux progrès d'efficacité des facteurs.
Seul celui-ci peut permettre d'augmenter la rémunération unitaire des facteurs de production 24 ( * ) . Or, si la croissance économique a ralenti, le surplus de productivité a, lui, subi un ralentissement encore plus net en étant divisé par un facteur proche de 6 entre 1950-1974 (+ 3,3 % l'an) et 1990-2008 (+0,6 % l'an). Ce ralentissement ne laisse de poser des questions dans un contexte où, pourtant, la hausse de la productivité paraît être devenue une priorité absolue.
Si, en soi, l'essoufflement de la croissance est un déterminant important du pacte social, le ralentissement de la productivité redouble ses effets contraignants. Mais, on ne peut se contenter d'identifier ces deux phénomènes. Il est essentiel d'en proposer une étiologie pertinente.
A cet égard, il existe deux interprétations polaires et contradictoires.
La première attribue le ralentissement de la productivité aux rigidités et fait la part belle aux rigidités du pacte social et à ses effets sur la création de richesses par les entreprises.
Elle débouche sur des propositions de flexibilisation, recourant à des « modèles » étrangers, où la préconisation de décentraliser le pacte social en restaurant l'entreprise comme lieu privilégié de sa définition s'impose avec vigueur.
La seconde interprétation de l'« échec productiviste » contredit tous les termes de la première, l'échec en question étant attribué à la crise du capitalisme financier, qui, pour être globale, trouve un point de fixation dans la crise de l'entreprise.
Les modifications du pacte social dans l'entreprise qui ont tendu à plus de dérégulation sont marquées par un « désinvestissement » de la composante proprement entrepreneuriale (le capital humain, l'investissement, la recherche et l'innovation) de ce pacte.
On aurait probablement tort de vouloir opter pour l'une plutôt que pour l'autre de ces interprétations. L'impératif de pertinence conduit à reconnaître et à admettre le champ de validité de chacune d'elles.
A. UNE CROISSANCE ÉCONOMIQUE QUI A RALENTI
Le ralentissement de la croissance économique est, sur le long terme, un des faits principaux qui colore les équilibres économiques et sociaux en France .
La croissance économique est passée de 5,4 % l'an entre 1950 et 1974 à 2,4 % entre 1975 et 1989 et 1,9 % entre 2000 et 2008. Le rythme de croissance annuel a perdu les 2/3 de son dynamisme de la période initiale.
Comptablement, ces pertes proviennent pour une part de la décélération du rythme d'accumulation des facteurs de production : l'augmentation du stock de capital a suivi un rythme deux fois moins fort et, pour le travail, l'inflexion de la quantité mobilisée, un peu moindre, dans son ampleur, a été proche 25 ( * ) . Mais, c'est surtout l'essoufflement des gains d'efficacité des facteurs de production (la productivité globale des facteurs - PGF -) qui a pesé sur le rythme de croissance (v. infra ).
Ce dernier processus a mécaniquement, conjointement avec celui de la décélération de la croissance de la population active, limité les effets de la réduction du rythme de croissance sur le chômage. Il n'empêche que l'accumulation du travail salarié n'a pas été suffisante pour éviter une hausse du sous-emploi 26 ( * ) .
L'augmentation du sous-emploi (qui englobe le chômage mais aussi toutes les formes d'emplois à durée atypique 27 ( * ) , que celle-ci soit voulue ou subie) est la principale conséquence 28 ( * ) de la décélération de la croissance. En effet, à elle seule, la croissance économique, si elle tend à augmenter le revenu national 29 ( * ) , n'augmente pas le revenu par tête, la trajectoire de celui-ci étant dépendante de la réalisation de gains de productivité des facteurs de production .
Mais, le rythme de la croissance conditionne celui des créations d'emplois qui, rapporté à l'évolution de la population active, détermine la variation du chômage.
Or, celle-ci est une composante importante, du moins en théorie, de l'économie du pacte social général et de la partie de celui-ci qui prend racine dans l'entreprise.
Même si, pratiquement, la mesure de cet effet est incertaine, la capacité des salariés de négocier avec les employeurs ressort amoindrie d'une situation marquée par un chômage persistant, voire croissant.
De même, la nécessité d'assurer les agents économiques contre le risque de chômage, qui devient structurel quand les conditions de la croissance préviennent une dynamique économique suffisamment forte pour absorber la population active, implique des prélèvements sur le revenu. Or, ces prélèvements, qui deviennent alors eux-mêmes structurels, instaurent un décrochage permanent entre la contribution des facteurs à la production et les revenus qu'ils en retirent.
A cet égard, on touche les limites du raisonnement selon lequel les dépenses consacrées au traitement du sous-emploi sont utiles à la croissance économique. Il n'apparaît fondé que dans l'hypothèse où le chômage est une transition d'un emploi appelé à disparaître pour des raisons économiques qui le condamnent vers un autre emploi plus productif (le supplément de production servant d'assiette au financement de ces dépenses). On peut aller jusqu'à concéder que cette dernière condition peut ne pas être remplie si les dépenses engagées permettent d'éviter les coûts économiques résultant de la dégradation de la situation sociale provoquée par le chômage. Mais, les dépenses de traitement du chômage n'ont que cette dernière justification (ce qui n'est évidemment pas rien d'autant que des motifs humanitaires puissants s'y ajoutent), quand elles portent sur les chômeurs devenus tels du fait de l'insuffisance structurelle de croissance.
En toute hypothèse, l'écart entre la contribution à la production et le revenu retiré de celle-ci pèse sur les salaires nets (ou les profits nets) quand il doit augmenter pour couvrir un chômage grandissant et peut engendrer un sentiment de frustration qui n'est pas entièrement propice à une expérience réconciliée avec le travail.
Autrement dit, l'insuffisance de la croissance par ses effets potentiels sur le chômage atteint les conditions mêmes de l'exercice du salariat .
Dans les faits, comme ces effets sont asymétriques et touchent plus particulièrement les salariés sans grand capital, qu'il soit financier ou « humain » comme on dit aujourd'hui (capacités professionnelles concurrentielles, capital social et relationnel...), que ce soit par le chômage ou par l'affaiblissement de la condition salariale, ce sont les moins « dotés » qui sont touchés.
Le ralentissement de la croissance exerce donc des effets asymétriques sur les individus et, dans une mesure qui reste à préciser, peut également être vu comme procédant de contraintes aux impacts différenciés selon la position occupée sur le marché du travail (v. infra ).
* 24 Il s'agit d'une potentialité et non d'un enchaînement nécessaire. Si les gains de productivité du travail sont absorbés par le capital (autrement dit, s'il y a déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salaires), il peut n'y avoir pas de progrès de pouvoir d'achat par tête.
* 25 La décélération de la croissance de la population active recouvre non seulement l'inflexion de l'augmentation naturelle de la population en âge de travailler mais aussi la flexion des taux d'activité et, plus qualitativement, celle de la durée du travail.
* 26 Si le taux de chômage n'a pas davantage augmenté, c'est grâce à des sorties du marché du travail de plus en plus précoces dans un contexte d'abaissement de l'âge de départ en retraite et d'élargissement des dispenses de recherche d'emploi, notamment dans le cadre des dispositifs de préretraite.
* 27 Ou à statut atypique.
* 28 C'en est aussi une cause, une des discussions les plus importantes des sciences sociales étant d'identifier les interactions à l'oeuvre et leurs causes.
* 29 Ce qui peut contribuer à l'augmentation du PIB/tête (dont le dénominateur inclut les inactifs et les chômeurs).