C. LA DIFFICILE APPRÉCIATION DE LA PERTINENCE DE LA NORME
Desserrer l'étau normatif auquel sont confrontés les élus locaux suppose de faire la part des choses, tout particulièrement en ce qui concerne le « stock » de normes, entre :
- celles dont l'abrogation pure et simple est possible et souhaitable ;
- celles qui pourraient être assouplies ;
- celles à maintenir, soit parce qu'elles sont parfaitement justifiées sur le fond, soit parce que leur suppression entraînerait plus de problèmes qu'elle n'en résoudrait.
L'exercice, simple à énoncer dans son principe, se révèle « diabolique » dans sa mise en oeuvre.
1. Des critères d'appréciation identifiés en théorie
La pertinence d'une norme soulève d'abord, conformément à la maxime de Montesquieu, la question de son utilité. Celle-ci conditionne celle-là.
Néanmoins, si la pertinence suppose nécessairement l'utilité, la réciproque n'est pas forcément vraie : une fois constatée l'utilité de la norme, la bonne gouvernance implique de veiller à ce qu'elle n'entraîne pas de coûts disproportionnés par rapport à l'avantage attendu.
Bien entendu, le fardeau des normes sous lequel ploient tant d'élus locaux ne saurait être allégé pour de stricts motifs financiers : comme indiqué ci-dessus à propos des revalorisations indiciaire dans la fonction publique, ce n'est pas parce qu'une décision se révèle coûteuse pour les collectivités territoriales qu'elle ne doit pas être prise. De même qu'il est aberrant d'imposer une mesure sans se préoccuper en aucune manière de la charge qu'elle représentera pour ses destinataires, il serait inadmissible de décider d'interdire ou d'abroger des normes en considération de leurs seules conséquences financières. Un tel raisonnement conduirait par exemple à l'abrogation pure et simple des normes relatives à l'accessibilité sous le prétexte, évidemment irrecevable, que le coût qui en résultera pour les collectivités territoriales s'élèvera, selon les estimations de DEXIA, à 15 milliards d'euros.
Pour résumer, l'on peut dire que la portée financière des normes doit être prise en considération, mais non à titre principal. Elle peut se poser dans un second temps, une fois établie l'utilité de la norme, si bien que la pertinence de celle-ci s'apprécie au regard d'un double critère :
- d'une part, la norme est conforme au principe d'utilité : qu'elle interdise ou qu'elle oblige, elle doit permettre d'assurer un intérêt public qui, sans elle, ne le serait pas ou le serait insuffisamment ;
- d'autre part, la norme est conforme au principe de proportionnalité : l'avantage qui en est attendu ne doit pas générer de coûts disproportionnés. Il convient d'ailleurs de préciser que cette notion de « coûts » doit s'entendre au sens large (financiers ou autres, par exemple en termes de lourdeurs administratives, d'environnement, de difficultés techniques...).
2. Des critères difficiles à mettre en oeuvre
a) Des critères qui ouvrent nécessairement la porte à une certaine subjectivité
L'utilité et la proportionnalité sont des notions relatives, donc forcément empreintes d'une certaine subjectivité.
L'intervention du pouvoir normatif pourra, dans le même domaine, être jugée nécessaire par certains, superflue par d'autres, voire nuisible ou attentatoire à la liberté : on se souvient des discussions suscitées, en leur temps, par l'obligation du port de la ceinture de sécurité.
De même, l'utilité d'une norme interdisant de fumer dans les lieux publics est évidemment perçue différemment selon les personnes (fumeurs et non fumeurs), les époques (en fonction notamment des connaissances sur les conséquences du tabagisme) et les endroits (la lutte contre le tabagisme n'étant pas, loin de là, une priorité dans tous les pays du monde...). Il en va de même pour les coûts générés par cette mesure, et donc pour la proportionnalité.
L'appréciation de l'utilité et de l'opportunité reste d'ailleurs relative y compris sur les questions unanimement reconnues comme d'intérêt public :
- en matière de sécurité, objectif pourtant incontestable dans son principe, les avis sur la pertinence des normes diffèreront selon la manière doit être entendu le principe de précaution ;
- en matière d'accessibilité, les opinions pourront varier sur le fait d'obliger toutes les communes à élargir leurs trottoirs pour que deux fauteuils roulants puissent se croiser, sachant que la probabilité pour que cela se produise dans un très petit village est quasiment nulle.
b) Des critères qui peuvent s'appliquer à des réalités différentes et mouvantes
Il en va tout particulièrement ainsi pour le critère de proportionnalité :
- d'abord, toute norme ne génère pas forcément des coûts. Ainsi, en 2009, les ministères ont évalué à 28 millions d'euros les recettes potentielles générées par les projets de textes soumis à la CCEN. Au demeurant, les coûts peuvent être fort variables d'une collectivité à l'autre, ce qui renforcera le caractère relatif de l'appréciation de la proportionnalité ;
- ensuite, les coûts peuvent être plus ou moins répartis dans le temps : certaines normes ont des effets lourds à court terme mais n'impliquent ensuite aucun coût particulier (par exemple, l'obligation d'élargir les portes des bâtiments publiques à 90 cm pour le passage de fauteuils roulants) ; d'autres ont des effets lourds à court terme et génèrent en outre des frais récurrents plus ou moins importants (entretien d'un ascenseur...) ; d'autres encore, entraînent des charges qui se renouvellent chaque année (augmentation du point d'indice de la fonction publique,...) ou, au contraire, très occasionnellement (mesures de sécurité sur les chantiers...) ; certaines normes peuvent même entraîner des coûts à court terme et générer des bénéfices ou des économies à long terme (mises au normes pour les économies d'énergie...). Dans tous ces cas se pose la question de savoir sur quel élément, et donc à quel moment, doit s'apprécier la proportionnalité de la norme envisagée.
c) Des critères qui, même remplis, ne suffisent pas toujours à justifier l'abrogation d'une norme
Autant que le stock de normes, sinon plus, c'est leur volatilité qui pose problème aux collectivités territoriales. Il peut donc y avoir plus d'inconvénients à abroger ou à modifier une norme, même jugée non pertinente, qu'à la maintenir en l'état. Cette observation s'applique en particulier aux normes qui ont été mises en application : quelle serait l'utilité de l'abrogation d'une réglementation relative à la sécurité des ascenseurs ou à la taille de terrains de sport ou de buts, même disproportionnée, à partir du moment où toutes les collectivités auraient procédé à la mise aux normes ? L'abrogation pourrait même, dans certains cas, aggraver le problème si elle imposait une remise à l'état antérieur...
En définitive, c'est avant tout sur les cas les plus flagrants que peut, sans trop de difficultés, porter une entreprise de réduction du stock normatif. Pour le reste, le décideur désireux d'aider les élus locaux à retrouver une certaine respiration dans leur gestion se trouve rapidement confronté à une « zone grise », lui imposant des choix qui impliqueront nécessairement une certaine contestation. Ce n'est pas, en elle-même, la nécessité de ces arbitrages (qu'un décideur doit en tout état de cause assumer) qui pose problème ; c'est dans l'analyse, quasiment norme par norme, qu'elle impose. Face à un stock de 400 000 normes, il est donc indispensable de mettre en place une méthodologie permettant un passage au crible rapide et dont les résultats seront largement acceptés.